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Revue de sciences sociales et humaines 18 | 2013 : Temporalités de la recherche Le « je suis débordé » de l’enseignant-chercheur Petite mécanique des pressions et ajustements temporels The University researcher’s “I’m over my head”. The ins and outs of temporal pressures and adjustments El "estoy saturado de trabajo” del académico. Esbozo de la mecánica de presiones y ajustes temporales NAWEL AÏT ALI ET JEAN-PIERRE ROUCH Résumés Français English Español Chez les enseignants-chercheurs (EC), la faible proportion des temps-cadres institutionnels, la grande diversité des types d’activités et la porosité des frontières entre travail et hors travail imprègnent leurs pratiques professionnelles d’une grande labilité, d’une forte individualisation et de formes d’autonomie dans la construction de leur emploi du temps. Cette fluidité des temps dans l’organisation de leur travail s’accompagne pourtant chez les EC de toute une rhétorique du débordement et de la pression temporelle. Ce « je suis débordé » est mis ici en relation avec le nécessaire travail de co-construction de leurs articulations temporelles. Dans ce travail invisible de configuration et d’arbitrage entre activités, l’article repère quatre foyers de tensions potentielles. Le premier réside dans l’intrication d'activités professionnelles et/ou non professionnelles de natures et de temporalités multiples. Le deuxième se situe dans la discontinuité d’activités, en contradiction avec des projections personnelles harmonisatrices. Le troisième concerne l’imbrication d’échelles de temporalités multiples et parfois concurrentes. Un dernier foyer de tensions est ouvert par les évolutions des logiques institutionnelles qui génèrent un décalage entre des représentations personnelles du métier d'EC et la progression d'injonctions de productivité, de rentabilité et d'immédiateté. L’article s’attarde ensuite sur les tactiques mobilisées par les EC pour tenter d’au moins prévenir l’actualisation de ces tensions en pressions temporelles : redécoupage des frontières entre activités, mise en place de divers micro-rituels de stabilisation du flux temporel, travail de recatégorisation des activités, temporisation, détournement ou cantonnement des temps contraints. Enfin l'article revient sur quelques enjeux ou prolongements possibles de l'idée que le rapport aux temps des EC peut être considéré moins comme un temps-cadre que comme un temps- activité This article explores how academics (i.e university teachers and researchers in the French public sector) elaborate their timetables, dealing with their various temporalities, including the specific temporal order of the academic world. It argues that considering the diversity of professional activities and the very few existing rules for time regulation (i.e time frames), their professional practices tend to be characterized by a high level of mutability, individualization and autonomy. Another feature of that professional background would be the complex distinction and porosity between work and off-work times. Le « je suis débordé » de l’enseignant-chercheur http://temporalites.revues.org/2632 1 sur 23 23/12/2013 19:30

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Revue de sciences sociales et humaines

18 | 2013 :Temporalités de la recherche

Le « je suis débordé » del’enseignant-chercheurPetite mécanique des pressions et ajustements temporels

The University researcher’s “I’m over my head”. The ins and outs of temporal pressures and adjustments

El "estoy saturado de trabajo” del académico. Esbozo de la mecánica de presiones y ajustes temporales

NAWEL AÏT ALI ET JEAN-PIERRE ROUCH

Résumés

Français English EspañolChez les enseignants-chercheurs (EC), la faible proportion des temps-cadres institutionnels, lagrande diversité des types d’activités et la porosité des frontières entre travail et hors travailimprègnent leurs pratiques professionnelles d’une grande labilité, d’une forte individualisationet de formes d’autonomie dans la construction de leur emploi du temps. Cette fluidité destemps dans l’organisation de leur travail s’accompagne pourtant chez les EC de toute unerhétorique du débordement et de la pression temporelle. Ce « je suis débordé » est mis ici enrelation avec le nécessaire travail de co-construction de leurs articulations temporelles. Dansce travail invisible de configuration et d’arbitrage entre activités, l’article repère quatre foyersde tensions potentielles.Le premier réside dans l’intrication d'activités professionnelles et/ou non professionnelles denatures et de temporalités multiples. Le deuxième se situe dans la discontinuité d’activités, encontradiction avec des projections personnelles harmonisatrices. Le troisième concernel’imbrication d’échelles de temporalités multiples et parfois concurrentes. Un dernier foyer detensions est ouvert par les évolutions des logiques institutionnelles qui génèrent un décalageentre des représentations personnelles du métier d'EC et la progression d'injonctions deproductivité, de rentabilité et d'immédiateté.L’article s’attarde ensuite sur les tactiques mobilisées par les EC pour tenter d’au moinsprévenir l’actualisation de ces tensions en pressions temporelles : redécoupage des frontièresentre activités, mise en place de divers micro-rituels de stabilisation du flux temporel, travailde recatégorisation des activités, temporisation, détournement ou cantonnement des tempscontraints.Enfin l'article revient sur quelques enjeux ou prolongements possibles de l'idée que le rapportaux temps des EC peut être considéré moins comme un temps-cadre que comme un temps-activité

This article explores how academics (i.e university teachers and researchers in the Frenchpublic sector) elaborate their timetables, dealing with their various temporalities, including thespecific temporal order of the academic world. It argues that considering the diversity ofprofessional activities and the very few existing rules for time regulation (i.e time frames),their professional practices tend to be characterized by a high level of mutability,individualization and autonomy. Another feature of that professional background would be thecomplex distinction and porosity between work and off-work times.

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Nevertheless, academics may easily complain about being overloaded and subject to timepressures. The rather common "I am over my head" expression must be seen here in relationto the necessary task of co-construction and reconciliation of their various temporalities.Analyzing this individual, everyday "invisible work" of scheduling reveals several forms of timetensions that we try here to identify and clarify. The first concerns the intrication ofprofessional and non-professional times. The second is located in the multiple discontinuitiesof activities. The third concerns the interweaving of different, and sometimes conflicting, levelsof temporalities. The last one is activated by the different reforms that try to transform theprofessional frameworks.Academics tend then to develop some tactics or “temporal tricks” to prevent those tensionsfrom turning into pressure, such as boundary building or changes, “routinized” time practicesand assumed “multi-tasking", re-categorization of activities, re-directing and containment ofrequired times.The article concludes with some implications and stakes that consider time itself less as aframe than as an activity.

Entre los académicos, es decir entre los docentes-investigadores (DI), la baja proporción demarcos temporales institucionales, o tiempos-marco, la gran diversidad de tipos de actividad yla porosidad de las fronteras entre lo ocupacional y lo no-ocupacional, tiñen las prácticasprofesionales de una gran labilidad, de una fuerte individualización y de formas de autonomíaen la construcción de los empleos del tiempo. Sin embargo, los DI acompañan esta fluidez detoda una retorica de saturación, de sobrecarga y de presión temporal. En el artículo, este “estoy saturado” es puesto en relación con el necesario trabajo de co-construcción de lasarticulaciones temporales: ese trabajo invisible configuración y de arbitraje entre actividades.El texto identifica así cuatro focos de tensión potenciales.El primer foco reside en la imbricación de actividades profesionales y/o no-profesionales cuyanaturaleza y temporalidades son múltiples. El segundo se sitúa en la discontinuidad de lasactividades, en la contradicción que existe respecto a proyecciones personales armonizadoras.El tercero concierne el tejido de escalas de temporalidades, múltiples y a veces contrapuestas.Un último foco de tensiones se abre con las evoluciones relativas a las lógicas institucionales,que generan un desfase entre las representaciones personales del oficio de DI y las exigenciascrecientes de productividad, rentabilidad e inmediatez.Luego, el artículo aborda las tácticas movilizadas por los DI para intentar, al menos, prevenirla actualización de estas tensiones en presiones temporales: redefinición de las fronteras entreactividades, establecimiento de diversos micro-rituales de estabilización del flujo temporal,re-categorización de las actividades, temporización, desviación o limitación de los tiemposimpuestos.Por último, el articulo propone una relectura de algunos retos o extensiones posibles de la ideasegún la cual la relación a los tiempos de los DI puede considerarse más bien como un tiempo-actividad que como un tiempo-marco.

Entrées d’index

Index de mots-clés : temps sociaux, arrangements temporels, enseignant-chercheur,universitaire, pression temporelle, tactiquesIndex by keyword : social times, time arrangements, academics, time pressure, temporaltacticsIndice de palabras clave : ajustes temporales, tiempos-sociales, docente-investigador,académico, presión temporal, tácticas

Texte intégral

Introduction. L’agenda de l’enseignant-chercheur :

L’agenda professionnel des enseignants-chercheurs1 est traditionnellementempreint d’une double imprécision : une quantification peu claire des heures detravail d’une part, une grande diversité et variabilité dans la nature de tâchesfaiblement définies, d’autre part.

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Jusqu’en 2009, en effet, seul le service d’enseignement est quantifié. Il est soumis2

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à une exigence annuelle de « 128 heures de cours ou 192 heures de travaux dirigés ou288 heures de travaux pratiques ou toute combinaison équivalente en formationinitiale, continue ou à distance »2. Et ce calcul est d’ailleurs immédiatement pondérépar la possibilité de décharges ou d’heures complémentaires.

L’activité de recherche, de son côté, est supposée constituer « l’autre moitié » del’activité des EC, mais elle n’est ni expressément quantifiée, ni officiellementformalisée quant à ses contenus ou ses objectifs précis.

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Un troisième volet s’impose enfin, de manière officieuse puisqu’absent des texteset à plus faible degré de définition encore que les deux précédents. Il s’agit d’unensemble de tâches qui relèvent de la gestion pédagogique ou administrativetouchant à l’enseignement et/ou la recherche. Musselin (2008) énonce une séried’exemples de ces activités qui se développent et s’installent dans les emplois dutemps des EC sans visibilité institutionnelle, donc sans valorisation et sansreconnaissance : activités de négociation de stages et de contact avec de futursemployeurs d’étudiants, activités de conception et de gestion de cursus en ligne,préparation de conférences, négociation de contrats de recherche avec des acteurspublics et privés, etc. Nowotny, Scott et Gibbons (2001), entre autres, suggèrentqu’« il est attendu » que les enseignants-chercheurs effectuent de telles tâches,insistant ainsi sur le caractère implicite et flou de telles prescriptions.

