La conversation civique sur internet : contributions au processus délibératif

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La conversation civique sur internet : contributions au processus délibératif Ângela Cristina Salgueiro Marques Universidade Federal de Minas Gerais, Brasil E-mail : [email protected] L ES citoyens participent quotidiennement de conversations et de discus- sions sur leurs intérêts et nécessités, développant ainsi des capacités d’ar- gumentation, de réflexion et de maîtrise cognitive sur les différents types d’in- formation qu’ils reçoivent (Dahlgren, 2003). Dans des contextes relationnels du quotidien, la conversation civique joue un rôle très important dans la créa- tion de cadres de référence partagés utilisés par les individus dans l’objectif de comprendre les principales questions qui les concernent. Habermas reconnaît que les routines et les interactions quotidiennes sont les sources fondamentales de la construction des attitudes politiques des ci- toyens. Il admet aussi qu’au cours de ses pratiques quotidiennes les acteurs sont toujours exposés à un «espace d’échange de raisons»(2006, p.413). Alors que Habermas et d’autres auteurs (Kim & Kim, 2008 ; Gastil, 2008 ; Conover & Searing, 2005 ; Rojas, 2008 ; Mansbridge, 1999) affirment l’enchevêtre- ment et même une certaine «dépendance» entre la délibération et la conversa- tion, cette complémentarité n’a pas encore été suffisamment explorée par des travaux empiriques. Par une étude qualitative, nous allons tenter de mettre en évidence les moments dans lesquels la conversation peut apporter des contri- butions au processus délibératif soulignant les instants où les interlocuteurs changent leur orientation dans le débat et passent d’une conversation disper- sive à une discussion focalisée sur des sujets politiques précis. Par rapport à la place occupée par la conversation dans le processus plus vaste d’échange délibératif et argumentatif, il reste encore à explorer la re- lation qui s’établit entre la conversation et la délibération, surtout s’il s’agit de conversations banales et casuelles menées par des citoyens défavorisés et politiquement appauvris 1 qui désirent échanger leur compréhension par- 1. La pauvreté politique est un concept utilisé pour caractériser les citoyens inaptes à la participation dans des processus démocratiques de débat public. Cette inaptitude est due prin- Estudos em Comunicação n o 5, 21-52 Maio de 2009

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La conversation civique sur internet : contributions auprocessus délibératif

Ângela Cristina Salgueiro MarquesUniversidade Federal de Minas Gerais, Brasil

E-mail :[email protected]

LES citoyens participent quotidiennement de conversations et de discus-sions sur leurs intérêts et nécessités, développant ainsi des capacités d’ar-

gumentation, de réflexion et de maîtrise cognitive sur les différents types d’in-formation qu’ils reçoivent (Dahlgren, 2003). Dans des contextes relationnelsdu quotidien, la conversation civique joue un rôle très important dans la créa-tion de cadres de référence partagés utilisés par les individus dans l’objectifde comprendre les principales questions qui les concernent.

Habermas reconnaît que les routines et les interactions quotidiennes sontles sources fondamentales de la construction des attitudes politiques des ci-toyens. Il admet aussi qu’au cours de ses pratiques quotidiennes les acteurssont toujours exposés à un «espace d’échange de raisons»(2006, p.413). Alorsque Habermas et d’autres auteurs (Kim & Kim, 2008 ; Gastil, 2008 ; Conover& Searing, 2005 ; Rojas, 2008 ; Mansbridge, 1999) affirment l’enchevêtre-ment et même une certaine «dépendance» entre la délibération et la conversa-tion, cette complémentarité n’a pas encore été suffisamment explorée par destravaux empiriques. Par une étude qualitative, nous allons tenter de mettre enévidence les moments dans lesquels la conversation peut apporter des contri-butions au processus délibératif soulignant les instants où les interlocuteurschangent leur orientation dans le débat et passent d’une conversation disper-sive à une discussion focalisée sur des sujets politiques précis.

Par rapport à la place occupée par la conversation dans le processus plusvaste d’échange délibératif et argumentatif, il reste encore à explorer la re-lation qui s’établit entre la conversation et la délibération, surtout s’il s’agitde conversations banales et casuelles menées par des citoyens défavoriséset politiquement appauvris 1 qui désirent échanger leur compréhension par-

1. La pauvreté politique est un concept utilisé pour caractériser les citoyens inaptes à laparticipation dans des processus démocratiques de débat public. Cette inaptitude est due prin-

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ticulière sur une question d’intérêt collectif. Afin d’investiguer comment descitoyens défavorisés peuvent politiser leurs échanges et contribuer ainsi auxprocessus de débat public, nous avons pris le cas du Revenu Minimum d’Inser-tion (RMI). Cette politique sociale a mis en mouvement un intense échangecommunicatif et discursif entre plusieurs acteurs placés dans des multiplescontextes sociaux et politiques. La concrétisation de ce débat requiert aussil’implication des individus défavorisés qui perçoivent l’allocation versée parle gouvernement. Si nous considérons que prendre place dans le processuscollectif de débat public requiert nécessairement une prise de parole, il fautadmettre qu’il n’est pas si évident de montrer comment les personnes allo-cataires du RMI arrivent à rompre le silence et l’invisibilité imposés par leurcondition et par le jugement moral de la société.

L’objectif principal de cet article est d’étudier les moments de politisationdes conversations en ligne menées par ces allocataires ou par des personnesdéfavorisées, ainsi que d’identifier les contributions qu’elles peuvent offrir auprocessus délibératif. Il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’étudier la délibéra-tion en ligne, mais de mettre en avant les contributions que les conversationssur le net peuvent apporter à la délibération. La politisation de la conversationcivique a lieu quand l’échange flue, dispersif et apparemment sans discor-dances devient tendue et conflictuelle. Les interlocuteurs doivent ainsi prendreune position à propos d’un problème qui n’appartient plus à une toile de fondde questions latentes (Duchesne & Haegel, 2004). De façon générale, il nefaut pas comprendre la politisation comme l’engagement politique des indi-vidus dans des processus de prise de décision. Au lieu de la politisation desindividus, ce qui est en jeu ici est la politisation de leurs conversations ci-viques, c’est-à-dire l’intensification de leurs échanges argumentatifs et l’ex-ploration des points de discordance existants entre leurs perspectives. À partirde ces distinctions, nous allons tenter de répondre à la question suivante : dansquelle mesure les conversations civiques en ligne peuvent atteindre un niveaude politisation dont les résultats peuvent contribuer au processus délibératifplus vaste concernant une question d’intérêt collectif ?

Cette question est d’abord examinée d’un point de vue théorique qui prenden considération la place occupée par la conversation civique dans le pro-

cipalement à des éléments comme la pauvreté matérielle, la marginalisation et le faible niveaude scolarité (Bohman, 1997).

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cessus délibératif. Puis, à partir de donnés issues d’un forum de discussionen ligne, nous tentons d’identifier empiriquement des indicateurs qui noussemblent adéquats à la détermination des conditions de politisation des conver-sations civiques. En nous guidant par la perspective théorique de la démocratiedélibérative, nous mettons en évidence des situations concrètes dans lesquellesdes conversations flues et dispersives acquièrent une densité argumentative enorientant les participants vers la compréhension mutuelle d’un problème d’in-térêt général. Par ailleurs, nous montrons que ces conditions de politisationpeuvent être généralisées à d’autres études qualitatives et empiriques cher-chant à faire connaître les articulations existantes entre les conversations ci-viques et les discussions délibératives. En ce qui concerne le cadre théoriquede la délibération, nous donnons des évidences empiriques sur le rôle jouépar la conversation civique dans les dynamiques d’élaboration des cadres in-terprétatifs, de socialisation des individus et de la composition des structurescommunicationnels de l’échange d’arguments orienté vers l’éclaircissementréciproque.

