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L A GRAMMAIRE FONDE-T-ELLE UNE NOUVELLE TYPOLOGIE DES GENRES TEXTUELS ? L A « COOCCURRENCE AUTO-CONSTITUANTE » DANS LES TEXTES DE RANDONNÉE Driss Ablali Université de Lorraine. Praxitexte, Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) Nous croyons utile, pour commencer, de rappeler l’indifférence réciproque apparemment absolue en laquelle se sont longtemps tenues les recherches en grammaire et les recherches textuelles. D’un point de vue à la fois épistémo- logique et méthodologique, c’est la question des observables qui permet de comprendre cette indifférence. Les réticences des grammairiens à se saisir de l’objet texte — dont la problématique semble pourtant intéresser directement la syntaxe et la morphologie 1 — s’explique par l’engouement pour les exemples artificiels au détriment des données attestées. La phrase était pour le gram- mairien la limite à ne pas franchir en vue de décrire les règles de la langue 2 . Du côté des recherches textuelles, c’est une évidence : la place accordée aux 1 Hjelmslev le dit clairement dans plusieurs passages des Prolégomènes, comme dans cet extrait où il insiste sur le texte comme seul observatoire de langue : « Il faut se souvenir que le fait linguistique immédiat n’est pas la langue mais le texte, c’est seulement à travers l’analyse du texte que l’on apprend à connaître la langue ». (Hjelmslev 1943: 188). Pour plus d’information sur la question, voir Ablali 2001. 2 Les travaux de F. Rastier sur les différences entre les paradigmes « logico- grammatical et « rhétorico-herméneutiques », développées notamment dans Arts et sciences du texte permettent de comprendre les rouages de cet engouement pour les exemples au détriment des données attestées. GRP : RSP JOB : revue⊕32 DIV : mp⊕rsp32 p. 95 folio : 95 --- 30/4/014 --- 12H30

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L A GRAMMAIRE FONDE-T-ELLE UNE NOUVELLE

TYPOLOGIE DES GENRES TEXTUELS ?L A « COOCCURRENCE AUTO-CONSTITUANTE »

DANS LES TEXTES DE RANDONNÉE

Driss Ablali

Université de Lorraine.Praxitexte, Centre de Recherche sur les Médiations (CREM)

Nous croyons utile, pour commencer, de rappeler l’indifférence réciproqueapparemment absolue en laquelle se sont longtemps tenues les recherches engrammaire et les recherches textuelles. D’un point de vue à la fois épistémo-logique et méthodologique, c’est la question des observables qui permet decomprendre cette indifférence. Les réticences des grammairiens à se saisir del’objet texte — dont la problématique semble pourtant intéresser directementla syntaxe et lamorphologie1 — s’explique par l’engouement pour les exemplesartificiels au détriment des données attestées. La phrase était pour le gram-mairien la limite à ne pas franchir en vue de décrire les règles de la langue2. Ducôté des recherches textuelles, c’est une évidence : la place accordée aux

1 Hjelmslev le dit clairement dans plusieurs passages des Prolégomènes, comme danscet extrait où il insiste sur le texte comme seul observatoire de langue : « Il faut se souvenirque le fait linguistique immédiat n’est pas la langue mais le texte, c’est seulement à traversl’analyse du texte que l’on apprend à connaître la langue ». (Hjelmslev 1943: 188). Pour plusd’information sur la question, voir Ablali 2001.

2 Les travaux de F. Rastier sur les différences entre les paradigmes « logico-grammatical et « rhétorico-herméneutiques », développées notamment dansArts et sciencesdu texte permettent de comprendre les rouages de cet engouement pour les exemples audétriment des données attestées.

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phénomènes textuels pour rendre compte des questions de grammaire étaittrès réduite, voire inexistante. Ce sont plutôt des recherches tournées vers lesperspectives énonciative, poétique et stylistique qui occupaient le devant de lascène textuelle. Il faut toutefois apporter à cette explication, que nous livronsà titre purement indicatif, quelques précisions.

Revenons de plus de quarante ans en arrière, dans les années 1970, pourtrouver une exception à la règle, sous le nom « grammaire de texte ».L’originalité du projet apparaît au premier coup d’œil : concevoir la textualitésur la base des modèles grammaticaux. Cette originalité se situe dans l’espaceépistémologique de la grammaire générative transformationnelle3 pour «...rui-ner et remplacer, explique J. Ihwe, la science littéraire traditionnelle (méthoded’interprétation herméneutique, Geisteswissenschaf) » (1973 : 54) par unethéorie littéraire fondée sur les résultats de recherches en grammaire généra-tive. Ainsi tout semble clair : la production textuelle est conçue sur le modèlede la production de la phrase pour délinéariser le sens et établir des liensnécessaires de dépendance interphrastique : « De la mêmemanière, écrit VanDijk, nous demanderons à notre théorie d’être productive, c’est-à-dire d’en-gendrer (formellement) un ensemble infini de textes à partir d’un ensemble finide règles et d’éléments lexicaux » [...]. Mieux vaut, inversement, considérer laphrase comme un texte (minimal). De cette manière une théorie des textesinclut la grammaire (linguistique) de la phrase ». (Van Dijk 1972 : 182-83). Sepose alors immédiatement le problème de la frontière entre grammaire dephrase et grammaire de texte, ou, en d’autres termes, de la place qu’occupe lagrammaire phrastique au sein de la grammaire de texte.

Il convient, avant de poursuivre, de réduire à néant, ou, à tout le moins, deramener à sa juste valeur, l’apport de la grammaire de texte à la description desrègles grammaticales. En fait, le projet4 de la grammaire de texte est un projetpurement textuel, qui a été mis en place sans que soit élargie au texte lagrammaire proprement dite. Il ne nous révèle rien, par exemple, sur lastructure actancielle des adjectifs, sur les noms à pluriel irrégulier ou sur les

3 Charolles l’affirmenettement dans le passage suivant : «Leprojet d’uneGrammairede texte (GT) trouve ses origines dans une problématique à référence fondamentalementchomskyenne.D’unemanière schématiqueonpeut dire, qu’audépart aumoins, la nécessitéde construire une grammaire qui dépasse le cadre de la phrase est apparue quand : a) se sontrévélées certaines insuffisances de la grammaire générative et transformationnelle (GGT) ;b) on s’est aperçu qu’il était possible de transférer au niveau textuel les attendus empiriquesfondateurs de la GGT. » (Charolles 1976 : 134).

