Culture et émancipation

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Chapitre 9 Culture et émancipation Or,rvrnnVornol I lIoÉr DE ( cuLTURE > sont associées aujourd'hui ,( Ldes choses très disparates, Les réalités ou les proces- sus auxquels elle renvoie sont diversifiés et les champs théoriques dans lesquels elle s'inscrit très différents. Il est devenu difficile de cerner avec précision ce à quoi le terme réfère et de tenter de faire de lbrdre dans ce fouil- lis. Un sens du terme s'est cependant imposé de nos jours, renvoyant à un ensemble généralisé et partagé de sym- boles, de représentations, de savoir-faire ou encore de techniques propres à une collectivité dans son ensemble. Ce sens réfère à ce qui estpafiagé, ce qui relie et oriente les individus, à ce qui s'inscrit dans les habitudes et les pratiques ordinairest. On évoque alors la << culture du quotidie4 Ì pour rendre compte de cet ensemble de savoir-faire ordinaires engagés dans les pratiques de la vie quotidienne - à l'image, par exemple, d'un Michel de Certean2. On peut renvoyer alors à des référents expli- cites et implicites propres aux activités communes de certains groupes sociaux ou de certaines << communau- tés > : la culture ouvrière, la << culture gay >, etc. Ou alors, T l. Si, à partir de cette distinction, on peut dégager un pôle < esthétique > et un pôle < anthropologique > du concept de culture, c'est donc apparemment le second qui a pris läscendant sur le premier, 2, Michel de Certeau qui s'intéressait aux <manières de faire >: L'inven- tion du quotidien, Lhrt defaire, Paris, Gaìlimard, 1990. Olivier Voirol, "Culture et émancipation", in Emancipation, les métamorphoses de la critique sociale, A. Cukier, F. Delmotte, C. Lavigne (sous la dir.), Editions du Croquant, Bellecombes-en-Bauges, 2013, pp.285-324.

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Chapitre 9

Culture et émancipation

Or,rvrnnVornol

I lIoÉr DE ( cuLTURE > sont associées aujourd'hui,( Ldes choses très disparates, Les réalités ou les proces-sus auxquels elle renvoie sont diversifiés et les champsthéoriques dans lesquels elle s'inscrit très différents. Ilest devenu difficile de cerner avec précision ce à quoi leterme réfère et de tenter de faire de lbrdre dans ce fouil-lis. Un sens du terme s'est cependant imposé de nos jours,renvoyant à un ensemble généralisé et partagé de sym-boles, de représentations, de savoir-faire ou encore detechniques propres à une collectivité dans son ensemble.Ce sens réfère à ce qui estpafiagé, ce qui relie et orienteles individus, à ce qui s'inscrit dans les habitudes etles pratiques ordinairest. On évoque alors la << culturedu quotidie4 Ì pour rendre compte de cet ensemble desavoir-faire ordinaires engagés dans les pratiques de lavie quotidienne - à l'image, par exemple, d'un Michel deCertean2. On peut renvoyer alors à des référents expli-cites et implicites propres aux activités communes decertains groupes sociaux ou de certaines << communau-tés > : la culture ouvrière, la << culture gay >, etc. Ou alors,

Tl. Si, à partir de cette distinction, on peut dégager un pôle < esthétique > etun pôle < anthropologique > du concept de culture, c'est donc apparemmentle second qui a pris läscendant sur le premier,2, Michel de Certeau qui s'intéressait aux <manières de faire >: L'inven-tion du quotidien, Lhrt defaire, Paris, Gaìlimard, 1990.

Olivier Voirol, "Culture et émancipation", in Emancipation, les métamorphoses de la critique sociale, A. Cukier, F. Delmotte, C. Lavigne (sous la dir.), Editions du Croquant, Bellecombes-en-Bauges, 2013, pp.285-324.

286 Ém¡ruclpATtoN, LES MÉrAMoRPHosES DE LA cRITIQUE soclALE

on réfère à des activités institutionnalisées comme la< culture télévisuelle >>, la culture radiophonique, ou

encore la < culture digitale >. Dans un sens moins des-

criptif, Ie terme peut tout autant déctire un ensemble de

pratiques par lesquelles les acteurs individuels et collec-

tifs se démarquent les uns des autres - pratiques cultu-relles qui sont pensées alors comme un ensemble de

stratégies de positionnement3. Enfin, on peut également

évoquer l'usage contemporain du terme qui renvoie àdes < usages actifs > et des modes ordinaires de réap-

propriations, cette < culture participative > dont parlentles Cultural Studies et dont le propre serait une implica-tion accrue des usagers, devenus entre-temps < produc-teurs > et < auteurs >>, avides de commentaires sur leurs

stars préférées dans des espaces spécifiques réservés à

cet égatd,les < cultures fans > comme on les appellea.

Cette acception du terme de culture à I'heure actuelle

s'est imposée à I'issue d'un long processus de transfor-mation sémantique et normative qui s'est déployé surplus d'un siècle, processus au cours duquel le terme de

culture s'est progressivement éloigné de son acception

classique, issue du projet des Lumières et de Ia première

modernité, qui le dotait de fortes exigences normatives,

articulées à un idéal d'émancipation' Il s'est peu à peu

rapproché d'une acception générale influencée par les

apports de l'anthropologie culturelles. En effet, I'accep-

IlDans le sens de la sociologie de la culture élaborée par Pierre Bourdieu. C/notammenl La. distinction. CritiQue sociale du jugen'tent, Paris, Minuit, 1979.

4. HenryJenkins est sans doute I'auteur ayant le mieux synthétisé les enjeuxde ce courant : Fans, Bloggers, and Gamers: Exploríng Participatory Culture,

New York, New York University Press, 2006 i Convergence Culture: Where Oldand New Media Collide,NewYork, NewYork University Press,2006.

5, Ce n'est que vers la 6n du xtx" siècle que cette conception de la culture se

diffuse véritablement et s'installe, Sur ce point, voir notamrnent l'étude clas-

sique de Roy Wa gnet, The ínvention ofculture, Chicago-London, University ofChicago Press, 1975.

