Estimation du champ de transmissivité d'un aquifère alluvial
Le vertige de la mélancolie, in "Les images limites", Éditions Champ Vallon, 2008.
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LE VERTIGE DE LA MÉLANCOLIE
par
Virginie Foloppe
Publié dans Les images limites sous la direction de Murielle Gagnebin et Julien Milly
Éditions Champ Vallon, 2008.
Le blanc agit également sur notre âme (psyché) comme ungrand silence, absolu pour nous. (…) C’est peut-être ainsique sonnait la perte aux jours blancs de l’ère glaciaire1. Kandinsky
Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber enruine et me voir moi-même enseveli sous la neige del’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans ladernière poupée, se trouvent un couteau, une lame derasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans ungrand trou. Stig Dagerman2
À travers Vertigo, Le locataire, Printemps, été, automne, hiver… et printemps, Alfred
Hitchcock, Roman Polanski et Kim Ki-duk élaborent une véritable plongée au cœur de la
mélancolie, qui met en image une destinée morbide initiée par des pertes difficiles à discerner.
Le manque indicible fragilise des identités vouées à l’anéantissement dans le vide vertigineux
d’identifications mélancoliques insidieuses. Re-connaître l’absence, son altérité, tel semble
être pourtant l’enjeu vital de personnages qui, sans cette enquête périlleuse mais accomplie,
seront condamnés à la fatalité du suicide.
Madeleine : une lumineuse et fascinante mélancolique
Perdre des yeux devient dans Vertigo une épreuve angoissante. Pour voir ce que Madeleine
Elster dissimule involontairement, Scottie Ferguson emprunte d’abord les mêmes rues qu’elle
au risque d’être semé à travers les nombreuses collines de San Francisco. Ensuite lorsque la
jeune femme s’engouffre dans un immeuble, il accompagne ses pas et se confronte à la
désolation d’une pièce obscure et insalubre. Un balai abandonné, des poubelles pleines de
déchets, la solitude et la pourriture évoquées dans cette arrière-boutique trancheront avec une
autre scène. Car le détective entrebâille une deuxième porte et découvre, sur le seuil, un second
1. Wassily Kandinski, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Éditions Denoël, 1989, p. 155-156.2. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Arles, Actes Sud, 1981, p. 17.
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décor.
Une multitude de fleurs coupées, toutes aussi chatoyantes les unes que les autres, déposées
dans des vases translucides, composent, avec une clarté éblouissante, des touches colorées et
capricieuses, aux odeurs certainement enivrantes. Madeleine évolue, fleur parmi les fragiles
floraisons, au milieu d’une effervescence aux tonalités impressionnistes, médiatisée par un
miroir. Au cœur de la même image coexistent une femme virtuelle et un œil masculin encerclé
par une fente. Les qualités figuratives de cette vanité cueillent le regard. C’est la première fois
que le réalisateur réunit les deux personnages et il choisit de confronter à une présence réelle
un reflet. Est-ce à dire que l’homme, aveuglé par ce trop de lumière, découvrirait un véritable
leurre en place de celle qui retient ses pas ? N’offre-t-il pas son visage égaré, de l’autre côté du
miroir, à l’éblouissante jeune femme au risque de se perdre ? À l’inverse de cette fascination
qu’elle semble exercer sur lui, Madeleine n’est-elle pas, déjà, l’ombre d’elle-même ? L’image
dans le miroir provoque une sorte de vertige3 précise Agnès Minazzoli. Le déséquilibre
concerne ici l’identité malmenée des personnages à l’intérieur du cadre-reflet, véritable limite
fluctuante entre deux regards. Qui est ici le miroir de l’autre ? Personne ! crierait, angoissé, le
Cyclope à l’œil fraîchement crevé. Et Jean Starobinski d’ajouter : Il n’est point de mélancolie
plus profonde que celle qui s’élève, face au miroir4. La confusion offre donc les promesses
d’un double trajet identificatoire5 vertigineux qui compose avec la fascination à l’œuvre dans
la mélancolie, lorsque la mélancolie se fait, non pas sombre et intensive, mais lumineuse et
extensive6. Le scénario confirme cette hypothèse à travers la mélancolie dont souffre
3. Agnès Minazzoli, La première ombre. Réflexions sur le miroir et la pensée, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 174.4. Jean Starobinski, La mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1989, 1997, p. 21.5. De Judy à Madeleine-Carlota et du détective à Madeleine.6. Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 64.
