L'Eglise - Sacrement universel du salut (Card. W. Kasper)

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Walter Kasper Président du Conseil Pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens et président de la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme. L’ÉGLISE - SACREMENT UNIVERSEL DU SALUT * Réflexions sur la théologie de la mission * Permettez-moi d’expliquer le problème devant lequel se trouve la mission chrétienne partout dans le monde aujourd’hui 1 , tout d’abord, à partir d’une observation personnelle. Lorsque j’étais jeune, à l’âge où l’on aime lire des romans d’aventure et des légendes héroïques, je lisais souvent des biographies et des récits de missionnaires. Je trouvais ces 179 * Article original : Walter Kasper, « Die Kirche als universales Sakrament des Heils », paru dans Andreas Bsteh (Hrsg.), Universales Christentum angesichts einer pluralen We l t, Mödling, Verlag St-Gabriel (« Beiträge zur Religionstheologie » 1), 1976, p. 33-55. Traduction : Sr Pascale Dominique Nau. 1. Parmi les études globales en langue allemande de la théologie systématique relative à la mission sont à citer : Th. Ohm, Machet zu Jüngern alle Völker, Fribourg-en-Br., 1962; K. Bockmühl, Die neuere Missionstheologie, Stuttgart, 1964; L. Wiedenmann, Mission und Eschatologie, Paderborn, 1965; K. Rahner, « Grundprinzipien zur heutigen Mission der Kirche », dans : Handbuch der Pastoraltheologie, Bd. II/2, Fribourg – Bâle – Vienne, 1966, 46-80; A. Rétif, Mission – heute noch ?, Cologne, 1968; F. Wagner, Über die Legitimitat der Mission. Wie ist Mission der Christenheit theologisch zu begründen?, Munich, 1968 ; J. Ratzinger, Das neue Volk Gottes. Entwürfe zur Ekklesiologie, Düsseldorf, 1969, 325-403; J. Müller, Wozu noch Mission?, Stuttgart, 1969; H. W. Gensichen, Glaube für die Welt. Theologische Apekte der Mission, Gütersloh, 1971 ; J. Schmitz (éd.), Das Ende der Exportreligion, Düsseldorf, 1971; P. Aring, Kirche als Ereignis. Ein Beitrag zur Neuorientierung der Missionstheologie, Neukirchen, 1971; P. Rossano, « Theologie der Mission », dans : Mysterium salutis IV/1, Einsiedeln - Zurich - Cologne, 1972, p. 503-534 ; J. Amstütz, Kirche der Völker. Skizze einer Theorie der Mission (Quaest. disp., 57), Fribourg - Bâle - Vienne, 1972; L. Rutti, Zur Theologie der Mission. Kritische Analysen und neue Orientierungen, Munich - Mainz, 1972; F. Koelbrunner, « Zum Missionsverstandnis heute », dans : Linzer prakt. Quartalschrift 121 (1973) 119-130; J. Mitterhofer, Thema Mission, Vienne - Fribourg - Bâle, 1974.

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Walter KasperPrésident du Conseil Pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens etprésident de la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme.

L’ÉGLISE - SACREMENT UNIVERSEL DU SALUT *Réflexions sur la théologie de la mission *

Permettez-moi d’expliquer le problème devant lequel se trouve lamission chrétienne partout dans le monde aujourd’hui1, tout d’abord, àpartir d’une observation personnelle. Lorsque j’étais jeune, à l’âge où l’onaime lire des romans d’aventure et des légendes héroïques, je lisaissouvent des biographies et des récits de missionnaires. Je trouvais ces

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* Article original : Walter Kasper, « Die Kirche als universales Sakrament desHeils », paru dans Andreas Bsteh (Hrsg.), Universales Christentum angesichtseiner pluralen We l t, Mödling, Verlag St-Gabriel (« Beiträge zurReligionstheologie » 1), 1976, p. 33-55. Traduction : Sr Pascale Dominique Nau.

1. Parmi les études globales en langue allemande de la théologie systématiquerelative à la mission sont à citer : Th. Ohm, Machet zu Jüngern alle Völker,Fribourg-en-Br., 1962 ; K. Bockmühl, Die neuere Missionstheologie, Stuttgart,1964 ; L. Wiedenmann, Mission und Eschatologie, Paderborn, 1965 ; K. Rahner,« Grundprinzipien zur heutigen Mission der Kirche », dans : Handbuch derPastoraltheologie, Bd. II/2, Fribourg – Bâle – Vienne, 1966, 46-80 ; A. Rétif,Mission – heute noch?, Cologne, 1968 ; F. Wagner, Über die Legitimitat der Mission.Wie ist Mission der Christenheit theologisch zu begründen ?, Munich, 1968 ; J.Ratzinger, Das neue Volk Gottes. Entwürfe zur Ekklesiologie, Düsseldorf, 1969,325-403 ; J. Müller, Wozu noch Mission ?, Stuttgart, 1969 ; H. W. Gensichen,Glaube für die Welt. Theologische Apekte der Mission, Gütersloh, 1971 ; J. Schmitz(éd.), Das Ende der Exportreligion, Düsseldorf, 1971 ; P. Aring, Kirche als Ereignis.Ein Beitrag zur Neuorientierung der Missionstheologie, Neukirchen, 1971 ; P.Rossano, « Theologie der Mission », dans : Mysterium salutis IV/1, Einsiedeln- Zurich - Cologne, 1972, p. 503-534 ; J. Amstütz, Kirche der Völker. Skizze einerTheorie der Mission (Quaest. disp., 57), Fribourg - Bâle - Vienne, 1972 ; L. Rutti,Zur Theologie der Mission. Kritische Analysen und neue Orientierungen, Munich -Mainz, 1972 ; F. Koelbrunner, « Zum Missionsverstandnis heute », dans : Linzerprakt. Quartalschrift 121 (1973) 119-130 ; J. Mitterhofer, Thema Mission, Vienne -Fribourg - Bâle, 1974.

l i v res particulièrement captivants. Ayant reçu une bonne éducationchrétienne à la maison, pour moi, être missionnaire avait, bien sûr,beaucoup plus de signification que quelque aventure que ce soit. C’étaitpour moi l’idéal d’un chrétien prêt à tout quitter pour sa foi en Jésus-Christ et à risquer jusqu’à sa vie même dans l’intention de gagner d’autresà Dieu et de leur apporter le salut. Je crois que c’était la conviction de laplupart des chrétiens en Europe à cette époque. Depuis ce temps, lasituation a beaucoup changé. Un missionnaire qui revient passerquelques semaines ou quelques mois chez lui est respecté comme jadis ;encore aujourd’hui, des gens sont prêts à soutenir son œuvre au prix desacrifices personnels. Mais le caractère romantique de la mission n’est passeul à avoir totalement disparu. Le missionnaire entend de plus en plussouvent la question : « Quel est vraiment le sens de la mission? L’aide audéveloppement, d’accord ; mais pourquoi une mission ? » Nombre demissionnaires croient se trouver dans un coin perdu. Jadis, ils étaientl’avant-garde de l’Église, mais aujourd’hui ils ont souvent l’impressiond ’ ê t re son arrière - g a rde. Un célèbre missiologue protestant a dit :« Autrefois, la mission avait des problèmes ; aujourd’hui, elle est devenueun problème elle-même »2.

Cette conférence ne veut pas se joindre au grand chœur des lamenta-tions sur la crise de la mission et la crise de l’Église. Elle n’a pas davantagel’intention de démontrer le sens et le droit de la mission. Pour un chrétien,l’envoi en mission est fondé en Jésus-Christ, et il part donc de cetteprésupposition. Je voudrais, par conséquent, parler de trois points de vuedes possibilités et des tâches positives qu’a la mission aujourd’hui malgrétous les problèmes et les crises. Mais nous arriverons à reconnaître cespossibilités d’autant plus clairement et à les saisir dans la mesure où nousposerons d’abord ouvertement et honnêtement les problèmes.