9. cuLTURE ¡t Émlr'rcrpllto n 287

tion < classique > du terme faisait de la culture le fer delance de l'idée de formation, de < cultivation >, de trans-formation et d<amélioration> de I'espèce humainedans son ensemble et de la personne dans sa particula-rité individuelle. Ainsi,l'idée de culture était étroitementliée à celle de l'émancipation; elle faisait partie de ces

concepts issus des Lumières, à l'instar de celui de raison,de liberté, d'autonomie, dont le propre est de porter eneux l'idée d'un processus permettant de sortir d'un étatdbppression ou de < minorité >. C'est ce lien entre cultureet émancipation qui a disparu avec cette transformationsémantique au cours de laquelle I'idée de culture s'estprogressivement vidée de sa charge normative et libé-ratrice. Si elle pouvait sembler évidente à l'aube de Iamodernité, I'association entre culture et émancipations'est ainsi dissoute, au point qu'aujourd'hui les moyensconceptuels dÏne telle association font cruellementdéfaut. Le terme courant de culture est ainsi en quelquesorte < aplati > et dépourvu de charge normative etémancipatrice.

La pensée conservatrice s'échine aujourd'hui, en

opposant notamment < culture savante > €t << culturepopulaire >1 à retrouver un contenu normatif dans leconcept de culture, qu'il avait dans son acception idéa-liste et humaniste portée par la bourgeoisie conquéranteaux premières heures de la modernité, en recourant à

des moyens ouvertement élitistes. Il serait bienvenu que

la pensée < progressiste > prenne elle aussi le problèmeà pleines mains avant qu'elle ne soit étouffée par ces

retours en force. Cependant, la pensée critique se trouve

I6. Sur ce poini, voir la belle étude de Lawrence W. Levine, Culture d'enhaut, cultute d'en bas, L'émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, Lraduit de l'anglais par Marianne Woolven et Olivier Vanhée, Paris, LaDécouverte, 2010.

288 ÉmnucrpATroN, LEs mÉt¡¡uonpHose s DE LA cRtrteuE soctALE

plutôt démunie en la matière, condamnée à applaudir legeste consistant à voir dans le processus dãplatissementculturel une forme souhaitable d'ouverture et de décloi-sonnement. Cette perspective est une impasse pourla pensée critique, condamnée, au mieux, à acclamerla < culture participative >> en renouant ainsi avec uneforme plate de renoncement à toute critique de Ia culturecontemporaine ou, au pire, en endossant une forme de

populisme culturel pétri de relativisme postmoderneinclinant à penser que ( tout se vaut >. Dans tous les

cas, la connexion interne entre I'idée de culture et celled'émancipation, soit l'idée selon laquelle la culture estporteuse d'émancipation et qu'inversement l'émancipa-tion passe forcément par la culture, a été pouir une largepart abandonnée. On assiste du coup à un retournementpar rapport au projet de la modernité qui investissait laculture d'une mission de transformation et de < perfec-tionnement >. C'est ce retournement que jäimerais inter-roger dans ce chapitre en tentant d'en comprendre les

ressorts et d y esquiöser certaines réponses conceptuelles.Pour ce faire, il me semble nécessaire de revenir, dans

un premier temps, au concept classique de culture quiétablissait un lien étroit avec I'idée d'émancipation. Je

me limiterai volorltairement à une esquisse tirée de latradition philosophique ayant le plus insisté sur ce lienentre culture et émancipation : la tradition allemande de

la culture comme B il dungz, c' est- à-dire comme proce ssus

de formation et de transformation de I'individu et de sonrapport au monde par un dépassement des contrainteset des restrictions premières. Afin de faire ressortir l'élé-

I7. Dans laquelle se situent notamtnent des auteurs tels que Fichie, Herder,Schiller, Humboldt, Hegel, etc. Cj, entre autres l'ouvrage synthétique de

Georg Bollenbe ck, Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutsclten Deu-tungsmusters, Francfort-su rle-Main, Suhrkamp, I996.

9. cULTURE rl Én¡l'rcrplrroN z8)

ment central de cette articulation entre culture et éman-cipation, je märrêterai sur Schiller et sa conception de< l'être cultivé >>, car c'est sans doute chez cet auteur quecette articulation se manifeste le plus clairement.

Dans un second temps, j'examinerai quelques-unesdes raisons de I'effondrement de cette relation entreculture et émancipation au fondement du processusd'< aplatissement >> de la culture dont il a été question à

l'instant. Si c'est en partie le processus d'institutionnali-sation et d'étatisation de l'idéal culturel de la modernité

- notamment dans l'établissement des systèmes d'éduca-tion et des institutions scolaires au cours du xlx'siècleen Europe - qui a tout d'abord contribué à I'apparentétiolement de la force émancipatrice de ce projet, ce sontsurtout les mutations du capitalisme, de la sociét é et dela technologie, survenues au xxe siècle qui ont contribuéà assécher cet espoir. La critique de ce projet et länalysede son échec, formulée de la manière la plus claire et laplus radicale par les penseurs de la Théorie critique aumilieu du xx" siècle (en particulier Theodor W. Adorno etMax Horkheimer), a contribué àfaire le jour sur I'impos-sible réalisation de ce projet dans les conditions du capi-talisme monopolistique et de la société administrée,Selon ce constat, continuer de se réclamer de ce projetde culture comme émancipation après son naufragedans les heures les plus noires du siècle relève au mieuxde la naiveté, aupire de la complicité aveclabarbarie.LaDialectique de lø raisong (1947) est I'ouvrage qui élaborephilosophiquement ce constat d'échec.

Dans un troisième temps, je montrerai que ce constatd'échec duprojet culturel et émancipateur de la mociernité,s'il participe indirectement à I'aplatissement normatifr8, Theorlor W. Aclorno, et Max Horkhei mer, La dialectique de Ia raison, trad.de l'allemand par E, Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974 (1947),

Y-29O ÉMANcrpATroN, LES MÉTAMoRpHosEs DE LA cRlTreuE soclALE

du concept de culture, doit néanmoins être le point de

départ de toute réflexion contemporaine sur I'idée de

culture comme émancipation. Car nous avons hérité de

ce naufrage, nous en sommes les < rejetons >, et c'est unedes raisons pour lesquelles Ie fait de penser Ia culturecomme émancipation, en défendant une conception nor-mativement exigeante de la culture, est devenu chose dif-ficile à l'heure actuelle. Toute tentative de relance d'uneconception de la culture comme émancipation sans priseen compte de ce constat risque en effet de verser dansune naïveté idéaliste - ou alors de renouer maladroite-rrient avec des éléments élitistes de Ia pensée conserva-trice. Cependant, tout en offrant un point de repère, ce

constat empêche de penser ou de repenser un conceptnormatif et émancipateur de culture: il nous enferme

dans un négativisme impuissant. C'est pourquoi je tente-rai d'esquisser les traits d'une approche contemporaineet émancipatrice de Ia culture - qui ne soit ni < idéa-Iiste > ni < élitiste >. Il s'agit ici de tenter de renouer avec

l'articulation entre culture et émancipation sans retom-ber dans la conception naïve de la culture évoquée parAdorno et ses collègues. C'est à esquisser les enjeux d'unetelle conception que je consacrerai Ia conclusion de ce

chapitre.