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Madeleine, hantée par une ancêtre morte et ignorée d’elle. Carlotta Valdes, ancienne danseuse,
vécut avec un homme fortuné dont elle eut un enfant. Lassé néanmoins, il la chassa et garda
l’enfant. La jeune mère se mit à errer seule à travers la ville, en guenilles, criant sa douleur.
Désespérée par ce double abandon, elle se suicide. Pour Sigmund Freud, la mélancolie a
comme origine, une perte7. Mais, à la différence du deuil, il n’est pas toujours aisé de
reconnaître ce qui a été perdu. Dans la méconnaissance de cette tragédie, c’est ce que le
spectateur et John croient à ce moment du drame, elle met les bijoux de son arrière grand-mère
et se regarde dans le miroir. Puis elle est dans cet autre monde, elle redevient quelqu’un
d’autre raconte son mari. Clivée, elle se défenestrera, possédée alors par cette autre
mélancolique. Le vertige dont souffre Ferguson le contraint à quitter des yeux celle qu’il aime
désormais passionnément, quand elle grimpe l’escalier en spirale du monastère. Loin de son
regard, comme morte à elle-même, Madeleine se jette du haut du clocher qui hante ses rêves.
Paralysé, il assistera impuissant à la chute par une petite lucarne. Après un procès pénible qui
l’innocente, il fait un cauchemar. Une animation désuète aux tons criards met en évidence une
autre mélancolie : celle de l’enquêteur. Le visage du rêveur agité s’éclaire de multiples
couleurs et disparaît à la faveur d’un bouquet aux nombreuses teintes, quand le tourbillon
mortuaire des pétales découvre une vaste surface noire et épaisse qui s’avèrera être la tombe
ouverte de Carlota avant de recouvrir progressivement l’entièreté du personnage pour le
précipiter du haut du clocher. Comment mieux voir à la suite de Freud que l’ombre de l’objet
pèse sur le moi mélancolique8 ? Véritable pantin désarticulé, le corps du détective sombre à
son tour dans le vide qui, de l’abîme noir du visage-fleur à l’opacité d’une terre fraîchement
retournée pour recueillir la mort9, vire au rouge des pulsations cardiaques, puis au blanc,
comme pour marquer le vampirisme de la disparue qui laissera complètement exsangue
l’endeuillé. Le noir sinistre de la dépression (…) n’est qu’un produit secondaire, une
conséquence plutôt qu’une cause, d’une angoisse « blanche » traduisant la perte subie10. Le
manque créé par la disparition de Madeleine devient pour le détective une immensité pâle,
figure de son anéantissement. Et parce que la mélancolie s’y fait extensive, lumineuse, cet
espace lui-même n’est pas un « extensum » (une grandeur repérable et mesurable, un plan),
mais bien un pur spatium, une profondeur impliquée, indécise mais intensive, dont l’effet
pourtant serait un effet de « pan », dirai-je, voire de panique : vertiges et chutes (…) quelque
chose comme un appel vertigineux de la profondeur11. L’œil du détective n’est-il pas captif de
cette fascinante et éblouissante mélancolie ?
7. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, Paris, Éditions Gallimard, p. 149.8. Le moi est écrasé par l’objet, Ibid., p. 160.9. Le détective déclarera lui-même avoir eut un trou noir après la chute du corps.10. André Green, Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 236.11. Georges Didi-Huberman, Phasmes, op. cit., p. 69.
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À sa sortie de l’hôpital, il errera à travers la ville à la recherche de son amour avant de
s’enchaîner à une autre femme, au hasard de ses déambulations somnambuliques. Un fondu
enchaîné fusionne une inconnue devant le tableau de Carlotta, que l’homme prend pour
Madeleine et un bouquet rose et blanc derrière la vitrine-miroir d’un fleuriste. Penché au-
dessus des fleurs, reliques du passé, réminiscence lointaine de leur première confrontation, du
portrait de Carlotta et de son cauchemar, il découvre une femme qui l’extrait de sa torpeur. Il
la file jusqu’à son hôtel et réussit non sans difficulté à lui soutirer un rendez-vous. La porte se
ferme. Et le visage de Judy se tourne avec désespoir vers le spectateur. Un gros plan en
accentue le désarroi tandis qu’un fondu enchaîné nous dévoile la raison de l’infinie tristesse
qui la submerge. Judy s’évade péniblement vers l’espace suicidaire et transgressif du clocher.
