La tentation du monde : "histoire globale" et récit symétrique (2013)

14
In Christophe GRANGER (dir.), A quoi pensent les historiens ? Science et insouciance de l’Histoire au XXIe siècle, Paris, Autrement, pp. 181-196. LA TENTATION DU MONDE : « HISTOIRE GLOBALE » ET « RÉCIT SYMÉTRIQUE » 1 Romain Bertrand (CERI-Sciences Po) « À force de voir toujours le Même dans l’Autre – de dire que sous le masque de lautre, c’est “nous” qui nous contemplons nous-mêmes , on finit par se contenter de raccourcir le trajet qui nous conduit droit au but et à ne s’intéresser qu’à ce qui “nous intéresse, à savoir : nous-mêmes. » Eduardo Viveiros de Castro2 Bonnes ventes ne sauraient mentir : le succès d’ouvrages se réclamant de l’« histoire globale » atteste l’engouement des historiens et de leurs publics pour un nouveau domaine d’objets 3 . Les contours de celui-ci ne sont évidemment pas faciles à cerner. S’agit -il de « tailler plus large » dans l’étoffe revêche de l’archive, et ce faisant de traquer les it inérances des hommes, des biens et des idées à l’échelle des océans et des continents ? Ou bien est-il question de « resserrer la focale » et de scruter le détail d’une situation de « premier contact » au plus près de ses traces ? On trouve, rangés pêle-mêle sous une même bannière historiographique, des travaux dont les choix de méthode diffèrent du tout au tout. Certains, plus sensibles aux biffures des livres de compte qu’aux péroraisons des « récits de voyage », creusent le sillon d’une histoire antihéroïque de l’« expansion européenne », et ramènent ce faisant les premières pénétrations ibériques en Asie à leurs justes dimensions d’intrusions interstitielles 4 . D’autres prennent alibi 1 Un très grand merci à Jacques Revel pour sa relecture attentive d’une première version de ce texte. 2 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post -structurale, trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009, p. 5. 3 On pense ici, notamment, au succès amplement mérité de Patrick Boucheron (dir.), Le Monde au XV e siècle, Paris, Fayard, 2009. 4 Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, trad. M. Dennehy, Paris, Alma éditeur, 2012 [1997].

Transcript of La tentation du monde : "histoire globale" et récit symétrique (2013)

In Christophe GRANGER (dir.), A quoi pensent les historiens ? Science et

insouciance de l’Histoire au XXIe siècle, Paris, Autrement, pp. 181-196.

LA TENTATION DU MONDE : « HISTOIRE GLOBALE » ET

« RÉCIT SYMÉTRIQUE » 1

Romain Bertrand (CERI-Sciences Po)

« À force de voir toujours le Même dans l’Autre – de dire que sous le masque de l’autre,

c’est “nous” qui nous contemplons nous-mêmes –, on finit par se contenter de raccourcir

le trajet qui nous conduit droit au but et à ne s’intéresser qu’à ce qui “nous intéresse”, à

savoir : nous-mêmes. »

Eduardo Viveiros de Castro2

Bonnes ventes ne sauraient mentir : le succès d’ouvrages se réclamant de l’« histoire globale »

atteste l’engouement des historiens et de leurs publics pour un nouveau domaine d’objets3.

Les contours de celui-ci ne sont évidemment pas faciles à cerner. S’agit-il de « tailler plus

large » dans l’étoffe revêche de l’archive, et ce faisant de traquer les itinérances des hommes,

des biens et des idées à l’échelle des océans et des continents ? Ou bien est-il question de

« resserrer la focale » et de scruter le détail d’une situation de « premier contact » au plus près

de ses traces ?

On trouve, rangés pêle-mêle sous une même bannière historiographique, des travaux dont les

choix de méthode diffèrent du tout au tout. Certains, plus sensibles aux biffures des livres de

compte qu’aux péroraisons des « récits de voyage », creusent le sillon d’une histoire

antihéroïque de l’« expansion européenne », et ramènent ce faisant les premières pénétrations

ibériques en Asie à leurs justes dimensions d’intrusions interstitielles4. D’autres prennent alibi

1 Un très grand merci à Jacques Revel pour sa relecture attentive d’une première version de ce texte.

2 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, trad.

O. Bonilla, Paris, PUF, 2009, p. 5. 3 On pense ici, notamment, au succès amplement mérité de Patrick Boucheron (dir.), Le Monde au XV

e siècle,

Paris, Fayard, 2009. 4 Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, trad. M. Dennehy, Paris,

Alma éditeur, 2012 [1997].

d’une bataille méconnue pour inverser les polarités politiques de l’Eurasie, en pointant tout ce

que le mouvement du monde moderne doit aux Moghols et aux Mandchous5.

Nous voudrions montrer ici, en guise de « troisième voie » et à partir de l’exemple modeste de

l’Insulinde, que l’étude à nouveaux frais des situations de contact entre sociétés distantes à

l’époque moderne (XVIe-XVIII

e siècle) peut devenir le laboratoire d’une expérimentation

historiographique originale, laquelle consiste en l’exploration thématique souple – et non en la

comparaison structurelle rigide – d’univers de sens et de pratique irréductibles les uns aux

autres.