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2. W. Freytag, « Strukturwandel der westlichen Missionen », dans : Reden undAufsätze, Teil I, Munich, 1961, p. 111.

1. Le problème : début ou fin de la mission aujourd’hui?

Les problèmes devant lesquels nous nous trouvons viennent de l’exté-rieur et de l’intérieur3. Ils viennent de l’extérieur, car l’époque de la coloni-sation et de l’hégémonie de la culture occidentale est révolue, et le centrede gravité du monde s’est déplacé vers l’hémisphère sud du globe.L’époque moderne de la mission commença, en effet, lorsque, partant del’Europe, on découvrit l’Amérique, l’Asie et l’Afrique. C’est ainsi que lecolonialisme fut, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le contexte de lamission. Mais on ne peut pas pour autant mettre simplement la missionet le colonialisme sur le même registre. Il est vrai que les missionnairesaussi étaient les enfants de leur temps ; ils ont parfois confondu les façonsde penser et de vivre de leur nation avec l’annonce de l’Évangile.Cependant, les missionnaires étaient aussi la conscience et le « frein » descolonisateurs. Il suffit de citer ici le nom de Las Casas. L’Église catholiquefaisait un effort courageux, dès 1622, en fondant la Congrégation pour laPropagande de la foi, pour soustraire la mission à l’emprise des nationseuropéennes et à leur politique intéressée, et pour la confier exclusi-vement à la responsabilité de l’Église. Les papes du XIXe et XXe siècles ontcontinuellement pris de la distance vis-à-vis du colonialisme. Cette èreaussi est définitivement révolue depuis la Deuxième Guerre Mondiale.Ainsi, les conditions extérieures et le contexte politique de la mission sonttransformés de fond en comble.

Les déplacements des centres de gravité politiques dans le monde sereflètent aussi dans l’Église elle-même. D’ici l’an 2000, la moitié deschrétiens et les deux tiers de tous les catholiques seront issus du Tiers-monde. Les Églises de la mission ne peuvent donc plus être considéréescomme les jardins d’enfants des nounous occidentales et comme lamaison des pauvres de la Caritas de l’Ouest. À cela s’ajoute le fait que l’on

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3. Sur la situation de la mission, cf. W. Buhlmann, Wo der Glaube lebt. Einblicke indie Lage der Weltkirche, Fribourg - Bâle - Vienne, 1974 ; J. Amstutz - G. Collet -W. Zurfluh, Kirche und Dritte Welt im Jahr 2000, Zurich - Einsiedeln - Cologne,1974.

découvre avec frayeur, depuis des décennies, l’affaiblissement du fondchrétien, spirituel et moral, dans les patries des missionnaires. C’est ainsique l’on a parlé déjà de la France et de l’Allemagne comme de pays demission. Dès 1963, la Conférence Mondiale pour la Mission, réunie à Mexico,avait relevé ce genre de réflexions et parlé d’une mission sur six conti-nents. On commença alors à comprendre que la mission d’aujourd’huin’allait plus, comme jusqu’alors, dans le sens Nord-Sud, qu’elle n’était eneffet pas sur une voie à sens unique mais qu’elle représentait au contraireun don et une offrande réciproque.

Ces développements mettent en question le sens et la pratique établisde la mission. Il nous faut, cependant, considérer les chances que cesdéveloppements représentent et non pas seulement les phénomènes de lacrise. La pratique de la mission, telle qu’elle s’est formée à l’époquemoderne et surtout à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est du pointde vue de l’histoire seulement une forme de la mission et non pas lamission elle-même. Aujourd’hui, nous commençons à comprendre que lamission est un devoir universel de l’Église tout entière, parce que l’Églisepartout dans le monde vit dans la dispersion. Ainsi, elle retourne aujour-d’hui, en un certain sens, à ses sources ; elle a donc la chance d’y puiserpour se renouveler.

Toujours est-il que les questions qui surgissent à l’intérieur sont encoreplus graves que les problèmes extérieurs. Car toutes les difficultés,entraves, et même persécutions extérieures n’auraient pas pu ébranlerl’idéalisme de la plupart des missionnaires si le doute, souvent invalidant,ne s’était pas joint au questionnement concernant le sens même de lamission. Traditionnellement, la théologie attribue une double visée à lamission : le salut de chaque personne humaine et l’implantation del’Église chez tous les peuples. Dans le passé, il y eut de grandes discus-sions entre les écoles de Münster et de Louvain relativement au rapportde ces deux visées. Aujourd’hui, on sait qu’elles ne s’excluent pas mutuel-lement et se complètent. Le Concile Vatican II les présente doncensemble4. Mais le Concile dit aussi que Dieu veut le salut de tous les

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4. Cf. le décret sur la mission, Concile Vatican II, Ad Gentes, n° 6.

hommes ; que, par sa grâce, il est proche des hommes en tout temps et entout lieu ; et qu’il veut offrir à tous les hommes de bonne volonté la possi-bilité du salut5. Sur la base de ces déclarations, on a créé, à la suite deVatican II, la théologie des religions non-chrétiennes. Cette théologie nousdit que l’unique Esprit de Dieu, qui est pleinement à l’œuvre en Jésus-Christ, peut aussi opérer au moyen des divers rites et symboles, et donnele salut à tout homme qui lui ouvre sa conscience. Il faut donc demander :à quoi sert la mission, pourquoi devrait-on convertir au christianisme etque signifie l’incorporation dans l’Église, si le salut de l’homme peut aussis’accomplir en dehors de l’Église visible? Ne suffit-il pas que l’hindoudevienne un meilleur hindou et le bouddhiste un meilleur bouddhiste?

Les questions pénètrent pourtant encore plus profondément. Il nes’agit plus aujourd’hui uniquement du sens de la mission chrétienne et del’alternative : christianisme ou les autres religions. Le sens même de lareligion en général est mis en question. Plus directement en rapport avecla tâche de la mission, on demande : en quoi précisément consiste le salutdes hommes que la mission doit apporter ? Dans la perspectivechrétienne, il ne peut pas y avoir de salut de l’âme seule sans le salut ducorps. Le souci du salut de l’homme inclut aussi l’engagement pour ledéveloppement, pour plus de justice, pour des conditions de vie plushumaines, etc. C’est sur cette toile de fond que les théologies du dévelop-pement, de la révolution et de la libération ont vu le jour durant lesdernières décennies. Une nouvelle discussion s’éleva au sujet du sens etdu but de la mission. Les visées de l’évangélisation et de l’implantation del’Église ont été ressenties comme trop étroites, et, attentives au monde, onles remplaça par une conception de la mission au service de l’humani-sation. La Conférence Mondiale pour la mission, réunie à Bangalore en 1973pour traiter du thème « Le salut du monde aujourd’hui », prit résolumentcette direction. Très tôt, s’élevèrent des objections contre cette façon deconcevoir la mission – par exemple, dans la « Déclaration de Wheaton »en 1966 ou dans l’« Explication de Francfort » en 1970.

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5. Cf. Concile Vatican II, Lumen gentium n° 9 et 14 ; Ad Gentes, n° 7 ; Gaudium etspes n° 22 et 57.