4 On peut lire à cet égard la contribution éclairante de J.-M. Adam sur la linguistiquetextuelle en France, et notamment sur le rapport entre grammaire de texte et analyse dudiscours : « L’émergence de la linguistique textuelle en France (1975-2010). Parcoursbibliographique en 100 titres », publiée en ligne à l’adresse suivante : www.unil.ch/webdav/site/fra/shared/CONSCILA⊕Verbum.pdf

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contextes qui conditionnent l’utilisation d’un article défini. Il ne précise pascomment décrire les rapports entre les composantes de la phrase et la structurequi les englobe dans le texte. Apparaît alors ce trait désormais évident : lagrammaire de texte n’est pas une grammaire sur les formes de l’expression dela langue dans les textes. Après cette mise au point terminologique, reste às’interroger sur la place de la grammaire dans une réflexion interphrastiquepour interpréter les genres textuels, et, indissolublement, sur ce que pourraitapporter une sémiotique des textes aux connaissances grammaticales validéespar des productions langagières attestées en corpus.

Nous en venonsmaintenant à la partie de notre étude qui est annoncée par sontitre. La question ainsi posée dans le titre nous paraissait avoir un intérêtcrucial pour les grammairiens outre celui qu’elle peut avoir pour les analysestextuelles. Pour laisser définitivement l’histoire, et entrer dans le vif du sujet,nous voudrions montrer dans cette contribution les liens possibles qui setissent en corpus entre des faits grammaticaux et des genres textuels. On peutexplorer ces liens dans deux directions : du côté des grammairiens, on peuts’appuyer sur les genres textuels pour établir le système de règles grammati-cales qui définissent une langue ; du côté des spécialistes du texte, la grammaireest unmoyen important de parvenir à caractériser, par des observables fondéssur des critères multi-niveaux5, les régularités interphrastiques d’un genretextuel. Ainsi le gain est double : permettre, d’une part, au grammairiend’appréhender, grâce aux corpus stockés dans des banques textuelles en tenantcompte de la typologie des textes et des discours, les règles de grammaire quele locuteur utilise à l’oral et à l’écrit, et qui sont souvent loin des exemplesartificiels forgés sans prendre en considération la réalité des productionslangagières. Permettre, d’autre part, au textualiste, lorsqu’il traite des ques-tions de typologie textuelle, de passer par l’ensemble des propriétés empiri-ques des textes, qui relèvent de catégories grammaticales que l’on rassembledans des phrases pour écrire ou parler dans des textes, afin de dépasser lestypologies génériques classiques en littérature, par exemple, qui ne reposentque sur l’intuition. Or pour caractériser des typologies textuelles, grammati-calement marquées, on doit partir d’une corrélation entre plusieurs compo-santes du texte. On ne peut pas réduire le genre des textes à la présence oul’absence d’un seul phénomène syntaxique, morphologique ou stylistique. Cen’est pas la dominance de l’adjectif dans un genre journalistique qui permetd’en dresser le parangon ; ce ne sont pas les fréquences élevées de tel ou telsigne de ponctuation dans un genre politique qui dessinent sa cartographietextuelle. Car les critères grammaticaux qui définissent un genre textuelrelèvent de corrélations entre plusieurs paliers du texte, plutôt que d’un seulniveau, comme le rappelle souvent F. Rastier, « un genre [est] défini comme

5 Lire à cet égard S. Loiseau 2008.

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un mode d’interaction normé entre composantes ». (Rastier et Pincemin1999 : 96-97).Nous le redisons, notre approche du genre se conforme au postulat suivant :les composantes du genre ne peuvent pas être décrites de façon isolée. Elles nepeuvent pas non plus l’être sans tenir compte de leur fréquence et de leurcompatibilité, car rien dans la combinatoire des paliers du texte ne relève duhasard des rencontres fortuites. Le genre est toujours « entre » plusieursphénomènes : entre les catégories grammaticales, ente les phrases, entre lesparagraphes, entre les différents paliers, entre les textes et entre les différentsgenres du même discours. C’est la question de la co-occurrence qui nousintéresse ici, et qui a souvent été évoquée en sciences du langage pour desquestions lexicales afind’explorer le rapport fréquentiel dans unepaire donnéede lexies co-présentes dans les textes du corpus, et que nous voudrions orientervers les typologies textuelles. L’hypothèse que nous faisons ici consiste àavancer que l’itération de cooccurrences grammaticales, recueillies dans uncorpus large, permet de vérifier la stabilité d’un genre textuel. Définir desphénomènes grammaticaux comme spécifiquement cooccurrents dans uncorpus de textes, cela revient à mettre à l’épreuve l’intuition qui nous guide àchaque acte de lecture : on ne peut pas isoler le texte du genre, pour la simpleraison que lorsque nous lisons un texte, nous nous représentons nécessaire-ment son genre.Dans cette contribution, nous procéderons en trois temps. Nous poseronsd’abord les fondements de l’analyse sémiotique des textes dont le projetconsiste à reprendre clairement certaines positions théoriques et épistémolo-giques de la sémiotique (Hjelmslev, Rastier et Coseriu), fondées sur descritères spécifiquement linguistiques, pour interpréter le genre. Dans unsecond temps, nous mettrons en place les enjeux théoriques et méthodologi-ques d’un nouveau concept, la « cooccurrence auto-constituante » que noussituerons par rapport aux travaux de la lexicométrie. Nous terminerons surl’exploration d’un corpus d’une centaine de textes, tous issus du discourstouristique de la randonnée pédestre, pour différencier et caractériser formel-lement sur le plan grammatical la stabilité du genre.