Elle voit alors l’impensable et découvre une vérité jusque là ignorée. Au bord de la fenêtre,
alors que la jeune femme atteint le haut des marches, l’ancien camarade de classe de Scottie
tient dans ses bras un corps féminin, sa véritable femme, la réplique exacte de Judy. Lorsqu’il
la lâche dans le vide son double pousse un cri que le mari s’empresse d’étouffer. Du lieu
suicidaire aveugle, le clocher se transforme ainsi en l‘espace mental du meurtre, mais aussi et
surtout en celui d’un dédoublement fictif mais néanmoins tragique. Une inversion spéculaire
déséquilibre les règles de la fiction. Car ici c’est la femme, la véritable celle dont le mari veut
se débarrasser, qui est devenu, un corps mort, une enveloppe vide un personnage entièrement
créé par le mari assassin ; la fiction rejoint la réalité. Inspiré par la mythologie de sa ville,
l’époux vénal a élaboré une histoire ancrée dans une vérité historique et psychologique au
point de susciter la crédulité du détective et la nôtre grâce à la création d’un scénario
mélancolique. À l’intérieur du clocher la double présence du personnage féminin entre en
résonance avec celle de la mélancolie. Double dédoublement : le clivage fantasmé de
Madeleine, envahie sans le savoir par Carlota, et celui de Judy jouant à être une femme
possédée par une troisième. Vertige d’une identification mélancolique bien que fictive,
Madeleine possédée par son ancêtre morte, c’est ce que croit l’amant ! Vertige des multiples
identités et de la chute de son personnage pour Judy ! L’actrice se sépare de son modèle et
perd ainsi, à tout jamais dans la mort de son rôle, l’homme qu’elle aime réellement : double
perte ! Dans ces coulisses mortelles, la réalité des sentiments et la fiction entrelacent
dangereusement leurs limites. Scottie s’imagine perdre Madeleine quand en réalité il s’agit
d’une autre. Vanité des apparences ! Et si la découverte de son double déclenche chez Judy un
cri déchirant, que voit-elle vraiment ? C’est ce que la troisième scène à l’intérieur du clocher
dévoilera. Les deux premières apparaîtront alors comme de biens pâles répétitions annonçant
une fin bouleversante, le suicide d’une femme annoncée par sa transformation progressive.
Car, en découvrant Judy, l’ancien détective met tout en œuvre pour la changer en Madeleine.
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L’actrice résiste, mais se résignera, par amour, à devenir une morte, à rejouer un personnage
fictif et inventé de toutes pièces. Peu à peu son vrai visage disparaît derrière l’ombre de
l’éclairage cinématographique puis sous une parure artificielle : maquillage, couleur de
cheveux, coiffure, costume. Après leur unique nuit ensemble, le détective finit néanmoins par
tout découvrir. De force, il entraîne alors sa maîtresse qui ne se doute de rien vers le lieu du
crime pour lui faire jouer le rôle de Madeleine et la confondre. Les deux amants montent, pour
la dernière fois, les marches de la tour et, guéri, le détective peut enfin accéder au sommet.
Avec leur étreinte amoureuse, si l’espoir d’une accalmie et d’un pardon jaillit, il est
malheureusement de bien courte durée. Des pas sourds dans les escaliers troublent la jeune
femme ; une ombre surgit au milieu de la blancheur des nuages épais et rayonnant à travers les
ouvertures de la tour. Saisie d’effroi, Judy hurle, recule, et tombe dans le vide au moment
précis où son amant, troublé lui aussi, la quitte des yeux, encore une fois. La tour apparaît alors
comme l’espace aveugle d’un éternel retour, d’une répétition morbide de l’identique mais pas
du même car, l’écriture cinématographique, pour le spectateur, apporte un élément nouveau.
Que représente la religieuse qui précipite Judy à travers l’ouverture du clocher ? À deux
reprises elle forme avec une autre un duo, le témoin oculaire de la chute de Madeleine puis de
la détresse du détective au tribunal. Figure étrangement inquiétante d’un double pauvre chaste
et obéissant à son créateur, ne divulgue-t-elle pas à l’amoureuse terrifiée le résultat d’une
soumission au désir aliénant et criminel de son amant ? Pour le contenter, ne prend-elle pas le
voile au risque de jeter une ombre irrémédiable sur les tentations de son corps ? Après un
baiser transgressif, face à la violence du châtiment, Judy perd l’équilibre dans l’abîme blanc
d’une identification spectrale. Scottie, quant à lui, tel une marionnette manipulée par un auteur
qui l’abandonne, s’avance au bord du gouffre. Se suicidera-t-il ? À nous de voir.
