Le pacifisme de Jaurès et les faux-semblants du bellicisme militaire en France avant 1914

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Texte à paraître dans la publication aux éditions Privat des actes du Colloque « Jaurès pacifique et pacifiste », Castres, 8-9 novembre 2013 Tous droits réservés (usage scientifique uniquement) © O.Cosson / MN J. Jaurès 2014 Le pacifisme de Jaurès et les faux-semblants du bellicisme militaire en France avant 1914 1 . OLIVIER COSSON La question du pacifisme est de celles qu’un spécialiste de l’armée rencontre bien peu souvent. Or, Jaurès et d’abord son Armée nouvelle 2 , ouverte comme lui aux enjeux militaires de la Belle Époque, semblent montrer à eux seuls que c’est un tort. Car l’étude du phénomène guerrier, un champ déterminant profondément notre compréhension du militaire, a beaucoup à voir avec le temps de paix et surtout avec ceux qui se consacrent à sa fragilité et au basculement possible dans le temps de guerre. En ce sens, le pacifisme occidental du début du XXe siècle constitue certes un mouvement de pensée et d’action (qui se structure tant bien que mal) mais on le considérera ici comme un champ intellectuel précieux pour la compréhension d’un siècle marqué, quelle qu’en soit la manière, par le Premier Conflit mondial. 1 On s’inspire ici d’un titre de William Serman, « Les faux-semblants de l’apolitisme militaire », voir William Serman, Les officiers français dans la nation, 1848-1914, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 65. 2 Voir sa réédition récente : Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, éd. établie par J.-J. Becker, Œuvres de Jean Jaurès, t. 13, Paris, Fayard, 2013 et les actes du colloque qui fut consacré à son centenaire, « Lire l’Armée nouvelle », Cahiers Jaurès, n° 207-208, janvier-juin 2013. 1

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Texte à paraître dans la publication aux éditions Privat des actes duColloque « Jaurès pacifique et pacifiste   », Castres, 8-9 novembre 2013

Tous droits réservés (usage scientifique uniquement) © O.Cosson / MN J.   Jaurès 2014

Le pacifisme de Jaurès et les faux-semblants du bellicisme

militaire en France avant 19141.

OLIVIER COSSON

La question du pacifisme est de celles qu’un spécialiste

de l’armée rencontre bien peu souvent. Or, Jaurès et d’abord

son Armée nouvelle2, ouverte comme lui aux enjeux militaires de la

Belle Époque, semblent montrer à eux seuls que c’est un tort.

Car l’étude du phénomène guerrier, un champ déterminant

profondément notre compréhension du militaire, a beaucoup à

voir avec le temps de paix et surtout avec ceux qui se

consacrent à sa fragilité et au basculement possible dans le

temps de guerre.

En ce sens, le pacifisme occidental du début du XXe siècle

constitue certes un mouvement de pensée et d’action (qui se

structure tant bien que mal) mais on le considérera ici comme

un champ intellectuel précieux pour la compréhension d’un

siècle marqué, quelle qu’en soit la manière, par le Premier

Conflit mondial.

1 On s’inspire ici d’un titre de William Serman, « Les faux-semblants del’apolitisme militaire », voir William Serman, Les officiers français dans la nation,1848-1914, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 65.2 Voir sa réédition récente : Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, éd. établie parJ.-J. Becker, Œuvres de Jean Jaurès, t. 13, Paris, Fayard, 2013 et lesactes du colloque qui fut consacré à son centenaire, « Lire l’Arméenouvelle », Cahiers Jaurès, n° 207-208, janvier-juin 2013.

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Interroger la guerre depuis le temps de paix, c’est donner

forme à la guerre future. En œuvrant pour l’éviter, on

l’imagine, on lui donne un visage, on jauge les potentialités

du temps face à la violence et à la mort. En la préparant au

contraire, ce que font constamment les militaires, en

envisageant qu’elle ait lieu et interrompe la durée du temps

de paix, on façonne la réalité technologique, humaine et

finalement culturelle du champ de bataille futur, on détermine

le cadre de l’événement guerrier.

De ces deux projections vers un horizon guerrier, rappelons-

le, peut résulter une intention pacifique, pacifiste ou encore

belliciste, dernière option qui est le plus souvent attribuée

aux militaires, sans qu’ils s’en défendent et sans trop de

nuance. Mais puisqu’il est question ici de repenser le

pacifisme de Jaurès – qu’on est allé jusqu’à croire intégral

alors qu’il avait développé une pensée essentiellement

pacifique –, on voudrait dans le même sens questionner le fait

que les militaires, français en l’occurrence, soient associés

à un bellicisme « intégral » dont on connaît presque

familièrement les principales facettes : xénophobie et

exaltation de la patrie, enthousiasme va t’en guerre et

cocardier, indifférence coupable vis-à-vis des conséquences

sociales, politiques et humaines du « grand événement » qu’ils

appellent ardemment de leurs vœux.