La culture comme émancipation :

Schitter et les Lumières allemandes

À la fin du xvrrr" et au début du xIXe siècle, s'est forméeune conception normative de la culture articulant étroi-tement culture et émancipation, à travers ce que les phi-losophes allemands appelaient la Bildung - un terme dif-ficilement traduisible en français, que lbn peut rendrepar l'idée de < formation >>, << éducation >, < cultivation >

9. CULTURE rr ÉMrr'lclpniloN 297

ou < culturation >e. Si on retrouve cette idée chez plu-sieurs auteurs des Lumières (Rousseau, Kant, etc.), cesont les penseurs allemands qui ont donné à cette idée laformulation décisive - l'exemple le plus marquant étantHumboldt dont I'application institutionnelle et étatiquede la Bildung est resté longtemps un principe d'orienta-tion majeur du système éducatif.

Parmi ces différentes formulations, je märrêterai icisur celle de Friedrich Schiller, à la fois héritier de Kant etcritique de ce dernier.Ses Lettres sur l'éducation esthétiquede I'homme (I79a) ãaborent de manière particulièrementforte cette idée de culture comme Bildung, Schiller partaitdu postulat de l'existence de deux instincts : l'instinctformel et l'instinct sensible. üinstinct formel invite I'indi-vidu à se déprendre des déterminations naturelles, de ce

qui le gouverne sans agir volontaire; il fait de lui un êtreapte à exercer la raison, à contrôler ses actes pat I'acti-vité de l'esprit en se dégageant des forces irraisonnées. Ilpermet le libre arbitre et la liberté, est c'est par la raison queI'individu atteint son < humanité >. Pour Schiller, s'éleverà l'humanité c'est, pour I'être humain, < ne pas s'en tenir àce que la seule nature afait de lui > et prendre consciencede lui-même < en sortant de l'assoupissement de lavie sen-sible >10. Linstinct formel s'affirme dans sa liberté supra-sensible et atemporelle, énonçant la loi universelle et per-manente de ce qui existe au-dessus de la contingence indi-viduelle. Mais, immuable, il enferme aussi l'être humaindans la permanence et la répétition: si la raison permetla liberté en se détachant de la vie sensible et des déter-minations naturelles, son seul règne arrache l'humain àson ancrage physique et corporel. En remplaçant l'état deI9. Georg Bollenbeck, Bildung und. Kultur..., o!, cit.,7996.10. Friedrich Sclriller, Lettrcs sur l'éducation esthétique dc I'ltontnte, Paris,Aubier', t992 (179a), p. 9a.

--

2)2 ÊMmcPATroN, LEs MÉrlmonpHosrs DE LA CRITIQUE soclALE

nature par l'état formel, la raison court ainsi le risque < de

sacrifier l'homme physique, réel, à I'homme moraltt o. De

plus, I'instinct formel appelle la distance froide de la règle

abstraite et universelle faisant fi des ancrages effectifs. Se

soumettre soi-même et soumettre les autres à cette légis-

lation abstraite et générale produit une unité au risqued'étouffer la spontanéité de la vie sensible.

À I'inverse, I'instinct sensible pousse à agir de manièreincontrôlée, non réflexive, à s'engager dans le devenir, à

être sensibilité, désir, matière, monde. Cet instinct tenddonc, non pas à la permanence, mais au changement i iIpousse à éveiller des potentiels et à Ies encourager au-delà

de < ce qui est >, Linstinct sensible remplit I'humain de

sensations ici et maintenant, non soumises à la loi géné-

rale, abstraite et atemporelle. Du point de vue de la raisonformelle, ces élans spontanés vont à I'encontre du librearbitre, critique et réflexif, et donc de l'autodétermina-tion consciente. Il procède du mouvement, du change-

ment, de la ctéation et de la subversion des règles univer-selles et abstraites, II se fait contre les normes instituées,et contre les codes moraux, en un mot, il surgit, Sans cet

instinct, les êtres sont certes Iibres de leurs choix, mais ilssont froids, enserrés dans une rationalité formelle sans

attaches, crispés dans des normes et des règles abstraites( déjà-là >>, bref, ce sont des êtres < sans cæur >. Linstinctsensible est donc indispensable pour contrecarrer les

risques des apports pourtant positifs de l'instinct formel.À lui seul, I'instinct formel est donc insuffisant puisqu'ilabolit la spontanéité et I'individualité, et empêche le

< plein épanouissement > de l'être humain.Une tension irréductible apparaît entre instinct sen-

sible et instinct formel, entre raison et sensibilité. Une

tL Ibid., p.97

9. cULTURE rr ÉmnruclpnnoN 293

tension d'autant plus forte que l'un des instincts tend tou-jours à se faire au détriment de I'autre, et peut conduire àson éradication, Les deux instincts se repoussent mutuel-lement tout en tendant à empiéter constamment sur ledomaine de I'autre jusqu'à son étouffement. Leurs aspi-rations contraires les poussent mutuellement à outrepas-ser leurs limites pour envahir le domaine de l'autre - aurisque d'un anéantissement de l'un ou de I'autre. Lins-tinct sensible empiète sur le domaine formel: il bous-cule sa fonction législatrice et étouffe la personnalité.À l'inverse, l'instinct formel tend à étouffer toute sensi-bilité sous sa loi universelle. Or il n'y a guère plus granddanger, selon Schiller, que de voir disparaître l'un de cesdeux instincts. Cela conduirait alors à < une grande pau-vreté > et à un état de non-liberté puisquun seul de cesinstincts ne représente qu'un seul visage de la liberté.