Or, la question : « pourquoi la mission ? » se transforme aujourd’hui leplus souvent en cette autre question : « qu’est donc la mission? » Il nes’agit plus désormais seulement des missions comme des entreprisesparticulières des Églises chrétiennes mais bien de la mission du christia-nisme en général. La question est celle-ci : « Qu’est-ce que la chrétienté,quelle est sa tâche et quel peut être son sens dans un monde qui se trans-forme à toute vitesse? »

Le caractère radical de cette manière de formuler la question peutaussi représenter une chance. D’après l’historien A. Toynbee, chaqueculture comme chaque religion est continuellement mise au défi par denouvelles situations et c’est ainsi qu’elle est maintenue vivante. Cette loifondamentale de la mise au défi et de la réponse vaut aussi pour lesÉglises chrétiennes et pour leur travail missionnaire. La crise et lastagnation de ce travail, au sens traditionnel, peuvent en même tempsconstituer la chance d’un nouveau début. Car cette situation nous obligeà quitter le niveau des réflexions concernant uniquement l’organisation etles stratégies pour veiller au renouvellement qui procède de la source etdu centre de la foi elle-même. Si ce renouvellement s’accomplissait, alorsles signes d’une fin douloureuse des formes du travail missionnaireconnues jusqu’à présent pourraient aussi être les douleurs d’enfantementd’une vie nouvelle et les signes précurseurs d’un nouveau printemps.Une certaine époque de l’histoire de la mission serait ainsi achevée, maisnon pas la mission elle-même.

2. Sur le devant de la scène : le dialogue interreligieux

Conformément à la problématique actuelle, il faut logiquement, en unpremier temps, nous poser une question préliminaire : quel rôle lareligion peut-elle effectivement jouer dans le monde transformé d’aujour-d’hui et de demain?

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Toutes les religions, aussi différentes qu’elles soient dans les détails,ont un point commun : le monde, que nous connaissons par l’intermé-diaire de nos sens, n’est pas en soi l’unique vérité ni même la vérité àproprement parler. La vérité authentique est ce mystère insaisissable d’oùtoute vie provient et où elle se perd toujours à nouveau. Pour cette raison,l’homme, convaincu que toutes les religions sont en quête de bonheur etde l’accomplissement de son espérance, ne doit pas finalement miser surle visible et le faisable ; il ne trouve sa vraie vie qu’en cherchant sonfondement et son soutien en celui que les peuples appellent, sous tant denoms différents, « Dieu » ou désignent comme le « divin ». Cet ordre devaleurs plus ou moins commun à toutes les religions est aujourd’huifondamentalement mis en question. À notre époque, l’homme estlargement réduit à son état de besoin ; notre société ne se conçoit pluscomme religieuse mais sécularisée comme un « système de besoins »(Hegel). Le matérialisme – au sens le plus large – que ce soit le matéria-lisme pratique de l’Ouest ou le matérialisme dialectique de l’Est commu-niste, est devenu l’idéologie de beaucoup. Ce matérialisme veutconsciemment mettre la vision religieuse du monde sens dessus dessous ;il veut rattacher la religion aux intérêts matériels, c’est-à-dire aux rapportssociaux et économiques, et ainsi la démasquer comme un pur simulacre.La critique du ciel – pense-t-il – rend enfin libre pour que l’on puissecritiquer la terre, et cela permettra la transformation et l’humanisation dumonde.

L’avenir de toutes les religions dépend dans une large mesure de leurréponse – si même elles y répondent et de quelle manière – à ce défi et dela pertinence de leur réponse. Il y a au fond trois manières dont on peutaborder cette situation. Les religions peuvent rejeter l’idéalisme matéria-liste en raison de son caractère areligieux, voire antireligieux. Mais ellespasseraient ainsi à côté de ses incitations humanistes qui fascinent tant dejeunes. L’homme – il faut l’avouer – est simplement un être de besoin,soumis à de multiples conditions matérielles ; cela étant, des théoriesidéalistes élevées en viennent donc facilement à la justification d’étatssans esprit. Voilà pourquoi beaucoup bondissent actuellement versl’extrême opposé et interprètent le christianisme comme une doctrine desalut d’un messianisme terrestre, qui inspire et motive l’engagement en

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faveur de la justice, de la paix et de la liberté dans le monde. Cependant,si les religions disent et font, sous ce qui n’est qu’une garniture religieuse,la même chose que d’autres, qui d’ailleurs disent et font souvent bienmieux, elles se réduisent à n’être plus qu’une dernière idéologiesuperflue ; il serait alors plus honnête de s’engager directement dansl’action politique. Ni le retour au ghetto ni l’adaptation ne peuvent repré-senter une voie sensée vers l’avenir.

Certains sociologues, américains surtout, nous indiquent une autrevoie. Durant les six dernières années, ils ont remplacé la thèse de la dispa-rition des religions provoquée par la sécularisation croissante du mondemoderne par celle de la persistance de la religion. Pour fonder cette notionde la « persistance of religion »6, ils se réfèrent non pas seulement à sa conti-nuation concrète mais aussi en partie au renouveau de la religion dans lemonde occidental – un fait particulièrement frappant – comme dans lespays communistes de l’Est ; ils montrent, en outre, que la religion répondà des questions qui ne peuvent recevoir qu’une réponse religieuse : laquestion au sujet de la souffrance, de la culpabilité, de la mort, ou entermes plus généraux : la question du sens de la vie et de la réalité. Cesquestions sont données avec l’homme et sa liberté même. Car la liberté del’homme présuppose qu’il n’est pas « un animal déterminé »(F. Nietzsche), qu’il n’est pas seulement fixé sur des besoins tout à faitspécifiques mais qu’il doit chercher et s’approprier le sens et l’accomplis-sement de son existence dans la liberté. Si l’on avait réduit l’hommeuniquement à sa nature indigente, il serait redevenu un animalingénieux ; il serait devenu un être sans mystère. La question religieusefait donc partie de l’être même de l’homme.

La nouveauté de cette situation réside, selon ces sociologues, dans lefait qu’au cours du processus de la sécularisation moderne diversdomaines relatifs à la réalité – comme la science, la politique, la culture,etc. – se sont développés comme des zones de sens plus ou moinsindépendants et donc libres du contrôle religieux. Mais cela ne constituepas nécessairement une perte pour la religion ; au contraire, elle peut y

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6. Cf. O. Schatz (éd.), Hat die Religion Zukunft ?, Graz - Vienne - Cologne, 1971 ;Concilium 9 (1973), n° 1.

gagner en se trouvant dégagée de tâches qui ne sont pas essentielles pourelle et, en même temps, plus libre qu’autrefois pour développer sonpropre caractère. On comprend d’ailleurs mal les réponses relatives ausens données par les religions, quand on les rapporte à des questionsdistinctes particulières. Si cela arrive, Dieu devient l’idole de nos désirs etde nos besoins, ou encore un Deus ex machina. La réponse authentique desreligions ne se rapporte pas aux questions concernant telle chose ou telleautre mais à la question au sujet du sens de l’ensemble de notre réalité. Or,aujourd’hui on exige plus que jamais cette réponse. Car plus les diversdomaines de notre vie deviennent indépendants, plus la question du sensdu tout se pose impérieusement. Le progrès technologique n’entraîne pasforcément à lui seul un progrès de l’humanité ; il peut aussi conduire à lacorruption s’il n’est pas orienté vers des buts sensés. A. Einstein a affirmé :« Autrefois, on avait des intentions parfaites mais des moyens très impar-faits. Aujourd’hui, on a les moyens perfectionnés mais des intentionsdésordonnées »7. Devant cette absence de sens catastrophique, un célèbrepolitologue allemand a dit : « J’ose affirmer que non pas les conditionsmatérielles mais la religion avancera les grands thèmes philosophiquesdurant le reste de ce siècle »8. Les religions n’ont donc pas besoin aujour-d’hui de se cramponner au passé par peur pour leur survie, ni à se lancerdans une fuite en avant irréfléchie. Elles doivent se concentrer sur leurpropre être. Ce n’est pas la religion comme telle qui est dépassée aujour-d’hui mais bien une époque particulière de l’histoire de la religion qui estparvenue à sa fin.