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Un décret, puis un arrêté parus en 2009 tentent bien d’expliciter et de rendrevisible ce que les textes antérieurs laissaient dans l’ombre. Tout d’abord, ces deuxtextes poussent plus loin le calcul des services d’enseignement en convertissant pourla première fois une heure équivalent TD en heure de « travail effectif » selon unrapport de 4,2. L’unité de temps locale et spécifique de l’activité des EC se trouveainsi reliée à la fois symboliquement et mathématiquement à celle de l’ensemble desfonctionnaires d’État. Mais le texte introduit également la notion de « modulation deservice » qui implique un assouplissement et une individualisation de l’exigence des192 heures tout en venant se rajouter aux variations déjà possibles.

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L’arrêté prend également la peine d’établir un référentiel de tâches, lesreconnaissant ainsi officiellement, mais s’empresse aussitôt de lui attribuer uneportée indicative, en rappelant la latitude dont dispose chaque université à ce sujet.

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Quant à la recherche, ce sont (outre les différents moments de la carrière qui sontautant de moments d’évaluation) d’autres instances qui évaluent ce qui est attendude chaque EC : le CNRS mais aussi l’AERES3 ont construit ces dernières années desnormes qui inspirent aux intéressés des appréciations et résistances diverses4.

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Cet ensemble de constats, tant sur la faible proportion de temps-cadres et d’unelarge autodétermination de l’activité, que sur la nature si particulière et diverse dutravail universitaire, va dans le sens d’une grande hétérogénéité et, partant, d’uneforte individualisation des pratiques professionnelles des EC, avant mêmed’envisager la mise en œuvre concrète, le contenu réel, de leur travail. Et du mêmecoup, ils renforcent à notre sens la nécessité d’investir un espace de rechercheessentiel et relativement inédit et d’appréhender les soubassements temporels du« travail invisible » (Losego, 2004) des enseignants-chercheurs.

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Nous sommes dès lors conduits à l’examen d’un paradoxe ébauché parFave-Bonnet (2002) : celui d’un temps des EC qui serait « à la fois non contraint etsurchargé ». D’une manière qui semble de prime abord paradoxale, et parfois perçuecomme telle par des non-universitaires5 ou même souvent par les intéresséseux-mêmes, la fluidité de la géométrie des horaires s’accompagne, de la part des EC,de propos sur l’inflation du volume des tâches à accomplir, et de toute une rhétoriquedu débordement et de la pression temporelle.

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Le présent article se propose de ne pas rabattre trop rapidement ces déclarations nisur les effets d’une posture ou d’une présentation d’un soi professionnel, ni sur unsimple déficit de temps disponible, tout en prenant malgré tout au sérieux les ECquand ils disent être débordés. C’est que le « je suis débordé » de l’EC nous paraît

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Débordements et temps contraints

Les matériaux mobilisés pour cet article ont été recueillis au cours de diversesrecherches étalées dans le temps : thèse (Rouch, 1996), étude sur le passage à tempspartiel (Rouch, Luc, Robin, 2005), ANR sur les déconnexions volontaires chez les EC(Chaulet, Datchary, Luc, Rouch, ANR en cours), mémoire de M1 et M2 (Aït Ali,2012). Même si les problématiques pouvaient varier, les rapports aux temps y étaientcentraux, et les universitaires figuraient, au moins partiellement, dans les

devoir être mis d’abord en relation avec les modalités, la charge mentale et lesdifférentes tensions qu’implique pour lui le nécessaire travail de co-construction deses propres temporalités quotidiennes. Il s’agira ici d’aborder l’autre activité invisible- une méta-activité cette fois -, de ses arbitrages nécessaires, de ses hiérarchisationset articulations, du jeu de (re) qualification de ses activités, de ses négociations avecses autrui significatifs : autrement dit de la co-construction de son emploi du tempsqui imbrique des temporalités qui ne sont pas toutes professionnelles. En effet,cerner l’EC dans son rapport aux temps sera pour nous faire la sociologie de cetindividu temporalisé, équipé et assisté, ou contrarié, dans son travail d’articulation,par les dispositifs temporels qu’il sollicite et par les autres acteurs qui yinterviennent : les pairs et les autres acteurs universitaires avec lesquels il est eninteraction professionnelle, mais aussi les proches, nécessairement parties prenantesde son emploi du temps qui, potentiellement, imbrique si étroitement temps detravail et temps hors travail, activité publique et vie personnelle. Il s’agit d’ailleurs dene pas restreindre à un domaine particulier, mais au contraire d’appréhenderl’activité universitaire dans sa globalité pratique6 y compris hors de sesespaces-temps officiels, puisque qu’il est dans sa « nature » de les transgresser.

Plus spécifiquement ici, pour tenter de résoudre le paradoxe apparent dudébordement de l’EC - c’est-à-dire contribuer à éclairer en amont le travailuniversitaire à travers ses ressorts et ses agencements -, nous nous centrerons surson activité de co-construction de son emploi du temps en revisitant d’abord leconcept « de temps contraint ». Puis nous explorerons les foyers de tensions qui,chez les EC, la sous-tendent. Enfin, nous verrons quelles configurations tactiques ilsmettent en place pour éviter leur embrasement.

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Les particularités de l’agenda des EC telles que nous les avons explicitées : lafaiblesse des temps-cadres, la multiplicité des ordres de tâches et la nature del’engagement exigé, plaident effectivement pour une sociologie qui entre parl’individu7, tant celui-ci paraît ici agir comme un opérateur de cohérence (plus oumoins efficient, certes) de son emploi du temps. Pour autant, cette sociologie ne peutêtre celle d’une subjectivité radicale, purement déclarative, « insularisée » et sanscontrainte. La méthode double employée8 - c’est-à-dire à la fois les cahiers oufichiers-temps et les entretiens d’explicitation - permet d’éclairer les opérationseffectuées par les EC pour organiser le cours de leurs activités : arbitrages internesdécidant d’accorder une priorité à telle tâche par rapport à telle autre, adoption plusou moins durable et contextuelle de principes d’organisation (selon l’urgence, lesroutines, la nature ou les valeurs attribuées aux activités…) mais aussi négociationsavec les autrui significatifs professionnels et non professionnels, recours à destechnologies du temps plus ou moins sophistiquées : de la simple liste sur un post-ità l’agenda électronique. L’EC paraît en somme, comme d’autres travailleurs, certes,mais avec une labilité toute particulière, en négociation quasi-permanente avecsoi-même, autrui et les objets plus ou moins techniques et composites qui équipentdes situations de travail multilocalisées. On retrouve là le paradoxe signalé plus hautet amplifié ici : le rapport aux temps de l’EC paraît à la fois peu contraint par descadres et pourtant cristallisé en multiples temporalités contraintes.

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échantillons. Et si les méthodes de recueil de données ont évolué au fil du temps etdes terrains, elles visaient toutes à saisir la construction d’emplois du temps, etconsistaient systématiquement en un recueil des traces, préexistantes et/ouproduites pour l’occasion par l’enquêté : agendas, cahiers-temps (Rouch, 2006) oufichiers-temps (Aït Ali, 2012), remplis par les enquêtés eux-mêmes, plusoccasionnellement des captures automatiques d’écran (Chaulet, Rouch, 2013). Cesdonnées recueillies étaient, après analyse, obligatoirement suivies d’entretiensd’explicitation proches des entretiens d’auto-confrontation (Theureau, 2010), au plusprès d’une remise en situation.

Les temps contraints et leurs présupposés

Bien sûr, il y a des moments dont je peux te dire : c’est des moments detravail. Quand je saisis des notes de partiel… ou quand j’en surveille un,tiens… ou une démarche administrative bien plombante, je peux pasdire que je m’éclate. Mais dans l’ensemble… Tu vois, je reviens à la facaprès un week end et je discute avec une secrétaire (du département).J’ai bien cette conversation, parce qu’il faut bien, hein (rires) : « c’estcomme un lundi », ou « j’ai pris des vacances ». Pour le coup, ce sontvraiment des « sociabilités » (rires). Mais pour moi, ça ne veut pas diregrand-chose « vacances », « loisirs ». Mon métier, très souvent, c’est

Un examen critique de la notion de « temps contraint » peut nous permettre decommencer à dénouer ce paradoxe apparent. La sociologie des temps sociauxmobilise traditionnellement la formule comme un concept à faible définition,essentiellement un allant de soi. Pourtant, le caractère « contraint » de certainstemps, imposés par la nécessité, repose implicitement sur au moins deuxprésupposés (Luc, thèse en cours). Pour le premier : nos activités s’inscriraient dansdes cadres assez bien délimités que l’on appellerait « temps de l’activité X ». Pour lesecond : certains de ces cadres, de par leur nature ou leur organisation, seraientsimplement subis par des individus n’ayant que peu de prises - voire aucune dans latradition durkheimienne - sur le rapport que leur activité peut entretenir avec soncadre. En d’autres termes, les nécessités liées à de telles activités pourraient êtreconsidérées comme étant extérieures aux individus parce que hors du champ de leuremprise. Ce serait en principe vrai, a priori, pour les temps « naturels » etbiologiques, ces temps consacrés à « entretenir la machine humaine » (Dumontier,Shon, 1999), même si ce ne sont pas ceux qui sont le plus habituellement visés parune sociologie des temps sociaux. Mais c’est surtout énoncé pour des temps qui sontimposés extérieurement, comme sont supposés l’être le temps professionnel ou letemps scolaire et le temps consacré aux tâches ménagères. En cela, la plupart desétudes en font l’exact contraire du « temps de loisir »9. De fait, les deux notions,« temps contraint » et « temps de loisir », sont d’un emploi plus aisé et d’unedéfinition moins exigeante lorsque le temps est représenté comme un cadre,lui-même contraignant, à l’intérieur duquel vont pouvoir ou devoir se positionner desactivités clairement repérables.