Se déprendre de l’illusion du « géométral » de la rencontre

On sait ce qu’il en est des rencontres : il en est de bonnes comme de mauvaises. Certaines

sont prélude à de durables complicités, d’autres tournent court ou tournent mal. Parler de

« premières rencontres » pour évoquer les situations de contact entre Européens et sociétés

extra-européennes à l’âge moderne ne revient donc pas nécessairement à opter pour une

vision outrancièrement irénique d’échanges qui, s’ils n’étaient pas encore tout à fait inégaux,

n’en étaient pas moins déjà striés de part en part de rapports de force.

En visant l’un seulement de ses domaines d’acceptions, le procès intenté au terme de

« rencontres (impériales ou coloniales) » se trompe de cible6. Car la question n’est ni la

tonalité morale (toujours ambivalente) de la « rencontre » – fût-elle diplomatique,

commerciale ou militaire –, ni l’appréciation raisonnée des asymétries de pouvoir qui

émergent et opèrent dans le cours même de ses interactions constitutives. Le problème gite

bien plutôt dans un « effet de cadrage » qui demeure le plus souvent implicite. Telle

5 Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Chine, Russie et Inde à la croisée des mondes, XV

e-XIX

e siècle,

Paris, Raisons d’agir, 2011. 6 Il semble, sous réserve d’inventaire, que Michel Mollat ait été le premier, en France, à suggérer l’« emploi du

mot ‘‘rencontre’’, [qui] désigne le face à face des explorateurs et des ‘‘explorés’’, des découvreurs et des

‘‘découverts’’ », et ce afin de « tenir compte des deux parties en présence » (Michel Mollat Les Explorateurs du

XIIIe au XVIe siècle. Premiers regards sur les mondes nouveaux, Paris, CTHS, 2005 (1984), p. 6). Pierre

Chaunu, qui en revenait alors à une histoire on ne peut plus événementielle et héroïque des « Grandes

découvertes » en louant le « génie » de Colomb, répliqua vertement à la proposition : « On s’empoigne sur les

mots. « Découverte » rappelle ma jeunesse ? « Rencontre » fait plus poli. Cela me fait penser à l’« interruption

de grossesse ». « Invasion » satisfait l’indigénisme dont aucun leader n’a le teint cuivré. C’est un privilège des

Blancs et ça se pratique dans les salons » (Pierre Chaunu, Colomb ou la logique de l’imprévisible, Paris, Bourin,

1993, p. 57).

qu’utilisée par les historiens du fait colonial, la notion de « rencontre » présuppose le huis-

clos et le face-à-face : un jeu à deux, duel ou duo, qui fait d’emblée la part trop belle à la

version européenne des faits. Sous couvert de faire entendre la « voix des colonisés » et de

restituer à la situation coloniale sa dimension « dialogique7 », certains ont, à leur corps

défendant, épousé la forme principielle de l’archive coloniale et cédé à l’illusion d’une

conversation en vis-à-vis. L’enfer de l’européocentrisme est pavé de bonnes intentions.

Que des mondes sociaux aient pu, par l’entremise d’une poignée de leurs agents, se

« rencontrer », pour combattre ou converser, est un postulat lourd de conséquences

analytiques. La « rencontre » implique tout d’abord l’existence d’un lieu commun, d’un

« espace intermédiaire (middle ground)8 » régi par des règles d’action partagées et doté de

coordonnées spatiales et temporelles stables et universellement intelligibles par les acteurs en

présence. Or, les situations de « premiers contacts » ont cette particularité de n’être

qu’épreuves et incertitude, puisque même les registres de « rationalité » usités de part et

d’autre ne peuvent être tenus d’emblée pour similaires9. Épreuves : le terme signale, en

pointant la conflictualité qui lui est inhérente, un mouvement, donc un moment.

L’incommensurabilité n’est de fait pas l’attribut intrinsèque d’une situation de contact10

: elle

n’est que son état premier, la propriété transitoire d’une relation évolutive, laquelle a

précisément pour projet et pour effet de la dissiper par l’institution de dispositifs pratiques de

mise en équivalence – glossaires, étalons de pesée, taux de change.