Qu’est-ce que ce diagnostic signifie pour la mission? Je crois qu’il aune très grande importance. Maintenant que la technique et les médiasmodernes ont rendu les problèmes de l’humanité universels et que tousles peuples se trouvent dans un seul grand navire, les réponses relativesau sens doivent aussi être universelles. Aucune culture, aucune religionne peut aujourd’hui se permettre de se replier sur elle-même ; la commu-nication universelle de toutes les religions concerne désormais la survie

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7. Cité dans J. Moltmann, Perspektiven der Theologie. Gesammelte Aufsätze, Munich- Mayence, 1968, p. 285.

8. W. Hennis, cité dans K. Lehmann, Die Gegenwart des Glaubens, Mayence, 1974,p. 28.

de l’humanité. Par conséquent, on peut moins que jamais reléguer lareligion à la vie privée de chacun ; les religions sont appelées aujourd’huià se montrer responsables dans le domaine public d’une manièrenouvelle. La religion comme conviction et piété personnelles ne suffitdonc plus ; aujourd’hui, il faut une instance religieuse universelle etpublique dans le monde.

Devant ces constatations, on peut considérer comme tout à fait provi-dentiel le fait que l’expansion de la civilisation occidentale ait permisaussi au christianisme de s’établir solidement dans toutes les parties dumonde. Car, en raison de sa spiritualité particulière, le christianisme peutaider d’une manière exceptionnelle à dépasser la crise spirituelle actuellede l’humanité. À la différence d’autres religions, il est capable de montrerque le dévouement à Dieu ne rend pas le croyant insensible vis-à-vis de laréalité du monde. C’est une conviction chrétienne que Dieu a par amourcréé, sauvé et destiné le monde à parvenir à un accomplissement auquell’œuvre de l’homme contribue. Le monde et le travail humain sont doncdes réalités positives. Se tourner vers Dieu, dans la foi, l’espérance etl’amour, implique ainsi en même temps la sollicitude pleine d’amourpour le monde et pour l’homme. L’amour de Dieu et l’amour du prochainconstituent une unité inamissible ; l’évangélisation et l’humanisation vontensemble par leur essence. Cependant, pour la pensée chrétienne, cetteunité n’entraîne pas l’intégration des réalités humaines mais au contraireleur libération et leur indépendance. Il existe entre Dieu et le monde unedifférence qualitative infinie inamissible. Mais précisément là où onreconnaît Dieu comme Dieu et lui rend l’honneur ultime, il est possible dereconnaître le monde dans sa pure et simple nature terrestre ; le monden’y a plus besoin d’être chargé d’idéologies et l’homme n’a plus besoin devouloir se faire Dieu. Ainsi, la chrétienté peut indiquer une voie pourconsidérer le développement moderne et l’insistance sur la valeur propredu monde comme positifs, sans avoir à abandonner ce qui dans latradition religieuse est essentiel et indispensable en raison même del’humanité de l’homme.

À cela s’ajoute encore une autre perspective, dans laquelle la séculari-sation moderne peut devenir à long terme une chance pour la mission

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chrétienne. La sécularisation, qui représente aujourd’hui un phénomèneglobal sur la voie de la transformation scientifique, industrielle ettechnique, a distendu l’identification entre l’appartenance à un peupleparticulier, et à une culture déterminée, et l’appartenance à une religionspécifique. La pratique religieuse est de moins en moins obligatoirementliée au milieu social. Ce fait pourrait aussi, à long terme, conduire au-delàdu scepticisme et de la frustration vis-à-vis des religions traditionnelles àune nouvelle ouverture de questionnement et de recherche qui donneraità la réponse chrétienne concernant le sens une meilleure chance, sansprécédent, d’être entendue et prise au sérieux dans des pays traditionnel-lement non chrétiens. Donc, à long terme, la sécularisation pourraitcontribuer à démanteler les barrières socioculturelles auxquelles lamission s’est heurtée jusqu’ici.

Notre thèse est donc la suivante : la religion continuera à exister dansle futur, et même il faut, pour l’avenir de l’humanité, que la religion existe.Mais cette thèse n’est valable qu’à deux conditions : 1. Les religions nedoivent pas esquiver les questions contemporaines ni simplement s’yacclimater. Elles doivent se rappeler leur tâche propre, qui est la glorifi-cation de Dieu. C’est uniquement ainsi qu’elles pourront reconnaîtrel’indépendance des domaines séculiers et leur offrir en même temps uneorientation de sens globale. 2. Les religions ne peuvent pas se fermer l’uneà l’autre ; elles doivent s’engager dans un dialogue intense et dans unecommunication mondiale mutuelle, pour préparer ainsi la voie versl’unité spirituelle de l’humanité.

Dans ce contexte, la mission chrétienne reçoit une tâche indispensable.Elle est au service de l’entente des peuples sur le sens de l’existence et dubut du développement de l’humanité ; elle est au service de l’avenir dumonde. Ce service, la mission le rend d’emblée indépendamment de toutrésultat concret, chiffrable. Par sa seule existence, elle est un signe quimaintient les questions religieuses ouvertes dans le monde et aide leshommes à ne pas dépérir sous le poids de leur humanité, en même tempsqu’elle oblige les autres religions à ne pas se replier sur elles-mêmes mais,au contraire, à prendre part à un dialogue universel. La chrétienté ne peutaccomplir sa tâche comme instance de sens concrète publique et univer-

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selle qu’en étant présente partout dans le monde. On peut ainsi d’embléemontrer, sur la base de la situation globale actuelle de l’humanité, tout lesens de l’affirmation proprement théologique que l’Église est le sacrementuniversel du salut.

3. Jésus-Christ : fondement et terme

Avec nos propos jusqu’ici, nous ne sommes pas encore entrés dans lechamp de ce que l’on désigne traditionnellement comme la mission. Eneffet, le dialogue n’est pas encore la mission, même si le dialogue neconstitue pas seulement une étape préliminaire pour la mission mais biendéjà un élément structurel permanent. Cependant, ce dialogue a aussi unsens et une signification, indépendamment de la mission et surtout desréussites missionnaires. Il nous faut donc maintenant faire un pas de pluset considérer le fondement et la visée spécifiques de la mission. Nousentrons ainsi dans un domaine très discuté du point de vue théologique.Mais, pour le moment, nous allons laisser de côté les nombreuses théoriesthéologiques dont certaines ont déjà été évoquées. Vu le caractèreessentiel de la problématique concernant la mission, la plupart de cesthéories ont bien trop de présuppositions qui leur paraissent évidentes. Ilne s’agit plus, aujourd’hui, seulement de la justification d’une activitéspécifique des chrétiens mais de l’envoi de la chrétienté comme telle. Laquestion n’est donc plus : « pourquoi devons-nous convertir les autres auchristianisme? » mais : « pourquoi sommes-nous chrétiens? » Si nouspouvions donner à cette dernière question une réponse claire, sur fondd’une conviction personnelle forte et si nous étions prêts à en témoigner,nous aurions aussi alors pratiquement répondu à la première question.Celui qui a vraiment saisi le sens de l’existence chrétienne veut – et mêmedoit – le partager avec d’autres. Nous posons la question de la mission endemandant ce qui est distinctif et déterminant dans le christianisme. La

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justesse et les limites des diverses théologies de la mission se présenterontd’elles-mêmes alors plus ou moins en passant.

Le distinctif et le déterminant du christianisme ne consistent pas enquelques doctrines et commandements, et encore moins en des structuresecclésiales ou sociales. Ce qui détermine le christianisme dans toutes sesdimensions, c’est une personne concrète, qui porte un nom concret : Jésus-Christ9. En confessant Jésus-Christ, on n’exprime pas seulement unepartie mais toute la foi chrétienne. C’est pourquoi il faut aussi développerle sens de la mission en partant de Jésus-Christ, de sa personne et de sonœuvre.