Les conversations civiques quotidiennes dans le proces-sus délibératif

Dans le cadre des réflexions actuelles de Habermas (2006) et de certainsauteurs(Cramer Walsh, 2004 ; Gamson, 1992 ; Rojas, 2008), la conversationcivique et informelle acquière un statut très important concernant la formu-lation et l’expression de points de vue, la soumission de justificatives à destests de validité et la conquête de la confiance nécessaire pour participer àdes délibérations de grande ampleur. Néanmoins, pour comprendre le rôlede la conversation dans le processus délibératif, il importe de montrer quecelui-ci ne se résume pas à l’activité argumentative et rationnelle qui se dé-roule dans un contexte administratif donné. Au lieu de cela, la délibérationpublique se développe à travers un processus social et politique qui impliqueune grande variété de pratiques d’intercompréhension et formes de communi-cation (Marques, 2008).

De manière générale, nous pouvons affirmer que la délibération est le ré-sultat d’un processus d’interconnexion entre plusieurs registres discursifs etactivités qui, développés dans des arènes civiques différenciées, mettent en

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place des échanges destinés à la construction d’une compréhension réciproqueautour d’une question d’intérêt général (Bohman,1997 ; Dryzek, 2000). La dé-libération doit donc être appréhendée comme un processus capable de relierdifférents espaces et registres discursifs, en les articulant dans un réseau com-plexe que se tient grâce à des principes normatifs qui assurent la légitimité duprocessus public d’échange de raisons et qui relient les participants de ma-nière non coercitive et égalitaire. La délibération figure comme une activitétrès exigeante, qui se réalise par l’accomplissement de principes normatifs telsque l’inclusion, la réflexivité, la réciprocité, l’absence du pouvoir coercitif etl’égalité d’opportunités (Schudson, 1997 ; Gutmann & Thompson, 1999).

Habermas souligne que différents flux de communication politique nour-rissent le processus délibératif qui, à long terme, arrive à mettre en relationune série de paroles quotidiennes (everyday talk). Selon lui, il existe une mul-titude de formes de communication «depuis la conversation quotidienne dansla société civile, en passant par le discours public et par la communicationmédiatisée, jusqu’aux discours institutionnalisés dans le centre du systèmepolitique» qui peuvent circuler à travers plusieurs niveaux d’échange discur-sif (Habermas, 2006, p.415).

Pour avancer dans cette analyse, nous allons tenter, dans un premier temps,de mettre en évidence l’argument selon lequel les conversations civiques in-formelles intègrent la dynamique délibérative et préparent les citoyens à pren-dre partie à des débats plus exigeants et formels en contribuant ainsi à la réa-lisation des objectifs politiques, civiques et sociaux.

A notre avis, les interactions communicatives quotidiennes sont un mé-lange de différentes formes de communication : conversations civiques in-formelles, discussions politiques plus objectives et délibérations publiquesmenées de façon formelle et avec un agenda bien défini. Les conversationsciviques permettent une interaction plus libre entre les citoyens. Elles leurdonnent l’opportunité d’échanger des expériences de façon à mieux com-prendre les raisons qui soutiennent les points de vue de leurs interlocuteurs.En contrepartie, des formes plus denses et objectives d’échange public, parexemple la délibération et la discussion politique, utilisent les sujets, les thé-matiques et les cadres interprétatifs issus de la conversation quotidienne pourpromouvoir des accords et des négociations capables d’aboutir à la solutionde problèmes concrets.

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D’après Kim & Kim, la conversation au quotidien «favorise des oppor-tunités pour réfléchir à ses propres idées, réduire l’inconsistance cognitive enaugmentant la qualité des opinions et des arguments individuels» (2008, p.61).En se présentant comme un processus d’assemblement de faits, témoignages,informations et histoires, la conversation expose les individus à plusieurs idéeset facilite la découverte et la compréhension des points communs et des diver-gences existantes entre eux (Black, 2008 ; Young, 1996). La conversation peutdonc potentiellement diversifier les opinions qui circulent dans des différentsréseaux de communication et perfectionner la qualité des opinions soutenuespar les individus. Ceci s’approche de la conception de Mansbridge (1999),pour qui la conversation civique au quotidien aide les personnes à mieux com-prendre ce qu’elles veulent et ce dont elles ont besoin au niveau individuel etcollectif. La conversation quotidienne serait plutôt une forme d’interactionresponsable par le processus de construction coopérative des informations etde la connaissance partagée mise au jour dans un contexte spécifique pourl’expression et l’échange de perspectives et d’arguments.

Ne nous y méprenons pas : les conversations peuvent autant aider que dé-truire les valeurs démocratiques et civiques. Certaines de nos interactions sontplus coopératives alors que d’autres sont plus conflictuelles et nous éloignentdes autres au lieu de nous rapprocher. D’autres types de conversation peuventavoir une fin en eux-mêmes ne conduisant pas à la coopération, à la confianceou à l’engagement civique. Toutefois, ils sont aussi importantes pour la convi-vialité et la sociabilité (Mutz, 2006 ; Rojas, 2008 ; Gastil, 2008). Parmi nos in-teractions communicatives, ni toutes sont orientées vers l’intercompréhension,la discussion de thèmes politiques ou la promotion d’objectifs démocratiques.Les conversations civiques quotidiennes (flues, disperses et de multiples fa-cettes) peuvent pourtant présenter des moments de politisation, dans lesquelsles partenaires s’orientent vers la compréhension réciproque dans un échangequi vise l’éclaircissement du problème en cause. A ce point précis, des conflitslatents sont extériorisés et la polarisation des opinions des participants donnelieu à une tension argumentative qui demande une justification réciproque.

A notre avis, la conversation peut apporter des contributions à la délibé-ration publique quand les acteurs s’engagent dans un conflit discursif danslequel ils doivent non seulement faire face à la tension entre leurs intérêts in-dividuels et les intérêts collectifs, mais aussi choisir entre une action persua-sive et une action tournée vers la construction et la définition d’un problème

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d’intérêt général. Celui-ci n’est pas donné a priori, mais résulte d’une ac-tion coopérative et conflictuelle entre plusieurs acteurs qui se développe dansl’espace public (Quéré, 1995, p.106). L’identification et l’interprétation d’unproblème permettent de mettre à jour, socialement, un débat en apportant desarguments auconflit d’opinions. Ce débat permet ensuite d’inciter la coordina-tion des actions vers l’explicitation des causes et des solutions, en contribuantà la création d’une base réflexive pour la délibération publique (Marques &Maia, 2008).

Certains auteurs (Scheufele, 2000 ; Dahlgren, 2003, Conover & Searing,2005) ont affirmé que la conversation civique peut apporter plusieurs contri-butions à la démocratie et aux processus délibératifs en améliorant les fa-çons de penser, de formuler et de justifier verbalement les points de vue etles intérêts et en permettant aux participants des alternatives d’action sur desquestions politiques qui touchent directement leur vie quotidienne. Dans cetteperspective, la conversation civique politisée sert à permettre la participationdes citoyens aux processus d’échange publique et à la formation de l’opi-nion publique. Elle n’est pas dirigée vers l’implication directe des citoyensaux processus de prise de décision menés par les représentants politiques. Laconversation, surtout si elle a pour sujet des thèmes liés à la politique, per-met d’améliorer les façons d’interpréter les problèmes et d’exprimer les ar-guments dans le cadre d’une négociation publique d’intérêts divergents (Boh-man, 1997 ; Gamson, 1992).

Les forums de discussion : lieux d’expression et politi-sation de la parole

Le réseau internet permet aujourd’hui à différents publics d’établir uneconversation qui favorise l’échange des arguments et des expériences de façonà développer une pluralisation des espaces publics. D’après Peter Dahlgren(2000), le réseau internet produit une myriade de «mini-espaces publics» spé-cialisés et d’espaces alternatifs capables d’insérer de nouvelles «voix» dans lasphère publique générale.

Dans cette perspective, Bohman (2004) et Miège (2006) soulignent quela médiationpossible par Internet décentralise la sphère publique, car les es-paces conversationnels de ce réseau abritent plusieurs publics au lieu d’une

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sphère publique unifiée et universelle. Toutefois, cette diversité de publicsnous amène à une problématique définie par Habermas (2006) comme la frag-mentation du débat public en plusieurs conversations restreintes et focaliséessur des questions très spécifiques. Ainsi, l’existence d’une multitude de «mini-espaces publics spécialisés» pourrait aboutir à une fragmentation plus vastepar laquelle les audiences seraient politiquement réunies autour d’un grandnombre de questions publiques isolées donnant origine à des «îles différen-ciées de communication» (Dahlgren, 2005, p.152). Le facteur d’homogénéitéest mentionné par Lev-On et Manin (2006) comme le principal responsable dela multiplication des espaces virtuels très semblables, reliés par des hyperliensqui orientent la navigation vers des contenus qui s’éloignent de toute opposi-tion, privilégiant la diversité d’opinions au détriment de l’affrontement entredes opinions adverses.