SÉMIOTIQUE DES GENRES

Dans le cadre d’une approche textuelle que nous appelons SÉmiotique desGEnres surCOrpus (SÉGECO), nous examinons, depuis quelques années, lescaractérisations multi-sémiotiques de différents genres en considérant lescorpus comme l’une des voies les plus abouties pour l’accès à une telleentreprise.Pour rappeler brièvement les fondements heuristiques et épistémologiques dela SÉGECO, nous voudrions commencer par une rapide mise au pointthéorique : le genren’apasde lieuarrêté, c’est unecatégorie, d’abordannoncéepar l’étiquette (édito, roman, lettre, recette de cuisine...), ce lieu sans lieu où le

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genre se tait, puis dispersée dans différentes composantes du texte. Faitfondamental, le genre ne se présente pas sous son seul aspect extérieur (sonétiquette), il est la résultante d’un cheminement multi-sémiotique. Il ne peutvoir le jour ou se donner le jour que grâce à l’interprétation. Le genre sonneainsi le glas de l’étiquette générique à laquelle il donnepourtant le jour ; il arriveà mettre à mort cela même qu’il engendre en formant une étrange configura-tion, une forme sans langage, qui reste à peu près illisible en dehors d’unparcours interprétatif, d’où la conjonction entre « corrélats génériques » et« interprétation » que cette étude essaiera de mettre au jour.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une précaution terminologique s’impose.Une variable n’existe pas à l’état libre, elle est liée linguistiquement à d’autresvariables. Nous nommons « corrélats génériques » tel ou tel ensemble deplusieurs variables unies par différentes liaisons. L’ensemble des corrélats estorienté vers une fonction globale que nous appelons une « molécule généri-que»,qui estunregroupementdeplusieursvariablesdifférentesaccomplissantune fonction textuelle bien déterminée. On devine aisément le corollaire de ceraisonnement : c’est l’interprétation quimet en scène le jeu de corrélations quis’établit entre des composantes textuelles disparates et invisibles qui permet-tent de trouver un genre à un texte. Interpréter le genre : autrement dit, nonseulement découvrir quel est le genre d’un texte, mais aussi, et avant tout,trouver qu’il y a du genre, plutôt que rien. C’est à cette acception de la notionde genre que nous nous en tiendrons ici.

Pour revenir au titre de cette contribution, notre objectif consiste à montrerque l’analyse sémiotique des genres ne saurait faire l’économie de la corréla-tion de plusieurs plans de l’expression, sans pourtant affirmer la prévalence del’un sur l’autre, comme le note à juste titre Hjelmslev dans les Principes deGrammaire générale : « Un système grammatical est d’une nature extrême-ment complexe. Rien ne s’y comprend isolément, toute catégorie est enrapport avec une ou plusieurs autres catégories, qui peuvent être du mêmeordre ou d’un ordre supérieur ou inférieur à elle. Dégager ces rapports entreles catégories est le but dernier de la science grammaticale ». (Hjelmslev 1929 :205).Commeon l’apercevradans la suite, ce sont les relationshjelmsleviennes,faites de combinaisons et de dépendances entre unités linguistiques quiconstituent le but de l’analyse sémiotique des textes. Se trouve ainsi posée lasolidarité, du point de vue syntagmatique, entre plan de l’expression et plan ducontenu, l’un et l’autre plan étant mis en « forme », c’est-à-dire articulés,organisés, structurés, selonHjelmslev, en trois types de relations : une relationde « solidarité », de « combinaison » et de « sélection ». Et comme les genrestextuels sont définis par l’interaction normée de composantes textuelles,(morphologique, syntaxique, énonciative, compositionnelle ou thématique),on pourrait concevoir les textes comme des corrélations de différents axeshétérogènes, qui éclairent la stabilité du contenu, et qui déterminent « l’ex-pression ». Et pour insister encore sur les trois fonctions syntagmatiques,

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capitales pour la théorie du langage hjelmslevienne, nous remarqueronsqu’elles font observer, en dehors de la réflexion générale sur le textes, que lesnormes linguistiques qui donnent accès aux genres sont fondamentalementambivalentes, aptes à se charger de divers types de relations qui peuvents’organiser, de telle sorte qu’elles constituent un système sémiotique. Reste àexplorer les modalités selon lesquelles s’institue ce lien entre des variables etconstantes syntagmatiques, et les interactions normées qui sont à même dedonner une représentation linguistique de la spécificité des genres.Aumoment depasser à l’explorationdes textes, nous gardons à l’esprit commeun point essentiel qu’il est dénué de sens d’interpréter les genres en se basantsur la présence ou l’absence d’un seul palier grammatical. C’est plutôt laprésence simultanée d’un faisceau de faits grammaticaux interphrastiquesdans les textes dumêmegenrequi définira sur corpus cequenous appelons une« cooccurrence auto-constituante ».

DES HYPOTHÈSES AUX FAITS TEXTUELS :

LA COOCCURRENCE AUTO-CONSTITUANTE.