Qu’on le comprenne, notre propos ne s’inscrit pas dans un

champ d’abord politique, il ne porte pas sur la question de la

responsabilité des militaires dans le déclenchement de la

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guerre mais plutôt sur l’appréhension qu’ils en avaient, sur

le plan intellectuel et en tant que groupe professionnel. Sur

ce terrain, l’étude du militaire pourrait être à même

d’éclairer le reste du champ social. Durant quarante-trois

années, l’écrasante masse des cadres de l’armée française

consacre sa vie à préparer la guerre, certains en pure perte,

comme l’illustre si bien le fameux roman de Dino Buzzati, Le

Désert des Tartares ou encore Zangra, le personnage pathétique de

la chanson de Jacques Brel. Chacun connaît la confiance voire

l’enthousiasme affichés par le commandement français à la

mobilisation : l’heure du bellicisme avait bel et bien sonné.

Mais avant cette soudaine libération de la condition

militaire, alors que la guerre n’était qu’une éventualité, si

souvent évaporée par le passé, qu’en était-il du rapport

militaire à la guerre future ? Sans aller jusqu’à interroger

la possibilité que le corps militaire, ou même un seul

officier puisse être pacifiste ou même pacifique, on voudrait

simplement nuancer l’idée reçue d’un bellicisme aveugle et

surtout la croyance que ce dernier ne soit fait que de

négligence ou d’une simpliste envie d’en découdre détachée de

ses conséquences.

Cet enjeu sera ici mis en regard de la situation militaire

française au début du XXe siècle, qui fit coïncider plusieurs

crises touchant l’armée et, surtout, ses cadres. Une crise

politique d’abord, une crise des anticipations ensuite, moins

perceptible, face aux mutations de la guerre moderne et,

enfin, une crise fonctionnelle touchant le commandement et

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l’instruction de la troupe.

On évoquera donc dans un premier temps un paysage militaire

marqué par le marasme, l’amertume voire la révolte contenue

parmi les officiers qui préparent et anticipent un basculement

dans la guerre. Mais ce sera pour en venir à une question

centrale qui est la suivante : comment alors être un militaire et

préparer à la guerre moderne une armée dont les soldats, massivement, et le

gouvernement, avec constance, sont pacifiques dans le cadre européen ?

L’Armée Nouvelle de Jaurès, par la place importante faite à

l’avenir des officiers, pose cette question très directement,

comme Lyautey vingt ans auparavant dans son Rôle social de l’officier3.

Et justement, au-delà des vagues de réforme lancées par le

pouvoir civil, il nous encourage à interroger réellement le

défi de préparer la guerre de masse au sein d’une société qui

s’ancre dans la paix européenne décennies après décennies,

malgré des crises et la conquête coloniale.

On en viendra ainsi, dans un second temps, à la nécessité pour

les militaires du temps de paix d’entretenir la capacité des

Français à faire face à un conflit en tenant compte, au sein

des anticipations, de la violence d’une guerre en mutation.

Quels liens avec le bellicisme ou le nationalisme

entretiennent certaines notions centrales de la culture

militaire du temps comme l’enthousiasme, le sacrifice

héroïque, la foi en la victoire ? Que signifiaient ces mots

avant 1914 ? Avant les guerres du XXe siècle ? Leur sens nous

échappe souvent aujourd’hui, sans être pour autant étranger,

3 Lyautey, (maréchal), Le rôle social de l’officier, Paris, Albatros, 1891, rééd.1984.

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loin de là, aux représentations des officiers de nos armées

contemporaines.

On proposera en conclusion quelques pistes sur le terme de la

période et le déclenchement de la guerre. Malgré les

stéréotypes encore vivaces de la « fleur au fusil » et de la

Revanche, on sait beaucoup de choses sûres aujourd’hui sur ce

basculement, mais une part de son mystère reste néanmoins

entière.

Préparer la guerre : de la crise des certitudes à l’offensive

à outrance

Préparer la guerre avant 1914. C’est un objet central de nos

recherches, depuis la thèse, à partir du relèvement de l’armée

française et de l’installation progressive du régime

républicain4. Tout au long de la période, et jusqu’en 1914,

l’armée est rivée à un défi principal (malgré la conquête

coloniale qui n’est pas sans rapport avec lui) : préparer un

conflit en Europe c’est-à-dire, au fond, faire face à l’armée

allemande. Ce défi justifie la rénovation progressive des

structures de l’armée, il justifie les moyens considérables

dont elle est dotée, les fortifications, la recherche de ses

ingénieurs, la reconstruction d’une doctrine capable de

rivaliser avec celle de l’ennemi. Il s’agit, au début, à la

fois de laver l’affront de 1870 et de pouvoir faire face à une

nouvelle invasion.