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Mais que se passe-t-il lorsque la multiplication des activités et surtout le fait queles temps sociaux débordent les uns sur les autres amènent à revoir cette distinctionradicale entre travail et loisir, ou plus généralement entre temps contraint et « tempslibre » ? La notion traditionnelle de temps contraint devient d’un emploi plusdifficile, notamment lorsque la porosité des sphères d’activités incluant l’activitéprofessionnelle crée des zones d’indistinction, soit par la faiblesse des cadrestemporels, soit par la qualité, cognitive et affectuelle, de l’engagement dans l’activité.Comme c’est le cas pour les EC.

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A., MCF en Géographie :15

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aussi du loisir.

Une écologie des temps contraints

Les temps contraints objectifs recouvrent ce que l’on appelletraditionnellement des temps contraints. Ils se caractérisent par une doubleextériorité : ici, la contrainte est originellement et essentiellement extérieure àl’individu lui-même qui n’en est pas l’initiateur. Le temps contraint dès sonorigine relève d’une extériorité objective.

1.

La notion de temps contraints auto-prescrits permet de rompre avec l’idéequ’une contrainte temporelle est nécessairement exogène, de mesurer le degréde coproduction par l’individu de son rapport aux temps, de mettre enévidence des contraintes qui pour émaner de l’individu à qui elles s’appliquentensuite n’en sont pas moins actives et fortes. Une fois mis en œuvre, ces tempsacquièrent eux aussi une forme d’extériorité objective et peuvent avoir uneforce d’imposition au moins proche de celle d’un temps contraint objectif.

2.

À ces formes objectives ou objectivées de temps contraints, l’auteure ajoute les« temps contraints émiques » qui rendent compte des temps cette fois-ciressentis et exprimés comme contraints par les individus10. La distinction anotamment le mérite de signaler que le degré de contrainte -objective ouauto-prescrite- d’un temps ne préjuge pas de la manière dont il va être vécupar l’individu.

3.

En l’occurrence, nous comprendrons que si son activité professionnelle apparaît àA. comme un loisir, c’est surtout à mettre en relation avec la nature et l’intensité deson engagement affectif et cognitif.

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Pourtant, s’il est problématique de signaler des temps comme uniformémentcontraints, abandonner totalement la notion ou conserver sa définition implicitecourante serait tout autant s’éloigner trop de la réalité observable. Car lestemporalités des emplois du temps de nos enquêtés sont effectivement contraintes àdes degrés divers et de différentes manières. Luc (thèse en cours) est amené àdistinguer trois types de temps contraints, selon le statut de la contrainte engagée.

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Appliquée aux EC, la distinction permet d’éclairer un peu plus leurs temporalitésparadoxales. Si « rien »11 n’oblige un EC à surcharger son emploi du temps comptetenu des attentes explicites liées à son statut, il arrive malgré tout qu’il multiplie lestemps contraints auto-prescrits. « Je ne sais pas ce qui fait que je fais ça », nous ditD., (MCF, SIC) « en peu de temps, j’ai dit oui à la coordination d’une revue, à laresponsabilité d’un ouvrage collectif, alors que j’ai deux ANR en cours, mes nouveauxcours à écrire et que je viens de contribuer à la création d’une équipe de recherche.J’oubliais diverses communications que j’ai acceptées, loin d’ici, bien sûr (rires) ».

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Tout n’est évidemment pas auto-prescrit dans l’emploi du temps d’un EC, et ilarrive que des temps contraints objectifs eux-mêmes voient leur densité et leurniveau de contrainte se renforcer : « Avant, on écrivait les cours du SED12, point.Maintenant, on écrit les cours, on remplit des formulaires de droit de copie, on doitmettre des documents en ligne, des vidéos dont il faut s’assurer qu’elles respectent ledroit à l’image, animer des forums, organiser des tchats ou des classes virtuelles… »

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C’est d’ailleurs également ainsi qu’est souvent perçue l’évolution de la professionsur le versant de la recherche : celle d’une intensification des exigences de productionscientifique, par la multiplication des réformes et des instances d’évaluation,l’apparition de la distinction entre EC publiants et non-publiants et de ses normessous-jacentes (Melchior 2013).

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Mais chez nos enquêtés, lorsque l’on se donne pour objectif d’observer la21

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Foyers de tensions

Brouillage des sphères sociales

construction de leurs emplois du temps, de nombreux moments peuvent empruntertoute une terminologie du débordement, de la surcharge, du dépassement, de lanon-maîtrise, mais ce ne sont pas uniquement ou même principalement ceux quiparaissent immédiatement sous-tendus par un renforcement des exigencesinstitutionnelles. Ce sont plutôt de nombreux moments où les trois types de tempscontraints coexistent, entrent dans un équilibre particulier qui est d’abord à relier àtout un ensemble de foyers de tensions.

Chez les EC, la dimension problématique de leurs rapports aux temps vécus quel’on pourrait qualifier de dyschroniques13 (Alter, 2003), ou parfois dechronopathiques14 (Terssac, Tremblay, 2000), nous suggère l’identification de quatrefoyers de tensions temporelles qui contribuent à l’éclairer. Nous parlerons de« tensions » lorsque le travail de construction des emplois du temps fait apparaîtredes difficultés sous-jacentes liées à l’ébauche de contradictions potentielles,observables dans les entretiens ou les cahiers/fichiers-temps. Ces tensions sontextrêmement diversifiées mais on peut les regrouper en foyers, dont le nombre estplus limité. Ces foyers de tensions ne s’actualisent pas nécessairement en réellespressions temporelles et peuvent même se révéler ambivalents car parfois mobiliséscomme ressources par les EC, mais ils sous tendent en tout cas leur travail deconfiguration des activités et constituent pour eux de petits îlots de complexité àdélier ou de simples précautions à prendre dans la recherche d’une cohérenced’ensemble.

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Un premier foyer de tension naît dans l’absence de séparation intrinsèque entre lesdifférentes sphères d’activités professionnelles et hors professionnelles. Celle-ci estparfois valorisée ou même cultivée par les EC, à l’instar de ceux qui mobilisent dessupports techniques nomades pour leur permettre de s’investir n’importe où dansdes activités professionnelles. Les exemples de réorientation d’éléments publics versle privé, ou l’inverse, sont multiples chez les EC. Parfois même, une telle fluidité est« naturalisée » dans les discours comme V., MCF en sciences physiques, qui utilisepar exemple le terme de « fusionnel » pour dépeindre une façon d’investir ses tempsde travail et d’intimité familiale et personnelle. Ainsi, déléguée de parents d’élèves,elle mobilise ses spécialités et compétences de chercheure dans un projet d’éco-établissement du collège de sa fille. Elle se demande « est-ce que c’est du temps detravail, est-ce que c’est du temps personnel ? La barrière est excessivementporeuse ». Aussitôt après, à propos de « ses » étudiants, elle précise aussi que« régulièrement, ils m’appellent “maman” quoi », et indique que pour elle, « c’est trèsvalorisant ». Tout en ajoutant que son travail est intense et « dévorant » et qu’ill’atteint, elle, en tant qu’individu ».

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Si, on le verra, les EC peuvent activer (ou non) une capacité individuelle à joueravec les limites entre ordres d’activités, ce jeu, le plus souvent invisible aux yeuxd’autrui, peut également engager ce dernier. Dans la « petite équipe » de recherche àlaquelle elle appartient, V. explique qu’elle doit rendre des comptes15 à ses collèguesqui, lorsqu’elle décide de prendre un mercredi après-midi avec ses enfants, luisignifient qu’elle est « censée travailler à plein-temps ». Elle décrit ainsi une situationvécue comme l’irruption des collègues dans une décision qui relève aussi du privé, etque nous pourrions décrire comme l’amorce d’un conflit d’égales légitimités, dans lecontexte d’une absence de prescription institutionnelle ou normative claire.

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Discontinuités et dispersion

Il y a des parasitages complètement permanents. Un coup de fil, on medit : T’as pas répondu à mon mail ce matin. À treize heures tout doitêtre fait dans l’urgence. Même en essayant de mettre des barrières auxétudiants, qui ont le droit de passer de telle heure à telle heure, il y en atoujours un qui finit par débouler parce que c’est urgent […]. C’est trèsdispersé et c’est une des difficultés de mon métier.

L’usage multipolarisé du mail, qui constitue simultanément une bonne métaphore,un observatoire et une part devenue substantielle du travail de l’EC16, tend à la fois àexacerber le décloisonnement de l’espace-temps des activités professionnelles et àmatérialiser les sollicitations d’autrui dont il est, chez les EC, le vecteur privilégié.Dans cette indifférenciation potentiellement généralisée des activités d’ordresmultiples, les sollicitations d’autrui renvoient d’autant plus à des projets « auxhorizons temporels à la fois instables et variés ». Elles génèrent un état de« préoccupation » que Datchary et Licoppe (2007) définissent comme une formeparticulière de rapport au monde caractérisant un individu engagé (sur un planmental, cognitif, émotionnel, social, voire physique) à des degrés divers dansplusieurs activités, pouvant à tout moment prendre le pas les unes sur les autres.