Néanmoins, si d’un côté les individus défavorisés peuvent participer à demultiples conversations éparpillées sur Internet, de l’autre côté il faut aussireconnaître qu’ils ont besoin de trouver un espace plus protégé pour découvrirdes points communs dans leurs expériences, pour définir le problème que lestouche et aussi pour construire une identité collective. À partir d’un consensusinterne, ils doivent être en conditions d’arriver à la contestation plus générali-sée de leur situation (Stromer-Galley, 2002 ; Dahlberg, 2007).

La recherche développée par Ananda Mitra (2001) révèle que les espacesde conversation existantes sur le réseau internet comme, par exemple, les fo-rums de discussion, peuvent devenir des contextes de définition et d’interpré-tation des problèmes qui affligent les individus affaiblis et marginalisés. Dansce sens, l’acquisition d’une «voix» sur le réseau peut aussi rendre possiblel’acquisition d’une parole, c’est-à-dire d’une capacité discursive qui permetà ces individus l’utilisation de certains espaces du réseau pour définir ce quiest important, pour parler d’eux-mêmes et pour négocier des interprétationsalternatives concernant leur condition. 2

Pour traiter de ces questions, nous mettrons l’accent sur l’implication descitoyens défavorisés dans le processus de débat à travers l’utilisation réflexive

2. Les espaces de conversation en ligne, crées autour d’une revendication ou d’une contes-tation partagée par un groupe minoritaire ont pourtant tendance à réunir un nombre restreint depersonnes ayant le même statut social, le même niveau d’études et les mêmes intérêts (Lev-On& Manin, 2006 ; Miège, 2006). Cela peut réduire les forums à des arènes repliés sur elles-mêmes, cantonnés au mieux à un rôle d’espace d’expression à la visibilité minime.

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du langage dans les forums de discussion sur Internet. Il nous semble cor-rect d’affirmer que les contextes virtuels de communication comme les listesde discussion, les forums et les chats se présentent comme des espaces deconversation où les participants peuvent définir avec plus de liberté le pro-blème qui les afflige en utilisant leurs propres termes et en faisant un effort degénéraliser les questions et les problèmes vécus individuellement. Ils peuventaussi partager une expérience par le biais d’un témoignage et/ou confronterpubliquement leurs points de vue sur un problème, une question de l’actua-lité en cherchant à les clarifier de façon réciproque. De ce fait, l’ouverture audialogue et à la coopération peut les encourager à raconter leurs histoires etexpériences, à contester les perspectives dominantes et à apporter de nouvellesperspectives au débat en le complexifiant (Stromer-Galley, 2002). Comme lesouligne Lefebvre, «le contenu des échanges argumentatifs sur les forums dediscussion, même limité, s’ajoute à la mosaïque de la délibération publique enla modifiant, ne fût-ce que faiblement car les argumentaires générés et trans-mis par ces forums ne sont sans doute pas directement perceptibles à l’échellede la collectivité, mais, de proche en proche, ils sont susceptibles de participerà la formation communicationnelle de l’opinion publique» (2002, p.385).

Nous soutenons que les conversations civiques établies soit face à face,soit en ligne peuvent offrir aux citoyens, surtout ceux qui sont matérielle-ment défavorisés, la possibilité d’atteindre des capacités civiques, critiques etcommunicatives indispensables à leur participation civique dans des proces-sus plus vastes de débat.

Considérations Méthodologiques

Récemment, plusieurs auteurs ont cherché à comprendre comment cer-tains espaces existants sur Internet peuvent produire des espaces publics dediscussion partielles - destinées à la discussion des intérêts d’un groupe spé-cifique - ou des espaces publics plus élargies et tournées vers les questionsd’intérêt général (Dahlgren, 2000 ; Janssen & Kies, 2005 ; Bohman, 2004).À ce titre, ces mêmes auteurs font des remarques importantes concernant lesdangers de caractériser, de façon indistincte, les espaces conversationnels enligne comme des sphères publiques, sans avoir en tête les critères normatifsétablis par Habermas. Ils indiquent que, dans la majorité des situations, ces

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arènes virtuelles se caractérisent moins comme des espaces délibératifs quecomme une ambiance informationnelle ou comme des espaces d’expressionoù les personnes anonymes cherchent des informations utiles à leur vie quo-tidienne au lieu de s’engager dans la quête de solutions pour les problèmesconcernant le bien-être collectif.

Certains auteurs ont voulu résoudre cette question en essayant de réunirdes critères normatifs capables d’identifier méthodologiquement les caracté-ristiques des certains espaces discursifs sur le réseau qui pourraient les rendreplus proches de l’idéal normatif d’une sphère publique. Nous pouvons men-tionner notamment les travaux de Dahlberg (2001) et de Janssen et Kies (2005),qui ont développé quelques catégories analytiques (clairement inspirées par lathéorie de l’action communicative de Habermas, 1987) pour évaluer les es-paces communicatifs et les processus délibératifs en ligne. Cinq d’entre ellespeuvent nous être utiles dans l’élaboration de catégories spécifiquement liéesà la conversation civique et à la discussion politique sur Internet :

i) l’élaboration de la problématique en cause et la critique rationnelle desdemandes de validité (ce critère implique la réciprocité - giving andtaking of reasons - et la formulation de demandes de validité probléma-tiques, c’est-à-dire, que suscitent des divergences) ;

ii) la réflexivité (les participants élaborent un point de vue en public defaçon à sélectionner des bonnes raisons, à penser à partir du point devue de l’autre, à évaluer et à reformuler de façon critique leurs intérêtset prémisses devant la réfutation des autres) ;

iii) la prise en considération de la perspective de l’autre (ce mouvementimplique le compromis avec un dialogue en procès et l’écoute respec-tueuse de tous les points de vue - respect mutuel) ;

iv) la sincérité (privilégier la perception dont tous les participants font desefforts pour rendre connues toutes les informations jugées importantesau débat, y compris leurs intentions, intérêts, nécessités et désirs) ;

v) l’inclusion et l’égalité dans la participation (le débat se trouve ouvert àtous et chaque participant a l’occasion de s’y impliquer et d’interrogerles autres a propos de leurs raisons, désirs et nécessités).

D’après certains auteurs (Gastil, 2008 ; Stromer-Galley, 2002 ; Conover& Searing, 2005) il ne faut pas insister sur une transposition directe des prin-cipes délibératifs à tout type de situation de débat, en particulier quand il s’agitd’analyser les conversations médiatisées par Internet. Les conversations qui

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ont lieu dans le contexte des forums de discussion en ligne doivent être analy-sées selon des critères qui puissent évaluer la transformation des rapports éta-blis entre les interlocuteurs. Autrement dit, «c’est l’existence ou non d’un dé-bat orienté, en tendance, vers la recherche de l’interprétation commune d’unesituation donnée qui doit être avant tout interrogée» (Suraud, 2007, p.183).

Notre préoccupation, ici, étant d’élaborer des indicateurs méthodologiquespour l’analyse de la politisation de la conversation sur Internet, nous étu-dions la façon dont les citoyens défavorisés et politiquement marginaliséss’orientent pour échanger leurs points de vue, pour réaffirmer leurs identi-tés, pour construire ou non des liens sociaux, pour publiciser leurs exigenceset pour interpréter collectivement un problème politique d’intérêt général. Ils’agit donc de créer quelques catégories d’analyse permettant de voir com-ment les participants d’un forum de discussion articulent et expriment leurspoints de vue devant autrui en observant les critiques, les règles sous-jacentesde réciprocité et les mécanismes d’évaluation des rapports mises en place.