4 On se permet de renvoyer ici à Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. L’arméefrançaise et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Indes Savantes, 2013.

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Mais dès les années 1890 et surtout le nouveau siècle,

s’approfondit la confiance dans la supériorité française en

cas de conflit, s’instaure une approche de l’affrontement dans

laquelle les Français mèneraient la guerre, sans la subir.

D’« affronter » l’armée allemande, on en est venu résolument à

« vaincre » l’armée allemande. En 1900, la confiance de

l’armée est fondée sur les moyens dont elle dispose (son

fameux 75, ses cadres, ses soldats) et sur sa cohésion

doctrinale, à l’échelle d’une institution massifiée par le

service de 3 ans de 1889.

La crise des certitudes (1902-1911)

On pourrait s’étonner de lire une description si positive de

l’armée française de cette époque. Celle-ci évoque en effet,

et d’abord, des images assez négatives : « l’arche sainte »

décrite par Raoul Girardet5 est bien loin lorsque surviennent

l’Affaire Dreyfus et l’Affaire des Fiches, la crise des

inventaires, la répression sociale, ou encore lorsqu’est

dénoncée avec véhémence la routine écrasante et débilitante

des casernes. Mais on ne reviendra pas ici sur cette grande

décennie de crise politique (1894-1906) qu’on pourrait

qualifier de « crise de maturité de l’armée républicaine »,

après 25 ans de reconstruction. Elle atteint profondément le

moral des officiers et a été l’objet de nombreux travaux6. Elle5 Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998,p. 121.6 Voir notamment André Bach, L’armée de Dreyfus. Une histoire politique de l’armée françaisede Charle X à « l’Affaire », Paris, 2004, et Olivier Forcade, Éric Duhamel, PhilippeVial (dir.), Militaires en République, 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique enFrance, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.

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n’est qu’indirectement liée à la guerre future. Surtout, il

faut en venir à une crise moins perceptible hors de l’armée,

mais qui la travaille en profondeur, celle des certitudes

quant à son avenir et à celui de la guerre. À ce chapitre, on

peut dessiner grossièrement trois champs de tension principaux

entre 1905 et 1911.

La première dimension relève des anticipations de la guerre

future ou plutôt de la bataille future. L’appréhension rénovée

du combat et de la bataille hérités des années 1890 subit lors

de la seconde guerre anglo-Boers (1899-1902) un premier

ébranlement changé en crise ouverte des anticipations par la

guerre russo-japonaise en Mandchourie (1904-1905). Le feu des

armes modernes menace la capacité des armées à manœuvrer et

surtout à remporter rapidement une victoire décisive. Celle

des Japonais en Mandchourie n’a rien d’éclatant en effet. Elle

est arrachée dans des tranchées, au terme d’interminables

batailles aussi meurtrières qu’indécises. Heureusement pour le

Japon, exsangue, la Flotte russe fut anéantie dans le détroit

de Tsoushima. Ce désastre naval est d’une telle ampleur qu’il

provoqua la fin du conflit en confirmant, aux yeux longtemps

incrédules du pouvoir tsariste, les succès terrestres bien

réels de l’armée nippone.

Mais les observateurs militaires occidentaux, très nombreux

sur place, se trouvèrent au retour face à un problème. La

bataille décisive, pièce majeure de l’imaginaire militaire

occidental, resta un but ardemment recherché mais jamais

atteint au cours de la campagne terrestre, même lors de son

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ultime paroxysme, la bataille de Moukden, où s’affrontèrent

près d’un demi-million d’hommes. En France, les observateurs

échouèrent à contrôler l’impact déstabilisateur dans les rangs

de l’armée de ce conflit qui fut le plus important de

l’époque. Dès 1905, il fut l’objet de très nombreuses

recherches et donna naissance à d’interminables débats

militaires. Notons au passage que la fragilisation de l’unité

doctrinale qu’ils entraînèrent dans les milieux militaires fut

peut-être salutaire pour l’armée pendant la Grande Guerre,

lorsqu’elle fut contrainte, après des mois d’échec, à remettre

en cause les paradigmes fondamentaux de son approche du

combat7.

La fragilisation des certitudes militaires touche ensuite à la

stratégie française face à un contexte qui évolue au début du

nouveau siècle. Aux mutations possibles du combat, qui

relèvent de la tactique, vient s’ajouter le doute concernant

la conduite de la guerre : dès 1904 on sait que l’Allemagne

envisage d’attaquer par le nord (par la Belgique), mais les

plans stratégiques, en France, ne le reflètent pas avant le

plan XVI de 19118. Un dernier essai a lieu cette année-là, sous

l’impulsion du général Michel, pour équilibrer attaque et

défense face à la menace d’une frontière béante au nord. Puis

on aboutit au plan XVII (1913-1914), porté par Joffre (auquel

7 Michel Goya, La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne 1914-1918, Paris,Tallandier, 2004.8 Voir Robert A. Doughty, « France », in Richard Hamilton, Holger Herwig(dir.), War Planning 1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p.143-174.