Depuis plusieurs années les linguistes ont développé un fort engouement pourla question de la cooccurrence. Il suffit pour s’en convaincre aisément deprocéder à une simple recherche bibliographique, comme le souligne D.Mayaffre : «Tout semble avoirdéjà étédit sur le traitementdes co-occurrences.De la bibliographie française à la bibliographie anglo-saxonne, des études dela communauté ADT soucieuses de rendre compte de la textualité aux étudesde la communauté TALN portées sur l’extraction d’information et le websémantique, des travaux pionniers de (Firth, 1957) ou de Saint-Cloud à ceuxactuels de ATST, BCL, DELIC, ICAR, ILPGA, UQAM, etc., de la thèse de(Lafon, 1984), de (Salem, 1993) ou de (Viprey, 1997) à celle de (Martinez,2003) exclusivement dédiée à la question..., la littérature foisonne de considé-rations méthodologiques, de modèles mathématiques et informatiques, d’in-dices statistiques complémentaires ou concurrents, de représentations graphi-ques variées des co-occurrences ». (2008 : 811). Pour rester uniquement dansle domaine de la lexicométrie, rappelons que la problématique de la cooccur-rence, depuis les années 80 avec Tournier et Lafon jusqu’aux travaux deMayaffre, a souventété tiréeducôté lexicalpourexplorer le rapport fréquentielpour une paire donnée de lexies co-présentes dans le texte. L’objectif est dedéfinir la cooccurrence comme la tendance de deux lexies à apparaître dans uncorpus, comme un phénomène contextuel qui détermine le sens des lexiescooccurrentes. Mayaffre le dit clairement : « Nous définirons en effet laco-occurrence comme le phénomène de contextualisation minimale d’un motpar un autre mot » (2008 : 813). Dans le cadre de nos travaux, la notion decooccurrence auto-constituante, telle que nous l’entendons ici, fait référenceau phénomène d’itération qui se produit dans un corpus de textes partageantlemêmegenre : le genredevient lepôle autourduquel gravitentdesobservablesappartenant à plusieurs niveaux du texte. Nous la définirons comme une

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propriété des corpus qui conçoit la caractérisation d’un genre textuel par lacorrélation interphrastique que plusieurs paliers (morphologiques, syntaxi-que, énonciatif, thématique, argumentatif, rhétorique, etc...) du texte formentdans le corps même de celui-ci. La présence de cet intermédiaire, qui est legenre, fait trace dans le texte sans figer celle-ci dans un palier particulier.

Ici le problème essentiel à pointer est celui de la corrélation et de l’interactionentre niveaux, et non celui de leur autonomie et de leur indépendance. Par« cooccurrence auto-constituante », nous faisons l’hypothèse que les textes dumême genre partagent un certain nombre de cooccurrences à des multi-niveaux interdépendants, quant à leurs conditions de production et de circu-lation. La généricité se construit ainsi dans l’interaction des composantes, quel’ondoit considérer selondesparamètresd’étendueassezvariables.D’unpointde vueméthodologique, il s’agit de rappeler que la norme d’usage est aussi uneaffaire de fréquence. Autrement dit, une cooccurrence auto-constituante estconçue dans une perspective discontinue qui se réalise au-delà des contextesimmédiats. Elle est ainsi dégagée de la configuration d’ensemble que lesinteractions entre plusieurs paliers du texte forment dans la totalité des formesdu corpus étudié, sans être délimitée par un échantillon statistique particulier,comme le paragraphe, la phrase, le syntagme ou une autre fenêtre paramé-trable. Cela permet de distinguer et d’isoler des corrélats grammaticauxapparaissant fréquemment ensemble que nous appelons des « corrélats géné-riques»qui se stabilisent et sedémembrentdans le coursducorpus, enassurantpar leur itération une fonction d’unification à des paliers textuels hétérogènes.Le repérage de ces associations itératives, attestées sur corpus, constituecertainement, quand la taille de l’échantillon est suffisammentgrande, unaccèsprivilégié à leur fond générique.

Reste à expliquer les modalités selon lesquelles s’instituent les liens entre lescorrélats génériques qui ont une aptitude à s’associer. C’est ici qu’intervient laquestion de la grammaire par le biais des cooccurrences interphrastiques quipourraient se nouer, à l’intérieur des textes appartenant aumême genre, entre,par exemple, catégories grammaticales, pronoms personnels, temps verbaux,signesdeponctuation, etc.Mais commeonvientde l’apercevoir, il ne s’agit pasici de problème de lexique, ou de syntaxe, comme dans le cas des travaux del’école anglo-saxonne, mais de genre textuel : remarquer que des phénomènesgrammaticaux cooccurrent au sein d’un corpus de plusieurs textes, partageantle même genre, c’est faire apparaître les traits constitutifs reconnaissables dela généricité. Ce sont ces traces d’opérations grammaticales, attestées etsurtout combinables entre elles dans une série de textes qui permettent deprogresser vers des régularités sous-jacentes pour définir les niveaux dedescriptions qui caractérisent les textes.

Une fois mises en place ces précautions terminologiques, il resterait à mettreen évidence un dernier point, déjà entrevu dans le préfixe « auto » de« auto-constituante ». Comme l’affirme E. Coseriu, « La vérité est que les

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individusparlants possèdent unepleine consciencedu systèmeet de ceque l’onappelle les « lois de la langue ». Ils ne savent pas seulement ce qu’ils disentmaisaussi comment cela se dit (et comment cela ne se dit pas) ; autrement, ils nepourraient pas même seulement parler. Il est certain, d’autre part, qu’il nes’agit pas de « comprendre » l’instrument linguistique (qui est la question dulinguiste), mais de savoir l’employer, de savoir maintenir (refaire) la norme etcréer en accord avec le système». (Coseriu 2007nonpaginé).Ainsi écrire dansun genre donné, c’est aussi connaître les normes typographiques qui sontimposées, la longueur à ne pas dépasser, lesmodes d’énonciation autorisés, lespronoms personnels exigés, les signes de ponctuation à éviter, les modesverbauxàprivilégier.Onnepeutpas écrire sans savoir dansquel genreonécrit.Ce sont bien les genres qui transmettent ces cooccurrences et les confirment.On cherche ici à montrer que la grammaire dans un corpus de textes fonciè-rement hétérogènes n’est pas un simple support, elle n’est pas extérieure aucontenu qu’elle est censée véhiculer de manière normalisée.

Dans cette conception des genres textuels, nous partons de l’idée très simplequi conçoit le texte commeune suitedephrases composéesd’une suitedemots,à l’intérieur duquel certaines associations grammaticales sont récurrentes,tandis que d’autres sont prohibées. L’activation ou la neutralisation descooccurrences est déterminée par le genre auquel le texte appartient. Toute-fois, il est utile ici, avant d’en venir au traitement des corpus, de revenir un peusur nos pas pour rappeler que cette conception du texte ne réduit pas le sensà sa dimension phrastique, mais lui reconnaît pleinement une organisationinterphrastique, qui stipule, comme le souligne F. Rastier, qu’« aucun texten’est écrit seulement dans une langue : il est écrit dans un genre et au sein d’undiscours, en tenant compte évidemment des contraintes d’une langue. »(2006 : 7). C’est une telle conception du texte qui nous accompagnera tout lelong de cette recherche pour interpréter interphrastiquement le genre.