Ainsi, nous argumentons que la politisation d’une conversation civiquerequiert la mise en place d’une action communicative développée en quatreétapes principales : i) l’identification et l’interprétation d’un problème d’inté-rêt général dans un espace public ; ii) la prise de position réciproque des dif-férents acteurs ; iii) le compromis des acteurs à maintenir les échanges (mal-gré leurs différences d’opinion) en redéfinissant le problème afin de prendreen considération les arguments avancées au cours de la conversation ; et iv)l’identification de questions sensibles qui, en mobilisant un registre discursiffondé sur l’émotion et les narratives personnels, aide à la manutention desliens d’intégration sociale et de socialisation.

Notre point d’entrée initial sur le terrain a été un forum de discussionabrité par le portail Doctissimo.fr qui fait une large place à l’actualité médicaleet aux nouveautés en matière de santé et a pour ambition de répondre surtoutaux questions concernant le bien-être des internautes. Sur ce portail ont trouvetrois espaces interactifs principaux : les forums, les blogs et le chat room.Pour construire notre analyse, nous avons choisi un forum spécifique parmi 18existantes sur le portail. 3 Le forum de discussion «vie pratique» a été choisicar nous croyons que des forums comme celui-ci, en n’ayant pas la prétention

3. D’après l’équipe responsable du portail, «les forums de discussion permettent auxinternautes d’échanger des points de vue sur les sujets d’actualité ou toute autre ques-tion qui leur tient à cœur. L’information cède la place à la communication : les at-

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d’être des espaces destinés prioritairement à la discussion politique, peuventfavoriser la rencontre inattendue de points de vue différents. Des forums quise prétendent des espaces où les internautes peuvent choisir, par affinité, lesthèmes de leur intérêt et entrecroiser les questions privées avec les problèmesactuels d’ordre politique (comme le chômage) sont susceptibles de montrerque, en dépit des intentions des internautes, «l’association intentionnelle avecle semblable peut produire la rencontre inattendue du dissemblable» (Lev-On& Manin, 2006, p.211).

Notre corpus est constitué par les 231 messages postés sur la rubrique«actualités» du forum vie pratique «Rmistes et ANPE» 4. Ces messages ontété postés, sans l’intervention d’un modérateur, le 09 novembre de 2007, entre06h40 et 20h59. Un échantillon de messages condensés sur la durée d’unejournée nous a permis de focaliser notre regard sur la densité des échangeset des dynamiques des questions et réponses construites en un court laps detemps. Cela implique aussi un engagement plus strict des participants dansl’échange et conduit à une structure dialogique concentrée.

Nous avons pu accéder en tant qu’observateurs aux échanges sur le forum.Étant donné que les 231 messages postés se répartissent en plusieurs domainesde discussion, nous avons sélectionné ceux qui nous permettaient d’évaluercomment des individus économiquement défavorisés essayaient de donner dusens à leur situation de précarité en s’impliquant dans une conversation ci-vique ouverte à des moments de politisation. Comme mentionné auparavant,afin de mieux caractériser ces moments, nous proposons les catégories analy-tiques suivantes : a) tentatives de définition et compréhension de la questionen cause ; b) prise de positions ; c) réflexivité et redéfinition du problème ; d)identification de questions sensibles.

Dans la suite de cet article nous montrons comment chacune de ces caté-gories peut mettre en évidence des situations dans lesquelles les participantsdu forum «Rmistes et ANPE 5» cherchent à définir et à interpréter la question

tentes, les remarques et les critiques des internautes nous intéressent.» Disponible surhttp ://www.doctissimo.fr/qui_sommes_nous3.htm.

Nous trouvons chez Doctissimo.fr les forums suivants : santé, grossesse et bébé, mode,beauté, nutrition, psycho, sexualité, loisirs, people, médicaments, forme et sport, vie pratique,animaux, famille, cuisine, environnement, ados.fr et fluctuat.net.

4. Voir le site : http ://forum.doctissimo.fr/viepratique/Actualites/rmistes-anpe-sujet_11059_1.htm.

5. L’Agence Nationale Pour l’Emploi (ou ANPE).

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du chômage de façon à extérioriser les points de conflit, à repérer leurs di-vergences et à trouver une base commune de référence pour donner suite à laconversation et à l’échange. Il est important de préciser que les extraits étudiésn’illustrent pas une délibération, mais des conversations qui mélangent desfaits et des histoires personnelles, ainsi que des opinions diverses et adversesdans une dynamique favorable à la polarisation d’opinions et à l’affrontementd’idées (conditions essentielles à la délibération).

a) Tentatives de définition et compréhension de la question en cause.

La mise en forme d’une question comme problème d’intérêt général re-quiert d’abord un investissement cognitif pour définir ses principaux cadresinterprétatifs. Cela ce fait dans un horizon d’interactions et d’interlocutions.L’échange communicationnel permet aux individus de mieux définir et préci-ser les différentes dimensions de la question en cause. A ce stade de la problé-matisation, les participants essayent d’interpréter les informations disponibleset d’identifier les éléments les plus significatifs du débat.

L’échange de points de vue sur le forum concernant les Rmistes et l’ANPEa commencé lorsque la participante Danielle demandait l’avis des autres par-ticipants sur un article de journal. 6 Le cadrage médiatique utilisé dans laconstruction de cet article peut être défini comme celui des «rmistes qui nesont pas accompagnés par l’ANPE». Ainsi, à partir du cadrage médiatiqueoffert par l’article, les participants vont essayer d’élaborer certains cadragesinterprétatifs pour mieux comprendre la question. D’après George, un autreavantage de l’utilisation des articles de presse pour initier la discussion dansle forum est lié au fait que le débat peut être repris à n’importe quel moment.«Une fois les échanges amorcés, ils continuent grâce à la participation de plu-sieurs personnes qui décident de se répondre les uns aux autres ou de réagirau texte initial» (George, 2002, p.66).

En analysant les échanges sur ce forum, nous avons identifié quelqueséléments de discussion 7 concernant les façons de comprendre le problème.Néanmoins, l’élément le plus important ayant retenu une attention spéciale

6. Voir : “Le Haut-Commissaire aux Solidarités actives, Martin Hirsch, admet que seuls50% des bénéficiaires du RMI sont inscrits à l’ANPE». Source : fr.biz.yahoo.com.

7. Le forum permet des interactions diffuses et à cause de cela, plusieurs éléments de dis-cussion peuvent se tenir simultanément.

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des participants du forum est celui concernant la comparaison entre le SMIC 8

et le RMI.

Exemple 1- Comparaison entre le SMIC et le RMI 9

4- Danielle(09-11-2007 à 09 :04 :26)Faut dire qu’avec le montant du smic et ses désavantages, le RMI peut êtreaussi considéré comme un salaire. Etre payé à rien foutre et personnet’enquiquine que du bonheur.6- Sylvie(09-11-2007 à 09 :03 :42) Répond 4A ouai, tu trouves que c’est comparable toi un SMIC et 400 euros par mois ?8- Danielle (09-11-2007 à 09 :09 :40) Répond 6pour un célibataire seul et sans aides oui carrément !10- Sylvie (09-11-2007 à 09 :14 :10) Répond 8Vraiment je sais pas si tu te rends compte de ce que tu dis là !T’as déjà été en situation de ne toucher que 400 euros par mois pour vivre ?Tu vois pas une différence avec un rentré presque 3 fois supérieure toi ? T’aspas fait math hein...12- Marie (09-11-2007 à 09 :14 :53) Répond 6400 plus l’apl (250 euros), plus les restos du cœur, plus les aides pourl’électricité, plus le téléphone (chez france telecom tu paies pas une partie del’abonnement), la prime de noël, et n’oublions pas les transports en commungratos en RP ! ! ! ! t’as raison, 400 euros...14- Marie (09-11-2007 à 09 :20 :56) Répond 10oui mon copain c’est retrouvé a l’ass : c’était le paradis ! ! ! plein d’aides quite tombent du ciel sans rien demander ! ! ! ! ! !17- Perle (09-11-2007 à 09 :23 :21)bref, vaux mieux au RMI que smicart. . .120- Edith (09-11-2007 à 11 :01 :19) Répond 17

8. Salaire minimum interprofessionnel de croissance.9. Guide de lecture des exemples d’échanges conversationnels : a) les en-têtes ont été sup-

primés, sauf le jour et l’horaire dont chaque message a été posté ; b) les auteurs de messagessont désignés par des pré-noms arbitraires ; c) chaque message a reçu un numéro qui correspondà son numéro d’ordre dans le déroulement de la discussion ; d) étant donné l’asynchronismedes échanges, nous avons signalé «qui répond à qui». Cette opération a été possible, puisquedans le forum, les participants utilisent la citation directe (généralement l’incorporation despropos précédents est faite à travers la reprise de la totalité du message au début du messagecourant) pour répondre les uns aux autres ; e) l’orthographe d’origine a été conservée.