La confession de Jésus comme Christ implique la reconnaissance de lapersonne concrète de Jésus de Nazareth, de son histoire et de son sort, etl’affirmation qu’il est le Christ, c’est-à-dire l’accomplissement messia-nique de l’histoire entière. Confesser Jésus le Christ est donc à la foisconcret et universel. C’est une conviction de la foi chrétienne que Jésus-Christ est le fait concret universel, le sens incarné du monde, la plénitudedu temps. Tout a été créé pour lui, et dans toute chose se trouvent desfragments et des traces de ce qui est pleinement apparu en lui. Si nousvoulons préciser davantage ce qu’évoquent nos paroles, nous pouvonsfaire remarquer que l’unique Esprit de Dieu, qui a fait de Jésus le Christ,était déjà à l’œuvre au début de la création, pour la conduire, avec desgémissements et des soupirs, vers un but eschatologique, vers le royaumede la liberté des fils de Dieu par la glorification commune de Dieu.

Si l’on prend au sérieux cette action universelle de l’Esprit de Dieu, cen’est pas pour la foi chrétienne un questionnement mais fondamenta-lement une confirmation que l’on puisse comparer, de plusieurs points devue, Jésus-Christ avec Confucius, Lao-Tseu, Bouddha et d’autres, etdécouvrir par cette comparaison certains parallèles assez frappants. Ladifférence déterminante entre Jésus-Christ et d’autres fondateurs dereligions ne réside pas tout d’abord dans quelques particularités doctri-

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9. Sur ce qui suit, cf. W. Kasper, Jesus der Christus, Mayence, 11975 ; trad.française : W. Kasper, Jésus le Christ, trad. par J. Désigaux et A. Liefooghe,Paris, Cerf (Cogitatio fidei n° 88), 1976.

nales ; Jésus-Christ n’enseigne pas seulement la voie, mais il est lui-mêmecette voie. « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ». La différence se trouvedonc plutôt dans le fait que Jésus-Christ dit qu’il est la concrétisation et laréalisation personnelle des questions et des réponses concernant la véritéqui apparaissent dans les autres religions. Toutefois, concrétisation etréalisation signifient plus qu’une simple révélation ou épiphanie. Jésus-Christ ne fait pas que dévoiler et rendre les hommes conscients de ce quiest anonymement présent partout dans l’histoire humaine. Ce serait uneconception idéaliste et non historique. Dans le christianisme, il s’agitd’une réalisation historique de ce qui est présent par ailleurs de façonindéterminée, équivoque et souvent aussi déformée et confuse. En Jésus-Christ se concrétise, c’est-à-dire se concentre, se réalise et se détermine lesens ultime de l’histoire. Dans les termes de la tradition théologique, nousdirions que Jésus-Christ n’est pas uniquement un signe, mais un signeefficace de Dieu dans le monde, c’est-à-dire un signe dans et par lequel lesens du monde n’est pas seulement révélé mais aussi concrètementréalisé. C’est seulement quand on a compris ce caractère du signe efficacepar contraste avec le caractère du signe uniquement révélateur, que l’onsaisit ce que signifie l’expression théologique qui désigne Jésus-Christcomme le sacrement originel.

Comment donc le sens de toute la réalité se concentre et se réalise-t-ilen Jésus-Christ ? La réponse est la suivante : en Jésus-Christ, l’ultime et laplus profonde dimension de la réalité se manifestent et deviennentréellement historiques, c’est-à-dire le mystère dans lequel notre existencehumaine se perd continuellement, qui nous concerne forcément et quetoutes les religions interrogent et recherchent, sous divers noms; or, cen’est pas un mystère sans nom, un néant, voire un néant dépourvu desens, un destin aveugle ou encore une loi cosmique impersonnelle. EnJésus-Christ, le mystère qui traverse tout et pénètre toute notre existence,ce mystère que nous nommons Dieu s’est manifesté comme l’amourabsolu qui reconnaît chaque être humain tout à fait personnellement etl’accueille définitivement. Jésus-Christ n’a pas seulement révélé cetamour dans sa vie, mais il l’a accompli dans l’histoire ; il l’a ainsi incarnédans l’histoire, de telle sorte qu’il s’y est entièrement livré et a consumé savie au service des autres et dans son offrande à Dieu, son Père. La résur-

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rection et l’exaltation constituent l’achèvement définitif de cet amour ; parelles l’homme Jésus-Christ est pour toujours accueilli par Dieu et renduparticipant de Sa vie. La croix et la résurrection introduisent une èrenouvelle ; elles constituent et rendent présent le ciel comme la réalité oùDieu vient pour toujours auprès de l’homme et l’homme pour l’éternitéauprès de Dieu. La croix illuminée par la lumière de Pâques est donc lesacrement originel du salut du monde.

On comprendrait mal cette affirmation si l’on voulait la prendre ausens étroit d’un salut particulier et exclusif. Nous partons du fait que,selon la conviction chrétienne, Jésus-Christ est la réalisation concrèteuniverselle, l’incarnation de l’accomplissement vers lequel tend toutl’univers ; il est la détermination concrète de ce qui se laisse pressentir defaçon imprécise, obscure et confuse dans toute chose. En effet, toute vie seréalise en dépassant les limites. Le grain de blé ne porte du fruit que s’iltombe en terre et meurt ; seulement les hommes ne pourront se trouver ets’accepter, qu’en sortant de la prison de leur égoïsme et en allant à larencontre d’autrui. C’est ainsi que la lumière venant de Jésus-Christillumine la réalité tout entière ; partout se manifestent les traces et les incli-nations qui conduisent au Christ. Il n’existe donc pas dans l’histoirehumaine un votum ecclesiae subjectif, permettant à un homme de parvenirau salut ; la réalité tout entière et l’histoire, que l’Esprit la pousse àd é p a s s e r, constituent cette sorte de votum ecclesiae christianae. Av e cK. Rahner, on peut définir cette efficacité universelle de l’Esprit de Dieucomme l’« existential surnaturel ». Concrètement, cela veut dire que lachrétienté peut et doit re c o n n a î t re toutes les valeurs authentiqueshumaines et religieuses qui se trouvent dans l’histoire de l’humanité,pour y voir les traces de l’action « surnaturelle » de l’Esprit. Mais il fauten même temps ajouter que cet « existential surnaturel » n’a été incarné defaçon unique et définitive que dans l’histoire et la destinée de Jésus-Christ, et qu’ainsi la rencontre explicite avec Jésus-Christ dans la foi nonseulement révèle aux autres religions le sens du christianisme mais, enmême temps, l’accomplit d’une manière ultime inégalable qui dépassetoute chose et l’histoire même.

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Ces explications sommaires, on peut l’espérer, ont au moins montré ceque veut dire confesser que Jésus-Christ est le sacrement originel du salutdu monde. Il nous faut maintenant faire un pas de plus et aborder l’affir-mation que l’Église est le sacrement universel du salut. Ce pas, qui estdécisif pour l’étude de notre sujet, est aujourd’hui caractérisé – et non passeulement du point de vue théologique – par de multiples expériencespersonnelles et donc assez souvent en butte à des difficultés marquées parl’émotionnel. Ils ne sont pas peu nombreux, ceux qui disent : Jésus, oui –l’Église, non !10 La considération de l’histoire de la mission permet, dansune certaine mesure, de comprendre ce slogan.