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Ce brouillage des sphères sociales est potentiellement générateur de tensionsindividuelles. Plusieurs enquêtés constatent ainsi le volume considérable de tempsdisparates et flous investi dans leurs activités professionnelles. Certains jugent mêmenécessaire d’en produire des traces écrites, voire d’informer l’institution de cesactivités peu visibles jugées chronophages et stressantes17. Ce phénomène debrouillage intensifie encore la charge mentale de l’univers professionnel et envahitl’individu. Linhart (2004) analyse ainsi la reconfiguration moderne de cette pressiontemporelle : « [elle] se focalise sur [l’individu] non plus tant dans la régularitécoercitive de la chaîne ou des cadences imposées que dans les tensions de l’urgence,les exigences de l’aléa à gérer tout en respectant les délais et les impératifs de qualité.L’individu devient la cible de toutes les exigences modernes sans que s’interpose,comme dans le cas du taylorisme, entre lui et les objectifs assignés, une organisationdu travail qui intègre et institutionnalise ces contraintes à travers des modalitésd’exécution bien spécifiques ».

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Un second foyer de tension s’établit dans la discontinuité de pratiquesprofessionnelles saccadées, en contradiction avec des projections personnelles« harmonisatrices » des temps de travail, ainsi que dans leur problématiquearticulation avec d’autres temporalités. Des séquences d’activités tirées descahiers-temps attirent l’attention par les nombreux décrochements qui les scandent.Dans le lexique de leurs commentaires, les rythmes quotidiens sont décrits comme« hachés », « enchevêtrés », « saccadés », « entrelacés » ou encore « dispersés ».

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L’usage du mail en constitue ici aussi l’exemple-type. En effet, cette pratique, quipourrait se concevoir comme un espace d’accumulation de demandes socialesexigeant un niveau de résolution très rapide, se fait le vecteur d’un ensemble desollicitations qui peuvent a minima créer un phénomène d’attraction (Lalou, 2000)et de parasitage cognitifs, et dont le contenu peut soudain conduire à reconfigurer unordre de tâches établi.

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V. (MCF, sciences physiques) commente ainsi le rythme de ses activitésprofessionnelles quotidiennes, dont la cohésion est mise à mal par une perpétuelleredéfinition des priorités :

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Rosa (2010) rappelle que « chacun peut mesurer combien les performancesaccrues des outils de communication ont pu élever les attentes sociales en la matière :

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je me sens comme un marathonien, un coureur de fond que l’on arrêtesous des prétextes divers. Et après, il faut repartir. On a l’impressionqu’on n’a pas de temps pour réfléchir. Simplement, le fait de passerd’un truc à un autre.

Jeux d’échelles

Tu dois organiser tes trucs par rapport aux cycles de la fac. Parce quec’est une superposition de cycles, ce sont ces cycles-là : de semestrespar exemple, mais aussi d’autres types de cycles, des colloques, ou des[demandes de] bourses pour aller ailleurs, etc.

un délai de réponse de plusieurs jours à un e-mail devient difficile à admettre ». Ilpostule que « ce sont les activités considérées comme importantes et dignes d’effortsqui semblent disparaître ou être sans cesse remises à plus tard. Il semble qu’il n’y aitjamais le temps pour les choses importantes à long terme ».

« Parfois », dit N. (Pr, Sociologie)31

Datchary (2011), en analysant des situations de dispersion qui ne sont pas propresaux EC, souligne que « [les] échéances se superposent et la rencontre de ces tempsserrés produit une effervescence physique et mentale ressentie à la fois commeagréable, stimulante et efficace mais fatigante à la longue », induisant une chargementale, à la fois cognitive et psychique, supportée par l’individu, et ignorée parl’organisation.

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Le troisième foyer de pression temporelle potentielle réside dans l’imbricationd’échelles de temporalités multiples, et parfois concurrentes. Ce jeu d’échellesarticulerait des cycles intra-universitaires en superposition complexe, qui impliquentdes rythmes et une intensité d’investissement multiples dictés par exemple par desactivités pédagogiques à court ou moyen terme, l’engagement dans des projets derecherche à moyen ou long terme, des périodes de rédaction qui imposent souventune focalisation plus spécialisée, au moins partiellement, dans des périodes de« charrette », et enfin, des activités de gestion qui viennent hacher les temporalitésprécédentes.

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La parole des acteurs représente probablement l’illustration la plus ajustée et laplus fréquente de cette situation. P., Pr de philosophie, explique :

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Sa description d’un voyage de recherche programmé l’année suivante rend visible,dans ses préparatifs, les manières dont différentes échéances s’imbriquent (choisirles cours à abandonner, avertir les doctorants, « briefer » les remplaçants, trouverd’autres responsables pédagogiques, au moins momentanément, et reprogrammerses terrains).

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Ces cycles professionnels doivent encore se voir conciliés avec des temporalitésextraprofessionnelles au quotidien - comme en témoignent de nombreusesnégociations familiales autour des moments de travail à domicile - mais égalementdes événements biographiques particuliers qui impliquent des forces de projection etd’anticipation à plusieurs vitesses et là encore, un travail de recompositionpermanent pour maintenir une cohérence18.

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Les enseignants-chercheurs négocient donc leurs emplois du temps en présenced’un opérateur supplémentaire de complexité dans le temps. Les agendas (papier ousous forme de logiciels ou d’applications, type iCal) matérialisent cesenchevêtrements d’échelles. K., MCF en Sociologie, mobilise trois supports deconstruction de son emploi du temps : applications synchronisées iPhone/iCal, notespapier, et ses logiciels de messagerie qu’elle n’utilise pas comme simple outil decommunication, mais également comme instrument de rappel de tâches à accomplir.

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Évolutions des logiques institutionnelles :accélération, accumulation et incertitude

Avant ça me prenait un quart d’heure de remplir la feuille papier, aprèsc’était le secrétariat qui gérait tout. Maintenant c’est moi qui gère tout.[…] Vendredi midi on a reçu un mail de l’UFR, nous demandant depréparer le budget pour les cinq ans à venir, réponse attendue avantdimanche soir. [...]

cette mode de l’excellence, donc les laboratoires d’excellence, les

Elle matérialise (dans iCal et ses messageries) par des codes couleur des temporalitésde « traitement » de la tâche classées « en cours », « urgences », « exceptionnel »,« délai négociable », et même un « aïe » !

Ces jeux d’échelles participent à façonner les horizons temporels et conduisent àformuler les équations temporelles individuelles (Grossin, 1984) en adéquation aveccet ensemble de données implicites mais potentiellement disqualifiantes si elles nesont pas intégrées. Car c’est aussi sur cette capacité à dominer les sollicitations et àmaîtriser les temporalités qu’elles impliquent, que les enseignants-chercheurs sontjaugés, même si c’est très indirectement et très implicitement (Gosselain, 2011). Ondécouvre ici un accès à l’ancrage temporel des processus d’autonomisation contrôlée(Appay, 2005) qui induisent « un rapport à la norme [qui] devient plus intériorisé,plus responsabilisé, c’est-à-dire à la fois plus autonome et plus sanctionnable »(Dubar, 2004). Et d’autant plus problématique, lorsque la norme n’est pasclairement établie.

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Le quatrième foyer de tension temporelle est généré par un décalage entre desreprésentations personnelles du métier d’enseignant-chercheur et l’évolutiond’injonctions institutionnelles de productivité, de rentabilité et d’instantanéitérelative, couplé à un rythme d’activité en accélération. Pour illustrer ces tendances, ilserait opportun de citer l’exemple (dont la récurrence fait sens) de l’augmentationdes tâches de gestion administrative endossées, qui développent le sentiment d’unepratique professionnelle mal définie et envahie par des tâches secondaires, dans destemporalités court-circuitées. Ces charges administratives quotidiennes imposent desordres de priorisation des tâches et des temps de réactivité aux exigences de gestionjugés disproportionnés. Elles menaceraient la cohérence et le développement desactivités principales, l’enseignement et la recherche. V. (MCF, Sciences Physiques)indique :

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Cette injonction institutionnelle à intégrer une dimension « gestionnaire » dans lemétier ne constitue que l’aspect le plus visible de ce que Gosselain (2011) analysecomme une mutation politique plus large des rapports à la recherche et à laformation scientifique. Incarnés dans des dispositifs de management académique quidiffusent une « injonction d’excellence », ils mobilisent régulièrement dans lesparcours de recherche des leviers d’évaluation économétrique importés des milieuxd’affaires (analyse S.W.O.T19) et de normalisation temporelle (développement deprojets de financement à court terme, par exemple).

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Les EC peuvent ainsi se sentir contraints de combiner deux systèmes de valeursantagonistes (l’un managérial, l’autre académique), qui se traduisent de façon trèspragmatique par des tâches indexées sur l’un ou l’autre. F. (MCF, linguistique)consigne ainsi dans son fichier-temps la tenue d’une réunion dont l’objet serait dedébattre de « stratégies pour le calcul d’heures », dans le cadre de financement decours à distance, et signale que tous les EC « baignent dans les aspects budgétaires ».Elle dénonce

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équipements d’excellence. […] On est tenu sans arrêt de répondre à cesexigences-là tout en estimant que ce n’est pas notre modèle, mais qu’onne peut pas non plus ne pas y participer, que c’est une façon de sesuicider […]. Il y a des périodes entières où on a l’impression qu’on nepense pas […], on réagit à des sollicitations diverses et typiquement surdes projets de recherche, on rédige des projets de recherche, selon lesopportunités, et on ne se pose même plus la question de est-ce que c’estvraiment intéressant ?

Du point de vue professionnel, j’ai l’impression de plus du tout faire lemétier pour lequel j’avais signé [...]. J’arrive plus à être enseignant-chercheur, j’ai l’impression que je peux même plus prendre le tempspour faire des cours qui tiennent la route, pour faire de la recherche,etc.

Je ne sais pas ce que devient l’université, ça m’inquiète un peu. On avaitune DPE (Division du personnel enseignant). Maintenant, c’est devenuune DRH. C’est parlant, non ? Si j’avais voulu bosser dans le privé, jeserais allé bosser dans le privé.