L’idée du monde commun de la « rencontre » charrie, en second lieu, le motif du face-à-face

exclusif entre les « Européens » et les « Autres » (« Asiatiques », « Indiens »,

« Amérindiens », etc.). Outre qu’elle met en jeu des totalités tout aussi imprécises

qu’anachroniques, et promeut ce faisant une lecture « civilisationnelle » aux dépens d’une

analyse sociologique, cette rhétorique du vis-à-vis oblitère la complexité de situations

marquées au sceau de l’intermédiation et de la polyglossie. Lorsqu’ils jettent l’ancre dans la

rade de la cité-État de Banten en juin 1596, les Hollandais de la Première Navigation en sont

7 Jean et John Comaroff, Of Revelation and Revolution, vol. 2 : The Dialectics of Modernity on a South African

Frontier, Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 1997. Pour la reprise de ce paradigme dans l’espace

français, voir Emmanuelle Saada (dir.), « La parole est aux ‘‘indigènes’’ », Genèses, 2007, n° 69. 8 Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815,

Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 9 Marshall Sahlins, How « Natives » Think: About Captain Cook, for Example, Chicago, University of Chicago

Press, 1996. 10

Sanjay Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité. Pour une histoire connectée des empires aux temps

modernes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/5, n° 54-4bis, pp. 34-53.

réduits à communiquer avec leurs interlocuteurs javanais par l’entremise tantôt de casados

portugais venus de Malacca, tantôt de marchands arabes italianophones, tantôt encore du

truchement du Régent du lieu. Et lorsqu’ils arpentent les marchés de jour de la ville en quête

de poivre noir à bon prix, c’est à des changeurs gujératis et à des grossistes sino-javanais

qu’ils ont affaire11

.

Au temps des « premiers contacts », la relation – contrainte ou volontaire – avec les

« Européens » ne constitue jamais l’unique horizon moral et stratégique des sociétés

politiques extra-européennes. Pour les princes et les érudits de Banten, l’Empire ottoman, la

Chine impériale, les sultanats d’Aceh et de Johore sont des interlocuteurs autrement plus

pertinents que les nouveaux venus hollandais, et ce aussi bien au plan commercial qu’en

termes d’alliances politiques ou de transactions littéraires et religieuses. Le modèle

« dialogique » de la « rencontre » réplique, souvent sans même y prendre garde, l’égotisme

historiographique qui devient, aux XVIIe et XVIII

e siècles, la marque de fabrique des littératures

européennes du lointain12

. Dans les faits, cependant, la capacité d’un potentat à ne pas tenir

compte des « Européens », c’est-à-dire à ne pas s’enferrer dans une relation exclusive avec

eux, mais tout au contraire à maintenir un faisceau d’alliances rituelles avec d’autres sociétés

politiques locales, pouvait être une suprême manifestation de puissance et de prestige. Du

point de vue des « sociétés fortes », qui constituaient le centre de gravité de réseaux

commerciaux ou politiques préexistants, il existait un intérêt au désintérêt à l’égard des

Européens13

.

Qu’elle ait été un choix stratégique ou la simple conséquence d’un « angle mort » de

perception, l’indifférence à l’endroit des « Européens » a d’ailleurs été, en mondes asiatiques,

l’un des modes vernaculaires usuels des « premiers contacts14

». Toutefois, que l’on ne s’y

méprenne pas : l’absence des « Européens » dans les chroniques malaises ou dans les annales

de royauté javanaises n’est aucunement le signe d’une inaptitude insulindienne au réalisme

figuratif ou à l’exactitude chronologique. À preuve le fait qu’à la même époque, les scribes

d’Aceh et de Johore produisent des récits circonstanciés de l’accueil d’ambassades chinoises

11

Les exemples concernant les situations insulindiennes sont tous extraits, sauf indication contraire, de Romain

Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVII

e siècle), Paris, Le Seuil,

2011. 12

Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, Paris, Champion, 1998. 13

Kathleen DuVal, The Native Ground. Indians and Colonists in the Heart of the Continent, Philadelphie,

University of Pennsylvania Press, 2006. 14

Stuart B. Schwartz (dir.), Implicit Understandings. Observing, Reporting, and Reflecting on the Encounters

between Europeans and Other Peoples in the Early Modern Era, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

ou de l’envoi de légations au Siam ou à Constantinople. Cette absence est bien plutôt le

symptôme d’un principe particulier – mais profondément cohérent – de sélection des faits

exemplaires : un principe qui assigne une modalité argumentative et un horizon de pertinence

spécifiques à la fabrique narrative de l’« histoire vraie (sejarah) », et qui signale par là-même

l’irréductible autonomie d’un univers historiographique local obéissant, tout comme celui des

chroniqueurs des Premières Navigations ou de l’Estado da India, à ses propres conventions

descriptives et calendaires.

Comment parler encore de « rencontre » lorsque les acteurs en présence habitent des univers

historiographiques aux prémisses dissemblables et ne s’accordent en aucune manière sur les

faits appelés à devenir, narration et remémoration aidant, des évènements ? Tandis que, de

retour à Amsterdam, les Hollandais célèbrent avec emphase leur entrée tumultueuse en monde

insulindien, les chroniques malaises et javanaises ne consacrent pas une seule ligne à

l’expédition de Cornelis de Houtman. Cette extrême asymétrie historiographique interdit,

pour tisser le récit véritablement équitable d’une « rencontre » qui n’a pas eu lieu, de recourir

au modèle, commode mais inapproprié, des « regards croisés ». Grand chasseur de nuisibles,

Paul Veyne avait autrefois débusqué l’aporie : impossible, en l’absence de quelque point

d’intersection documentaire que ce soit, de reconstruire en toute sérénité le « géométral »

kaléidoscopique de l’événement15

. Il nous faut donc renoncer à l’illusion d’une histoire

naturelle des situations de contact, laquelle procéderait par colligation, par assemblage savant

de matériaux disparates, « européens » et « extra-européens ». Pour autant que l’on souhaite

assigner une égale dignité documentaire à des univers textuels obéissant à des conventions

historiographiques distinctes, la narration-patchwork n’est pas à disposition : on ne coud pas

la pierre et la laine. Dès lors, que faire ?