Anéantir la mère morte
Dans Le locataire de Polanski, la perte prendra d’autres traits affirmant la difficulté, pointée
par Freud de sa reconnaissance. L’identité de la suicidée, bien plus complexe, sera l’enjeu pour
le spectateur d’une véritable enquête. Monsieur Trelkowsky recherche un appartement et, en
période de pénurie, il doit renoncer à ses exigences. Alors quand il visite dans un immeuble en
pierre de taille un triste meublé, et malgré un voisinage désagréable au possible, le futur
locataire prend sur lui. Après une discussion acharnée et courageuse autour du prix de la
caution, il obtient la location. Mais l’ancienne locataire qui vient de se défenestrer n’est pas
encore morte. C’est ce qui conduit Trelkowsky à son chevet à l’hôpital. Simone Choule nous
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apparaît alors sur son lit funèbre, méconnaissable, le corps entièrement recouvert de
bandelettes blanches. Peu de temps après elle succombe et Trelkowsky peut enfin s’introduire
dans les lieux.
Au son d’une musique joyeuse et dynamique le tout nouveau locataire prend possession
des lieux, un petit deux pièces. Les toilettes sont sur le palier et l’intérieur du logement se
partage en deux places distinctes, la cuisine/salle de bain, et la chambre/salle à manger. Cette
répartition inscrit d’emblée une double confusion. L’alimentaire et la toilette corporelle
mélangent dès lors leurs frontières quand l’intimité et l’espace public s’imbriquent d’ores et
déjà. Mais, sans s’en soucier, le locataire installe joyeusement et méticuleusement ses effets ;
là un rasoir, ici des cigarettes et, sur les étagères déjà encombrées, des provisions sommaires.
L’homme prend ses marques dans les meubles d’une autre. Puis, alors que la musique s’est tue
le locataire extrait d’une de ses deux valises un costume noir. Il se dirige le complet en main
vers une armoire à glace pour l’y déposer. Sans reflet dans ce premier miroir, il ouvre la porte
et engouffre son visage dans l’entrebâillement. Absorbé par l’embrasure sombre, l’homme
découvre une robe puis la sort. De profil, après un moment d’hésitation, il décide de la
remettre et continue d’investir les lieux. Mais en se refermant sur cette relique féminine, les
gonds de la porte grincent avec insistance.
Le locataire comme pour nettoyer son corps d’un contact moribond, se lave les mains.
Il ouvre le robinet qui entonne un chant saccadé. Le son assourdissant entre en écho avec celui,
strident, de la porte de l’armoire. De quels cris s’agit-il ici ? Il a beau essayer de le faire taire,
avec doigté, mais rien n’y fait. Les bruits internes de tuyaux et de gonds troublent le silence de
son nouvel appartement annonçant quelques intrusions sonores liées à la proximité de l’eau, ce
miroir originel. Puis l’homme attrape un torchon blanc pour sécher ses doigts. De dos, encore
une fois l’ombre macule son visage échouant à se dédoubler dans la surface miroitante qui lui
fait face ; une forme noire s’offre désormais à lui. Mais quand il actionne la lumière, son
visage apparaît dans un petit miroir ovale accroché au mur ; la trace visible d’une unité perdue ?
Sur quoi le locataire souhaite-t-il ou peut-il désormais faire la lumière ?
Le corps se reflète maintenant dans les miroirs de l’appartement. Un troisième, au-
dessus de la cheminée le découpe à son tour minutieusement quand, sur le seuil, qui sépare les
deux pièces, l’homme est saisi avec la violence d’un cut par l’entièreté de son reflet dans
l’armoire qui jusqu’à présent lui avait refusé toute image. À l’intérieur de cette porosité déjà
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repérée des limites émerge, dans la brutalité de son entièreté, la figure du double.