Tactiques et « astuces »

Ces injonctions institutionnelles, stimulées par un rythme accéléré20, entreraienten outre en contradiction avec des aspirations personnelles à une convivialité, à uneintelligibilité et à un rythme de vie et de travail de qualité (Gosselain, 2011)régulièrement revendiqués par les acteurs, et produiraient des tensionspotentiellement déstabilisatrices de l’identité professionnelle. En témoigne I., MCFen Mathématiques :

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Les EC mobilisent divers moyens pour tenter de, sinon résoudre, du moins gérer,rendre supportable ou prévenir un « embrasement » des foyers de tensionstemporelles qui se trouveraient alors activés en conflits symboliques et pragmatiques.La construction de leur emploi du temps suppose des ajustements fréquents (mêmesi l’un des objectifs peut être d’en stabiliser certains en routines) entre contingenceslocales et équation personnelle des temps contraints. Ces arrangements sont plussouples et peuvent être plus ponctuels que ne le permettrait l’idée de « stratégie » parexemple21.

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Le mot « astuce », lui, a souvent été préféré par les enquêtés pour décrire leurspetites tentatives de résistances et leurs accommodements aux pressions temporellesqui sous-tendent - « constamment » disent-ils - l’exercice de leur métier.

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Ces tactiques sont très diversifiées selon les acteurs22 et pour un même acteur. Leplus souvent, ils sont d’autant plus personnels qu’ils restent invisibles et informuléspour les collègues (la grande variété des activités des EC constitue d’ailleurs un bonparavent). Une bonne partie de ces arrangements reste donc informelle, c’estlorsqu’ils se sédimentent et surtout s’institutionnalisent via des interactions plusétroites ou simplement via des dispositifs collectifs d’inscription (les agendascollectifs, le mail…) qu’ils peuvent devenir l’objet de débats normatifs, d’autant plusâpres parfois que la norme n’y préexiste pas de manière indiscutable. Laconfiguration de ces bricolages se révèle d’ailleurs le plus souvent complexe, en cesens qu’elle peut inclure des tactiques servant des objectifs directs contradictoires.Ceci rend hasardeux la mise en œuvre d’une typologie des EC selon les tactiquesmobilisées. On peut toutefois regrouper ces dernières en quatre « focales » selon quel’on porte notre attention sur les contours pragmatiques que les EC dessinent deleurs activités, sur les micro-rituels mis en place, sur les opérations de qualification

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Jeux avec les contours d’activités

et de catégorisation (et donc de hiérarchisation) réalisées sur leurs activités, sur lesrééquilibrages fréquents de leurs temps contraints. Également, sans faire entrerchaque EC dans un « type », on pourrait plutôt le positionner sur un gradient entredeux pôles : l’un qui relèverait du cloisonnement, de la régularité et de l’adhésion àune définition « classique » des activités des EC, l’autre qui pratiquerait plutôt unemulti-activité maîtrisée, une fluidité des séquences temporelles et une définitionrévisée mais opératoire des dimensions de l’activité.

Il s’agit ici d’évoquer différentes modalités qui convergent vers une volontécommune de canaliser ou de délimiter l’univers professionnel, en insufflant de larégularité ou des spécialisations des temps et/ou des espaces dans des activités quine les exigent pas a priori, ce qui implique un (re) travail nécessaire sur ladélimitation des activités. À ce titre, la spécialisation des lieux et des plages de temps,les catégories inscrites dans les agendas, entre autres, se révèlent parlantes.

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Un exemple type de ces tactiques consiste à se construire des cadres temporels etspatiaux aux frontières bien délimitées. Ces cadres peuvent se calquer sur laprojection idéalisée d’un « métier normal », avec des « horaires de bureau » et unelocalisation spécialisée. C’est le cas de F. (MCF, linguistique), qui assigne unedimension spatiale à chaque domaine d’activité : le bureau du départementpédagogique et les salles de cours, le laboratoire. Autant que possible, elle« sanctuarise » ses espaces-temps privés. Elle s’essaie également à une assignationhoraire de son univers professionnel : arriver tous les matins vers 9 heures, quitterles lieux avant 20 heures Elle précise qu’en agissant ainsi elle désamorce son« angoisse du débordement du travail », et que l’adoption de ce mode defonctionnement, qu’elle dit assez marginal parmi ses collègues (en réalité, nous avonseu l’occasion d’observer souvent des arrangements analogues), influe sur le« contenant » de l’emploi du temps, mais pas sur son « contenu » : « c’est juste enterme d’horaires. Après, ce que je fais dans la semaine varie énormément ». Maiscette distinction entre « contenant » et « contenu » temporels reste en elle-même unindicateur.

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De la même façon, elle essaie de circonscrire l’usage du mail à ces horairessupposés de bureau, mais elle reconnaît que c’est pratiquement chose impossible.Son fichier-temps nous apprendra qu’effectivement, la pratique du mail chez elle, endehors de ses horaires de bureau, est chose courante. Cela dit, c’est sans doute unedes enquêtées qui s’impose le plus de règles sur le cadrage temporel de cettepratique : pas plus de 30 minutes par jour hors de l’enceinte de l’université, et moinsd’une heure cumulée sur le week-end. F. fait partie des acteurs qui « mentalisent »leur emploi du temps et ne ressentent que peu la nécessité d’une matérialisation etd’une inscription : ses aménagements ne mobilisent aucun support, à l’exception desévénements et d’activités exceptionnelles qui sont consignés dans son agenda papier.

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Mais également, il peut s’agir au contraire de fluidifier et de déspécialiser desplages de temps : nombreux sont nos enquêtés qui, comme ils travaillentéventuellement le week-end, s’accordent en semaine des occupations d’un autreordre.

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Ces redécoupages temporels ne sont évidemment pas uniquement individuels. Enl’absence de norme explicite commune à l’ensemble de la profession, ou d’unediscipline, les petits collectifs peuvent redessiner à leur manière des cloisonnements.Ainsi, E., Professeur, responsable de laboratoire en informatique, conscient despotentialités d’ouverture et de dispersion inhérentes aux mobiles et ordinateursportables, obtiendra de son équipe leur interdiction en réunion, tout comme ilobtiendra, après discussion avec sa compagne, des week-ends nettementsanctuarisés.

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Micro-ritualisations

Les dispositifs de délégation temporelle sont eux-mêmes mobilisés pour assisterces redécoupages collectifs : le partage d’un agenda en ligne est imposé par le collectifdes chercheurs d’une équipe de sciences physiques. Ces dispositifs fournissentgénéralement par leur format la possibilité de « stocker » l’information temporelledans son intégralité, en proposant des séquences que l’on peut masquer ou rendrepubliques, et différentes « couches » à exploiter. La plupart de leurs usagersn’entrent que les informations « publiques », participation à des réunions, à destravaux en groupes, à des séminaires. L’information privée n’y est diffusée que dansla mesure où l’acteur estime d’une part qu’elle est légitime, d’autre part qu’elle a unimpact sur l’organisation collective (« rendez-vous médical »). À ce titre, dans noséchantillons, ces modes très locaux de synchronisation de petits collectifs nous sontapparus plus fréquemment dans les disciplines de sciences dites « dures », que dansles sciences humaines. La mise en commun permise par ce dispositif déclenched’ailleurs de petits braconnages : on peut par exemple se protéger de la tendance decertains collègues à surcharger l’emploi du temps collectif (« ce sont eux quiimposent le rythme ») par l’ajout de quelques rendez-vous fictifs qui permettent deretrouver un rythme plus personnel.

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Le cas détaillé de C., MCF en Sciences vétérinaires, peut aussi être éclairant. Unepartie de ses pratiques professionnelles est soumise à un découpage temporel a priorinon négociable : lorsqu’il exerce ses activités cliniques (soin des animaux, il travailledans un établissement vétérinaire universitaire), son emploi du temps lui est imposé,il est également soumis à un principe d’astreinte, à tour de rôle, avec ses collègues. Ilarticule ses heures d’enseignement avec ce temps d’activités cliniques, les deuxordres d’activités se fondant parfois car les activités cliniques font partie de laformation des étudiants. Lorsqu’il s’investit plutôt dans les activités de recherche, desa valorisation (son univers de référence réside dans les pratiques universitairesaméricaines, après un séjour de quelques années là-bas) ou de gestion pédagogique,il fait davantage usage de son autonomie. Il projette alors son temps quotidien en« tranches de vie » d’intensités et de rythmes variables selon qu’il est « on » clinique,c’est-à-dire en période d’activités cliniques (qui varie de deux jours à une semaine, enfonction de la présence de ses collègues, de l’intensité conjoncturelle de l’activité-nombre d’animaux admis-), ou « off » clinique. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il peutenvisager des « tranches de vie familiales ». Le rythme est alors moins soutenu, maisil insiste sur le caractère surchargé de ces moments-là, car il doit concilier momentsfamiliaux, activités de recherche, de gestion pédagogique, d’enseignements, desociabilités scientifiques (colloques, comités de lecture de revues, etc.). C’estd’ailleurs son agenda électronique synchronisé avec sa tablette numérique, support« extraordinaire » pour lui (« un cerveau bis ») qui lui permet de fluidifierl’information temporelle et la transition d’une « tranche de vie » à une autre.

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Cet exemple rend par ailleurs manifeste que les dispositifs utilisés (comme lesagendas, collectifs ou non, matérialisés ou simplement « incorporés ») et lesassignations de frontières à telle ou telle activité, tendent à stabiliser certainestactiques qui peuvent alors prendre la forme de micro-rituels.