Décrire le contact entre des mondes

Non plus travailler seulement sur le monde du contact, c’est-à-dire sur les lieux et les

moments de particulière intensité de l’échange marchand ou diplomatique, mais aussi, et d’un

même mouvement, sur les mondes qui, se « rencontrant » ou pas, coexistent et coalescent en

ces lieux. Ce changement de perspective – ou plutôt : ce saut dans le perspectivisme – impose

de mener de front toute une série d’opérations. Il contraint, en premier lieu, à œuvrer à

15

Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Le Seuil, 1970, p. 58.

périmètre réduit. La multiplication des entités pertinentes du récit, et par contrecoup

l’attention égale accordée à leurs manifestations et à la façon dont elles s’énoncent à la

première personne, se paye du prix d’une prolifération d’actants16

proportionnelle au degré

d’ouverture de la « focale17

» d’analyse. La leçon nous vient tout aussi bien de la micro-

histoire que de la sociologie pragmatique : pour remettre en suspens simultanément

l’ensemble des désignations d’acteurs, pour caractériser sociologiquement ces derniers au plus

près de leur propos, et ce afin d’échapper à la prise de la formulation rétrospective binaire de

leurs identités, il n’est d’autre moyen que de s’immerger dans le détail du plus grand nombre

possible de comptes rendus18

. Impossible, pour cela, de voyager trop loin, trop vite et trop

longtemps : l’étude d’une situation donnée de « premier contact », limitée dans le temps et

l’espace, suffit à la peine.

L’« ici et maintenant » d’une interaction de contact de l’âge moderne reste cependant, qu’on

le veuille ou non, un « ailleurs » et un « autrefois ». Le choix de l’empirisme radical – on dira

plus doctement : de l’inscription dans une « tradition casuistique » de la « pensée par cas19

» –

n’est pas qu’affaire de parti-pris descriptif : il est aussi, en l’espèce, une réponse pratique au

double péril de l’européocentrisme et de l’anachronisme. Il est en effet question, non pas de

conjurer d’emblée l’étrangeté relative d’un énoncé portugais ou javanais de la fin du

XVIe siècle, mais tout au contraire de la convoyer aussi longtemps que possible dans le récit.

Ceci oblige à rendre problématiques, et ce faisant visibles dans le corps même du texte, les

opérations de traduction. Prenons un exemple – javanais comme il se doit. Dans un ouvrage

célèbre, Clifford Geertz ferraille contre l’universalisme indu de la définition wébérienne de

l’État en lui opposant la notion javanaise de negara, qu’il traduit d’entrée de jeu par « État-

16

Cette notion d’« actants » est à prendre au sens que lui confère la sociologie des sciences et des techniques,

partant comme incluant aussi les « non-humains », objets et entités animales et minérales. Le projet d’une

histoire des situations de contact centrée sur les dispositifs pratiques de commensurabilité implique de porter une

attention particulière aux instruments qui équipent les agents (le galion, la balance à fléau, l’astrolabe, etc.), et

qui non seulement leur permettent de « traduire » leur environnement, mais aussi leur prescrivent des cours

d’action spécifiques. Ce projet s’accorde tout spécialement au programme descriptif de la sociologie

pragmatique. 17

Sur ce point, et à rebours de la polémique stérile entre « histoire globale » et micro-histoire, voir l’introduction

au dossier « Une histoire à l’échelle globale », Annales HSS, 2001, vol. 56, n° 1. 18

Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006 ; Laurent Thévenot,

L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006. Pour une illustration

parmi bien d’autres de ce « tournant pragmatique », accompli en l’espèce au moyen de la réhabilitation des

théorisations interactionnistes, voir Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective,

Paris, La Découverte, 2007. 19

Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, EHESS, 2005, dans le sillage, bien sûr, de

Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces.

Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 1989 [1986], pp. 218-294.

théâtre20

». L’objectif est clair : en rabattre à l’impérialisme des versions matérialistes de

l’État par le moyen d’une notion vernaculaire érigée en réservoir d’une « tradition autre » de

centralisation politique – une tradition qui en appelle non pas à la concentration

monopolistique de « moyens de puissance » d’or et de fer, mais à celle des « moyens

symboliques », immatériels, d’un pouvoir qui ne fait, pour exister, que se mettre en scène.