Cependant, un christianisme sans Église ne serait plus qu’uneabstraction conçue du seul point de vue sociologique. Évidemment, iln’est pas possible de traiter, dans le présent contexte, des questions diffi-ciles relatives au rapport entre Jésus-Christ et l’Église et, surtout, de cellede l’hypothétique fondation de l’Église par Jésus. Aujourd’hui onsuppose généralement qu’il n’y a pas de place, dans le cadre du rassem-blement eschatologique de Jésus, pour la fondation d’une église (au sensstrict du terme), que l’Église est bien plus une réalité post-pascale etpentecostale. Certes, avec la résurrection et l’envoi de l’Esprit, l’Église estprésente non pas seulement de manière accidentelle ou avérée, maissuscitée par les faits mêmes. Car la victoire de Jésus doit nécessairemententraîner une acception nouvelle de son rassemblement eschatologique.C’est précisément ce qui s’est produit dans la mission chez les Juifs et lespaïens. Le rapport est cependant encore plus fondamental : le triomphedéfinitif de Jésus sur la croix, malgré son échec apparent, et la présencecontinuelle de l’Esprit dans l’histoire ne peuvent devenir historiquementactifs – c’est-à-dire « arriver » dans l’histoire et s’y manifester commevictorieux – que si l’on croit à leur réalité historique et que l’on entémoigne publiquement. L’Église est donc la structure extérieure visiblede la communion des croyants et, en même temps, le mode de présence etd’efficacité de l’Esprit de Jésus-Christ dans l’histoire. En elle se concrétise,historiquement et provisoirement, le but eschatologique de l’histoire : lerassemblement de tous les peuples par la participation commune à

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10. Cf. W. Kasper - J. Moltmann, Jesus, ja – Kirche, nein, Zurich - Einsiedeln -Cologne, Theol. Meditationen n° 32, 1973.

l’unique Esprit de Dieu, qui s’est rendu pleinement présent en Jésus-Christ. Ainsi, l’Église est, selon l’expression biblique : « l’édification del’Esprit Saint », et, selon l’expression théologique : « le sacrement del’Esprit », et donc aussi le sacrement universel du salut11.

Cette réalité nouvelle, suscitée par la croix, la résurrection et l’envoi del’Esprit, représente la vraie justification, et aussi la justification la plusprofonde, de la mission chrétienne. Nous ne pouvons plus, aujourd’hui,inférer la mission simplement de l’envoi en mission par le Ressuscité.Nous savons, en effet, que cet envoi en mission est une constructionpostérieure de l’Église primitive dans laquelle celle-ci résuma, après unerelecture de l’expérience de sa propre mission, ce qui s’imposait d’embléecomme essentiel à l’« affaire » chrétienne. Cette « affaire » s’est manifestéedéfinitivement dans l’histoire et le destin de Jésus et par l’amour de Dieuqui demeure présent dans l’Esprit, et auquel on ne peut participer qu’ens’ouvrant à lui et en y répondant. Il n’est pas possible de s’approprierl’amour égoïstement pour soi-même; l’amour est solidaire et veut serépandre. L’amour ne s’incarne que dans et par l’acte de l’amour même.La mission chrétienne n’est pas autre chose que la réalisation dans l’his-toire, par le témoignage et le partage, de l’amour de Dieu devenu définitifen Jésus-Christ. Du fait que le missionnaire a saisi en Jésus-Christ l’amourde Dieu pour tous les hommes, ou mieux, ayant été lui-même saisi par cetamour, il « doit », comme Paul le dit explicitement, transmettre cettebonne nouvelle de l’amour. La mission est devenue – comme l’énonce ce« doit » – le destin du missionnaire et de l’Église tout ensemble.

Le Concile Vatican II l’a clairement exprimé. Comme nous l’avons vu,le Concile n’a pas uniquement uni les deux visées classiques de lamission, que sont d’une part l’évangélisation et la conversion de chaquepersonne et d’autre part l’implantation de l’Église, du fait que la personnese trouve toujours insérée dans un contexte social et acceptée par Dieu aucœur de ses liens sociaux. Au-delà de l’union de ces deux visées de lamission, le Concile les a placées dans un contexte historique universel et

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11. Pour une justification théologique approfondie, cf. W. Kasper, « Die Kirche alsSakrament des Geistes », dans : W. Kasper - G. Sauter, Kirche – Ort des Geistes,Fribourg - Bâle - Vienne, Kleine ökumenische Schriften, 1976.

a affirmé que l’activité missionnaire manifeste l’épiphanie et la réalisationdu dessein de Dieu dans le monde et dans l’histoire12. Ce dessein découle,selon le Concile, de l’amour de Dieu qui est apparu définitivement et enplénitude dans le monde par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint13. La missionse laisse animer par cet amour, et son but est de permettre à tous leshommes et à tous les peuples d’y participer ; ainsi, elle continue, d’unecertaine façon, la mission du Christ dans l’Esprit14. Partant d’ici, oncomprend facilement que le Concile souligne avec insistance que, par sanature même, l’Église est missionnaire15. S’il lui manquait cet amour quitranscende toute limite, elle ne serait plus l’Église de Jésus-Christ.

Partant du centre de la foi chrétienne, on peut « ramasser » les diversesthéologies missionnaires et les intégrer dans une explication globale de lamission. Car, en reconnaissant que, dans l’Esprit, l’activité missionnairede l’Église comme sacrement de l’Esprit est déjà incorporée dans l’his-toire, il est possible de démonter le faux choix entre la conception d’unemission au monde qui fait de l’Église le centre de l’histoire du salut, d’unepart, et, d’autre part, la conception d’une mission relative à l’histoireuniverselle. La catégorie théologique de sacrement, qui à la fois désigne etopère le salut universel, peut relier ces deux aspects et justifier la viséelégitime de ces deux orientations. En résumé, on pourrait dire que Jésus-Christ, en tant qu’accomplissement de l’amour universel de Dieu, est lefondement et le contenu de la mission chrétienne. Dans la mission seréalisent donc, selon le Concile, à la fois le sens ultime de toute personnehumaine et l’histoire en son entier.

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12. Cf. Concile Vatican II, Ad gentes, n° 9.13. Cf. Ibid., 2-4.14. Cf. Ibid., 5.15. Cf. Ibid., 2.

4. La réalisation concrète aujourd’hui

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici n’a de sens que si ces propos nedemeurent pas une théorie fade, mais conduisent à une réalisationconcrète. Certes, il serait tout aussi erroné, à la lumière de ces explications,de s’attendre à des solutions concrètes et des recettes pour l’activitémissionnaire d’aujourd’hui. Ce n’est qu’en faisant la vérité que cettevérité sera révélée. Jésus-Christ n’est pas, pour le chrétien, un projecteurqui éclaire toute la voie de l’histoire, mais il est une lumière que l’on tientdans la main et qui illumine dans la mesure où nous avançons person-nellement. Par conséquent, dans ce qui suit, nous pouvons seulementindiquer quelques orientations que cette voie peut prendre. Dans cetteintention, nous allons tout d’abord essayer de décrire trois étapes duchemin, qui valent pour la mission en général ; ensuite, il sera question dedeux problèmes devant lesquels la mission d’aujourd’hui doit se gardertout particulièrement.

Le Concile Vatican II représente l’activité missionnaire en trois étapes16.La première étape est le témoignage de l’amour chrétien, la présencegratuite et désintéressée de l’amour chrétien au milieu des peuples.L’histoire de cette section est particulièrement intéressante. Dans lapremière rédaction, il était question d’une « pré-évangélisation ». Mais, aucours des débats conciliaires, on a reconnu que ce témoignage désinté-ressé de l’amour chrétien ne constitue pas seulement une étape préalablemais bien la forme achevée de la mission. Cette première définition de lamission comme une présence désintéressée de l’amour chrétien au milieudes peuples la différencie fondamentalement du faux prosélytisme. Lamission n’a pas à entrer en compétition avec d’autres mouvements spiri-tuels ou politiques. Il ne s’agit pas non plus de l’ouverture d’un nouveauchamp d’expansion et d’influence de l’Église ou du recrutement d’unepostérité. Quand il s’agit d’amour, on ne compte pas, mais on pèse. Laréussite extérieure n’est pas une catégorie sans intérêt dans la suite duChrist.