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Une façon de retrouver un peu de maîtrise dans l’univers professionnel et sestemporalités chronophages et, plus généralement, d’investir le temps vécu, consiste àdévelopper une approche très ritualisée du quotidien. Ce ne sont plus seulement desactivités, leur niveau générique ou leurs cadres, qui sont ainsi rigidifiés, mais destâches. Dans le contexte de temporalités académiques cycliques qui l’obligent àremanier son emploi du temps d’un semestre à l’autre (projets de recherche,assignation de cours, etc.), P. (PR, philosophie) redéploie invariablement unensemble de pratiques aux coordonnées temporelles très précises : passages à la

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Une requalification/recatégorisation des activités

Ré-élaborations autour des temps contraints

bibliothèque deux fois par semaine, passage à la poste tous les trois jours pourrecevoir des colis de livres par correspondance, toujours à la même heure, parexemple.

À une échelle encore plus micro-temporelle, ses journées à la faculté sont entaméespar un parcours de tâches d’ordres divers mais si possible immuable, un processusritualisé de « mise en marche » du cadre de travail, un intervalle temporel quifonctionne comme un sas de transition et impulse un rythme progressif à sesactivités. Sa journée retrouve quelques autres repères fixes tels que des pausesritualisées. Par ailleurs, il essaie de concentrer ses activités d’enseignement et degestion sur les mêmes jours (au maximum deux), de façon à dégager le reste de lasemaine pour ses travaux de recherche et ses lectures. Et il mobilise ses lecturesscientifiques comme une activité pivot dans son emploi du temps, une transitionentre les différents groupes de temps qu’il a institués.

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L’exemple de P., amorcé plus haut, est assez emblématique des opérations sur lesens que les acteurs pratiquent à propos de leurs activités. Il fait partie des EC qui neprojettent pas leur emploi du temps en termes de distinction entre activitésprofessionnelles contraintes et activités extraprofessionnelles choisies. Il considèreque dans le cadre d’un métier qui le mobilise dans son « intimité d’individu » (EC enphilosophie), certaines activités sont contraignantes (la gestion pédagogique etadministrative, la préparation de certains cours) tandis que d’autres cristallisent desengagements et des intérêts personnels (les activités de recherche et l’enseignement,dans une certaine mesure). Sa recatégorisation de ses activités est d’ailleurs toutepersonnelle, mais opératoire : il ne raisonne pas tant en termes de cadres d’activitésqu’en « niveaux de concentration », et il essaie d’aménager son emploi du temps defaçon à compenser les tendances arythmiques impulsées par les temporalitésacadémiques et à homogénéiser les groupes d’activités requérant un même niveau deconcentration. Le niveau de contrainte émique et de concentration sont donc les deuxprincipes de classifications de ses activités. Au-delà d’une tactique, la démarche de P.s’apparente d’ailleurs à une forme de résistance aux injonctions temporelles, le plussouvent informulées, de l’institution.

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Pour d’autres EC, tels que K (MCF, Sciences Sociales), dont les classifications –parlantes - de son agenda ont été énoncées plus haut, ce sera plutôt l’urgence quiprévaudra comme principe opératoire de hiérarchisation des activités.

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Le rapport de l’EC à ses temps contraints et le rapport de ses différents tempscontraints entre eux sont un des ressorts majeurs du travail d’articulation de sestemps. Le degré de contrainte, qu’elle soit objective ou auto prescrite, et sa relationavec la manière dont elle est vécue par l’acteur (temps contraint émique), amènentcelui-ci à prendre en compte ce rapport dans la manière dont il va construire sonemploi du temps. Face à leurs temps contraints, les enquêtés mettent en place desmanières de faire très diverses, relevant d’une réflexivité et d’un « savoir faire »temporel plus ou moins grand. Elles sont, du coup, plus ou moins réactionnelles, plusou moins récurrentes, plus ou moins élaborées et, surtout, elles vont s’avérer plus oumoins efficientes pour prévenir ou éloigner les pressions temporelles.

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Cela dit, si ces tactiques sont nombreuses, il serait cependant possible d’en dresserune liste exhaustive qui envisagerait en ce qui concerne spécifiquement les tempscontraints et leur rapport à l’activité : l’évitement, le confinement, la temporisation,le détournement, le dédoublement et le renforcement.

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La temporisation

En premier lieu, une des plus simples (à qualifier, mais beaucoup moins à mettreen place), outre l’évitement pur et simple qui peut peut-être se passer decommentaire, est une tactique de confinement qui tend à restreindre une activitéjugée contraignante et à la cantonner à des durées et des plages de tempsacceptables. La temporisation elle, met en scène au minimum des différés, ou de laprocrastination et l’ensemble des justifications et négociations (avec soi-même ouautrui) autour de délais grappillés sur des échéances. Un exemple souvent décritconcerne le retard dans la remise de rapports ou d’articles et l’ensemble des petitesruses associées. Le détournement consiste à investir une activité objectivementcontrainte d’un sens qui lui permet de ne pas être ressentie comme telle, ledédoublement associe deux activités, très inégalement contraintes. Mais pourapprocher le rapport plus complexe que les différentes catégories de tempscontraints entretiennent entre elles, on peut remarquer par exemple que les ECpeuvent introduire dans l’écologie de leurs temps contraints des contraintesauto-prescrites comme outils de stabilisation de l’activité et de ses planifications. Si,à court terme, l’ajout ou le renforcement d’une contrainte peut paraître augmenter lapression temporelle, à plus long terme, elle prévient les accélérations brutales liées àune urgence. Il en est ainsi de la programmation de multiples rappels, duparamétrage, jugé parfois fastidieux par leurs usagers mais plus sûr, des instrumentsde délégation temporelle, tels que les applications agenda. Il arrive aussi que lescollègues ou les étudiants soient instrumentalisés dans cette fonction de rappel. H.(MCF, sociologue), parce qu’il sait que dans sa « hiérarchie des réponses auxsollicitations, les étudiants ne sont pas très bien placés », leur demande de le relancers’ils n’ont pas reçu de réponse de sa part depuis trois jours. On touche là à de petitesruses envers soi-même (Bajoit, 2004) que les EC multiplient, et qui contribuent à laconsistance de leur emploi du temps.

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Nous ne développerons ci-dessous que quelques unes de ces catégories detactiques, soit parce qu’elles sont très répandues, soit parce qu’elles nous paraissentnécessiter des éclaircissements.

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Une des tactiques les plus répandues, face aux pressions temporelles, consiste às’autoriser, voire à s’imposer, un différé dans un flux d’activités qui peut se révélertendu. L’exemple type concerne le mail dont le volume d’échange s’est accru demanière exponentielle depuis son apparition et qui a vu les normes en matière detemps de réponse, même implicites, tendre de plus en plus vers l’instantanéité (Rosa,2010). Les discours des EC autour de cette pratique ont évolué : d’aide à l’activité, lemail est devenu une activité en soi qui a développé ses propres débordements etcharges mentales. Se mettent alors en place des formes de microrésistances, quis’apparentent à des formes modulées de déconnexion volontaires (Chaulet, Datchary,Luc, Rouch, 2013).

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Le statut ambigu du mail (activité en soi ou assistant d’activité, ressource oucontrainte temporelle) peut d’ailleurs être instrumentalisé dans les séquencesd’activités. Pendant longtemps, F. s’est servi du courriel comme d’un momenttransitionnel lui permettant d’ « accélérer » le matin ou de « décélérer » le soir, etainsi progressivement entrer dans (Datchary, Licoppe, 2007), ou sortir de, sesactivités d’EC. Depuis, le mail est devenu une telle charge à la fois pratique etmentale, qu’il l’a remplacée par des lectures diverses sur des sites d’informations quiremplissent ces mêmes fonctions.

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Mais cette manière de réintroduire des différés n’a pas attendu le mail pours’installer et ne concerne pas que lui. Les témoignages se multiplient sur cesmoments de délais, de retard, de pauses, voire de procrastination qui restent trèsambivalents chez nos enquêtés. Ils les décrivent comme indispensables à l’équilibre

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R. a 52 ans. Il est MCF en sociologie. Depuis 3 ans, Il est notamment engagé dansune recherche ANR dont il partage la responsabilité initiale avec B. un chercheurCNRS, dont le recrutement a coïncidé avec le début de la recherche. L’équipe secompose en fait de 4 personnes, R., B., L., une doctorante salariée sur le contrat, etG., une MCF qui a obtenu sa mutation lors de la 2e année de l’ANR. Lors de la 3eannée de la recherche, la compagne de R. tombe enceinte. Comme ils souhaitents’investir à parts égales dans leur présence auprès du bébé, R. décide d’utiliser lesressources de fluidité de son emploi du temps professionnel. « C’est un des privilègesde ce métier », dit-il. En prévision, il a très peu de marge sur les horaires de sestemps contraints objectifs (les cours), incompressibles. Simplement, il prendra lesoin d’éviter les heures complémentaires. La division du personnel de l’universitépeine à fixer un équivalent horaire de 14 jours de congé de paternité. « Personne n’enprend jamais, en tout cas, jamais formellement » lui dit-on. En réalité, quelques moisplus tard, une circulaire viendra enfin fixer des équivalents horaires pour les congéslégaux. Pour le reste, R. est attentif à ne pas renouveler quelques responsabilitésadministratives et à ne pas se lancer dans d’autres projets de recherches. Au boutde dix mois environ, il se réjouit (et s’inquiète un peu aussi) de voir son volume demails échangés diminuer. Il se demande si cette décélération réussie est acceptable etlégitime. Ses pratiques du mail ont d’ailleurs évolué. Lui qui avait toujours refusé lamobilité des smartphones et cantonné le courriel à un lieu et un seul, se convertit à lamultilocalisation suite à l’effet combiné de son « paternage chronophage » et del’effacement accidentel des données de son ordinateur central.