L’hypothèse d’un pouvoir opérant par « irradiation rituelle » plutôt que par mise au pas

militaire et prédation fiscale est séduisante, bien qu’elle ait été radicalement invalidée par

d’autres historiens, plus attentifs au détail des luttes intestines des royautés balinaises qu’à

leurs rodomontades rituelles21

. Reste que l’avocat de la « description dense » accomplit ici

une traduction pour le moins ténue. Car au vu de la déroutante variété de ses acceptions dans

les sources malaises et javanaises classiques et modernes – où il désigne tour à tour un lieu

d’essartage, la capitale d’un royaume, le domaine d’autorité d’un dynaste, les cités concédées

en apanage aux grands seigneurs, les « villages et vergers » ou le « monde des plaines » par

opposition à celui des « forêts sauvages », une condition d’optimale humanité impliquant le

respect d’une règle de dévotion, etc. –, le terme de negara gagne à ne pas être trop hâtivement

ramené à un objet rassérénant de la philosophie politique contemporaine et occidentale.

Ressaisi dans la trame de ses occurrences, suivi à la trace comme un gibier cavaleur dont

l’itinéraire même dessine peu à peu le contour, il permet en revanche de prendre pied au cœur

du domaine notionnel qui spécifie, en mondes malais et javanais, l’exercice de la

souveraineté. Cette dernière n’y est pas pensée seulement comme emprise sur des territoires,

mais aussi, et surtout, comme formation de sujets par leur insertion dans un régime de

civilité : un réseau dense de « normes du gouvernement de soi (aturan) » qui qualifie les êtres

comme susceptibles d’accéder à la dignité de l’obéissance.

En refusant de céder à la tentation de la fixation préalable des frontières sémantiques du terme

negara, on accède par son entremise à un réseau de faits et de lieux qui correspond très

précisément aux manifestations concrètes de la majesté royale, ici fréquemment pensée

comme puissance d’ordonnancement harmonieux du monde par un « raja-jardinier » qui –

nous apprend un coutumier du Pahang de la fin du XVIe siècle – veille sur son royaume

comme sur un parterre de fleurs. Ces énonciations dévoilent l’importance, dans les

20

Clifford Geertz, Negara, the Theatre-State in Nineteenth Century Bali, Princeton, Princeton University Press,

1981. 21

Voir tout particulièrement Henk-Schulte Nordholt, The Spell of Power. A History of Balinese Politics, 1650-

1940, Leyde, KITLV, 1996.

théorisations malaises et javanaises de l’autorité, des répertoires de la musicalité et de la

fragrance du pouvoir : selon la Sejarah Melayu (1612), la souveraineté porte aussi loin que le

son des « tambours de royauté (nobat) », tandis que d’après le Serat Cabolek (1730),

l’inélégance d’un roi se paye de la « puanteur » de son royaume – manière d’indiquer que le

« bon gouvernement » a bonne odeur. On le voit : il y a beaucoup à gagner, chemin faisant,

lorsque l’on accepte de s’égarer dans le maquis des acceptions du negara.

Repérer une connexion pour bâtir une comparaison

Tout autant que les traductions ténues, les comparaisons préalables sont dommageables à

l’économie narrative d’une description centrée sur l’« ici et maintenant » d’une interaction de

contact. La « connexion » qui s’établit entre deux sociétés distantes offre certes le cadre idéal

d’une comparaison terme à terme entre celles-ci : du moins soustrait-elle à l’arbitraire d’un

appariement purement intuitif de « cas ». Mais ce type de comparaison attente

irrémédiablement au rendu réaliste d’une série de choix individuels accomplis sous contrainte

de situation et en condition d’incertitude. Les agents de contact – marins zélandais ou jésuites

portugais – ne savaient rien, ou presque, de mondes dans lesquels ils pénétraient, pour ainsi

dire, par effraction. Il leur fallait néanmoins, car le temps et les moyens leur étaient comptés,

agir vite. Aussi étaient-ils amenés à « improviser22

», c’est-à-dire à manœuvrer au coup par

coup, sans plan préconçu ni connaissance adéquate des jeux de pouvoir locaux.

Toutefois, il n’est pas d’improvisation qui ne soit guidée, sur les modes contraires du respect

tacite ou de la transgression volontaire, par des « codes de conduite », par quoi il faut entendre

des ensembles relativement stabilisés de normes pratiques de comportement : des répertoires

de la « présentation de soi » et du rapport aux autres incorporés par les agents au terme de

parcours de socialisation accomplis au sein de milieux et sous la houlette d’instances

spécifiques (parentèles, guildes, cités, confréries, milices, etc.)23

. Ainsi Cornelis de Houtman

n’agit-il ou ne réagit-il pas, « en situation », face à ses interlocuteurs bantenois, de façon

totalement aléatoire. Porteur d’un style de comportement particulier, propre aux milieux

marchands dont il est issu et qu’il a si longtemps fréquentés, le capitaine hollandais est en

22

Timothy Brook, Vermeer’s Hat. The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, New York,

Bloomsbury, 2008, pp. 19, 21. 23

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, vol. 1 : La Présentation de soi, trad. A. Accardo,

Paris, Minuit, 1973 [1956].

outre habité d’une vision phantasmatique des normes de la bienséance nobiliaire – dont il n’a

jamais fait l’expérience directe mais dont il a probablement, n’étant pas un illettré, entrevu les

fastes par le biais des libelles célébrant la souveraineté orangiste ou des satires tournant en

dérision la cour bruxelloise. L’ethos de Houtman est celui du marchand, mais il se donne des

airs de grand seigneur : sa personnalité de protagoniste d’un drame de « premier contact » se

situe à mi-chemin de ce qu’il est et de ce qu’il désire paraître24

.