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on interdit tout mouvement offensif initial en Belgique) et

tout le mouvement, à la fois tactique et stratégique, de

« l’offensive à outrance ».

Enfin, l’armée française fait face à un troisième champ

d’incertitude, celui de commandement et de l’instruction des

conscrits. C’est une dimension fondamentale, qui explique

largement que le projet de Joffre (et les théories du colonel

de Grandmaison ou du général Foch qui le sous-tendent

globalement) ait reçu un accueil si favorable dans les

casernes et les écoles militaires.

La massification des armées, dans les années 1890, soulève

ainsi de vastes débats liés d’abord au commandement : comment

conduire au combat des masses de conscrits qui, à la

mobilisation, viendront « noyer » sous le nombre des unités de

temps de paix déjà mal encadrées ? Autre aspect, que se

passera-t-il lorsque seront confrontés à la guerre ces civils

qui vivent à l’abri de la guerre depuis des décennies ?

Obéiront-ils ? Sauront-ils manœuvrer, se conduire en soldats ?

L’armée française dispose-t-elle dans ses annales, en

remontant même à la Révolution chère à Jaurès, d’une

expérience comparable, concernant des effectifs aussi

considérables ? La « guerre moderne » est ainsi, d’abord, une

guerre de masse. En outre, comment conduire la bataille et

exploiter les vertus de l’exemplarité de l’officier si, comme

en Mandchourie, le feu des armes modernes entraîne

l’éparpillement des soldats sur le terrain et parfois, selon

l’expression militaire, la « rupture des liens tactiques »

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c’est-à-dire la perte de contact entre troupes, officiers et

sous-officiers transmettant encore leurs ordres à la voix ?

Cette mutation des représentations de l’univers combattant

apparaît à plusieurs reprises dans l’Armée nouvelle, ce qui

montre bien sa sensibilité dans les rangs militaires, au moins

parmi les élites intellectuelles fréquentées par le tribun

socialiste9. L’armée rejoint là d’autres institutions

(entreprises, partis, écoles) confrontées aux masses, aux

« foules10 », et à leur structuration accélérées dans les

années 1890. Comment imposer l’obéissance ? Faut-il réprimer

l’initiative ou au contraire la favoriser (pour la contrôler,

l’orienter) ?

À ce débat difficile sur le commandement, s’ajoute à partir de

1905 (vote du service court de 2 ans) une crise de

l’instruction. Elle relève alors aussi de la psychologie

naissante mais cette fois d’avantage de la pédagogie. Comment

apprendre la guerre à des conscrits de plus en plus nombreux,

hétérogènes (service universel égalitaire), tout en disposant

de moins de temps encore que par le passé ? Ajoutons que ces

soldats sont des citoyens, qu’on peut espérer les motiver pour

la défense de leur pays, de leur droit ou de la démocratie.

Mais il y a là un espoir qui se résume le plus souvent, dans

9 Voir les actes du colloque du centenaire cité précédement et GillesCandar, Christophe Prochasson, « Jaurès et le milieu des officiersrépublicains », in « Jaurès et la défense nationale », Cahier Jaurès, 3, 1993,p. 63-79.10 Le succès d’estime des théories de Gustave Lebon dans les milieuxmilitaires n’étonnera pas à ce titre, même s’il fait plus souvent office defaire-valoir que de méthode d’instruction. Voir Benoît Marpeau, Gustave LeBon. Parcours d’un intellectuel, 1841-1931, Paris, CNRS Éd., 2000.

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les rangs militaires, au mot sacralisé de « Patrie », inscrit

sur les murs des salles d’exercices et des chambrées. Les

Français entendent-ils encore leur engagement dans ce sens

traditionnel, qui semble s’affaiblir avec le nouveau siècle ?

De cette crise professionnelle des soldats de métiers au cours

de la période 1905-1911, comment en est-on arrivé aux

audacieux projets offensifs du généralissime en 1913 ?