Durant les premiers mois de la naissance de son enfant, R. ne sollicite pas de réunionsur l’avancée de l’ANR. Les dernières, avant la naissance, avaient réuni des matériauxd’analyse satisfaisants, mais dont « l’architecture d’ensemble » peinait à se dévoiler.Aussi ses collègues suivent-ils d’autres rythmes. Le contrat de la doctorante s’estachevé. F. en tant que chercheur (R. nous dit que les boutades mi-figue mi-raisin surle temps de travail sont monnaie courante entre chercheurs et EC) se sent contraint àun rythme de publication. Ainsi F. et G. mettent-ils en route un article cosigné, basésur des données recueillies collectivement. « Ça aurait pu être un moment délicat »,dit R., « la règle implicite était que des matériaux recueillis collectivement donnentlieu à des publications cosignées. Mais j’avais été clair sur mon intention de memettre en retrait pour quelques mois, avec l’idée de rattraper ensuite le temps perdu.Je ne pouvais pas leur en vouloir et nous en avions discuté. Dans d’autres équipes, leschoses n’auraient peut-être pas été ainsi désamorcées ».

Détournements, dédoublements et multi-activité assumée

de leur emploi du temps, et formulent pourtant à leur égards quelques culpabilités.D’autres « pauses », en revanche, plus longues et plus biographiques, nécessitent

davantage de négociations, et pas seulement avec soi-même, comme l’étude de casprésentée en encadré, transversale à plusieurs dimensions du présent article, peut entémoigner. Les événements biographiques importants (séparation, naissance, deuil,maladie…) sont d’ailleurs souvent l’occasion d’un bouleversement des manières defaire, en même temps qu’elles peuvent induire une reformulation du métier.

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Il arrive assez souvent chez les EC que le niveau de contrainte émique soitparadoxalement abaissé par l’empilement des activités. La multi-activité caractérisehabituellement le travail dans des environnements informationnels complexes,soumis à de fortes exigences de réactivité et de flexibilité (Datchary et Licoppe,2007). Mais si Datchary (2011) insiste sur le fait que cette dispersion peut êtrevalorisée socialement, elle signale aussi qu’elle peut être, ce qui nous intéresse ici,simplement bien vécue parce qu’assumée et maîtrisée par l’individu. C’est que la

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Il faut que je vous parle de ma douche ! (rires). C’est un momentstratégique (rires). Si j’y vais au bon moment, c’est-à-dire après avoirdéblayé le terrain de ce que j’ai à faire (préparer), que ce soit un coursou une com… une planche quelconque. Et bien, sous la douche, ça semet – en place presque tout seul […] Ma douche comme temps detravail !

Conclusion

multi-activité elle-même peut servir de ressource contre la pression temporelle.Ainsi, il arrive à nos EC de choisir de doubler leurs activités les plus créativesd’autres, décrites habituellement comme très contraignantes. « En fait, de temps entemps, j’aime surveiller des examens » écrit cet enquêté, « « j’ai l’impression detravailler et le coût cognitif est moindre qu’un article que je peine à boucler ». Ainsi,les temps objectivement contraints peuvent être détournés et c’est leur place dans laséquence des activités qui les transfigure en temporalités autres. Ces opérations etdécrochements du sens sont fréquents chez les EC. En réalité, la nature de leuractivité professionnelle leur permet également des dédoublements d’activités. AinsiJ. (MCF, anthropologie) réinvestit son temps de toilette (temps traditionnellementqualifiés de contraints dans les études budgets-temps de l’INSEE), utilisant commeressource la potentielle délocalisation de ses activités :

Finalement, le parti pris adopté était ici double. D’une part, il s’agissait d’envisagerque les ressorts de l’emploi du temps des EC, considéré lui-même moins comme unrésultat que comme un processus, puissent contribuer à éclairer son aval : l’exerciceconcret de la profession. Nous avons privilégié, par-delà des différences qu’il faudraitpar la suite mettre en évidence, ce qui sous tend cette méta-activité commune etindispensable d’articulation, soit la composition et recomposition des activités. De cepoint de vue, l’entrelacement des temporalités, que nous avons momentanémentdélié en écologie des contraintes, en foyers de tensions et en focales tactiques, nousparaît contribuer à élucider l’apparent paradoxe du « je suis débordé » d’un ECpourtant – « encore » faudrait-il ajouter prudemment- largement autonome dans sesactivités. Être « débordé », pour un EC, ce peut évidemment être simplementdépassé par un ensemble de tâches objectivement chronophages et imposées. Mais,le plus souvent et plus fondamentalement, c’est peiner à résoudre l’énigme, qui plusest reformulée en permanence, de la complexité de leur articulation, de lacontingence et de la maîtrise, de la flexibilité horaire, des injonctions paradoxales,institutionnelles ou/et personnelles, à l’autonomie et à la productivité…

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Cette méta-activité, véritable sur-travail qui comprend ses charges cognitives (larésolution des énigmes temporelles) et psychiques (le fréquent sentiment deculpabilité à ne pas faire correctement son travail…) est d’autant plus difficile àmaîtriser qu’elle reste le plus souvent invisible aux regards institutionnels,considérée comme marginale ou subsidiaire, alors que c’est elle qui permet à l’ECd’accomplir le travail visible et reconnu. Mais les intéressés eux-mêmes peinent à lareconnaître. Nous avons été frappés, chez nos enquêtés, par le décalage entre lesdescriptions minutieuses de l’élaboration complexe de leurs emplois du temps, et laconclusion, simple, qui en était le plus souvent tirée : « je suis débordé parce que j’aitrop de choses à faire ». Frappés également par cette même simplification, sansdoute stratégiquement utile à court terme, dans les débats actuels en cours surl’université, et leurs discours « sur » et « pour » les EC qui nous paraissent passer àcôté de cette dimension essentielle.

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L’autre versant de notre parti pris était de choisir l’individu EC comme pointd’entrée et de cohérence pour décrire ses ajustements, élaborations et résistances,dans des activités évidemment collectives. C’est que, en première observation et en

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dernière analyse, c’est sur lui que repose finalement la résolution de tensionspragmatiques et manifestement identitaires, au moins partiellement imputables auxinjonctions paradoxales institutionnelles. L’individu EC apporte nécessairement auquotidien des réponses concrètes aux questions soulevées à la fois par les réformessuccessives et les différentes résistances et mouvements collectifs qu’elles soulèvent.

Il faudrait cependant aller plus loin et ce au moins d’une triple manière.70

Tout d’abord, après avoir insisté sur le caractère générique de cette méta-activitétemporelle, il faudrait en comprendre les variations, voire les variables. Quelquespistes pourraient être tracées, à titre d’exemples, pour dégager des profils derégulation temporelle. Toutes les disciplines, notamment, n’engagent pas les mêmesdispositifs de recherche et la notion de « laboratoire » ne suppose pas toujours lesmêmes outils et disponibilités temporelles de leurs usages, ni les mêmes modalités detravail collectif. La matérialité d’un laboratoire de physique, par exemple, n’impliquepas les mêmes modalités de partage des espaces-temps qu’un laboratoire de scienceshumaines. On peut également supposer que les différents statuts d’EC n’engagentpas les mêmes équations des contraintes, que l’âge et le moment de la trajectoireprofessionnelle pèsent sur les objectifs fixés, et il serait intéressant de voir commentles genres, inégalement représentés à l’université et si traditionnellement interrogéspar la sociologie des temps sociaux23, pèsent sur l’équation temporelle des EC.

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Ensuite, il faudrait insister sur la manière dont la méta-activité que nous avonsdécrite pèse sur les modalités collectives de l’activité. Cela a été plusieurs foisesquissé dans les pages qui précèdent, et en particulier dans l’étude de cas enencadré, la complexité des rapports aux temps franchit un degré supplémentairelorsqu’il s’agit de se coordonner à autrui, ce qui a lieu en permanence. Il estévidemment attendu que les interactions professionnelles impliquent desnégociations et des ajustements, il est moins évident, et nous espérons l’avoir renduvisible, que ces négociations et ces ajustements doivent faire avec, et participer à, lacomplexité de temporalités individuelles qui convoquent l’intégralité du rapport auxtemps de la personne, professionnel et non-professionnel. Il faudrait donc êtreattentif aux conditions préalables et à la chaîne des réajustements tactiques quipermettent à un collectif d’EC de dégager à la fois la durée nécessaire et lesconfigurations temporelles adéquates pour mener à bien un projet (article, créationd’équipe, d’un collectif pédagogique etc.).

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Enfin, si l’on prend un peu de champ, les débats actuels sur l’université font de lasuccession et de l’intensification des réformes un processus qui conduirait à uneintensification du travail. Sans sous-estimer les effets de telles réformes et même s’ilpeut être opportun d’insister en terme de causalité sur leurs risques actuels oupotentiels, la question ne peut se réduire à des rapports de cause à effet, et ce pourplusieurs raisons.

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D’une part, les différentes réformes du statut et des attributions des EC ne se sontpas (encore ?) diffusées complètement dans le corps universitaire. Vis à vis d’elles, lesprises de position ou parfois l’attitude ambivalente des différentes stratesdécisionnelles des universités, ou même des labos, en font des relais nonmécaniques.

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D’autre part, mêmes lorsqu’elles sont parvenues, via les collectifs, jusqu’aux ECeux-mêmes, elles n’ont été pour l’instant intégrées qu’inégalement par ceux-ci. Nousavons vu que la transformation des pratiques professionnelles et les réelles pressionsqu’elle comporte passent sur le terrain par un certain nombre de médiations,notamment temporelles, telles que la modalisation de tensions, une équationindividuelle des contraintes, et un ensemble de tactiques « braconnantes ». Nousavons également vu par quels mécanismes l’EC peut amortir ou absorber, et c’estprécisément cette capacité d’absorption qui peut être trompeuse, ambivalente, etdifférer les effets réels de pressions potentiellement délétères. Envisager le tempsuniversitaire, non comme un cadre (ce qu’il n’est pas fondamentalement,

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Bibliographie

précisément en raison de la faiblesse de ses temporalités-cadres) mais davantagecomme une activité (invisible et labile : celle qui consiste à « fabriquer » destemporalités), nous paraît constituer à la fois un changement de paradigme dansl’étude des temps sociaux et un observatoire indispensable pour nous prémunir decertains raccourcis et malentendus sur les effets supposés directs destransformations professionnelles.