LA COOCCURRENCE AUTO-CONSTITUANTE EN CORPUS

L’objectif que nous poursuivons dans l’étude qui suit consiste à relever toutesles cooccurrences relatives à un ensemble de textes pour accéder, en corpus, àdes solidarités entre niveaux de description. Le genre d’un texte sera ainsiappréhendé par rapport aux cooccurrences qu’il engendre, jugées commediscriminantes et, pour cette raison, fondatrices incontournables de la géné-ricité.

Le corpus est constitué de 100 textes, avec 26 688 occurrences, soit 3321vocables, extraits de 6 guides de randonnées, publiés en ligne entre 2009 et2011. Ici une brève parenthèse s’impose pour dire que cette étude, basée surun corpus qui n’aspire pas à l’exhaustivité, reste exploratoire et qu’elle n’a paspour objectif de traiter tous les aspects des variations multi-sémiotiques dugenre en question, pour lequel plusieurs appellations existent : « guide de

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randonnée » ou « texte de randonnée » ou « topo de randonnée6 ». Elle n’a pasnon plus la prétention de réduire le corpus aux corrélats génériques qui serontmis en œuvre. Pour revenir au corpus, il a subi un étiquetage automatique parCordial7 pour créer une base lemmatisée avec Hyperbase8. Soulignons aussique ce corpus comprend exclusivement des textes intégraux et nondes extraits.Il se répartit sur6 régions : laNormandie, laBretagne, laCorse, lePaysBasque,la Loire Atlantique et le Jura. Leur réunion est justifiée par une proximitédomaniale : leur appartenance à la catégorie de la randonnée pédestre, et vula taille de ce corpus, il peut être considéré comme un « échantillon » de lapopulation du discours touristique, et plus précisément du texte factitif. Partexte factitif, nous entendonsun texte qui cherche à faire exécuter à son lecteur,sous forme de programme narratif, un ensemble d’actions qui permet d’or-ganiser temporellement, spatialement et adéquatement les éléments du tracé.Le texte de randonnée9 se veut ainsi un descriptif détaillé du parcours, (letracé), préalablement identifié et préparé en fonction des difficultés et duniveau des participants, il fournit des recommandations très précises à suivrepour atteindre une cible.

L’objectif est de caractériser empiriquement l’ensemble des relations in-terphrastiquesd’attiranceoude répulsionqui se recoupent formellement entreplusieurs unités grammaticales dans le corpus considéré. En d’autres termes,que doit-on faire pour entrer dans la définitionmulti-sémiotique d’un genre, etcomment peut-on justifier, sinon prouver, l’existence d’un genre comme uneunité qui ne soit plus liée à l’intuition, mais qui soit proprement textuelle, oupour parler commeD.Maingueneau, « il s’agit d’appréhender dans unmêmeespace toutes les formes de généricité, de refuser les partages qui ne reposentque sur des habitudes ». (2004 : 118).

Le texte de randonnée semble comporter des traits grammaticaux redondants,des invariants grammaticaux qui sont communs à tous les textes de ce genre.Commençons par les pronoms personnels. On y relève sans grande surprise

6 Ce n’est pas parce que plusieurs appellations sont possibles pour lemême genre quece dernier est inclassable : certains textualistes parlent pour le même texte, par exemple, de« roman par lettres », de « roman épistolaire » ou encore de « discours épistolaire », sansque les normes langagières qui en font la spécificité en soient affectées.

7 Des informations sur ce lemmatiseur sont à consulter à l’adresse suivante :http://www.synapse-fr.com/Cordial⊕Analyseur/Presentation⊕Cordial⊕Analyseur.htm,

8 Des informations détaillées sur le logiciel Hyperbase sont disponibles à l’adressesuivante : www.unice.fr/bcl

9 Sur les « textes procéduraux » dont fait partie le texte de Randonnée, on peut lire,entre autres, le no141de Langages, 2001. Les discours procéduraux, notamment les articlesde J.-M. Adam (2001) et L. Heurley. Les travaux de ce dernier sont également intéressantspour comprendre le fonctionnement des textes procéduraux en psycholinguistique.

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une prédominance nette de « Vous », liée à la force interlocutive de lathématique du corpus, comme en témoignent ces exemples :

« Après la passerelle, prendre à droite. Le sentier grimpe pour atteindre unplateau. Suivre la piste qui VOUS mène jusqu’au Parc à cerfs.Texte 1 :1re occurrence.« A votre retour VOUS aurez la possibilité de VOUS désaltérer et de VOUSrestaurer dans un petit restaurant typique récemment réhabilité ». Texte 5 :37e occurrence« Avant de revenir sur vos pas, VOUS pouvez VOUS promener au bord de laDurance jusqu’à la fameuse Vague du Rabioux ». Texte 13 63e occurrence ».

Le«Vous»est eneffet excédentairedans laplupart des textesducorpus, tandisque les autres pronoms personnels, comme « Je », « Tu » et « Nous » sontcomplètement absents. Le genre ici s’en prive. Les locuteurs de notre corpusn’étant pas supposés se mettre en valeur de manière explicite, ils sont doncbannis de l’intégralité des textes.