L’offensive à outrance (1906-1914) : l’impasse et le « retour aux fondamentaux »

Tous les plans tablaient sur la capacité de l’armée française

à manœuvrer sur son sol et aux frontières, grâce notamment à

son réseau ferré. Mais une conception de plus en plus violente

et brève de la bataille s’était imposée entre 1906 et 1911

(n’oublions pas qu’on pensait alors la guerre comme une grande

bataille de quelques jours, ou comme plusieurs engagements

décisifs s’étalant sur quelques semaines au plus). Plus la

guerre future est brève et violente, plus la nécessité de

l’offensive est grande pour prendre l’avantage. Ne pas subir

et attaquer d’emblée, fut-ce par le terrain difficile de la

Lorraine, permettrait de prendre l’ennemi de vitesse, de

porter la guerre sur son sol et d’éviter les destructions de

la guerre précédente et l’invasion. À la veille de 1914, c’est

une option que l’on sait ou que l’on suppose, parmi les chefs

de l’armée française, avoir la faveur du généralissime dont

les pouvoirs ont été étendus. Les dévastations apportées par

la guerre dans les Balkans, en 1912-1913, confortent

puissamment cette volonté de ne pas « recevoir » l’assaut de

l’ennemi mais de le précéder. Il restait à presser les Russes

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d’attaquer aussi au plus vite, ce qui est l’objet d’une

intense activité politique, diplomatique et militaire qu’a

étudiée Gerd Krumeich11. C’est, en somme, le projet que le

généralissime Joffre se donne la possibilité d’appliquer le

moment venu.

Sur le plan du commandement, à l’approche de la Grande Guerre,

l’armée évolue ainsi au sein d’un champ intellectuel

extrêmement riche12, même s’il s’agit, dans l’armée, d’un front

pionnier qui concerne quelques dizaines ou centaines

d’officiers. Comme le souligne la principale étude sur le

sujet dans la Grande Guerre13, face aux incertitudes de

l’obéissance passive, un certain Paul Simon enseigne dans les

années 1900 aux élèves de Saint-Cyr les vertus appliquées de

l’initiative, d’autres écrivent des traités la valorisant ou

se déclarent en sa faveur, jusqu’à l’Ecole Supérieur de

Guerre. Mais ces approches « modernes » du commandement

peinent à toucher la masse des officiers engagés dans la

carrière (dont la moitié n’a pas fréquenté d’école

d’officier), souvent peu attirés par l’étude et,

naturellement, par la remise en question de leurs acquis.

Concernant l’instruction, à ce qui relève de plus en plus

(bien que depuis longtemps pour certains) d’un travail

d’éducation, qui signifie la transmission du savoir militaire

11 Gerd Krumeich, Armaments and Politics in France on the Eve of the First World War. TheIntroduction of Three-Years Conscription 1913-1914, Leamington Spa, Berg, 1984.12 Yves Cohen, Le siècle des Chefs, Paris, Amsterdam, 2013, p. 165-184 notamment.13 Emmanuel Saint-Fuscien, À vos Ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de laGrande Guerre, Paris, EHESS, 2011.

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et l’éclairage des enjeux du combat moderne, nombre

d’officiers préfèrent renoncer, plus ou moins consciemment,

même après le rétablissement du service de trois ans en 1913.

Se fiant un peu paresseusement aux qualités attendues d’une

puissante armée d’active (composée de soldats plus jeunes

supposés plus malléables), et sans manquer ouvertement à leurs

obligations professionnelles puisqu’on y consent au plus haut

niveau de l’armée, ils s’en remettent à la sécurité d’un autre

pratique d’instruction qui pourrait, plus sûrement, faire ses

preuves sur les champs de batailles du futur : le

conditionnement et l’automatisme.

La « posture » offensive systématique, au seuil de la guerre,

est aussi porteuse d’une charge positive, il ne s’agit pas

seulement de l’expression d’un rejet de la modernité, alors

que sortent des cadres les anciens de la guerre de 1870. Au

contraire, elle représente pour de nombreux officiers une

manière d’appréhender la modernité, de la dominer en opérant

une sorte de « retours aux fondamentaux » relativisant les

enjeux exacerbés d’une guerre industrielle et de masse en

Europe. C’est une façon de faire face à l’inconnu à partir

d’éléments connus. Si l’offensive frontale « par défaut » doit

être prescrite aux lieutenants, aux capitaines, comme aux

colonels, si elle apparaît comme la meilleure manière de faire

la guerre, c’est ainsi parce qu’elle est jugée par beaucoup

comme la plus française, d’abord : on glorifie les soldats de

Jemmaps et surtout ceux de Malakof, vainqueurs d’une terrible

guerre de siège qui n’est pas sans ressemblance avec les

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champs de bataille contemporains. L’offensive n’est-elle pas,

en outre, la clé de la victoire des Allemands de 1870 ?

L’histoire montre qu’ils furent vainqueurs à Woerth-

Frœschwiller, Spicheren ou Saint-Privat en risquant souvent

très gros, dans des batailles déclenchées depuis le terrain,

sans ordre du stratège, et surtout sans « soucis des

pertes »14. Enfin, elle semble la plus à même de doter

l’infanterie d’une unité de doctrine minimale, associée à un

emploi des batteries de 75 tout aussi téméraire et sidérant

pour l’ennemi.