Une musique à forte tonalité mélancolique intensifie le drame de la rencontre. L’image le
happe si fortement que Trelkowsky arrête, brusquement, de s’essuyer les mains. Le
surgissement de cette présence trouble s’apparente à celle que Sigmund Freud décrit dans
l’inquiétante étrangeté. Alors qu’il est seul dans son wagon, il est étonné par l’irruption d’un
monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête12. Mais il
s’aperçoit bientôt que l’intrus n’est autre que lui-même. Cette apparition, Freud la qualifia de
déplaisante en ce qu’elle est un reste de cette relation archaïque qui ressent le double comme
une figure étrangement inquiétante13. Ainsi Freud voit, avec déplaisir, dans son reflet un intrus.
Et c’est l’absence de préparation à cette rencontre spéculaire qui fera éventuellement basculer
le visage du côté du « revenant » du côté du mort qui me regarde, derrière tout miroir14.
Roman Polanski nous a dévoilé cette présence de l’autre côté du miroir en la personne de
Simone Choule. Face à son reflet, le locataire est confronté au danger inhérent au face à face.
Par le jeu de la fascination, le voyeur est arraché à lui-même, dépossédé de son propre
regard, investi et comme envahi par celui de la figure qui lui fait face (…) s’empare de lui et
12. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Éditions Gallimard, Paris, 1985, p. 257.13. Ibid., p. 257.14. Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions, traumatismes, Paris, Éditions Flammarion, 2003, p. 28.
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le possède15. Le meuble se partage entre le costume masculin du locataire et la robe de la
défunte. Dans l’armoire-tombeau, derrière le miroir, qui est moins la représentation d’un objet
que la forme d’un passage16, une lutte spatiale s’organise, entre la femme morte et le nouveau
locataire ; un combat pour conquérir l’intérieur. Curieux, comme malgré lui, Trelkowski
s’approche du meuble créant un lien entre le seuil et le miroir et continue son trajet vers une
autre frontière : la fenêtre. Un gros plan sur le visage, équivalent au miroir selon Sami Ali17,
suivi d’une plongée vertigineuse par la croisée ouverte, suggèrent une traversée spéculaire et
tragique que ponctue la violence d’une musique de plus en plus criante.
En lieu et place de ce qui devait être le reflet de son visage, l’homme perçoit un vide, un trou
noir aux bords tranchants. L’opacité mélancolique18 qui l’absorbe et le défigure menace
véritablement l’être penché à sa fenêtre. C’est dans l’après-miroir que peut apparaître le
risque du « rien » ou bien la pensée d’un effacement et d’un rapt possible de l’image19 précise
Sylvie le Poulichet. Le visage du locataire semble le lieu privilégié d’une disparition sanglante.
Les côtés blessants et anguleux de la verrière, récemment perforés par Simone Choule, par le
corps alourdi du poids de sa chute, incarnerait l’image manquante d’une figure lacérée. Privée
15. Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, Paris, Hachette Littérature, 1998, p. 80.16. Agnès Minazzoli, La première ombre, Réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, Éditions de Minuit, p. 88.17. Le miroir est un visage et le visage un miroir, Sami Ali, Corps réels Corps imaginaires, Paris, Bordas, 1984, p. 123.18. Pour Julia Kristeva la mélancolie peut être est un trou noir. Soleils noirs, Dépressions et mélancolie, Paris, Éditions Gallimard, 1987, p. 99.19. Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe, op. cit., p. 26.
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d’extériorité, l’intériorité20 ne risque-t-elle pas de surgir gluante et déchiquetée21 ? Le visage-
trou22, hurle le néant23 et pointe au locataire son manque à être24. Le vide existentiel est révélé
sur les lisières d’un gouffre, au creux d’une limite rendue confuse entre l’intérieur et
l’extérieur.
Plus tard, l’œil d’une caméra intrusive s’immiscera un peu plus dans l’intime grâce à
un autre épisode aux tonalités excrémentielles. Malade et vacillant, le locataire se rend aux
toilettes. Sitôt à l’intérieur la même musique nostalgique accompagne la reconnaissance de
hiéroglyphes gravés sur les murs. L’écriture énigmatique le renvoie à un mystère
indéchiffrable. Trelkowsky parcourt les dessins tout en se rapprochant de la fenêtre. Dans
l’encadrement d’en face, il se découvre soudain en train de se « mater », à l’aide de jumelles.