Compte tenu de sa dimension profondément dialogale, la mise en discours dutexte de randonnée cherche à masquer le mouvement subjectif en lui donnantune apparence d’objectivité par le biais notamment du pronom « On », dontl’identité n’est pas connue ou précisée. Car l’aspect indéfini et donc potentiel-lement inclusif de ce pronom, lui confère globalement un statut dialogalpeut-être plus prononcé qu’avec « Nous », qui demeure dans nombre de casmonologal. Les étapes que décrit le texte de randonnée ne se « racontent pasd’elles-mêmes » : elles émanent d’un énonciateur masqué pour atteindre unénonciataire appartenant à une communauté bien définie, les randonneurs. Ettoutes les occurrences de notre corpus, comme lemontre le graphique qui suit,signalentunevolontéd’interactionpermanente entre lesdeuxprotagonistesdel’acte d’énonciation.Autrement dit, le texte de randonnée appartient bien à ungenre singulier dont le ressort essentiel est de simuler une connivence entre lesdeux protagonistes de l’acte d’énonciation, en optant pour un dialogue àdistance qui constitue la matière même à partir de laquelle se construit toutesa textualité, un dialogisme qui permet de décrire les phases constitutives de larandonnée sans pour autant les prendre en charge de manière explicite. Le

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sujet du topo est un énonciateur compétent lorsqu’il décrit, conseille, proposeou interdit :

Figure no1 : Quelques contextes de la distribution du pronom « on » dans le corpus

Ici il faut souligner que cette posture énonciative qui préconise un effacementde la figure de l’auteur nait dans un contexte bien particulier. Dans sonenvironnement linguistique immédiat, le « On » est massivement associé auprésent, rarement au futur (souvent avec un verbe de perception : « onremarquera », « on notera »), mais jamais au passé. Les co-occurrentsdu « On », présent-Futur, qui contextualisent cette proximité avec le lecteurpermettent d’établir avec d’autres paliers de la textualité des réseaux gram-maticaux de plusieurs niveaux pour dessiner la cartographie grammaticale dugenre textuel.

A travers les analyses menées, on voit ainsi se dessiner une première ébauchedescriptive de la structure configurationnelle du texte de randonnée. Ici nousvoulons pointer une réalité bien précise, celle qui préconise que les choix descatégories grammaticales, des temps verbaux, des pronoms personnels, dessignes de ponctuation, de la structure de la phrase sont lesmarques empiriquesd’une posture générique. Pour les pronoms personnels, il faut égalementconsidérer lamanière dont ils sont associés avecd’autres vocables pour formerdes syntagmes. D’où la nécessité d’explorer également les temps verbauxdominants du corpus, avec lesquels les pronoms personnels ont des relationscollocationnelles très fortes.Ces corrélations sont particulièrement frappantespourunemodélisationde fonctionnementgrammatical du textede randonnée,lequel se démarque d’abord par un usage massif de l’infinitif, 28,29% par

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rapport à l’ensemble des temps verbaux, suivi sans aucune surprise de l’im-pératif, 31,91%.Dans le graphique ci-dessous, c’est en effet les seuls temps quiémergent distinctement :

Figure no2 : distribution des temps verbaux dans le corpus

Ces statistiques, mêmes grossières, sont très instructives. Elles soulèvent aussides questions. On observe d’abord un emploi important du présent del’indicatif, 34,59%, mais ses fréquences ici sont très faibles par rapport à cellesqu’il enregistre dans d’autres genres, comme le roman, les genres de la presse,ou les textes politiques. Pour revenir aux deux temps caractérisant notrecorpus, leur textualité mérite sans doute des considérations plus poussées, enportant notre attention sur les modes. Pour rester dans ce constat de l’efface-ment énonciatif (A. Rabatel) évoqué ci-dessus au sujet des pronoms person-nels, rappelons que l’utilisation du mode de l’infinitif contribue à sa façon àrenforcer cette posture énonciative. Dans la plupart de ses emplois, l’infinitifexclut la présence d’un sujet grammatical au nominatif, au moins dans lastructure de surface. Samise en discours dans le texte de randonnée interdit ladésignation d’une référence à un locuteur. Sans fonction référentielle précise,son procès reste ouvert et intemporel : du fait qu’il n’implique pas un ancragetemporel, la potentialité d’actualisationduprocès de la randonnée circulant defaçon anonyme installe une part d’indétermination dans la temporalité durécit. Ce n’est pas seulement la randonnée d’un seul actant qui est évoquée,mais une randonnée telle qu’elle pourrait être pratiquée par n’importe quelinterlocuteur, sous réserve qu’il satisfasse aux conditions requises. Les verbessignificativement sur-employés qui arrivent en tête de liste représentent pourla plupart des verbes d’activité dénotant une succession de déplacementsorientés vers un terme, ou du moins repérés par rapport à ce terme. On écrit

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des topos de randonnée d’abord pour indiquer des déplacements : « Prendre(133occ.) », « suivre (120occu)», « rejoindre (85occ.) », « traverser (67occ.) »,« continuer (48occ) », « tourner (41 occ.) », « longer (29 occ.) », « emprun-ter (26 occ.) ». Le genre imprime sa marque même sur les vocables les plususuels. On obtient ainsi les verbes canoniques qui illustrent la spécificitélexicale du syntagme verbal. Leur textualité, présentant une propension trèssignificativement supérieure à d’autres genres d’utiliser ces verbes, montredeux choses : 1)- l’événement décrit est en cours, 2)- le procès ne laisse pas aurandonneur l’initiative du déplacement. D’où ce net excédent dans l’usage del’impératif. Par rapport aux autres temps verbaux, le texte de randonnéeprésente une préférence marquée pour cette forme verbale. Ici encore, nouscherchons à montrer que la mise en discours des temps verbaux dépendlargement du genre des textes. En d’autres termes, l’impératif possède touteune série d’emplois parmi lesquels nous pouvons citer l’impératif d’injonction,l’impératif de nécessité, l’impératif de narration, l’impératif à valeur conces-sive, l’impératif conditionnel. Dans notre corpus, l’étude du contexte linguis-tique dans lequel apparaissent les actes effectués au moyen de l’impératif,révèle qu’il est associé de manière privilégiée à l’injonction. Par sa forceillocutoire, il vise à orienter la conduite du randonneur, et non à donner desordres. C’est la situation discursive qui nous le confirme : l’ordre à l’impératifest souvent marqué dans des phrases courtes, « range ces affaires », « débar-rasse cette table ». Or son usage nous montre un locuteur effacé qui laisse lepouvoir de décision à 1’allocutaire, il pose comme acquise la confiance dulecteur et se permet donc d’édicter la démarche à suivre. Du point de vuetextuel, nous pouvons aussi souligner, après observation des contextes, que lavaleur de cet impératif va de pair avec la structure du texte de randonnée,élaborée dans une textualité narrative qui suit un déroulement chronologiqueavant d’atteindre l’état final. Or dans l’impératif qui marque l’ordre, lelocuteur, qui construit l’ascendant sur l’interlocuteur, cherche d’abord àdéfendre ses intérêts propres. Voici quelques exemples tirés de notre corpus :