Les acteurs témoignant rarement en nom propre de leurs dispositions inconscientes, nous en

sommes souvent réduits, pour ce qui est de rattacher leurs actions à des systèmes normatifs, à

la simple conjecture. Tout est, dès lors, affaire de tamisage prudent du « grain fin » de la

documentation. Quoiqu’il en soit, c’est lorsque l’on tente de saisir le comportement des agents

de contact comme socialement déterminé que l’on procède, de façon indirecte, à une

comparaison entre les mondes en présence. Cette comparaison n’est plus menée au niveau

d’entités surplombantes (« États » ou « sociétés »), ni préalablement à la description de

l’interaction de contact : elle s’effectue au contraire sous la forme de l’exploration thématique

conjointe et parallèle des secteurs de la « raison pratique25

» qui oriente le déroulement de

l’interaction – sens du rang, savoir-faire de négoce ou de combat, gestuelles de prestance, etc.

Pour mettre au jour les morphologies sociales qui orientent le cours d’une interaction de

contact, il ne faut pas se contenter de scruter à distance le monde qu’arpentent les acteurs : il

faut encore l’arpenter à leur manière, le dévoiler au rythme de leurs étonnements, de leurs

embarras et de leurs faux-pas.

Il faut, autrement dit, lorsque la chose est possible, accorder une égale importance aux

« grands textes » prescriptifs qui déclament la lettre des conduites (traités de cosmographie et

d’art nautique, livres de piété, manuels de convenances ou de confession, etc.) et aux « petits

textes » qui recèlent, à des degrés divers, l’esprit de la pratique (correspondances intimes et

officielles, routiers, logbooks, livres de comptes, « récits de voyage », inventaires après décès

d’effets de bord, etc.). Puisqu’à Banten se sont croisés des marins hollandais et des marins

malais et javanais, et puisque leur monde ordinaire était avant tout celui des ports et des

bâtiments de haute mer, il y a quelque intérêt à s’essayer à une exploration parallèle des

24

Sur l’importance de la prise en compte, non seulement des trajectoires sociales objectives, mais aussi des

appartenances fantasmées des agents de contact coloniaux pour déchiffrer leur comportement face aux élites des

sociétés locales, voir George Steinmetz, The Devil’s Handwriting. Precoloniality and the German Colonial State

in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007. 25

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, 1994.

ensembles documentaires ayant trait, en Europe du Nord comme en Insulinde, à la vie

maritime et à ses vicissitudes. Pour les navires de haut bord de la Compagnie hollandaise des

Indes orientales (VOC), on piochera avec profit dans l’artickelbrief (l’exposé circonstancié

des règles de la vie à bord, lu avant départ aux équipages), dans les « chants de matelots

(matrozenlieden) », dans les traités détaillant l’« art des pilotes (konst der stuerluyden) », dans

les journaux de bord des commis, dans le registre des sentences des présidents de comptoirs,

ou encore dans les manuels de piété écrits tout spécialement à destination des « gens de mer

(varensmannen) ». Côté malais, on trouvera dans les Lois maritimes de Malacca et dans un

traité de « droit coutumier (adat) » du Kedah (Malaisie péninsulaire) quantité de dispositions

réglant les rapports d’autorité et la pratique religieuse en mer. Le Hikayat Hang Tuah

(« Épopée de Hang Tuah ») recèle en outre de précieuses notations sur le rôle et le crédit du

« maître-pilote (muallim) » qui officiait à bord des nefs malaises et javanaises26

.

Menée dans l’enceinte restreinte d’un espace de stricte contemporanéité des documentations,

cette opération produit un tableau de concordances et de dissemblances. Sous certains aspects

– comme l’éloge de la connaissance pratique acquise par les pilotes, la répartition complexe

de l’autorité entre capitaines-armateurs, boscos et simples marins, ou la pratique de rituels de

supplique destinés à apaiser la colère des flots –, le rapport à la mer des marins malais et de

leurs homologues hollandais présente de troublantes analogies. Sous d’autres aspects, comme

l’existence d’un « droit de la prise » plus ou moins formalisé ou la relation entre navigation

commerciale et marine royale, ce rapport se révèle en revanche radicalement dissemblable. Il

est parfaitement possible, et probablement de saine méthode, dans le cadre de la production

du récit à dominante non pas explicative mais compréhensive de la « raison pratique » d’une

interaction de contact, de s’en tenir à ce tableau sans chercher à imputer à son

ordonnancement une quelconque ultima ratio.