La solution de l’énigme aurait-elle à voir avec le regard indiscret qui se porterait sur les
braguettes, lorsque l’homme divulgue ses organes génitaux pour se soulager ? Saisi par son
double-voyeur, le locataire rejoint très difficilement sa chambre. Arrivé à la fenêtre aux
proportions tronquées qui relègue son corps à la même taille que celui d’un enfant, il perçoit
en vis-à-vis une forme déroutante : un corps recouvert de bandelettes se retourne vers lui et se
débarrasse de tout le blanc qui le dissimulait. Derrière le bandage, tel un papillon déchirant sa
chrysalide émerge un corps féminin, Simone Choule à n’en pas douter. L’interchangeabilité
des places offre la promesse d’une transformation à venir. Polanski trace un véritable parcours
cinématographique du reflet. Du seuil qui sépare les deux pièces de l’appartement à la glace de
l’armoire, en passant par la fenêtre, jusqu’à la vitre brisée de la verrière pour finir par
l’encadrement des toilettes, le réalisateur compose un double vertigineux à travers une
spécularité valorisant le surgissement de l’informe. Un visage blanc et vide s’expose
désormais sur un espace-limite favorisant une dépossession par la non-reconnaissance du
visage qui donne lieu à la terreur d’une tête sans visage lorsque ce dernier a chuté sous le
coup de l’effroi25. La création d’un double permettrait ainsi au locataire de se garder de
l’anéantissement de l’informe dont la dimension potentielle est ouverte par la révélation d’une
forme à laquelle le moi s’identifie26. Mais, si l’informe peut favoriser l’émergence d’une
authenticité du sujet, qu’en est-il lorsque cette tête sans visage s’avère être celle d’une morte ?
Le lendemain de cette nuit cauchemardesque la transformation s’accélère. Déterminé, le
20. Murielle Gagnebin, L’irreprésentable ou les silences de l’œuvre, et plus particulièrement le chapitre Le cri de la mère morte, Paris, P.U.F,ici p. 70.21. Ibid., p. 70.22. Ibid., p. 70.23. Ibid., p. 70.24. Ibid., p. 70.25. Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe, op. cit., p. 29.26. Ibid., p. 26.
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locataire sort de chez lui et achète dans une boutique une perruque. La multiplicité des têtes
féminines décapitées renforce l’étrangeté de la situation lorsque devant les vendeuses, face à
un miroir impropre à nous renvoyer son reflet, l’homme enfile le postiche. De retour chez lui,
il déballe son butin et entame un jeu mimant et dénigrant la féminité, devant un miroir qui
nous présente brusquement la métamorphose. Ravi par cette image, juché sur des talons hauts,
le locataire relève sa robe et découvre ses bas. Puis il se détourne de son reflet pour faire face à
la fenêtre et prononce d’une voix monstrueuse une phrase incroyable : Je sens que je vais être
maman. Avec la force d’une révélation ce moment, qui met un terme à cette folie de l’acteur
qui répète son rôle devant le miroir avant d’affronter ses partenaires, précise les qualités
maternelles du double de l’autre côté du miroir. Le corps devient alors, un monument
funéraire27 la sépulture sans rêve ni sommeil d’un mort oublié (…) Le survivant réalise la
constitution psychique d’un tombeau pour l’autre dans le corps28, un corps-tombeau29. Le
deuil indicible installe à l’intérieur du sujet un « caveau secret ». Dans la crypte repose,
vivant, reconstitué à partir de souvenir de mots, d’images et d’affects, le corrélats objectif de
la perte, en tant que personne complète (…) Il s’est crée ainsi tout un monde fantasmatique
inconscient qui mène une vie séparée et occulte. Il arrive cependant que (…) « à minuit » le
fantôme de la crypte vienne hanter le gardien du cimetière30. Et effectivement, le lendemain
de cette révélation, le locataire se réveille, déguisé en Simone Choule. Il se précipite vers le
miroir de l’armoire et, incrédule, semble découvrir son déguisement. Il nous dévoile ainsi un
véritable clivage. Sur un mode spéculaire, le locataire devient non pas comme la défenestrée
mais elle-même. Cette identification (…) inconsciente d’emblée (…) se produit à l’insu du Moi
du sujet et contre son vouloir. D’où son caractère aliénant31. De plus en plus ravagé par cette
intruse, le locataire connaîtra une autre nuit angoissante qui lui dévoilera son visage. De dos, il
est assis sur une chaise. Les proportions de la chambre offrent encore une fois l’illusion d’un
corps d’enfant, mais maintenant il s’agit du corps d’une petite fille. Elle regarde un ballon qui
rebondit devant sa fenêtre. Cette balle s’avère être la tête décapitée du locataire déguisée en
Simone Choule. Pris de terreur devant cette vision angoissante le locataire s’approche pour
assister alors à un spectacle traumatique. Les voisins forment un cercle : en son centre, une
petite fille et sa mère ligotée. Tel le petit chaperon rouge, vêtu d’une cape vermillon, le visage
est recouvert par les adultes d’un masque aux traits du locataire. Alors la fillette pointe son
index vers la fenêtre et dit : « C’est lui. ». Ce visage masculin avec une anatomie de petite fille
offre la figure inversée de celle de monsieur Trelkowsky habillé en femme. Et la mère morte32
27. S. H. Fuchs, « On introjection », Intern. Journ. Psychoanal., n°18, 1937, p. 269.28. Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression, p. 117.29. Julia Kristeva, Soleils noirs, Dépressions et mélancolie, op. cit., p. 87.30. Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Éditions Gallimard, p. 266.31. André Green, Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, op. cit., p. 232.32. Murielle Gagnebin, « Le cri de la mère morte » in L’irreprésentable ou les silences de l’œuvre, op. cit., p. 59.