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Bah personnellement non je pense pas.... Peut-être, je dis bien peut-être,qu’au niveau revenu c’est kif-kif, m’enfin je préfère ne pas être considéréecomme un rebus de la société (car c’est bien comme ça qu’on les voit), et nepas devoir mendier chaque jour des aides pour vivre... Je sais pas, c’estpeut-être une question de fierté...124- Sylvie (09-11-2007 à 11 :08 :58) Répond 120Absolument ! C’est même moins que de la fierté. C’est le propre de chaquehomme de vouloir et aimer être indépendant et se suffire à soi même.

Dans cet extrait les participants du forum 10 essayent de repérer non seule-ment les indices qui peuvent conduire à une compréhension mutuelle de laquestion, mais aussi les points de vue et les positions soutenues par chacun.Il y a d’abord une tendance à interpréter la question du chômage en utilisantdes arguments qui confirment les hypothèses formulées avant le début de laconversation. Ceci peut nous donner l’impression que l’interaction se dérouleplutôt sous le registre d’un échange de préjugés. Pourtant une grande partie denos conversations ont comme point de départ un stéréotype ou préjugé, car ilsfont partie des cadres interprétatifs partagés et publiquement disponibles lors-qu’il s’agit de donner du sens à une question perçue comme digne d’intérêtcollectif.

Dans le déroulement de cet échange, il est possible de repérer commentles participants oscillent entre l’affirmation d’un préjugé et la tentative de dé-finir ce qui est en jeu quand il faut comprendre la question du chômage. Lesparticipants soulignent, d’entre autres, les thématiques suivantes pour cernerle problème : «le RMI est-il un salaire ou une aumône ?» ; «Quels sont lesavantages du RMI ?» ; «Être au chômage en touchant les allocations du gou-vernement est-il le paradis ?» ; «Être au RMI implique aussi d’être considérécomme un rebu de la société ?» . Dès lors nous pouvons affirmer que l’effortpour considérer attentivement toutes les facettes d’un problème et pour mettreen relation les opinions présentées par les interlocuteurs définit des conditionsfavorables à la politisation de la conversation ainsi qu’à son orientation vers

10. Il est important de souligner que tous les participants de ce forum ne sont pas bénéfi-ciaires du RMI. La majorité d’entre eux se disent en situation de précarité ayant vécu aupa-ravant une longue période au chômage. La participante Perle est la seule à avoir affirmé avecprécision sa condition d’allocataire du RMI.

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la quête d’une compréhension réciproque et non seulement d’une persuasionstratégique.

En ce sens, l’étape de définition et d’interprétation d’une question d’in-térêt général est marquée par une conversation multi-focalisée au moyen delaquelle les participants arrivent à acquérir des informations, à sélectionner,parmi elles, celles qui ont importance pour le débat et à identifier les diffé-rentes formulations qui gravitent autour du sujet en question. De ce fait résulteque le problème d’intérêt général «est plus que le produit d’un étiquetage col-lectif, c’est une activité collective en train de se faire. Celle-ci se constitue parles attributions de causalité et les imputations de responsabilité, les identifica-tions d’acteurs et les configurations d’actions, les évaluations de préjudices etles renouvellements de points de vue» (Cefai, 1996, p.49).

L’interprétation commune d’une question est ainsi une étape fondamen-tale dans la construction des liens entre les participants du groupe. C’est à cemoment que les interlocuteurs peuvent identifier les éléments figurant sur-le-champ de leur interlocution de manière à établir un cadre symbolique partagépour orienter les échanges futurs. L’exemple donné permet de voir commentla participante Marie assume une position qui est reprochée par les autresmembres du forum. De la même façon, il est aussi possible de remarquercomment Sylvie se positionne de façon à mettre en question les arguments deMarie (identifié par les autres interlocutrices comme étant celle qui soutient unpoint de vue contraire aux valeurs prédominantes dans le groupe) en l’invitantà les réviser et reformuler à la lumière d’autres informations.

Les tentatives de définition et compréhension de la question en causefont partie d’un processus d’échange communicative dans le forum par le-quel émerge un savoir commun. La réciprocité joue dans cet échange un rôlefondamental. Considérer l’opinion de l’autre et lui offrir une réponse sont unedynamique qui permet de vérifier si les participants lisent les demandes etles messages postés par ces interlocuteurs en cherchant leur donner des ré-ponses de façon réciproque. La réciprocité nous permet de voir «qui répondà qui» et qui construit son argument à partir des considérations faites dans unmessage antérieur. Répondre de manière réciproque aux partenaires d’interlo-cution permet la mise en valeur des habilités civiques comme, par exemple,l’exercice d’expliquer, de réviser et de transformer les points de vue à la lu-mière des observations et questions posées par autrui (Gutmann et Thompson,1999).

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Une deuxième étape de définition du problème concernant le RMI et lechômage s’appuie sur les conflits autour de la formulation des définitions pourévaluer la pertinence des arguments avancés, la vraisemblance des dénoncia-tions et la justesse des revendications. Cela déclenche une dynamique de prisede positions par laquelle les participants essayent de tester les raisons formu-lées en sélectionnant celles qui peuvent être acceptées ou validées par leurspartenaires d’interlocution.

b) Prise de positions

Dans le forum les participants se sont partagés autour de deux positionsprécises de façon à identifier, d’un côté, ceux qui, basés sur leurs connais-sances, étaient contre les rmistes qui profitent du système et, de l’autre côtéceux qui essayaient de défendre l’argument selon lequel il ne faut pas ju-ger tous les rmistes selon un critère unique fondé sur certains expériencesisolées. L’affrontement argumentatif s’intensifie dans le forum quand les in-terlocuteurs reconnaissent l’existence de points de vue divergents et initientun conflit argumentatif qui requiert, entre outres, la formulation de raisons,l’explicitation des prémisses qui les soutiennent, la justification et le respectréciproque.

La politisation des conversations dans le forum est liée à une forme d’or-ganisation de l’échange qui diminue son degré de dispersion et de désorgani-sation. Quand les participants se concentrent sur la dynamique d’explicitationdes conflits latents ils doivent aussi se décider à développer ou à refuser leconflit d’opinions. S’ils optent pour le développement du conflit ils doiventnon seulement expliciter les prémisses sur lesquelles se fondent leurs argu-ments, mais aussi assumer le risque du débat, c’est-à-dire le risque d’exposerson point de vue au jugement de l’autre. Selon Lev-On et Manin (2006), l’In-ternet doit favoriser à la fois une multiplication des opinions et leur opposition.Mais le conflit impose des nombreux coûts : mobilisation de temps et de res-sources cognitifs ; communiquer malgré les clivages d’opinions ; prendre lerisque d’échanger avec des personnes qui ne pensent pas comme soi.

L’explicitation des prémisses composant «la toile de fond» des argumentsdemande une justification réciproque des positionnements assumés par lesparticipants, intensifient le flux conversationnel et la focalisation des échanges.Cela dit, il faut reconnaître que «les interventions dans le forum ne se limitent

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jamais à de simples expressions d’opinion, mais s’appuient sur des argumentsplus ou moins structurés» (Doury & Marcoccia, 2007, p.46).