C'est là, précisément, qu'intervient la culture chezSchiller: son rôle est dässurer une << harmonie ) entreles deux instincts. Seule la culture peut veiller au main-tien des sphères de la sensibilité et de la raison, et conte-nir ces deux instincts dans la limite de leurs frontières.La culture doit à tous les deux << une égale équité >, dit-il :

contre les empiétements de la liberté, elle protège le sen-sible en le développant, et contre I'emprise des sensa-tions, elle défend la raison en la soutenantt'.La culturedoit < affirmer non seulement l'instinct sensible contreI'instinct raisonnable, mais encore celui-ci contre celui-là >. Dès lors, un < être cultivé > est un être qui parvientà associer sensibilité et raison: il est en contact avec lemonde sensible, il le < cultive >> sans le réprimer. Simulta-nément, son attachement à la raison lui permet d'affirmerson autonomie lace aux déterminations exogènes et de

12. Ibid., p. 190.

7-

294 ÉMANclPAT|oN, LEs MÉTAMORPHosEs DE LA cRITIQUE soclALE

développer sa personnalité. Lêtre cultivé est celui << quiassociera à une plénitude d'existence qui varie au contactdu monde, une liberté de Ia personnalité qui impose

I'unité de sa raison à l'infini des phénomènes de I'uni-verstt n. À cela, Schiller associait le beau: Iieu de conci-liation des deux instincts, harmonie de la sensibilité et de

Ia raison et en même temps < force de résistance à ce quiabîme et déflgure I'homme >>. Car l'expérience du beau

est une expérience < à part >, irréductible à la connais-

sance objectivante, elle libère un espace de < libre jeu >

articulant les < forces sauvages >. Elle fait éprouver à

l'être singulier son unité : en contemplant un tableau, en

écoutant une æuvre musicale, nous vivons dans < I'har-monie du savoir et du sentir > ; et nous faisons l'expé-

rience d'un << être ailleurs >, d'un mouvement vers I'alté-

rité qui incite à l'interrogation et au << devenir autre >,

Loin d'être une détente ou un apaisement contempla-tit elle est résistance et critique: elle incite à éprouverune force permettant de résister aux enchaînements quidéterminent et enferment nos actes.

Cette expérience n'est donc pas une fuite dans lãbs-trait, pour Schiller, elle mène au < plus concret de ce

que nous sommes >, loin des fragmentations qui nous

déchirent, et des lois abstraites qui nous gouvernent - en

particulier dans le domaine de Ia science, de l'adminis-tration et de l'économie. La culture, I'expérience esthé-

tique, la beattté sont une réponse aux temps troubles au

cours desquels Schiller rédige ses Letffes, en cette finde xvIII" siècle, Car, selon lui, I'individu moderne est

soumis à la < fragmentation > et à läbstraction, il est

cassé, isolé, coupé de toute totalité. II est entraîné dans

la spécialisation, au sein d'une temporalité brisée que lui

9. GULTURE ¡r ÉmnNClpniloN 295

impose le découpage arbitraire d'horaires imposés ; il estdéplacé sans relâche, d'un lieu à I'autre, sans éprouverla durée concrète dÏn < chemin > qu'il tracerait par lui-même. < L'homme, dit-il, qui n'estplus Iié par son activitéprofessionnelle qu'à un petit fragment isolé du Tout nese donne qu'une formation fragmentaire; n'ayant éter-nellement dans lbreille que le bruit monotone de Ia rouequ'il fait tourner, il ne développe jamais l'harmonie deson être [...]to o, Pour Schiller, les causes de cette scissionviennent de la < civilisation >, laquelle < infligea cetteblessure à I'humanitét5 ,r, que constituent la séparationplus stricte entre domaines däctivité et les processusd'abstraction de la science, de l'État et de l'économie.La science se transforme en activité intellectualisée etultraspécialisée, étrangère aux problèmes du quotidien.La coupure entre les disciplines scientifiques, renduenécessaire < par I'expérience accrue de la pensée >), se

retrouve dans le domaine de lädministration où une< division plus rigoureuse des classes sociales et destâches > est rendue nécessaire par < Ie mécanisme com-pliqué des États >>, ce qui dissocie le < faisceau intérieurde la nature humaine > en une < lutte funeste divisantI'harmonie de ses forcest6 >. Une rupture se produit parconséquent entre l'État et les individus, << entre les loiset les mæurstt r, : l'appareil d'État < aliène les citoyensen les traitant comme des objets d'administration qu'ilsoumet à sa 'classification' et à ses lois insensibles defroideur > (ibid). < Ainsi peu à peu la vie concrète desindividus est-elle abolie afin de permettre à la totalitéabstraite de persévérer dans son indigente existence, etI14, Ibid., pp. t23-125.

t5. Ibid., p.121.16. Ibid., p.123.17. Ibid., p.723.

It3. Ibid., p. r93.

7

296 ÉrvraructeATtoN, LEs mÉmmonpHos¡s DE LA cRlrlQUE soclALE

l'État reste indéfiniment é,tranger aux citoyens qui le

composent parce que leur sentiment ne le trouve nullepartts >. Quant au domaine de I'économie, il y règne selon

Schiller une < chosification des êtres > sous le coup d'un< travail aliéné > introduisant une séparation < entreIa jouissance et le travail, entre le moyen et la fln, entrel'effort et la récompense >) (ibid.), Les capacités humainess'y trouvent réduites à la seule < aptitude mécanique >

qui décrit du même coup les processus dãbstractíon de

l'économie qui réduit I'être humain à une pure fonction :

< La communauté sociale fait delafonction Ie critère de

I'homme ; elle n'honore chez tel de ses citoyens que Ia

mémoire, chez tel autre que I'intelligence de tabellion,chez tn troisième que lãptitude mécanique; [,'.] ces

capacités isolées, elle désire qu'en même temps l'individules développe en gagnant en intensité ce qu'elle lui permetde prendre en étendue. Comment s'étonner alors que lbnnéglige les autres dispositions de l'âme pour consacrer

tous ses soins à celle qui procure honneur et profit ?te >

Le règne de cette totalité abstraite et fragmenté,e atdétriment de Ia < vie concrète > des individus mène à une

< perte de Ia libre totalité du réel > dans le monde sensible

et à un sacriflce de la matière au profit de la forme. Cette

cassure intérieure incite l'être humain à se réfugier dans

une fausse intériorité, valorisant le < ressenti >, l'affectif,les émotions, pour contrebalancer la froideur de l'abs-

traction formelle. Sa confrontation à la formalisation des

activités et des institutions modernes I'incite à renoncer

à Ia raison pour retomber dans le sensible.