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est effectivement incapable de la moindre affection à son égard. Voilà, peut-être, l’origine de
la perte, la toute première. Tout le film semble crier cette absence qui est restée inaperçue33. Le
suicide de Simone Choule enclencherait dès le début la reviviscence de ce vide. Devenir la
mère morte dans son cas induit une métamorphose sexuelle. Le pauvre locataire lutte
néanmoins avec vigueur contre sa disparition. Alors qu’il vient de se jeter par la fenêtre une
première fois, en chemin pour la deuxième, il déclare, d’une voix déchirante, « Je ne suis pas
Simone Choule. Je suis Trelkowsky ». Son visage se hisse au-dessus des barreaux de la cage
d’escaliers, comme pour atteindre la liberté. Mais la lutte est inégale. Épuisé par ce combat, il
retombe, condamné à l’emprise d’un œil maternel inerte. Son suicide apparaît ainsi comme
une tentative de mise à mort en lui de l’absente ; un suicide mélancolique éternellement rejoué.
Le blanc d’une oeuvre de sépulture
En finir avec ce destin funeste, tel semble être le désir d’un épisode à la poésie bouleversante
de l’œuvre de Kim Ki-duk qui invente un autre devenir à l’absence maternelle, réelle dans ce
cas, et la promesse d’une possible réconciliation avec les morts.
Dans le lointain, à travers une porte construite sur la rivière, apparaît une femme qui
tient un enfant. Il pleure. La caméra saisit alors un visage entièrement recouvert d’un foulard
mauve, une autre tête sans visage34 aux couleurs du deuil. Au rythme des sanglots du
nourrisson, la jeune mère avance sur l’eau glacée, déterminée. Si le gel recouvre la surface de
son manteau blanc, çà et là, l’eau se réchauffe déjà et laisse apparaître une noirceur profonde.
33. Pierre Fédida, « Morts inaperçues », in Des bienfaits de la dépression, op. cit. p. 50.34. Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe, op. cit., p. 29.