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16. Cf. les trois articles du chapitre II d’Ad gentes et les n° 10-18.

La deuxième étape est la proclamation de l’Évangile et le rassem-blement du peuple de Dieu. Le passage vers cette nouvelle étape n’estpossible, selon les mots mêmes du Concile, que là « où Dieu ouvre unchamp libre à la prédication ». Lui seul détermine quand et comment lasemence que nous semons s’épanouira. Ainsi, on voit clairement que lamission n’est pas d’abord une entreprise de l’Église, mais la Missio Dei,l’œuvre de l’Esprit. La mission, au sens propre, ne peut être entreprise etorganisée mais elle est un événement chaque fois nouveau; elle ne fait pasqu’étendre l’Église existante, mais l’Église se conçoit toujours à nouveaudans la mission. Personne ne peut deviner a priori le résultat concretquand l’évangile est annoncé dans une autre situation culturelle. Dans lesjeunes églises, l’Église peut et doit continuellement découvrir des aspectsnouveaux de son être. L’Église de la mission, dans sa jeunesse, estjustement le sacrement de l’Esprit, qui a pour tâche d’accomplir toujoursà nouveau dans sa fraîcheur eschatologique l’œuvre de Jésus-Christ.

Enfin, la troisième étape est celle de l’édification de la communautéchrétienne. Si l’on prend au sérieux l’affirmation que l’Église doit être lesacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument du salut, on voit que cetteédification de la communauté chrétienne n’est pas un but en soi.L’intégration dans l’Église est au fond une invitation adressée à tous leshommes de tous les peuples ; il ne s’agit pas, en effet, d’être simplementle bénéficiaire passif du salut mais de prendre personnellement une partactive et responsable dans le témoignage de l’amour. La mission n’appelledonc pas à un égoïsme d’un salut personnel mais elle suscite unegrandeur d’âme chez les hommes pour qu’ils s’engagent dans le servicede Jésus envers tous. Ce n’est que dans la mesure où l’on se livre àl’amour de Jésus qui dépasse toutes les limites que l’on participe à cetamour ; l’incorporation publique dans l’Église, en lien avec l’engagementdans le témoignage chrétien, manifeste ainsi une intensification du salutpersonnel. « L’homme est sauvé par le fait qu’il contribue à sauverd’autres. De même, on est toujours sauvé aussi pour les autres et donc parles autres »17. Par conséquent, on peut affirmer que l’appel à participeractivement au service représentatif envers les autres représente le sens le

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17. J. Ratzinger, op. cit., 359.

plus profond de la mission. Son essence est la solidarité chrétienne avectous les hommes.

Un signe n’existe jamais en soi et pour soi ; il est toujours posé pourautrui. Or, si l’on définit l’Église par ces trois aspects comme signe efficacedu salut pour le monde, on la comprend en même temps comme l’Églisepour les autres. Les hommes ne sont pas là pour l’Église, mais bienl’Église pour les hommes. Elle doit donc toujours rester attentive aux« signes du temps » ; elle ne peut poursuivre fidèlement sa mission qu’enrelevant continuellement les nouveaux défis dans le temps. Par consé-quent, il convient de parler maintenant, avec réserve et provisoirement,de deux tendances qui peuvent avoir de l’importance pour la formeactuelle et future de la mission. Nous demandons, donc, de quellemanière l’Église peut être, aujourd’hui, le sacrement concret du salut pourle monde.

1. La signification des Églises orientales et le problème de l’inculturation duchristianisme. Jusqu’au concile Vatican II, la mission ecclésiale se trouvaitdans le contexte du colonialisme occidental ; elle partait conformémentd’une conception uniforme et centralisée de l’Église. L’Église de lamission était édifiée d’après le modèle des Églises européennes, ou Nord-américaines. La mission consistait, de ce fait, dans une grande mesure del’exportation du caractère ecclésial occidental et suscitait des Églises quiétaient coupées de leur héritage culturel indigène. Cette époque de l’his-toire de la mission est aujourd’hui révolue, non pas seulement du pointde vue politique mais également ecclésial. Le Concile Vatican II arenouvelé la représentation du Nouveau Testament et de l’Église ancienneselon laquelle l’unique Église est formée dans et de multiples Égliseslocales18. Ces dernières ne sont pas seulement des provinces ou descirconscriptions administratives de l’Église mais bien des réalisations etdes présences indépendantes de celle-ci. L’unité de l’Église est constituéed’une communion d’Églises. Or, l’Église ne peut être le sacrement del’amour de Dieu que par une unité de cette sorte, qui à la fois relie etlibère. Le ministère de Pierre n’est pas rendu superflu par cette conceptionpluraliste de l’Église. Au contraire, ce ministère aura, à l’avenir, une

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18. Cf. Concile Vatican II, Lumen gentium, n° 23 ; Ad gentes, n° 19-22.

importance grandissante comme centre de communication et signe del’unité de la multitude de formes nouvelles.

Pour la mission, cela signifie que le poids de la responsabilité mission-naire se déplace toujours plus du centre, ou des associations mission-naires centrales, vers les Églises locales du Tiers-monde. La mission quipartait jusqu’ici de l’Ouest, plus précisément du Nord, consistera proba-blement de plus en plus en une entraide réciproque des Églises localesanciennes occidentales, surtout de l’hémisphère nord, et des jeunesÉglises locales. Sans un soutien personnel, matériel et surtout deréflexion, ces jeunes Églises locales ne sont pas encore en mesure des u b s i s t e r. Cependant, il faudra qu’à l’avenir cette aide soit conçuetoujours plus selon le principe de la subsidiarité.

Cela implique le transfert progressif de la responsabilité extérieure auclergé indigène. Ce n’est pas seulement une question d’adaptation, c’est-à-dire de l’usage de la langue et des symboles du pays dans la liturgie,l’art et la théologie de l’Église. Il s’agit bien plus d’une inculturation duchristianisme, de son incarnation dans les divers contextes culturels, de lacréation d’Églises nouvelles ayant chacune leur spiritualité spécifique,qu’elle soit indienne, chinoise, africaine ou latino-américaine. Il ne fautpas se faire d’illusions concernant la difficulté et la lenteur de ceprocessus, ni d’ailleurs au sujet des dangers éventuels. Ce processus estcomplexe et s’avère difficile, même dans certains cas où l’Église peuts’insérer culturellement. En effet, à cause de l’industrialisation et dans unecertaine mesure en raison du courant de la socialisation, les culturesindigènes traditionnelles se trouvent entraînées actuellement elles-mêmesdans une transition puissante vers un avenir encore indéterminé. Tentersimplement de rebaptiser les cultures traditionnelles, reviendrait dans lasituation actuelle et en de nombreux cas à faire de l’art néogothique. Dessymboles, des concepts et des systèmes fixés de cultures « fuyantes » nepeuvent pas servir comme point de départ de l’inculturation du christia-nisme, mais il faut bâtir sur l’échange des expériences humaines etreligieuses qui se trouvent à l’arrière-fond de ces symboles, concepts etsystèmes. Un tel échange spirituel d’expériences entre chrétiens et non-chrétiens finira sans doute par susciter des formes culturelles neuves, quel’on ne peut a priori prévoir ni déduire. C’est justement par son courage à

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s’ouvrir à l’inattendu de l’action de l’Esprit de Dieu en notre temps etdans la présence ecclésiale, que l’Église d’aujourd’hui pourrait être unsigne d’espérance.