Schiller veut voir une alternative et croit en la possi-

bilité de < rétablir dans notre nature la totalité que I'arti-fice de la civilisation a détruite, de la restaurer >. Et c'est,I18. Ibicl., p. 127.

19.Ibid., p,125.

9. CULTURE rr É¡unNclp¡rroN 297

nous l'avons vu, la tâche de Ia culture que de reconstruirecet être brisé et malheureux: elle est appelée à < har-moniser > ce que Ia modernisation a fragmenté, L'expé-rience esthétique et la culture (Bildung) s'incarnent pra-tiquement dans ce que Schiller nommait l'< état esthé-tique >, qui se distingue de l'état des droits (dans lequell'être humain limite son action et rend la société possiblepar sa maîtrise des forces naturelles), et de l'état de lamorale (dans lequel l'être < enchaîne sa volonté > et < se

dresse contre lui avec la majesté de la loi >, de Ia volontégénérale). Alors que l'état de droit et l'état de la moraledivisent, fragmentent, parce qu'ils se fondent sur le seulinstinct formel, I'état esthétique unit la société en har-monisant les instincts et en recomposant un tout, et il se

rapporte à quelque chose qui est commun à tous. C'estun état dans lequel le lien entre les êtres n'est pas méca-nique et il n'enchaîne pas leur libertépar ce < mécanismefroid de I'organisation sociale >, dit-il, fort de ses privi-lèges et de ses inégalités. < Aucun privilège et aucunedictature ne sont tolérés > dans l'état esthétique. C'est ledomaine du commun, du libre citoyen et de l'égalité: là,< tout le monde, le manceuvre lui-même, qui n'est qu'uninstrument, est un libre citoyen dont les droits sontégaux à ceux du plus noble'o o.

Cependant, cet état esthétique n'est pas une institu-tion, un État at sens habituel du terme. C'est tn modede relation entre les êtres, basé sur l'égalité et la liberté,dans lequel l'individu ,, n'a pas besoin de léser la libertéd'autrui > pour affirmer Ia sienne. Ce mode de relationentre les êtres reconstitue le commun sans pour autantnier Ia particularité individuelle. Surtout, il témoignede notre capacité de résistance et de critique face à

20. IbícL., p. 125.

7-

2p8 ÉrvrnructeATloN, LEs mÉrnmonpsos¡s DE LA cRITIQUE SOCIALE

< I'organisation moderne >, face à < ce qui est >' et doitêtre un moteur d'émancipation - une forme de mise

en commun qui remplace Ia religion, et se combine à la

morale et au droit. Il devient possible de concevoir unétat où la liberté s'étendrait à tous les autres domaines,

celui des relations sociales et des relations morales. Ainsi,

chez Schiller, la culture n'est pas un domaine à part, elle

ouvre sur le politique: I'homme cultivé peut réaliser

une cité sur Ie modèle d'une totalité harmonieuse dans

laquelle il est sujet de lui-même, dans laquelle il peut pré-

tendre lé,giférer et constitue un monde commun durable.

La culture est même la condition du politique, et ce

dernier resterait impensable sans culture.Ce texte de Schiller, dont le rôle pour la conception

moderne de la culture a été central et qui développe une

des formulations les plus complètes d'une conception

de la culture comme émancipation, mériterait un plus

grand détour, seules quelques lignes de force ayant été

d,égagées ici. Sa visée s'inscrit dans les pensées de l'éman-

cipation des xvIIIe et xIX" siècle qui pr'ésentent une struc-

ture commune. Elle implique, premièrement, Ia concep-

tion d'un état dbppression, d'une condition malheureuse,

dans laquelle les individus sont enfermés, déchirés, frag-

mentés. Il s'agit, pour Schiller, d'articuler les pulsions

naturelles, sans les réprimer, sans les exploiter non plus.

Car la culture a également son ancrage dans le fond sub-

versif et créatif d'un monde sensible en constant mouve-

ment. Deuxièmement, elle suppose I'idée qu'il existe des

forces capables de sortir de cette condition malheureuse

en engageant tn mouvenxent de dépríse - selon un pro-

cessus de dégagement synonyme de progrès' La tâche de

Ia culture au sens de Schiller vise ainsi à < unir ces deux

tendances et mettre ainsi la dignité de l'homme en har-

monie avec son bonheur > (p.306), et constitue donc un

e. cULTURE ¡r ÉNnrucrp¡floN 299

geste à refaire sans cesse. Troisièmement, elle impliquel'idée qu'il existe un possible vers lequel ces forcestendent ou peuvent tendre (un état de réalisation). Cettecondition d'oppression n'est pas inéluctable, elle n'est pasla seule condition possible ou envisageable, il est possibled'envisager autre chose. C'est une alternative à l'oppres-sion vers laquelle le processus vise sans cesse : par l'édu-cation à la beauté, la réalisation véritable des potentielshumains,la < vraie dignité de I'homme >.

Les Lettres de Schiller sont sans doute un des lieuxd'expression les plus évidents de ce projet culturel (etesthétique) moderne - et c'est sans doute pour celaqu'il demeure une référence constante chez une séried'auteurs attachés à cette question de la culture et del'émancipation (Herbert Marcuse, Jürgen Habermas,

Jacques Rancière, etc."). On I'aura compris, c'est moinsI'exégèse de cet ouvrage qui m'intéresse que le fait qu'ilincarne à merveille cette articulation entre émancipa-tion et culture dans la première modernité.

La culture comme oppress¡on :

le diagnostic d'Horkheimer et Adorno

Siles Lettres de Schiller fournissent un condensé de laconception émancipatrice de la culture qui prend formeà la fin du xvIII" siècle, La dialectique de Ia raison22rédígée par Max Horkheimer et Theodor Adorno enpleine Seconde Guerre mondiale, soit plus d'un siècle etdemi après les Lettres, offre un condensé du devenir de laculture au xxe siècle. Son constat est celui d'un retour-nement de la raison en oppression, Il ne s'agit pas ici deI21. Herbert Marcuse,Jürgen Haberrnas,Jacques Iìancière, etc. C/ note 38,

22,Mllx Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de Ia raison. Frag-me n ts plr ilo sophiq ues, P aris, Gal li marcl, 1983 (1947).