Exemple 2 – «Les Rmistes, y’en a qui en profitent, d’autres pas»24- Sylvie (09-11-2007 à 09 :47 :44)...passer sa vie à quémander de l’argent pour survivre (c’est totalementcontraire à ce qui fait de l’homme un être social), je vois pas en quoi ça feraavancer vos malheurs. Alors je vous laisse en paix croire que vos vies sontpourries à cause des RMIStes, que la France est un pays de merde car elleempêche que des gens crèvent de faim, de froid et de maladies... Moi jepréfère les discours et les actes qui portent et qui ne tournent pas autour demes propres frustrations. Bon cassage de précaires.25- Perle (09-11-2007 à 09 :47 :49) Répond 24Faudrait que tu [Sylvie] ouvres les yeux ! ! ! ! ! ! Ceux que je connais n’ontabsolument pas envie de bosser ! ! ! ! Ils savent se plaindre lorsqu’il le faut.26- Marie (09-11-2007 à 09 :47 :59) Répond 24moua les rmistes que je connais ils sont contents d’être au rmi. Mais bon touat’es dans le social donc évidemment que quand ils te voient, ils font lespleureuses ! ! ! !30- Claude (09-11-2007 à 09 :52 :48) Répond 25oui mais tous ne sont pas comme ceux que tu connais31- Marie (09-11-2007 à 09 :52 :48) Répond 30ba oui mais j’en connais plein des rmistes ! ! ! ! putain je vous dis que mêmecertains ne veulent pas bosser au smic car ils gagneraient moinsd’argent ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! c’est ce qu’on m’a sorti ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !32- Danielle (09-11-2007 à 09 :54 :03) Répond 31y’en a même qui font plein de gosses pour éviter d’aller bosser !33- Marie(09-11-2007 à 09 :49 :36) Répond 24Je te dis ce que je vois c’est tout ! ! après libre a toua de croire que tous lesrmistes sont dépressifs, malheureux de leur sort et surtout pas calculateursbien sur....142- Fleur (09-11-2007 à 11 :20 :04)Les rmistes, y’en a qui en profitent, d’autres pas.Nous, on en a pas profités. Parce qu’on préfère encore payer des impôts ou laredevance télé, que de gratter les fonds de tiroir toutes les fins de mois pouracheter des pâtes.

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151- Jane (09-11-2007 à 11 :24 :00) Répond 25J’en connais aussi que ça gave méchamment, qui préfèreraient avoir du taf etretrouver leur dignité plutot que de devoir réclamer en permanence et serécolter au passage les regards condescendants, les leçons de morals et lesenquètes sociales pour savoir si en plus ils ne sont pas de mauvais parents ! Jepense pas qu’etre cataloguer pauvres ce soit une partie de plaisir !168- Marie (09-11-2007 à 11 :32 :26) Répond 142j’ai jamais dit tous mouah ! ! ! Pour la enieme fois je répète : je ne critiquepas les gens qui bossent pas, je critique ceux qui profitent du système ! ! !

Premièrement, cette séquence d’échange nous donne à voir comment ledébat se polarise entre les opinions favorables (soutenues par Sylvie et Fleur)et contraires (soutenues par Danielle, Marie et Perle) aux comportements attri-bués aux rmistes. Les participants s’inscrivent dans un espace de controverseet essayent de valider l’argument qu’ils adressent au groupe en s’appuyantsur leurs propres expériences personnelles. Dans ce sens, le fait de connaîtrequelques cas de personnes qui sont au RMI n’est pas reconnu par les partici-pants comme étant un argument valide pour universaliser le jugement portantsur les bénéficiaires de cette politique sociale. Autrement dit, le raisonnementbasé sur certaines connaissances n’acquiert pas le statut de raisonnement pu-bliquement convaincant.

Deuxièmement, les messages 25, 31 et 32 indiquent le moment où les par-ticipants Perle, Marie et Danielle assument le risque imposé par le débat carelles osent exprimer un point de vue dissonant. Dans l’ensemble de la conver-sation développé sur ce forum, l’opinion soutenue par ces trois femmes peutêtre considérée comme minoritaire. Néanmoins, elles présentent leurs raisonsdevant des interlocuteurs qui ne sont pas du même avis sans pour autant sesoumettre aux contraintes imposées par la conversation face à face.

Troisièmement, il est important de dire que la conversation peut donnerlieu à des moments de politisation qui privilégient la polarisation d’opinionssuivi d’une tentative d’apporter les opinons pour et contre sur une questiondonnée (Cramer Walsh, 2004 ; Gastil, 2008). La politisation implique un équi-libre fragile entre l’action d’imposer des idées à l’autre et l’action d’explorerles angles multiples du problème en vue de mettre au défi des perspectivesfigées et d’arriver à une interprétation collective. L’extériorisation du conflitvient dufait que les participants ne se disputent pas uniquement pour la validité

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de leurs opinions, mais aussi pour la reconnaissance de la spécificité de leursexpériences et besoins. L’affrontement entre des opinions pour et contre leRMI peut rendre plus claire la façon dont les conversations informelles aidentles individus à développer de façon collective des outils cognitifs essentiels àleur compréhension du domaine politique et de ses enjeux.

À notre avis, ce moment de politisation apporte des bénéfices au processusdélibératif à partir du moment où il favorise l’élaboration de contre-discourspar un public placé en dehors du système politique central. En opposition audiscours du «rmiste profiteur» le contre-discours du «rmiste qui veut trouverun travaille et sa dignité» cherche à disséminer dans le groupe une perspec-tive différente de celle qui est soutenue par les médias, les élites et le senscommun. Lorsque les participants de ce groupe de discussion tentent de don-ner du sens aux différents discours qui les concernent, ils montrent aussi quel’interprétation des questions d’ordre politique n’est pas imposée par des ca-drages médiatiques ou élitistes, mais élaboré dans le processus conversation-nel d’éclaircissement réciproque (Cramer Walsh, 2004).

D’après Goodin (2006), les croyances et les positionnements des indivi-dus sont fondés sur des raisons et l’action de dévoiler les prémisses qui secachent derrière ces raisons est la principale contribution des conversations etdes discussions aux processus démocratiques et délibératifs. Ainsi cette ac-tion ne doit pas viser la reconnaissance d’un certain participant comme étantcelui qui a raison, mais plutôt comme celui qui est capable d’élaborer des rai-sons censées soutenir ses arguments devant les questions posées par les autresinterlocuteurs.

c) Réflexivité et redéfinition du problème

Le débat sur le forum concernant le sujet des Rmistes et de l’ANPE acommencé, comme nous l’avons vu, avec une question posée par Danielle apropos d’un article de presse considéré d’intérêt général. Toutefois, le débat asuivi un cours qui n’était pas celui désiré par Danielle. Après un certain temps,cette participante reprend la parole pour essayer de mieux élaborer son pointde vue, évitant ainsi les imprécisions qui ont marqué ses propos précédents. Laprécision suivie d’une re-élaboration soigneuse du texte écrit ont occasionnéalors une réflexion collective sur les critiques faites à Danielle et aussi unrecadrage du problème en cause.

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Exemple 3 – Redéfinir le cadre du problème et revenir sur ses propresaffirmations46- Anne (09-11-2007 à 10 :01 :02)Etre au smic aujourd’hui c’est synonyme de précarité. Mais même si onenlève aux rmistes, on donnera pas aux smicards.50- Danielle (09-11-2007 à 10 :05 :53) Répond 46Mais le débat que je voulais amener c’est surtout de savoir comment vont sesentir les smicards qui ne sont pas passés par la case RMI et qui n’auront pasle droit de toucher le RSA. Le RSA c’est bien la preuve que le smic ne suffitpar pour vivre et ne motive pas les rmistes à aller bosser. On sortira jamais dece cercle vicieux d’assistanat !Je trouve qu’on se fout de notre gueule !60- Véronique (09-11-2007 à 10 :13 :34)Danielle, c’est quoi ton topic c’est de proposer la "baston des Rmistes" ? Tufais pas un peu des Rmistes le bouc-émissaire de la société là ? ? ? Jedésapprouve ta manière plus que douteuse d’inciter les gens à "s’attaquer auRmistes"66- Sylvie (09-11-2007 à 10 :19 :06) Répond à 50Dis Danielle. Bien que je comprenne tout à fait qu’il est bien plus facile des’en prendre à l’assistanat qu’à la politique salariale du pays....en quoi lessmicar sont concerné par le sort des rmistes s’il te plait ? Tu crois pas que lessmicar se comparent plutôt aux gens mieux payés plutot qu’aux pluspauvres ?69- Danielle (09-11-2007 à 10 :21 :39) Répond à 66je pense juste que les smicards pourraient avoir les boule de voir qu’ils n’ontdroit à rien car ils ne sont pas passés par la case rmi c’est tout. Et de voir quele gouvernement veut toujours aider les même mais ne rien faire pour le smicet je trouve ça moche.72- Sylvie (09-11-2007 à 10 :24 :41) Répond à 69Qui à part leurs patrons peut "aider" les smicar ? En quoi et comment legouvernement doit il interférer sur ce point ? ? ? ? ? De plus, moi je crois queles smicar quand ils entendent des gens comme vous remercie chaque matinle ciel de ne pas être au RMI et de ne l’avoir jamais été. Y a que pour vousque c’est quelque chose de positif hein.97- Marie (09-11-2007 à 10 :41 :18) Répond à 66

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c’est ça le problème : à la fin du mois avec tous les avantages financiers quet’as quand t’es au rmi t’es pas plus pauvre ! ! ! ! et tu bosses pas en plus...