26

Ce à quoi il faut encore ajouter, bien évidemment, un autre registre de traces : celles, matérielles, que nous

dévoile l’archéologie maritime, et qui nous aident à décrire au plus près cette scène d’action(s) si particulière

qu’était l’espace de vie fragmenté d’un navire de haut bord.

Mais si l’on souhaite véritablement éclairer le pourquoi des « étranges parallèles27

» qui se

dessinent entre des mondes apparemment si distants et si peu « connectés », trois hypothèses

se présentent logiquement à l’esprit28

. La première est de l’ordre d’un universalisme

anthropologique. Elle part de la prémisse d’une surdétermination de l’activité sociale humaine

par sa nature d’espèce biologiquement homogène : les homologies formelles qui s’observent

en des points distants de l’Eurasie ne sont que les manifestations d’un commun capital

génétique collectif. Outre qu’elle nous amène à naviguer dans les eaux troubles de la

sociobiologie, cette hypothèse a l’inconvénient de faire fi de la seconde colonne du tableau –

celle qui répertorie les dissemblances.

La seconde hypothèse est celle d’un contact direct ignoré, d’un circuit d’emprunts réciproques

et d’influences mutuelles non-encore attesté entre les mondes qui « se ressemblent ». Dans le

cas qui nous occupe, impossible de nier que le « bassin eurasiatique », reliant par voies

terrestres le « finistère » ouest-européen à la Chine impériale, a fonctionné pendant des siècles

comme milieu d’échanges et d’incubation idéologique et technologique. Le long des Routes

de la soie et des côtes de l’Océan indien ont joué, depuis le XIIIe siècle, quantité de médiations

– génoises, vénitiennes, nestoriennes, yéménites, ottomanes, etc. Il est tout sauf impossible

que les « codes de la mer » aient subi, au gré des flux et reflux de ces courants médiateurs,

une harmonisation relative de leurs grammaires de clauses – une harmonisation rendue par

ailleurs impérative aux points de confluence de ces courants : les cités portuaires où se

négociaient les contrats d’affrètement et s’arbitraient les litiges entre armateurs, capitaines et

équipages.

Le fait est que même en l’absence d’un texte-tiers – arabe, persan ou portugais – reliant en

zigzag un artickelbrief hollandais à un traité d’adat malais, ou un « miroir au prince »

hispanique à un traité de bon gouvernement de Johore ou d’Aceh, l’hypothèse d’une

transmission au long cours ne peut jamais être exclue pour ce qui concerne le « bassin

eurasiatique ». C’est là, d’ailleurs, ce qui différencie irrémédiablement l’analyse des

pénétrations européennes en Asie (du Sud, du Sud-Est et orientale) de celle des situations de

27

Victor Lieberman, Strange Parallels. Southeast Asia in Global Context, c. 800-1830, vol. 1 : Integration on

the Mainland, vol. 2 : Mainland Mirrors. Europe, Japan, China, South Asia, and the Islands, Ann Arbor,

University of Michigan Press, 2003 et 2009. 28

Ces rapides réflexions sur le traitement analytique des homologies formelles entre documentations distantes

s’inscrivent dans la lancée des travaux de Carlo Ginzburg, et notamment de « Freud, l’homme aux loups et les

loups-garous », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces…, op. cit., pp. 334-350. Elles font aussi directement

écho à Roger Chartier, « La conscience de la globalité (commentaires) », Annales HSS, 2006, vol. 56, n° 1,

pp. 119-123.

contact entre le monde hispanique et les sociétés méso-américaines. Si l’on peut – et l’on

doit29

– tenir compte de la synchronie de ces situations pour apprécier à sa pleine mesure la

« démesure » des ambitions impériales ibériques, on ne peut les ramener à un seul et même

type de situations. En Asie, tout « premier contact » rejoue, en feignant de l’ignorer ou en la

reformulant du tout au tout, une série de relations antérieures.

Troisième et dernière hypothèse : un modèle médian de « polygénisme écologique », qui

suppose que la congruence (mais non pas nécessairement la convergence) d’un certain

nombre de processus de transformation sociale, dictée en dernier ressort par l’adaptation à un

jeu similaire de contraintes topographiques et climatiques, se traduit par l’éclosion, en un

point de conjoncture donné, d’un ensemble relativement homogène de pratiques et

d’énoncés30

.