« Continuez par la rue du Clos - Neuf et empruntez le sentier à droite qui rejointla D2 ». Texte T4 Page: 38 f (6 occ.)«Aux grandesmarées, continuez en face par la voie communale jusqu’ au bourg ». Texte T4 Page: 44 b (14 occ.)Revenez ensuite sur vos pas pour retrouver le sentier balisé . Prenez le chemindu Closio , tournez à droite , puis continuez jusqu’ au parking du Castelli . Enchemin , nemanquezpas l’ énigmatique rocher dit Tombeaud’Almanzor ».TexteT7 Page: 67 c (37 occ.)« Tournez à gauche dans le sentier longeant la vallée jusqu’ à la route qui rejointle hameau de La Garenne ». Texte T6 Page: 57 d (34 occ.)« Après avoir longé l’ église Saint - Guénolé et l’ Office de tourisme , prenez àdroite la rue qui descend puis en face la rue des Tamaris ». Texte T7 Page: 72 c(43 occ.)« Sinon empruntez le chemin à droite qui file vers la vallée de Barlanès . Il vousconduit à une grange en Texte T9 Page: 98 b (43 occ.)

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« A la sortie du bois , suivez la piste qui part tout droit le long du vallon. » TexteT9 Page: 98 a (51 occ.)

Pour explorer l’élément saillant dans la phrase du texte de randonnée, onobserve une prédominance nette de la structure verbale, qui donne au texte derandonnée une teinte singulière très éloignée de l’article scientifique, parexemple. Comparativement à ce dernier, le texte de randonnée est aussimoinsabstrait et plus orienté vers l’action, comme l’indique l’usage intensif de deuxformes verbales, l’infinitif et de l’impératif, que nous avons évoquées ci-dessus.Le sur-emploi des verbes est révélateur de la spécificité du texte de randonnée,et atteste de leur fonction directive. En effet, l’utilisation de ces différentesparties du discours varie d’un genre à l’autre. Cet excédent du groupe verbal(pronom+verbe+adverbe) reflète sans ambages une tension et une orientationvers lemouvement et l’action, où le verbepèse plus lourd audétriment dunom.Pour le texte littéraire, P. Guiraud10 avait déjà observé que dans la littératurele nombre de substantifs et celui des verbes varient en proportion inverse, lesubstantif étant dominant dans la prose abstraite et le verbe dans les récits.Nous avons aussi observé, dans une autre étude11, que le discours universitaireprésente une forte propension à sur-employer le groupe nominal. S. Loiseau,dans ses recherches sur le discours philosophique, le confirme également.

Cette nette préférence de notre corpus pour le groupe verbal et sa fuite devantle nom sont corroborées par la présence d’une catégorie grammaticale,l’adverbe. La forte propension à utiliser l’adverbe, notamment après le verbe,est donc une caractéristique forte, mais non exclusive, du texte de randonnée.Ce trait peut s’expliquer par la volonté de donner le maximum d’informationssur le milieu, la durée et la difficulté du sentier. C’est le cas des adverbesétroitement dépendants du verbe, tels certains adverbes de manière, dequantité ou d’intensité, comme en témoignent les collocations suivantes : Lesentier s’élève légèrement, Le chemin s’élève rapidement, Descendre très légère-ment,Qui remonte longuement,Quimonte régulièrement,Quimonde rudement,Quimonte sèchement. C’est le cas aussi de certains adverbes d’attitude orientésvers le sujet, qui lui permettent d’anticiper la difficulté du trajet pour la gestionde l’effort : Prendre directement, Prendre carrément, Apercevoir également,Remontez légèrement, Déviez légèrement, Suivre attentivement, Contournezprovisoirement ». Et comme les outils informatiques permettent désormais derecenser exhaustivement les textes — l’association à chacun des vocables de safréquence d’emploi donne en effet le nombre total des mots d’un texte —, onpeut voir quel est le vocabulaire caractéristique de notre corpus. Comme levisualise clairement le graphique ci-dessous qui donne les fréquences desvocables les plus utilisés dans le corpus, en dehors des mots outils (« le, la, de,

10 P. Guiraud 1954 : 104.11 Cf. Ablali 2010.

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et »), qui pour des raisons évidentes sont fréquents dans tous les textes, les deuxpremières formes qui arrivent en tête de liste sont « gauche » et « droite » :

Figureo 3. Les hautes fréquences du corpus

Voici deux graphiques qui montrent leur contexte d’utilisation en tant qu’ad-verbe :

Figure no4 : Quelques contextes de la distribution de l’adverbe « à gauche »dans le corpus

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Figure no5 : Quelques contextes de la distribution de l’adverbe « à droite » dans le corpus

Mais comme le genre textuel est un lieu de contraintes, que les hautesfréquences de tel ou tel vocable ne suffisent pas à elles seules à caractériser, onse tourne aussi vers les marques de ponctuation. Hyperbase nous permet decalculer, grâce aux sorties statistiquesdeCordial, la fréquence et la distributiondes signes de ponctuation :

Figure no6 : La proportion des différents signes de ponctuation dans le corpus(valeurs absolues).