La réflexivité est un processus qui demande d’abord des explications àpropos d’une perspective ou opinion. Elle conduit les interlocuteurs à un exa-men critique de leurs valeurs et de leurs perspectives en les invitant à lesconfronter à d’autres arguments. Ainsi, les participants doivent accepter ledéfi de repenser leurs positionnements face à des critiques élaborées par leursinterlocuteurs (Dahlberg, 2001). Il est donc nécessaire que les interlocuteurssoient toujours d’accord pour reformuler et changer leurs points de vue, leursintérêts et leurs convictions par le biais d’un processus de dialogue et d’échangede raisons (Bohman, 1997).

Néanmoins, l’action de reformuler ses propres arguments à la lumière desarguments d’autrui n’aboutit pas nécessairement à un changement de perspec-tive ou de positionnement. Il est possible de vérifier que Danielle ne changepas d’avis après la reformulation de son propos. Au lieu de cela, elle essayede le rendre plus clair. A notre avis, cette tentative ne doit pas être écartée del’ensemble de conditions nécessaires à la politisation de la conversation. L’ac-tion de rendre une opinion plus intelligible requiert l’utilisation de ressourcescognitives capables d’introduire la rationalité dans l’échange et de favoriser leperfectionnement de l’habilité argumentative. La rationalité, telle que définiepar Habermas (1987) ne se mesure pas par la possession du savoir, mais par lafaçon dont les individus emploient ce savoir. L’utilisation de ce dernier dansl’objectif de configurer une relation d’intercompréhension et définition collec-tive d’une question peut apporter des contributions essentielles au processusdélibératif.

Face à une question posée ou à une affirmation faite par un partenaire dudébat, les individus doivent – au moins idéalement - réviser et reconstruireleurs arguments en utilisant de nouvelles informations ou des pistes donnéespar les discours des autres participants. Pourtant, le message 168 de l’exemple4 montre aussi que même après un long échange discursif, Marie persiste dansl’affirmation que les rmistes profitent du système. 11 En faite, il faut toujours

11. Dans certains cas, les participants ont tendance à répondre pour réitérer leur point devue, en rejetant ou en critiquant systématiquement les propos des autres, au lieu de solliciter desopinions, des éclaircissements ou des justifications de la part des autres participants (Janssen& Kies, 2005).

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considérer que dans le contexte d’une conversation, la réflexivité ne doit pasêtre uniquement prise comme une transformation radicale d’une position oud’une opinion. Nous avons plutôt tendance à croire que l’objectif du principede la réflexivité est de permettre aux interlocuteurs l’opportunité de chercherdes façons alternatives d’éclaircissement réciproque (Janssen & Kies, 2005).De ce fait, l’effort continu pour faire comprendre, pour élaborer et demanderdes explications, et pour adopter une posture réflexive devant les partenairesd’interaction tend à préparer les individus pour participer à des processus dia-logiques plus exigeants et délibératifs.

d) Identification de questions sensibles

D’après Stromer-Galley (2002) la nature simultanément publique et privéede la conversation sur Internet peut aider les individus défavorisés et margi-nalisés à discuter à propos de la politique. Ces individus, pour des différentesraisons, craignent de faire cela dans des contextes publics d’échange face àface. Les forums de discussion sont alors un contexte privilégié d’expositionpublique de l’individualité et pour la protéger, les participants établissent desrègles élémentaires de confidence réciproque et d’identification en utilisantcertaines expressions appartenant au sens commun pour définir un cadre sym-bolique partagé. Ainsi, la cordialité prédomine fréquemment chez les conver-sations civiques en tant que règle essentielle à la protection des identités contreagressions possibles.

Dans un forum de discussion qui a priori n’est pas destiné à débattre dequestions politiques comme celui de Doctissimo, les individus tendent à avoirplus de liberté pour rendre explicites les perspectives liées à leurs identitéset histoires de vie. D’après Dahlberg (2007, p.837), l’Internet peur offrir desespaces sécurisés pour fortifier les voix marginalisées avant qu’elles ne s’en-gagent dans des arènes délibératives plus vastes. Ainsi, dans ces espaces, les«contre-publics subalternes» 12 peuvent mettre à jour des contre-discours défi-

12. Ce terme est utilisé par Fraser (1992) lorsqu’elle propose de montrer que les besoinsdes femmes et d’autres groupes marginalisés peuvent être élaborés dans leurs propres termeset présentés dans leurs propres espaces. Les espaces quotidiens fréquentés par les «contre-publics» sont décrits par Fraser comme des «arènes discursives parallèles à la sphère publiquepolitique principale, articulées dans un réseau dispersif et ramifié, où les membres de groupessubordonnés créent et font circuler des contre-discours» (1992, p.123).

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nis en opposition aux stéréotypes et perceptions courantes et de large accepta-tion autour de leur situation. Les conditions de politisation, offertes tantôt parles espaces protégés du réseau internet tantôt par l’explicitation des questionsliés à l’identité des individus qu’y construisent leus liens communicationels,se trouvent justement attachés à la capacité des agents de tisser des argumentscapables de relier leurs récits individuels et les faits concrets qui témoignentde leur oppression. Il s’agit surtout d’élaborer des points de vue alternatifsavant de contribuer à la discussion plus explicite et publique requise par ladélibération.

Néanmoins, d’une façon générale, les dynamiques discursives instauréesdans les forums de discussion mettent en place des procédures de publicisationqui se révèlent gênants car elles exposent les participants à des «questionssensibles». Warren (2006) définit ces questions comme celles qui exposentles fragilités et les déficiences des individus au regard des autres. Discuter àpropos d’une question sensible peut alors révéler des expériences d’exclusionet de déni de reconnaissance qui renvoient les interlocuteurs aux positionsdévalorisées à eux destinées par la société. Dans le cas du forum ici analysé,nous avons constaté que les participants parlent souvent de leur dignité oudonnent des exemples de situations dans lesquelles ils ont subi une formed’humiliation.

Exemple 4 – Ranger sa dignité au placard : les expériences d’humiliation etde honte186- Danielle (09-11-2007 à 14 :24 :37)Quelle honte y a t’il quand on est dans une difficulté à manger au restau ducœur ? Quelle humiliation y a t il a aller chercher des vêtements et desmeubles chez emmaus ? Quand on est dans le besoin on range sa dignité auplacard.194- Edith (09-11-2007 à 14 :38 :30) Répond à 186tu le dis toi-même "ranger sa dignité au placard". Tu crois que c’est facile, deperdre sa dignité ?197- Edith (09-11-2007 à 14 :36 :54)Tu sais en 4 ans de dépression qui ont détruit ma vie et ma personne je n’aijamais trouvé le courage de demander de l’aide.200- Louise (09-11-2007 à 14 :49 :59) Répond à 197

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tout à fait d’accord, j’ai également fait une dépression passagère lorsquej’étais au chômage car les gens qui bossent nous renvoient cette image que sit’es au chômage tu es forcement un profiteur, un feignant etc.. et c’est pourça que je genre de commentaires totalement stupide me met en. et puisj’avais perdu mes repères, au finale je pensais que ça venait de moi, lorsquej’étais au chômage je savais bien que j’étais en droit d’être inscrite au restodu cœur, mais jamais je n’y suis allée, tout simplement parce que c’est dur ensoi de se rabaisser comme ça, il y a des gens qui y arrivent et d’autres pas,moi je ne pouvais pas...