En prenant du recul par rapport à cette période d’avant-

guerre, on voudrait à présent en venir au second volet de

notre propos, qui a trait aussi bien aux représentations du

temps qu’aux nôtres, un siècle plus tard.

II ANTICIPER LA VIOLENCE DE GUERRE, ANCRER LA VICTOIRE DANS LE

TEMPS DE PAIX

« L’offensive à outrance », aussi frappante et radicale

qu’elle nous paraisse, mérite mieux qu’une caricature. Elle

paraît violente et sommaire en effet (au-delà de ses résultats

désastreux dont nous devons faire abstraction). C’est une

doctrine de guerre volontairement audacieuse et provocante,

agressive. Doit-on pour autant penser que l’armée d’une

société aussi riche et avancée culturellement réduirait ainsi

la guerre à une mêlée confuse, sans plus y réfléchir ? Sans

envisager le carnage ou même, simplement, la défaite qui14 Roth (François), La guerre de 70, Paris, Fayard, 1990, p. 49-119.

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pourrait résulter de son parti pris ? L’aurait-on cru à

l’époque, en France ou en Allemagne ? Oui et non. Certes, on

peut s’étonner d’un argument tel que celui-ci, par exemple,

pour justifier la posture offensive : « En réalité – et il

serait facile de montrer qu’il en a toujours été ainsi — la

sûreté d’une troupe dans l’attaque est basée sur ce fait : un

homme qu’on tient à la gorge et qui est occupé à parer les

coups ne peut pas vous attaquer de flanc ou par derrière.

[...] La valeur de la méthode dépend de la rapidité avec

laquelle vous lui sautez à la gorge et de la solidité de votre

étreinte15. » On le doit au fameux colonel de Grandmaison, qui

porte trop souvent seul le fardeau de la dérive doctrinale

française de l’avant-guerre 1914 mais l’exprima avec un talent

singulier. Le simplisme, sans doute, est ici frappant, de même

qu’une forme de « crânerie » militaire à laquelle on

reviendra. Mais concernant l’offensive à outrance, on ne doit

pas négliger d’ajouter la violence, qui est peut-être encore

plus éclatante. Sauter à la gorge de l’ennemi, immédiatement,

sans autre souci que l’abattre, immédiatement, il y a là une

escrime qui peut manquer de panache ou de subtilité pour

figurer le combat de l’infanterie et de l’artillerie. Le

succès, dans les rangs militaire, du mouvement et du « ton »

que lança Grandmaison, malgré son approximation (historique

notamment), montre que l’armée n’envisageait plus alors une

défaite comme possible et à quel point elle anticipait

l’extrême violence d’une guerre en Europe. La question était,

15 Colonel Grandmaison, Deux Conférences faites aux officiers de l’état-major de l’armée (février1911), Paris, Berger-Levrault, 1911, p. 27.

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Texte à paraître dans la publication aux éditions Privat des actes duColloque « Jaurès pacifique et pacifiste   », Castres, 8-9 novembre 2013

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avant guerre : comment s’y préparer et y préparer les

Français. Comment confronter l’univers des conscrits à cette

violence du champ de bataille moderne (sans doute

incomparable) en vue non seulement de combattre, mais de

vaincre ?

L’enthousiasme

Un premier moyen réside dans l’idée d’enthousiasme. Non pas

celui, qui fascine nos contemporains et que l’on sait

largement imaginaire, des mobilisés de 1914, dans les gares et

les rues de France. Il s’agit au contraire de l’enthousiasme

du temps de paix, que ces mobilisés ont appris, mimé et

assimilé dans les casernes ou sur les terrains de manœuvre

dans les années 1890 et 1900. C’est l’exaltation que les

officiers attendent des soldats au moment de mettre la

baïonnette au canon et de charger.

Cet enthousiasme-là n’a pas été inventé à la veille de la

Grande Guerre et n’a rien à voir avec le bellicisme ou

l’aveuglement militaire. Il s’inscrit profondément dans la

culture de l’armée républicaine du temps de paix, il est

inséparable dans l’armée de la discipline que les soldats ont

durement acquise, même imparfaitement, dans l’accomplissement

de marches harassantes et sans autre objet qu’elles-mêmes,

dans la soumission aux brimades, aux ordres ou aux

intempéries16. Dans les casernes, sur les champs de manœuvre,

on vante le « cœur » du troupier français comme on stimule son16 Voir Odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin duXIXe siècle, Paris, Belin, 2000 et le stimulant essai de Alain Ehrenberg, Lecorps militaire, politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983.

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« en avant », son allant. « Bons soldats », les fantassins

français seraient, au « moment suprême », à la hauteur de la

Furia francese qui est bien connue en Europe.