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Le tableau permet de faire la même observation que dans toutes les autresétudes du même caractère : les plus grands effectifs se trouvent du côté despointsetdesvirgules,quiàeuxseulsoccupent69,63%dudiagrammecirculaire.Mais le signe le plus discriminant du corpus est, contre toute attente, la paren-thèse. Comme l’illustre le graphique, on relève des proportions plus importan-tes de parenthèses. Elles sont essentiellement liées au besoin de tout dire, enintercalant dans le texte quelques indications qui peuvent servir à isoler unsupplément de sens, commepar exemple sur l’ « altitude » « quimène au col duSaltu ((Alt 1391) », la « distance » « au niveau de la stèle de Gibraltar (50m audessus à droite) », le « temps » « promenade facile de 1H45 (aller-retour) », le« lieu » « départ depuis la mairie (panneau d’information avec plan de l’itiné-raire) », l’ « orientation », « prendre la route des écoles (sud) », ou toutsimplement « attirer l’attention », « traverser le carrefour (prudence !) »,« longer à droite (Portail à refermer) ». Elles apportent une information, uneprécision, une explication sur un fragment de l’énoncé qui les précède immé-diatement ; elles ont ainsi essentiellement une fonction « référentielle » ; c’est ledésir de toujours renseigner, décrire, expliquer qui produit un effet de conni-vence dans le discours, comme c’est le cas des exemples suivants :

« A la chapelle ruinée (XIe siècle ; admirer le point de vue sur de la Valée de lagravona) », « emprunter le sentier de droite (remarquer les marches taillées dans legranit) », « emprunter la piste à gauche, (belle vue sur la forêt d’ Aïtone), « le barragede Pont - ès - Omnès (observez la passe à anguilles) », « après la chapelle deMontéglin. (Admirez le cadran solaire !).

Les parenthèses ne sont pas de simples artifices typographiques, elles devien-nent un vecteur de point de vue qui sert à créer des effets de complicité avecl’interlocuteur. Avec les parenthèses, l’information se précise et gagne ensuggestion : suggérer, c’est porter une attention particulière au randonneur etl’aider dans sa prise de décision. Comme on pourrait le constater dans cesextraits, les parenthèses contiennent le contenu touristique, elles permettentd’expliquer plus en détail l’information donnée. Ainsi, elles permettent dedonner à voir, alors que le texte hors des parenthèses, lui, comporte lesinformations pratiques ; en d’autres termes, le premier est « plus suggestif »,tandis que le second est plus « objectif ».On observe également un intérêt prononcé du topo de randonnée pour unautre signe de ponctuation, qui va dans le sillage des fonctions des parenthèsesqu’on vient d’évoquer, à savoir le deux-points. Comme signe annonciateur,l’usage du deux-points participe pleinement à la mise en forme du dispositifpédagogiquevisant àdonner au lecteur toutes les informationspossibles sur lesétapes de son tracé. Il joue un rôle purement didactique entre deux termes, ougroupe de termes, pour préciser, exposer et détailler. Il a la valeur d’uneexplication, c’est la seule valeur qu’on lui prête dans tous les contextes de notrecorpus de randonnée :

«Départ : CARTALAVONUDurée : 2 heures 30 », « Itinéraire : Traverser le villagede vacances », « Balisage : jaune complété par des totems en bois, « Altitude mini :

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600 m, Altitude maxi : 1074 m », « Longueur : 7500 m, Durée : 3 h 30, « Activitéannexe : La pêche des saumons des fontaines ».

L’observation des multiples deux-points qui ponctuent notre corpus concourtà établir la structure dialogale que le locuteur essaie d’installer à différentspaliers de la textualité, en partant de l’énonciation jusqu’à la ponctuation.Cette constatation n’a rien d’étonnant, le locuteur dans le texte de randonnéegarde bien un penchant pour la précision, l’injonction et les règles d’unerhétorique de la clarté institutionnellement codifiée.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE CONCLUSION

Existe-t-il réellement une grammaire propre au topo de randonnée ? A traversles analysesmenées, on voit ainsi se dessiner une première ébauche descriptivede la structure configurationnelle du genre, qui se singularise par unemoindrepersonnalisation et une plus forte propension à utiliser les modalités verbalespour renforcer la tension interlocutive discutée ci-dessus. Le genre topo derandonnée est invariablement corrélé de manière significative à un cadreénonciatif bien défini, étroitement lié à deux catégories grammaticales redon-dantes, le verbe et l’adverbe, qui sont systématiquement associés aux pronomspersonnels « Vous » et «On », lesquels ont aussi une capacité à attirer d’autrescorrélations verbales de manière récurrente en contexte, l’infinitif et l’impé-ratif, en vue de construire des phrases qui mettent en évidence une autrerégularité, qui n’était pasprévisible, celle de lapropensionpour lesparenthèseset le deux-points. On constate ainsi que l’ensemble des cooccurrents, ventilésuniformément dans le texte, participent à produire une véritable cartographieinterphrastique de l’univers générique, stabilisé par la complémentarité entreplusieurs paliers du texte. Cette notion de cooccurrene auto-constituante, quirelèvedavantaged’unprogrammede recherchequed’unensemblede résultatsdéfinitifs, a un autre avantage, celui de montrer que les corrélations multi-niveaux dans un texte ne sont pas libres, mais imposées par des contraintesgénériques qui contribuent à l’uniformité des pratiques langagières. L’hypo-thèse que nous avons faite ci-dessus, et qui consiste à dire que la valeursystématique de ces corrélats génériques varie d’un genre à l’autre, s’avèrefondée. Notons toutefois, au risque de compliquer encore les corrélats géné-riques, que les régulations grammaticales dominantes dans une pratiquelangagière ne sauraient appartenir à un seul genre de discours, elles peuventfigurer dans d’autres genres, mais sans assumer les mêmes fonctions. On l’adéjà entrevu explicitement dans la description qu’on vient de faire : on a vu eneffet que, pour l’interprétation interphrastique du genre, c’est par le biais, sansdoute, de l’interaction entre corrélats génériques, et non par celui de leursimple présence, que s’établit la molécule générique d’un genre. Cette notionde co-occurrence contient en elle-même la notion essentielle de fréquence,puisque jamais aucun genre ne trouve son interprétation immédiate, chaquecomposante textuelle ne la trouvant que dans la suivante.

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