Les questions identifiées comme «sensibles» montrent que l’action de par-ler ne signifie pas uniquement rendre une information disponible, mais aussiprésenter un drame devant un public en attestant l’existence d’un état subjec-tif par l’emploi de certaines expressions qui peuvent toujours être discutéeset contestées. L’exploration de ces questions aide des «contre-publics» à voircomment leur vie privée peut être signifiante pour éclairer une question d’in-térêt général.

En effet, la configuration narrative d’un problème d’intérêt général com-mence par sa gestation dans l’expérience privée quand des mauvaises ex-périences touchent la biographie particulière d’individu (Habermas, 1997).Néanmoins, une fois que le contenu du témoignage est considéré commedigne de figurer dans le débat public, il peut aussi aider les interlocuteurs àexpliquer les uns aux autres les prémisses sur lesquelles se basent leurs po-sitionnements de façon à faciliter leur compréhension réciproque (Gamson1992).

Le message 200, par exemple, nous présente un témoignage qui sert à lafois comme une façon de créer un lien d’identification avec d’autres partici-pants et comme une raison ou une évidence donnée au débat (Gastil, 2008).Il est important de souligner que le biais rationnel de la délibération laisse decôté un grand nombre de façons de communiquer qui peuvent être importantespour la délibération comme l’expression affective et esthétique, les narrativesbiographiques, la rhétorique et la communication gestuelle, la poésie, l’hu-mour, l’ironie et le témoignage (Young, 1996 ; Dryzek, 2000 ; Sanders, 1997).Black (2008) argumente pourtant que le témoignage par exemple peut êtrevu comme une procédure pratique employée par les acteurs pour rendre in-telligibles leurs points de vue. Selon elle, en assumant une forme narrative,

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le témoignage arrache les expériences à leur particularité et leur confère unevaleur d’illustration, d’exemple, de preuve ou d’un argument.

Les récits confèrent au problème en cause son individualité et sa réa-lité, «ils engagent des connaissances de sens commun, préjugés et stéréotypesentre autres, rectifiés à travers des entrechocs d’images et des confrontationsd’arguments» (Cefai, 1996, p.47). En ce sens, la narration peut aider les parti-cipants à comprendre la raison par laquelle une question individuelle doit êtreconsidérée comme un problème lié à un déni de reconnaissance sociale quitouche l’ensemble des participants. L’emploi du témoignage dans des situa-tions de conversation et de discussion politiques nous donne l’opportunité devoir la situation à partir de la perspective d’autrui, ce qui peut contribuer auchangement des façons de penser et de comprendre les histoires individuelleset collectives (Marques & Maia, 2008).

Conclusion

La conversation en ligne est un processus qui permet aux individus de sepercevoir en tant que participants d’un débat qui les dépasse et qui, en mêmetemps leur rend possible la prise de parole dans l’espace publique général.L’interaction destinée à la définition et à l’interprétation d’un problème poli-tique permet aux individus de mettre en exercice leur connaissance pratiqueet de la soumettre à l’appréciation et au jugement des autres. En outre, leséchanges en ligne requièrent une prise de position dans le débat par rapportaux valeurs et aux points de vue partagés avec les partenaires d’interlocution.

Les conversations civiques aident les citoyens à perfectionner leurs habi-lités communicatives en les invitant à prendre partie et à assumer les risquesdu débat public. Affirmer que la conversation peut contribuer au processusde délibération publique implique l’adoption d’une définition du politique quiprend en compte non seulement la participation activiste et de résistance, maisaussi la communication informelle qui rend les citoyens aptes à s’orienter versla recherche coopérative de compréhension mutuelle en mettant en marcheles processus de socialisation politique. Le pouvoir communicatif n’a pas sonorigine uniquement liée aux publics politiquement organisés, mais aussi auxcontre-publics ordinaires et (souvent) invisibles qui luttent pour survivre etpour modifier les relations de pouvoir asymétriques (Fraser, 1992).

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Certes, la conversation civique, spécialement celle qui existe entre lescitoyens marginalisés, rencontre plusieurs barrières pour être considérée ca-pable de contribuer au processus délibératif. Son caractère flou et la fréquenteabsence d’un objectif de participation à la prise de décision en témoignent. Ilfaut souligner aussi que parfois très peu d’interventions vont au-delà du res-senti. Même si les interlocuteurs cherchent à mieux comprendre une questiond’intérêt collectif ils ont du mal à prendre le recul nécessaire pour réduirel’inconsistance de leurs opinions.

Certaines implications normatives peuvent être déployées à partir de notrerecherche empirique afin de contribuer à des études qui cherchent à articuler laconversation et la délibération de façon qualitative. Dans le tableau ci-dessous,nous avons synthétisé les caractéristiques principales de nos indicateurs analy-tiques en les mettant en relation avec les principes délibératifs. Nous croyonsque ces indicateurs peuvent être également utilisés – après les adéquationsméthodologiques nécessaires – par d’autres chercheurs intéressés par expli-quer comment la politisation de conversations civiques peut contribuer à ladynamisation de la délibération publique.

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Indicateursanalytiques

Aspects concernant lesconditions politisation de la

conversation civique

Aspects concernant ladélibération

Tentativesde définitionet compré-hension dela questionen cause

Chercher dans l’expériencesubjective des faits et pointsde vue qui peuvent êtreutiles dans l’interprétation àla fois coopérative et conflic-tuelle d’une question ou pro-blème ;Identifier une série de pos-sibilités d’aborder le pro-blème ;Chercher à comprendre lesprincipales facettes d’unequestion.

Interpréter le problème encause en écoutant mutuelle-ment et attentivement les rai-sons présentées par les par-ticipants du débat (respectmutuel) ;Les interlocuteurs oriententleur action vers la quêted’une compréhension réci-proque du problème ;Chercher des réponses et desalternatives de solution auxproblèmes.

Prise de po-sitions

Appropriation et contesta-tion critique des points devue publiquement dispo-nibles ;Exposition à des justifica-tives qui mettent au défi lesperspectives soutenues avantla conversation ;Dialoguer au-delà des diffé-rences.

Considérer attentivementdes idées, raisons et expé-riences apportées au débat(réciprocité) ;Elaboration de contre-arguments critiques, ra-tionnels et potentiellementacceptables.

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Réflexivitéet redéfi-nition duproblème

Demander des éclaircisse-ments et formuler des ar-guments de manière intelli-gible (usage de la rationa-lité) ;Reconnaître les limitationsde ses opinions et les avan-tages de celles avancées parles autres.

Réfléchir sur les argumentsavancés afin de reconsidérerun point de vue et peut êtrechanger un jugement ;Assurer une définition duproblème capable de prendreen considération les opi-nions de tous les partici-pants.

Identificationde questionssensibles

Articulation de l’expériencepersonnelle avec des prin-cipes plus généraux ;Discuter les faits et aussi lesexpériences personnelles ;Mobilisation d’un régimediscursif fondé sur l’émotionet sur des formes de com-munication comme le témoi-gnage (storytelling).

Se mettre à la place del’autre (ideal role taking) ;Connaître les arguments etexpériences qui soutiennentles points de vue de ses par-tenaires d’interlocution afind’accepter ou pas leurs de-mandes de validité.

Bref, nous ne devons pas nous demander si les conversations en ligne sontcapables de produire une délibération publique. La bonne démarche consisteà vérifier comment la confrontation de points de vue arrive à une politisa-tion permettant aux citoyens de construire des habilités conversationnelles etargumentatives. Celles-ci sont issues de la construction collective d’opinionspubliques ; d’une orientation interne et externe vers l’interprétation communed’un problème de l’actualité ; et de la conquête de l’auto confiance nécessairepour élaborer et défendre ses propres arguments devant les autres.

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