Plaçons le curseur imaginaire du comparatisme thématique aux alentours de 1600. On

constate à l’époque, dans une diversité prodigieuse de mondes politiques maillant le tronçon

central de l’espace eurasiatique, l’existence d’un genre spécifique de traités de « juste

gouvernement ». Ces traités ont ceci de spécifique, donc de commun, qu’ils lient étroitement

la légitimité du pouvoir d’un souverain à son respect de normes d’excellence morale, qu’ils

n’hésitent pas à épeler par le menu. Ils évoquent également ouvertement la possibilité de la

déposition ou du régicide en cas de rupture par ledit souverain du « pacte de justice » qui le lie

à ses sujets. Non seulement les critiques de la ragion di Stato à Venise et Bologne, les

Monarchomaques à Genève et le jésuite Mariana à Tolède, mais encore al-Jauhari à Johore ou

Aceh, les auteurs ottomans de « conseils aux princes (nasihatname) » à Constantinople et les

compilateurs moghols de traités de « civilité (adab) » à Agra débattent, au tournant du

XVIIe siècle, des devoirs du souverain et des conditions de licéité du régicide

31.

29

Comme le prouve le profit heuristique tiré de cette opération par Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon.

Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard, 2012.

30 C’est ce modèle de polygénisme, ciblant les phénomènes macro-politiques et lié en dernier ressort à la thèse de

l’adaptation à une gamme de contraintes écologiques spécifiques, que développe Victor Lieberman dans Strange

Parallels…, op. cit. Mais si l’argumentation théorique liminaire du premier volume séduit, l’échappée belle du

second volume dans le comparatisme le plus abstrait et le plus débridé ne laisse pas de faire douter de la

possibilité même de mener à terme le projet d’ensemble. 31

Pour les exemples hispanique, italien, genevois et malais, voir R. Bertrand, L’Histoire à parts égales…,

op. cit., chap. XIII. Pour le cas ottoman, voir Baki Teczan, The Second Ottoman Empire. Political and Social

Transformation in the Early Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. Pour les littératures

indo-persanes, voir Muzaffar Alam, The Languages of Political Islam. India, 1200-1800, Chicago, University of

Chicago Press, 2004.

Surprenante « conjoncture constitutionnaliste32

», dont il n’est pas déraisonnable de penser

qu’elle s’articule à, et procède pour partie d’une série de transformations sociales de grande

ampleur prenant place simultanément dans les lieux considérés : émergence de nouvelles

bourgeoisies marchandes urbaines et de noblesses robines de plus en plus actives

politiquement, montée en puissance corrélative d’une élite de juristes rompus à la défense des

franchises collectives et des droits de propriété individuels, etc.

Redisons-le cependant : il n’est nul besoin, dans le cadre de l’analyse compréhensive d’une

situation de contact donnée, de recourir à l’un ou l’autre de ces mastodontes théoriques. Le

comparatisme explicatif rigide, qui opère à l’échelle des structures très larges et des temps très

longs, reste superfétatoire, pour le type de récit qui nous occupe, eu égard au comparatisme

thématique souple, qui travaille le détail local des énonciations. Le mystère des similitudes

n’a pas besoin d’être levé pour que soit engrangé le bénéfice de son surgissement.

Épilogue : de quelques méprises concernant l’« histoire globale »

Au moment de mettre un terme à ce bref voyage en mondes lointains, un constat s’impose :

s’il bâtit sur le socle de l’histoire critique des « expansions ibériques » et s’inscrit dans le

sillage de l’« histoire connectée33

», le cahier des charges théoriques et méthodologiques d’un

projet d’« histoire symétrique » des situations de contact ne s’applique tout bonnement pas à

la quasi-totalité des travaux de langue anglaise qui font, de nos jours, usage de l’étiquette

d’« histoire globale ». Travail de sources de première main à « focale » réduite, mise en

suspens des catégories explicatives surplombantes au profit d’une traduction compréhensive

des énoncés vernaculaires, égale attention conférée aux acteurs et à leurs instruments, recours

à la comparaison thématique souple en lieu et place de la comparaison structurelle terme à

terme : voilà bien plutôt l’anti-cahier des charges de ces vastes fresques de global history qui

enjambent allègrement les siècles et les continents.

32

Je forge l’expression en écho à celle de « conjoncture millénariste » avancée, puis amendée, par Sanjay

Subrahmanyam (« Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique »,

Annales HSS, 2001, vol. 56, n° 1, pp. 51-84). 33

Sanjay Subrahmanyam, Explorations in Connected History, vol. 1 : From the Tagus to the Ganges, vol. 2 :

Mughals and Franks, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde.

Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.

Certes, les étiquettes importent peu, et seuls comptent, au final, les démarches et les résultats

de recherche. Mais précisément : si l’« histoire globale » n’est rien d’autre que cette histoire à

majuscules, ce grand récit sans visages et sans paysages, sans saveurs et sans surprises que

certains se plaisent à ânonner un peu trop complaisamment, en quête soit de collisions

inéluctables, soit de confortables précédents, alors tout incite à s’en détourner pour faire, à son

encontre, le pari de l’étrangeté. En dépit de ce que croient y lire certains esprits chagrins, il

n’y a, dans ce projet en forme de pari, nulle volonté gratuite de saccage des paisibles

étagements européens du temps et de l’espace, mais simplement le désir de déposer, dans les

rayonnages de la bibliothèque encore si peu universelle des temps modernes, des paroles et

des pensées trop longtemps ignorées ou minorées.