Y

3OO ÉMANctpATroN, LEs MÉTAMoRpHosES DE LA cRlT|QUEsoclALE

revenir en détail sur le contenu de cette thèse majeurebien connue par ailleurs, mais de dégager les traits de

ce retournement du lien entre culture et émancipa-tion. Adorno et Horkheimer dressent en effet un constatd'échec de ce projet: alors que la culture était une pro-messe des Lumières, appelée à être le levier de l'émanci-pation, elle devient le moyen même de I'oppression et se

mue en tromperie (Betrug) des masses.

Lärgument d,A.dorno et de Horkheimer est complexeet je ne m'arrêterai ici que sur quelques points relatifs à

ce propos. Il s'inscrit dans le cadre d'un mouvement de

pensée engagé dès la Première Guerre mondiale, insis-tant sur la crise profonde de bourgeoisie, de ses modes

de pensée, de ses << valeurs >, et de la continuation de sa

filiation historique - c'est-à-dire notamment de la tradi-tion de I'humanisme et des Lumières. Comment peut-oncontinuer de croire auxpromesses du progrès portées parles Lumières son sujet historique, Ia bourgeoisie, après les

charniers de Verdun, fruit de ses démesures ? Commentcroire encore à la technique et à la science modernes età leurs potentiels émancipateurs quand celles-ci abou-

tissent à la production d'armes de destruction d'unegrande cruauté ? Comment croire encore à Ia culturelorsque Ia barbarie semble avoir embrasé le siècle ? Unegénération entière de jeunes intellectuels issus pour laplupart de la bourgeoisie, nés plus ou moins avec le siècle,

vivra ce moment comme une crise profonde et un ques-

tionnement sur les promesses de l'émancipation - géné-

ration à laquelle appartiennent notamment Lukacs,Adorno, Benjamin, Horkheimer, Marcuse, Löwenthal etKracauer, et bien d'autres.

C'est dans le fameux chapitre de la Dialectique de laraison consacré à I'industrie culturelle, la Kulturindus-trie, qt&dorno et Horkheimer abordent directement

9. cULTURE ¡r Épnr'lclp¡lloN 3O1

la question de la culture'". Ce chapitre est en réalité le

résultat condensé de plus d'une décennie de recherchessur la question, qui nbnt pas été toutes menées parAdorno et Horkheimer, puisqu'elles étaient le fait d'uninstitut de recherches interdisciplinaire. On a souvent luce chapitre comme décrivant l'émergence d'un nouveautype d'industrie portant sur les contenus culturels etartistiques - le terme < industrie culturelle > est d'ail-leurs entré dans le vocabulaire courant. Pourtant, plusqu'une description détaillée des industries culturelles ausens strict (au sens des organismes du cinéma, de la radio,de la télévision, etc.), c'est un diagnostic du devenir de laculture que nous livrent les auteurs - un état des lieuxde ce projet articulant culture et émancipation, en ce

milieu du xx" siècle. Ce diagnostic portant sur le devenirde la culture n'isole pas cette dernière dans une sphèreà part comme Ie fait la pensée idéaliste ; elle s'inscritdans une conception de la société capitaliste considéréedans sa totalité, et interrogée à I'aune de l'ensemble deses institutions (famille, personnalité, droit, arts, mceurs,loisirs, etc,)'o,

Si Schiller concevait la culture comme une harmoniede la raison et de la sensibilité permettant de s'élever à

partir des instincts naturels et d'échapper au forma-lisme abstrait de la rationalité moderne, Adorno s'estquant à lui appliqué à montrer que la culture, à l'ère deI'industrie culturelle, signifie l'exact inverse de cette

I23. Ce constât se retrouve clans d'autres Lextes, en particulier chez Arlorno l

C/ surtoul Theodor W. Adorno, Modèles crítiques, trad. de Ì'allemand parM. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 1984, (f954) ; Theodor W. Aclorno,Prismes, trad. G, et R, Rochlitz, Paris, Payot, 1986 (1952).

24. Cf. Olivier Voirol, < Matérialisme interdisciplinaire et critique de laculture o, Pierre-François Noppen, Gérard Raulet, Ian Macdonald (dir.), Iesnormes et Ie possible. Héritage et þerspectives de l'École de Francfort, Paris,Éditions de la MSH,2013, pp, 19-50.

v-

3O2 ÉMANcrpATtoN, LES MÉTAMoRPHosEs DE LA cRITIQUE soclALE

harmonie ; elle exacerbe I'emprise des instincts naturelssans articulation avec lãctivité rationnelle. Au lieu de

les < sublimer >, elle encourage les instincts primaires,les gestes pulsionnels non réfléchis, elle les cultive pourles mobiliser et les utiliser. Lindustrie culturelle s'appuiesur ces instincts primaires pour assurer le succès de ses

produits auprès de ses destinataires: en réveillant des

gestes enfantins et des réflexes élémentaires, des riressadiques et des engouements irréfléchis, elle s'adresse à

ce qu'il y a d'enfoui chez ses destinataires, à des pulsionsincontrôlées et irrationnelles inscrites dans les premiersstades du processus de développement psychique2s.

Parce qu'elle est une culture insérée dans un circuit capi-

taliste de production et de diffusion, elle est marquéepar la valeur marchande, Plus qu'à des êtres cultivés,elle s'adresse à des êtres qu'elle anticipe non pas commeautonomes, devant se cultiver, mais comme à des entitéscommerciales dont il s'agit de gagner I'approbation;elle sãdresse non pas à des êtres matures, ou en voie de

maturation, mais à des êtres infantilisés. EIIe ne va pas

chercher ce qu'il y a de plus complexe, mais ce qu'il y ade plus simple, de plus commun, voire de plus banal ; elle

va retrouver, dans des expériences élémentaires, le maté-riau qui assure son succès commercial. C'est pourquoielle puise dans ces instincts, ces pulsions naturelles et les

sollicite26, Elle encourage non pas le geste de < culture >

de soi, mais la régression2l Plutôt que d'offrir un langagepermettant de sublimer ces pulsions dans une formesymbolique capable d'en maintenir l'énergie subversive

r25. Christian Ruby, < La contribution du spectateur. Sur les limites des acti-vités du regarcleur moderne >>,in Réseaux, n'166,2011, pp.71-98.

26. Cf, noLamtnent sur ce point, l'article cìe Christian Ruby, op. cit.,2077.

2T.Theodor W Aclorno, Le caractèrefétiche dans Ia musique, trad. de l'aìle-mand pas Ch. David, Paris, Allia, 2001 (f938).