L’autonomie universitaire, dans sa complexité, peut alors rejoindre, à ce titre, unensemble de problématiques tout à fait en résonance avec les transformations dutravail et leurs incidences sur l’individu contemporain. Au-delà de cette professionspécifique, elle renvoie à d’autres terrains professionnels où la notion de tempscontraint, notamment, et son rapport à la flexibilité, demande à être repensée.Césard et Vincke (1996) constatent notamment que les salariés, dans les entreprisescontemporaines, à l’ère d’une émancipation supposée, sont « à la fois plusautonomes et plus contraints ». Linart (2004), sur le terrain de l’entreprise, insisteégalement sur la reconfiguration des formes de pression temporelle. Datchary (2011)met en scène des managers chez lesquels la norme d’autonomie doit être conciliéeavec la nécessité d’articulation des temporalités. Sur d’autres domaines, Bouffartigueet Bouteiller (2006) décrivent comment les infirmières travaillent en permanence,dès leurs études, à combiner et à concilier des temps sociaux concurrents etengageants. Laloy (2013), montre que, en dépit d’une géométrie horaire assez claireet « classique », la nature et l’intensité de l’engagement subjectif des assistantssociaux rend nécessaire et informe un travail d’articulation de leurs différents tempssociaux. Tous ces points d’observation font apparaître l’activité d’EC, en dépit de sesspécificités, comme un bon laboratoire de formes contemporaines de rapport autemps de travail.

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Enquêtés mentionnés (parordre d’apparition dans letexte)

Age, discipline, statut, sexe, situation de famille (en coupleou célibataire, éventuellement enfant en bas âge ou âgescolaire)

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Notes

1 Abrégé en EC dans la suite du texte.

2 Décret n° 84-431 du 6 juin 1984.

3 Dont le remplacement est prévu par la loi du 22 juillet 2013.

4 En témoignent notre terrain et les publications récentes sur les débats qui agitentl’université, pas seulement en France (Melchior, 2013 ; Winter et O’Donohu, 2012).

5 Il faut renvoyer ici aux multiples discours de nos enquêtés sur leur difficulté à expliquermoins la nature de leur activité que ses rythmes et ses exigences.

6 Contrairement à de nombreuses études se spécialisant sur tel ou tel segment de l'activitéuniversitaire : par exemple, les modalités d’évaluation, de transmission et d’amélioration despratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur (Rege Collet et Romainville, 2006), oul’analyse de cette activité universitaire par « matrice » disciplinaire (Faure, Soulié et Millet,2008)

7 Nous assumerons donc ce terme dans les deux première parties de l’article, malgré quelquesinconvénients dont son étymologie n’est pas le moindre. L’in-dividu EC ne se conduit pastoujours comme un tout cohérent, et nous avons d’ailleurs été très attentifs aux tensions etcontradictions qui l’animent. Mais la construction de son emploi du temps peut êtrenéanmoins envisagée au minimum comme une tentative pragmatique d’articulation desprojets et des événements, et de réduction des incohérences.

8 Le cœur de la méthode est détaillé dans (Rouch, 2006). Voir également l’encadréméthodologique.

9 La manière dont s’est dégagée une sociologie des loisirs est assez caractéristique de ceparadigme. Même si J. Dumazedier (1972) déplore la radicalisation de l’écart entre un tempscontraint moderne et un temps libre qui s’est conquis peu à peu, il la présuppose, et c'est là unacquis qui lui permettra de poser l’autonomie d’une sphère des loisirs nécessitant unesociologie spécifique.

10 Sur la dimension émique des matériaux discursifs recueillis : De Sardan (1998) importe leterme de l’anthropologie anglo-saxonne et ne retient comme noyau dur du concept que deuxdimensions, celles du discours et des représentations, qui « définissent ensemble le registre

A.37 ans, Géographie, maître de conférences (MCF), H, encouple, 1 enfant

D.41 ans, Sciences de l’information et de la communication(SIC), F., MCF, en couple, 2 enfants

V.48 ans, Sciences physiques, MCF en CRCT, F. en couple, 2enfants

N. 59 ans, Sociologie, professeur (PR), H., en couple

P. 38 ans, Philosophie, PR associé, H., célibataire

K. 37 ans, Sociologie, MCF, F., en couple

F. 42 ans, Linguistique, PR, F., en couple, 2 enfants

I. 46 ans, Mathématiques, MCF, H., en couple, 2 enfants

E. 38 ans, Informatique, PR, H., en couple, 2 enfants

C. 43 ans, Sciences vétérinaires, MCF, H., en couple, 2 enfants

H. 39 ans, Sociologie, MCF, H., célibataire

R. 52 ans, Sociologie, MCF, en couple, 1 enfant

B. 30 ans, Sociologie, chercheur, M., célibataire

L. 35 ans, Sociologie, doctorante, F., en couple, 1 enfant.

G. 33 ans, Sociologie, MCF, F., en couple, 3 enfants

J. 50 ans, Anthropologie, MCF, M., en couple.

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des interprétations locales, exprimées ou exprimables ».

11 Il va de soi que ce « rien » n’est ici qu’une approximation. L’auto-prescription d’une activitépeut trouver son origine dans de nombreux mécanismes potentiels : la « passion »vocationnelle, un ethos du travail, l’habitude, la socialisation, des stratégies de carrières, desnégociations entre collègues ou des raisons psychologiques diverses, etc. Mais notre article nes’est pas fixé pour objectif l’élucidation de ces rationalités souvent composites, voireinextricables.

12 Service d’enseignement à distance

13 Si l’on insiste sur les contradictions internes de l’individu envisagé comme un « système »de temporalités plus ou moins dissonantes.

14 Si l’on insiste sur la souffrance (petite ou grande) potentiellement vécue par l’individu dansson rapport aux temps (ce qui ne relève pas d’une distinction entre le « normal » et le« pathologique »).

15 Au sens strict aussi : elle compose un fichier-temps très chiffré (pourcentages de tempsinvestis dans divers cadres d’activité : « recherche », « pédagogie », « admin_ens » et« divers »). Elle fournit en complément des tableaux réalisés sur plusieurs semestres, quirestituent le plus précisément possible ses temps de travail (« c’est compliqué à quantifier ! »).Elle « objective » ainsi suffisamment son activité pour monter et se montrer qu’elle travailleréellement à plein temps.

16 Nous retiendrons ici l'exemple significatif d'un enquêté qui entame sa journée de travail parune session matinale de 45 minutes de « synchronisation mails maison-fac ». Au cours de cettematinée, il quitte une réunion après consultation de ses mails, pour tenter de résoudre un « pburgent étudiant stage Canada ». Il consacrera à 13h une trentaine de minutes à cette mêmeactivité de lecture de ses mails. A 18h30, les « mails de fin de journée » représentent l'une desquatre activités dans lesquelles il s'investit en parallèle jusqu'à 20h15. Une dernière salve de« mail perso » sera traitée pendant 45 minutes à 22h15, après « ado couché ». Il aura doncinvesti au moins deux heures de sa journée à la gestion des mails, dont 45 minutes à uneméta-activité d'organisation de son activité de mailing (synchronisation des mails).

17 Au-delà du cas de V., de nombreux enquêtés insistent sur la nécessité d'en produire unetrace à « faire remonter ».

18 Voir l’étude de cas développée en encadré.

19 « Strenghts, Weaknesses, Opportunities, Threats ». Cette formule est par ailleurs une based'élaboration de plans stratégiques utilisés dans les milieux d'affaires, pratiqués maintenantdans les universités.

20 Cette accélération du rythme de l'innovation technique (incarnée par les TIC), du rythme devie et de changement social analysée par Rosa (2010) pourrait faire l'objet d'un développementque nous ne jugeons pas indispensable dans le cadre de cet article. Précisons simplement pourrejoindre notre propos que cette accélération pluridimensionnée provoque pour l'auteur une« compression du présent » qui dépouille les individus de leurs ressources temporelles et lescontraint à un surinvestissement « du nombre d'épisodes d'action par unité de temps ». Cetteaccélération se traduirait subjectivement par une recrudescence du sentiment d’urgence, depression temporelle, d’une accélération contrainte engendrant du « stress », ainsi que la peurde « ne pas pouvoir suivre ».

21 Le mot « tactique » sera ici préféré, se rapprochant ainsi par certains aspects de la notionenvisagée par Michel de Certeau. Nous nous situons à la même échelle d’observation. Alorsque la stratégie est un plan d’ensemble, la tactique est un mode d’exécution plus local qui doits’adapter aux circonstances. La tactique peut être une action (plus au moins simple oucomposite, plus ou moins réflexive), une opération isolée. Par ailleurs si elle renvoie, comme lastratégie, à un « art », un savoir faire plus ou moins compétent, son étymologie (et une racinecommune : Tassein, Taxai : placer) la situe du côté de la tâche concrète.

22 Dans cette partie qui fait davantage référence à des constructions concrètes, c’est le terme« acteur » qui sera préféré, mais il faudra l’entendre dans son appréhension minimum « d’êtreagissant » et ne pas trop le charger d’arrière-fonds théoriques plus précis, mais plusencombrants.

23 À la suite notamment des travaux inauguraux de D. Mercure (1988), ou de Haicault (1984),plus récemment de Bouffartigue, Bouteiller (2006) sur la question de l’articulation des tempssociaux féminins.

Pour citer cet article

Référence électroniqueNawel Aït Ali et Jean-Pierre Rouch, « Le « je suis débordé » de l’enseignant-chercheur »,Temporalités [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 19 décembre 2013, consulté le 23 décembre

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Auteurs

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