2. L’Église des pauvres et le rapport entre la mission et le développement.C’est un thème infini. Ici nous n’en dirons que quelques mots bien insuf-fisants. Mais il n’est pas possible de le laisser de côté. Si, aujourd’hui, lafaim, la malnutrition, la surpopulation et le chômage sont croissants dansla sphère de l’Église missionnaire, il s’agit d’une situation à laquellel’Église comme sacrement du salut doit se confronter. La mission ecclé-siale est depuis le tout début, notamment par l’établissement et l’entretiend’hôpitaux et d’écoles, liée à d’importants efforts caritatifs et sociaux.Mais actuellement la situation évolue non pas seulement du point de vuequantitatif, en raison de l’étendue de la détresse, mais aussi qualitati-vement. On reconnaît que l’aide dans les cas d’urgence aigus, même si elleest aussi nécessaire qu’auparavant et exigée par la conscience chrétienne,est en elle-même insuffisante. Quand on parle du développement, il nes’agit donc plus d’une aide caritative ponctuelle, mais d’une aide structu-relle. Or, cette aide ne concerne pas uniquement des pays distincts maisl’ensemble de notre système économique international qui s’est déséqui-libré, où les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujoursplus pauvres. Comment la mission doit-elle se comporter dans cetteconjoncture pour se manifester de façon convaincante comme signe dusalut?

D’emblée, une chose est évidente : il n’est pas possible de répartir lamission et le développement en deux domaines entièrement distincts.L’amour de Dieu et du prochain constitue une unité inamissible dans lechristianisme. Or, l’amour du prochain inclut le souci pour un ordre justeet humain ; cet amour a inévitablement une dimension politique.N. Berdiajew a affirmé : « Le pain est un problème matériel pour moi ; lepain pour mon frère est un problème spirituel »19. Il ne s’agit donc pas dechoisir entre l’évangélisation et l’humanisation, entre le vertical et l’hori-zontal. Mais il faut dire aussi en même temps que la mission n’est pas le

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19. N. Berdiajew, cité dans J. Power, Mission Theology Today, Maryknoll, 31971,p. 142.

développement. Le développement pose des questions techniques,économiques, politiques, etc., alors que l’évangélisation inspire dessolutions, sans pour autant proposer des recettes, qu’elle n’a d’ailleurspas. L’Évangile ne nous donne pas de réponse aux questions ; mais Dieunous a doués d’intelligence pour que nous puissions trouver dessolutions. L’Évangile respecte l’indépendance des domaines des affairesséculières, tout comme la liberté des hommes. Par conséquent, il peut yavoir des divergences chez les chrétiens quant à la manière de répondre àces questions. Il est pourtant vrai aussi que, pour des chrétiens commepour l’Église, il ne doit pas y avoir de position neutre au-delà desfrontières. Le chrétien doit prendre position et tenir compte, en mêmetemps, des contradictions et des désavantages. Le dernier concile, fidèleau modèle de Jésus, a clairement opté et engagé l’Église à défendre lespauvres et les faibles20. Malheureusement, peu de ses incitations ont étémises en pratique jusqu’ici. Le processus de changement des consciencesn’avance que lentement, voire trop lentement en face des problèmesurgents. K. Rahner a même suggéré que l’Église contemporaine estincapable de se confronter à la pauvreté21.

Mais que peut faire concrètement l’Église? Elle doit tout d’abordcommencer dans son propre domaine et abandonner non seulement toutfaste mais même démanteler toute apparence de richesse et de puissance.Malheureusement, les jeunes Églises et leurs évêques sont ceux qui encomprennent le moins la nécessité. L’action de l’Église à l’extérieur doitêtre caractérisée par la révolution de l’Évangile de Jésus, qui n’a pas prisla voie de la coercition mais de la non-violence. Si on laisse de côté dessituations exceptionnelles extrêmes, où des changements politiquespeuvent selon la tradition chrétienne être imposés par la force22, il fautd i re que la violence crée presque toujours de nouveaux conflits,déchaînant des réactions violentes, en voulant guérir un mal par un autre.La violence est toujours réactionnaire, quel que soit son auteur. Au

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20. Cf. concile Vatican II, Lumen gentium, n° 8 et 23 ; Ad gentes, n° 6 et 12 ; Gaudiumet spes n°21, 69, 88 et ailleurs.

21. Cf. K. Rahner, « Von der Unfähigkeit zur Armut », dans : Neues Hochland 64(1972) 52-59 ; F. Houtard - A. Rousseau, Ist die Kirche eine antirevolutionäreKraft? Munich - Mayence, 1973.

22. Cf. Paul VI, Encyclique Popularum progressio, n° 31.

c o n t r a i re, la non-violence met fin à la « spirale de la violence »(H. Camara) ; elle triomphe du mal par le bien et permet ainsi un nouveaudépart. La non-violence est la vraie alternative qui nous délivre du cercleinfernal dans lequel nous sommes empêtrés.

L’Église peut engager cette puissance de la non-violence de deuxmanières : par sa parole prophétique et, en acte, par des signes prophé-tiques. Elle doit, par sa parole prophétique, dénoncer constammentl’injustice et donner une voix à tous ceux qui n’ont pas droit à la parole,qui n’ont pas de lobby. Dans sa proclamation, elle doit demander quel estle sens véritable du développement et dire que celui-ci ne s’identifie pasavec la croissance économique et le progrès technique. « Pour être authen-tique, [le développement doit] être intégral, c’est-à-dire promouvoir touthomme et tout l’homme. »23 Des changements purement extérieurs sontinutiles, si le cœur des hommes n’est pas transformé par l’Esprit del’amour et de la réconciliation. Mais des paroles seules n’ont guère devaleur si elles ne sont pas suivies par des actes. Par son action, l’Églisedoit poser le signe prophétique de ce genre de développement intégral.Cela peut se réaliser selon des modèles distincts, par exemple par desmouvements d’entraide. Mais les modèles les plus importants ce sont lestémoignages personnels de saints contemporains comme Charles deFoucauld, Mère Teresa et beaucoup d’autres. Pour le saint d’aujourd’hui,la lutte et la contemplation doivent aller de pair, selon l’expression desmoines de Taizé. Ce sont tout d’abord les saints de cette sorte qui font del’Église d’aujourd’hui un signe au milieu des peuples. Grâce à eux,l’annonce chrétienne concernant la réconciliation devient un signe concretet une réalité tangible dans l’histoire.

•••

Nous arrivons à la conclusion. Nous avons commencé par desréflexions sur la conjoncture actuelle qui est une situation de transitionentre l’ère missionnaire moderne classique qui s’achève et le début d’uneépoque nouvelle qui commence et dont pour le moment seuls les traits

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23. Ibid., n° 14.

extérieurs se dessinent. Nous avons parlé du dialogue interreligieux et del’aide au développement. Le Christ s’est trouvé au centre de notre propos,lui dont l’amour nous presse – selon l’expression de Paul – à ne pas vivreexclusivement pour nous-mêmes. L’essence de la mission se présenta, àpartir d’ici, comme le dévoilement et la révélation mais encore pluscomme la réalisation et l’accomplissement dans toute l’histoire du desseinde salut conçu par Dieu. Dans et par la mission, l’Église est le sacrementefficace du salut pour le monde. Alors, pourquoi la mission ? Une seuleréponse est possible : la mission est nécessaire pour que l’amour de Dieuen Jésus soit manifesté et devienne une réalité au milieu des peuples etpour tous les hommes, et afin que tous les peuples et tous les hommespuissent ne faire plus qu’un dans cet amour. Il est probable que leschrétiens ne représenteront, à l’avenir, qu’une minorité des habitants dumonde. L’unité et la paix ne sont pas seulement des problèmes politiqueet économique, mais elles posent la question de la réconciliation descœurs. Dans ce sens, on comprend la mission chrétienne comme un signeet un service pour la guérison du monde que tous espèrent et qui nous estannoncée par l’Évangile de Jésus-Christ.

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