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Rien ne disperse l’attention de cette madone contemporaine qui poursuit sa route sans se
méfier des dangers du givre qui crisse sous ses pas. Aussi évite-t-elle de justesse et sans le
savoir un trou. L’hôte de la maison élevée sur l’eau ouvre sa porte à ce duo puis rajoute du
bois dans une vasque en cuivre. Le visage de l’enfant regarde celui de sa mère qui, plus tard,
se consumera de larmes qui obscurciront son voile en deux longues traînées. Le lendemain,
l’homme la découvre par l’entrebâillement, allongée, épuisée par des larmes anciennes, qui la
laissèrent sans force au petit matin. La braise crépite doucement et, de dos, elle retire son
masque pour montrer son visage à l’enfant qui la regarde. Elle lui offre ainsi un miroir avant
de se couvrir une nouvelle fois en serrant le nœud du foulard autour de son cou. Que cherche-t-
elle ainsi à étouffer ? Trois regards en arrière trahiront ensuite la nostalgie de cette femme qui
abandonne son enfant aux affres de la mélancolie. Et une course effrénée déséquilibrera le
dernier : elle basculera dans l’eau glacée. Un cri et puis plus rien. Un demi croissant de lune
au milieu de la nuit bleutée, puis le lendemain une braise à moitié morte poétisent tour à tour
une coupure exsangue. Le bouillonnement d’une eau réchauffée décapite ensuite un corps
féminin sculpté dans le givre tandis que la fonte libère un petit morceau de tissu rouge placé
dans le front. Le filament pourpre entame une course fiévreuse et maladroite. Kim Ki-Duk
compose un dialogue formel fécond, réunissant les visages, le trou d’eau dans la glace, le
quartier de lune et les braises. La béance glacée fut creusée par l’homme à même la blancheur
du gel. Penchés au-dessus de l’eau ses traits disparurent dans le trouble et l’agitation de
millions de petites gouttelettes bousculées par les doigts qui les saisirent pour nettoyer une face
salie. Vouloir débarrasser le visage de ce qui l’encombre revient paradoxalement, ici, à le
rendre méconnaissable le temps d‘un trouble spéculaire intense. La femme, fragile, chute donc
anéantie dans l’indistinction figurale provoquée par l’homme. L’ardeur rougeoyante de la
braise presque morte, et qu’il attisait jusque-là précipitant sa fin, contribue à cette quasi-
brûlure des traits. Le rouge orangé de la combustion annonce la noirceur des cendres35. Mais
alors qu’il est l’auteur de la disparition maternelle, l’homme n’est pas sourd aux cris de
l’enfant qui à quatre pattes veut rejoindre sa mère. La main charitable de cette nouvelle figure
paternelle met un terme au destin funèbre du nourrisson. Il retient, sur le chemin du vide, le
petit corps secoué par le chagrin. Après l’avoir saisi, il s’approche avec précautions et devine
une forme derrière la blancheur givrée de la glace, la mère probablement. Une coupure incisive
dans l’image inscrit dès lors le mouvement de ce corps prisonnier. L’homme extrait par la tête
la mère engloutie. Il pose la faux qui lui sert d’outil et à mains nues dégage le cadavre qu’il
pose ensuite sur la surface. Minutieusement il commence à retirer le foulard, mais le visage
restera, pour nous et à tout jamais un secret, le lieu de toutes nos projections. Au-dessus du
35. À propos du passage du rouge au noir dans la mélancolie, cf. Yves Hersant, « Mélancolie rouge » in Mélancolie, génie et folie en occident,sous la direction de Jean Clair, Paris, Gallimard, 2005, p. 112-119.
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trou, il posera dans sa longueur le voile et la tête d’une sculpture, véritable œuvre de
sépulture36.
Dans les dramaturgies cinématographiques étudiées le visage « en voit de toutes les
couleurs ». Du visage de John éclairé de teintes multiples37, à celui de Judy disparaissant sous
une persona de fiction, au visage-trou du locataire et jusqu’à son manque absolu, il apparaît
comme le lieu privilégié d’une altération. Ce vacillement représentatif qui surgit toujours sur le
seuil d’une spécularité trouble et déstabilisée rejoint la pensée de Jean Starobinski : Le Je-
miroir figure un aspect extrême de la mélancolie : il ne s’appartient pas, il est pure
dépossession38. Au cœur de la fascination du vide creusé par des pertes méconnues, les
personnages perdent l’équilibre en proie à un vertige identitaire, condamnés au dédoublement
inhérent à la mélancolie et à un véritable manque à être. Mais, pourtant, après l’abandon, au-
dessus de l’abîme déchiré, quand l’absence montre son vrai visage, notre besoin de
consolation39, se rassasie si une main secourable40 se tend et anéantit la fatalité. Alors, sur le
lieu des larmes, la création peut advenir.
36. Pierre Fédida, « Le rêve et l’œuvre de sépulture » in Des bienfaits de la dépression, op. cit. p. 52.37. Bleu, rouge, noir, blanc.38. Jean Starobinski, La mélancolie au miroir, op. cit., p. 35.39. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Arles, Actes Sud, 1981.40. Que celle-ci soit un proche, un médecin ou un analyste, il faut qu’il soit réellement disponible, sûre aux yeux du patient et capable decombler ses besoins élémentaires, ce qui signifie profondément qu’elle accepte qu’une part d’elle-même soit incluse dans l’orbite funèbre dumourant. Michel de M’Uzan, De l’art à la mort, « Le travail du trépas », Paris, Éditions Gallimard, 1977, p. 193.
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