Les soldats russes de Mandchourie, le plus souvent débordés

dans leurs tranchées à cause de l’incurie de leur

commandement, surent faire preuve, aux yeux des Français, de

cet enthousiasme ultime de la charge en terrain ouvert,

jusqu’au corps-à-corps. Souvent très meurtrières face aux

mitrailleuses et aux fusils nippons, ces actions d’éclat

permirent plusieurs fois le repli du gros des troupes et

maintinrent l’ennemi en haleine, l’empêchant de poursuivre et

de vaincre. Il démontrait, pour l’observateur français, la

valeur intacte du soldat russe et le fourvoiement total de ses

chefs dans une approche défensive du combat voué à l’échec.

L’étymologie du mot enthousiasme indique une exaltation de

l’esprit mettant l’individu entre les mains de Dieu. Si on le

considère comme une nécessité pour combattre (et non seulement

en France), c’est qu’il constitue un moyen concret d’anticiper

et de faire face à la violence du champ de bataille dès le

temps de paix. S’il signifie remettre sa vie entre les mains

de Dieu, renoncer instantanément aux secours de

l’intelligence, cet enthousiasme militaire presque routinier,

« fonctionnel », est naturellement lié à la mort. Là encore,

on ne prépare pas au combat en ignorant sa principale action,

produire la peur, et sa principale conséquence concrète, la

blessure, la mort.

Or, on a vu que les plus éclairés des officiers de l’armée

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française avaient perçu l’accroissement ou au moins la

mutation de cette violence mortelle. Le champ de bataille

immense, noyé d’obus et de balles, la mort à grande

distance et, à l’échelle tactique, les pertes massives : il

faudra aux civils de la veille beaucoup d’inconscience pour

s’y jeter, et sans doute un premier aguerrissement pour

apprendre à y manœuvrer.

L’héroïsation du sacrifice et la foi en la victoire nécessaires pour combattre

Les officiers sont exhortés à ne pas perdre de vue cette

menace de mort qui, dans leur écrasante majorité, les concerne

directement (physiquement). Au cœur de leur métier du temps de

guerre, elle doit rester familière, au prix parfois,

paradoxalement, d’un déni rassurant. Citons une fois encore

Grandmaison et une remarque qu’il formula devant un parterre

d’officiers de haut rang en 1911, à propos de la « notion de

sûreté » mais surtout de ce moment délicat de la prise de

contact avec l’ennemi (qui sera pour tous les officiers de

contact à l’exclusion des coloniaux un baptême du feu) :

On a un peu honte d’être obligé de s’expliquer

si longuement sur des choses aussi évidentes.

Les anciens, ceux de Rivoli et ceux d’Iéna,

n’auraient certainement pas compris.

Ceux de Magenta non plus, eux qui n’avaient pas

pensé à se faire un front défensif sur le canal

pendant que Mac-Mahon faisait le tour. Ils ont

passé leur journée à se faire tuer, tout

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bonnement, en attaquant avec acharnement le

Ponte Vecchio ; réalisant ainsi la plus haute

conception de la sûreté bien innocemment. Les

Autrichiens étaient de l’autre côté de l’eau ;

personne chez nous n’avait l’idée qu’on pût

voir un Autrichien sans sauter dessus17.

La valorisation de cette « crânerie » militaire et du mépris

de la mort, leur inscription dans un temps long qui fait

tellement défaut aux officiers de 1900 constituent des

ressorts fondamentaux de la « nouvelle » doctrine offensive.

Leurs pendants sont le mépris de la « sûreté », concept

moderne dénué de sens et jugé illusoire au combat, mais aussi

l’opposition de principe au camouflage ou à la tranchée18.

On ne s’étonnera donc pas que l’héroïsation du sacrifice au

combat soit aussi placée au cœur de la préparation du soldat

et de son édification de temps de paix. « Si vis pacem, para

bellum », « si tu veux la paix, prépare la guerre ». La

sentence justifie généralement aux yeux des civils l’existence

des armées sur le pied de paix. Voici la lecture étonnante

qu’en donne l’un de ces officiers « éclairés » en 1909 :

« N’en déplaise aux apôtres du pacifisme, le vieil adage latin

est toujours de mise : si vis pacem, para bellum. À celui-là

seul la victoire est assurée, qui aura d’avance fait le17 Colonel de Grandmaison, Deux Conférences, op. cit., p. 28.18 Cette approche frontale de la violence du combat entraînera ladisparition de très nombreux d’officiers dès l’entrée en guerre ; d’autreseront contraints d’accepter leur incapacité à faire leur métier dans lesconditions nouvelles (sensorielles et techniques) du combat. Voir DamienBaldin, Emmanuel Saint-Fuscien, Charleroi, 21-23 août 1914, Paris, Tallandier,2012, p. 132 et suiv.