9. CULTURE rr ÉmnruclpnlroN 303

tout en les dépassant de manière plus < élevée >, elleproduit un langage qui les renforce dans ce qu'elles sontdéjà. Avec Schiller, on peut donc dire qu'elle enferme lesêtres dans Ies seuls instincts sensibles sans inciter à unequelconque articulation avec la rationalité. À l'inverse,cet enfermement dans l'instinct primaire au niveau deI'adresse et de Ia < réception >> s'accompagne du recours àune forme de rationalité froide, économique et adminis-trative, coupée de toute dimension sensible. Le contre-poids à la rationalité formelle envisagé par Schiller éclatesous le coup de I'emprise de la rationalisation et de lastandardisation, gouvernées par le calcul stratégiquesoumis arx impératifs économiques, dans le processusde conception, fabrication et diffusion des biens cultu-rels. Par conséquent, Ia sensibilité sans raison conduità une forme de nature émotionnelle régressive dansI'industrie culturelle, comme la raison sans sensibilitécondamne à la froideur administrative et au calcul éco-nomique aux effets destructeurs. En tant qu'articulationde la raison et de la sensibilité, qui seule permet de réali-ser le projet d'émancipation de la modernité, si l'on s'entient aux considérations de Schiller, la culture explosede l'intérieur à l'ère de l'industrie culturelle : elle devientl'instance même de lbppression et de la domination.

En second lieu, l'idée de progression, de mouvement,qui est propre à I'idée de culture comme émancipa-tion est remise en cause. Si I'idée de culture impliquaitce mouvement de < cultivation > et de < dégagement >

pour ouvrir un processus permettant de se défaire d'unecondition malheureuse, Ia conception de la cultureportée par les industries du divertissement implique aucontraire un engluement dans ce qui existe et une satis-faction dans une consommation approbatrice. Ajustés àdes fins essentiellement marchandes, et guidés dans leur

Y-

3O4 ÉMANcrpATroN, LES MÉTAMoRpHosEs DE LA cRITIQUE soclALE

conception même par des processus de rationalisation,les produits de l'industrie culturelle sont conçus pourinciter leurs destinataires à un engagement routinierprompt à reconduire les normes établies, confrnant à lareproduction des formules standardisées censées ren-contrer le succès commercial. Ils usent du déjà-connu en

se montrant frileux devant toute nouveauté, ou devanttoute forme, même pâle, de subversion du non-stan-dardisé. Par conséquent, plutôt qu'à inviter ses desti-nataires à un exercice tendant à les déboussoler et à les

désorienter en incitant à un exercice interprétatifdansune expérience autant déstabilisante que < cultivante >,

I'industrie culturelle enferme les sujets dans le déjà-làet I'adhésion tacite. C'est la raison pour laquelle ses pro-duits ne suscitent pas de grands < efforts > interprétatifset qu'il ne s'agit pas de se confronter à des obstacles pourles surmonter. Par conséquent, I'idée même de cultureau sens de < cultivation >, de progression d'un sujet se

confrontant à des obstacles dans le monde, pris à la fois

dans Ie sensible et la raison, et cherchant à se dépasserpour aller vers I'autoréalisation, est anéantie.

Enfin, sur le troisième point, on assiste à une mutationde la culture à l'ère de l'industrie culturelle. Alors qu'elle

devait assurer Ie monde commun dans un rapport nonabstrait aux règles, devient un instrument de normali-sation et d'intégration sociale. Loin de questionner les

normes dans une expérience sensible, et de laisser place

à la subversion, elle les réaffirme sans cesse. Lindustrieculturelle, nous dit Adorno, s'adresse à des sujets satis-faits d'être là pour simplement < compter >>, prendrepart, être intégrés à titre de destinataires indifférenciésdans une communauté normalis ante, Laculture devientle lieu le plus efficace de leur reproduction, On est doncbien loin de l'état esthétique envisagé par Schiller, ce

e. GULTURE ¡r ÉNnnC¡pniloN 3O5

mode de relation entre les sujets entrant en relation lesuns avec les autres sur Ie double mode de la sensibilité etde Ia raison.

En un mot, Adorno et Horkheimer ont pensé l'échecdu projet d'émancipation par la culture - son inversionen un nouveau mode dbppression. On peut donc prendrele modèle classique de la culture émancipatrice et le

<< retourner > de la tête aux pieds et lbn obtient dans lesgrandes lignes Ia thèse développée dansla Dialectique dela raison. Bien sfir, le caractère radical et surtout assezpessimiste de cette conception de la culture de masse auxxe siècle a été souligné plus d'une fois. C'est notammentla vision d'un spectateur, destinataire de ces industries,apparemment dépossédé de toute capacité d'interpréta-tion, de réappropriation et de critique, qui a maintes foisattiré l'attention28. C'est également le poids importantaccordé à ces industries, et la sous-estimation des sous-cultures de résistance et de réappropriation des contenusmédiatiques au sein des publics de l'industrie culturelle,qui a fait l'objet de plusieurs observations critiques, Outreces critiques , cette thèse offre une conception générale dudevenir de la culture au xxe siècle sous forme de renver-sement de I'idée classique d'émancipation par la culture.En exposant les tenants et aboutissants de ce renverse-ment, Adorno et Horkheimer se gardent toutefois d'expli-citer l'horizon émancipatoire à partir duquel ils dressentleur constat historique. Autrement dit, I'exposé de cetteinversion présuppose une série d'idéaux qu'ils ne révèlentpas, ou seulement entre les lignes, à savoir Ia possibilitémême d'une conception de la culture comme émancipa-tion, à l'arrière-plan implicite de cette critique radicaleI28. Pour un panorama rapide de ces critiques, y'John B. Thonpson,Id.eolog¡rand Modern Culture, Canbridge, Polity Press, 1990, pp. 103-I06 ; Olivier Voirol,< Retour sur I'industrie cultu relle >>, in Réseaux, n" 166, 201 1, pp. 1.25-157.