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sacrifice de sa vie19. » L’officier, tirant les leçons de la

Mandchourie, affirme que la mort à la guerre doit rester, à la

conscience des Français du service militaire et même au-delà

(femmes et enfants), un horizon individuel et collectif.

Comment préparer au combat des soldats craignant la mort ?

Pour eux, plus que tous autres, l’épreuve sera rude : l’armée

allemande est la plus puissante du continent et ses moyens de

destructions écrasants, nul ne l’ignore.

Il faut ainsi noter que l’officier, dans sa lecture de l’adage

latin, ne place pas la « paix » au cœur de la préparation de

la guerre. Il parle de remporter la victoire. Il y a là un

trait essentiel : on ne fait pas la guerre pour se battre,

mais pour gagner. C’est une évidence, peut-être, mais qui est

très largement perdue de vue aujourd’hui au sujet des

militaires mais aussi des mobilisés de 1914. Elle est martelée

par les officiers de l’avant-guerre de 1914.

Aux incertitudes sur l’issue d’un conflit avec l’Allemagne,

l’armée oppose littéralement la foi en la victoire. La

victoire (ou la vie du combattant sur le champ de bataille)

sera donnée par Dieu (ou le sort) à ceux qui croiront le plus

en elle et donc en leur patrie. Telle est l’eschatologie qui

sous-tend la foi professée dans les casernes (et on rejoint là

l’enthousiasme évoqué précédemment) : elle est essentielle au

fonctionnement de l’armée, à son action même. C’est un outil

tactique, si l’on veut, bien davantage qu’un trait politique

19 Lieutenant-colonel Bardonnaut, Du Yalou à Liao-yang, études sur la guerre russo-japonaise, préf. général Langlois, Paris, Berger-Levrault, 1908, p. 172-175.

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caractérisant l’institution. Le corps des officiers, en effet,

est largement sécularisé dans sa masse depuis des décennies,

malgré d’intermittente crises cléricales dans l’armée dont la

nature, essentiellement politique, est sans réel rapport avec

la foi individuelle et même les pratiques religieuses réelles

des officiers20.

En conclusion, comment comprendre la résolution des mobilisés

de 1914 et de leur famille, sans même évoquer la suite, sans

peser leur consentement à une préparation concrète

(particulièrement lourde) à l’éventualité d’une guerre ?

L’hypothèse d’un conflit franco-allemand n’a jamais vraiment

été levée dans la société française de la Belle Époque. Son

armée extrêmement étendue, même malmenée ou dévouée à la

conquête coloniale, en est la preuve concrète. Mais l’anticipation

d’un conflit franco-allemand a pu susciter chez certains

l’engagement pacifiste, chez d’autres (plus nombreux sans

doute) l’indifférence, pacifique ou non. Cela n’empêche

nullement que la guerre et plus encore sa violence était

maintenues au cœur de l’imaginaire et de la vie des hommes du

temps de paix avant 1914. C’était le rôle de l’armée et

l’armée, à l’époque, était partout et l’affaire de tous. La

soumission massive et non démentie des Français à ce qu’Annie

Crépin a appelé le « devoir de défense » montre que c’était

aussi celui de chaque citoyen.

20 William Serman, Les officiers français dans la nation, op. cit., p. 85-92.

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La société française du temps de paix, aussi pacifique qu’elle

ait été globalement en 1914, a non seulement toléré mais

entretenu chez des millions d’hommes une forme « d’ardeur

guerrière pacifique » dont l’armée était le creuset. Cet

oxymore interroge la valeur de la notion politique de

bellicisme pour rendre compte du rapport militaire à la guerre

dans le temps de paix : la guerre, en tant que phénomène

humain, n’était pas exclue de l’horizon du continent européen

et de la masse de ses habitants, on s’y préparait et c’est

dans ce cadre que les militaires en dessinaient les contours,

technologiques et culturels, dans l’attente du « grand jour »,

certes, mais conscients pour la plupart du risque d’en perdre

le contrôle sous l’effet conjugué de la massification des

armées et du progrès industriel. La guerre européenne

anticipée, la guerre en mutation, dans la France des années

1900, posait ainsi surtout problème aux militaires, bien

qu’ils s’en soient défendus et l’ait attendue parfois comme

une libération.

Jaurès est bien celui qui l’avait senti et compris : d’abord

parce qu’elle était déléguée, en tant que question technique,

au monde clos des militaires ce qui heurtait sa conception de

la démocratie moderne. Ensuite, parce que des décennies de

paix n’avaient guère affaibli la probabilité qu’elle

réapparaisse. Non sans contradiction, il pensait « la suite »,

c’est-à-dire la manière de faire que la guerre ne soit plus

une opportunité de « gagner » quelque chose. Il voulait abolir

l’idée de victoire qui donnait, pour ses contemporains comme

pour les militaires, une légitimité entière et plus encore un

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sens élevé à la lutte armée.

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