Y-

3o6 ÉrunucteATtoN, LEs mÉtl¡uonpHosEs DE LA CRITIQUE soclALE

de la culture. Car le point de départ des auteurs de la

Théorie critique est bien I'idée selon laquelle la cultureest étroitement articulée à l'émancipation, à la raison,

àlAffitärung,etc. Léquivalence entre culture et éman-

cipation est un des éléments clés de l'horizon à partirduquel ces auteurs pensent, et c'est là une part essentielle

de I'héritage philosophique dont ils procèdent et dans

Iequel ils s'inscrivent, même pour dresser lãmer constat

de son effondrement. Par conséquent, pour comprendrela thèse de I'industrie culturelle - qui, loin de se limiter à

la description empirique du fonctionnement économiquede ces institutions, porte un diagnostic d'ensemble du

devenir de la culture au xxe siècle -, il est nécessaire de

reconstruire I'arrière-plan émancipatoire à partir duquel

Adorno et Horkheimer réfléchissaient sur ces questions.

Si lbn prendau sérieuxle constat dressépar ces auteursgrâce au concept d'industrie culturelle, on se confronte à

une série de problèmes importants pour quiconque reste

attaché à I'articulation entre culture et émancipation' Si

l'on peut, en effet, être en désaccord avec certains pointsde cette théorie et adhérer à certaines critiques évoquées

à I'instant il est certain que ses développements théo-

riques et empiriques sont d'une solidité remarquable. Que

faire, dès lors, de ce constat, si I'on tente de réinterroger

I'articulation entre culture et émancipation sans jeter leconcept d'industrie culturelle aux oubliettes ? La réponse

à cette question est d'autant plus délicate que rester

enfermé dans le constat dressé par ce concept critiquerevient à se rendre incapable de repenser ce lien à nou-

veaux frais. Au contraire, ignorer ce constat, c'est se priverdÏn outil conceptuel indispensable et répétet les erreurs

de l'idéalisme naïf propre au concept classique de culture,

malmené à juste titre par Ia Théorie critique' Penser ce

terme à la manière dAdorno, c'est-à-dire de manière

9. cULTURE ¡r Émn¡¡clpAnoN 3O7

négative - selon l'idée que, s'il peut y avoir une < éduca-tion après Auschwitz >, c'est pour éviter que l'histoire nese reproduise -, ne nous fait pas retrouver le chemin d'unidéal reformulé de culture comme émancipation, maisseulement une idée négative de culture comme modaliténécessaire d'évitement du pire dans une société ayantfaitfi de tout espoir de changement radical.

Par sa capacité à synthétiser les principales évolutionsde son temps, le concept d'industrie culturelle offre Ie fon-dement théorique permettant de comprendre les transfor-mations de la culture à läune de ces bouleversements. Ilreste Ie concept le plus adéquat pour décrire et conceptua-liser ces transformations. Le fait qu'il saisisse les transfor-mations culturelles non pas à partir du seul domaine dela culture au sens étroit, ou de I'art dans un sens restreintau champ artistique, mais dans une interrelation étroiteentre médias, technologie et développement du capita-lisme, en fait un concept central des sciences socialeset de la philosophie sociale. Prenant en compte non pasun seul secteur de läctivité sociale, mais Ia société dansson ensemble pour rendre compte des transformationsde Ia culture, il apparaît en ce sens comme un concept-diagnostic - c'est-à-dire comme un concept décrivantl'état actueld un processus guidé par des principes éman-cipateurs. Loin d'être posé de manière abstraite, ce dia-gnostic procède d'études concrètes menées à I'aide des

outils de la recherche sociologique2e. Surtout, Ie conceptd'industrie culturelle autour duquel prend forme ce dia-gnostic vise à articuler les différents domaines que sontl'économie, I'esthétique et la psychanalyse (théorie dusujet). En ce qui concerne Ie premier domaine, Ie constatrevient à dire que l'économie capitaliste du milieu du

29. Cf, Olller Yoirol, op. cit., 2017

Y-

]o8 ÉrvrnructrATtoN, LES MÉrAMoRPHosES DE LA cRITIQUE soclALE

xx'siècle est marquée par l'apparition de la grande

industrie, de la production et de la consommation de

masse, et par le déploiement de Ia rationalisation indus-

trielle, non seulement au sein de la production, mais éga-

lement au sein de la société dans son ensemble. Une des

spécifrcités du type de capitalisme se déployant au cours

de cette période est que le processus de valorisation ne se

limite plus - comme au temps de Marx - à l'échange de

la force de travail au sein de la sphère économique, mais

s'étend aux domaines de la culture (art, médias, connais-

sance) jusquelà plus ou moins épargnés par ce dernier.

Quant au constat dressé dans le domaine de I'esthétique,

il consiste à prendre acte de cette soumission à la valori-

sation marchande pour mettre à jour ses conséquences

sur Ie contenu même des biens culturels - puisque ce

sont leurs qualités internes, et donc aussi leur forme

esthétique, qui se dégradent et sãppauvrissent au fur et

à mesure de leur homogénéisation et de leur standardisa-

tion marchande"o. Une fois soumise à Ia valeur d'échange,

Ia culture se trouve mobilisée à des fins instrumentales :

elle devient < opérationnelle >, sert certaines finalitéset perd son caráctère de < finalité sans fin > (Kant)tt. Àdéfaut d'être un processus de < cultivation > pour se

déprendre de < ce qui est >, la culture issue de I'industriemoderne des médias se contente de reproduire le monde

< tel qu'il est >, de le reconduire de manière conformiste.

Ce diagnostic portant sur le devenir de la culture à I'ère

du capitalisme monopolistique revient enfin à souligner,

sur le plan de la théorie du sujet, en mobilisant les outilsde la psychanalyse, qu à I'heure de la grande industrie

tãõ. Theodor W. Adorno, Le caractère.fétiche dans la nusique, trad. de I'alle-

mancl par Ch. David, Paris, Allia,200l, (1938)'

31. C/ Theodor W, Adorno, < Lindustrie culturelle >>, in Communications,

vol.3/3, 1964, pp. 12-18.

e. cULTURE ¡r Ém¡¡,¡clpnr¡oN 3o9

et du capitalisme monopolistique, dont les mécanismess'étendent à I'ensemble de la société - jusqu'à la structu-ration de la famille - les conditions d'apparition d'indi-vidus autonomes sont réduites à néant. Les personnesont perdu leur caractère même d'individus, ce sont des< individus faibles >, incapables de résister de manièreefficace à l'emprise de Ia propagande idéologique et del'industrie culturelle, car le processus de < cultivation >

et de formation indispensable à une telle résistance a faitd'emblée défaut. Leur difficulté à résister rend les indivi-dus d'autant plus vulnérables aux produits, images et dis-cours émanant des mass media dont les contenus tendentà s'imprégner d'autant mieux dans leur conscience

Malgré la montée de I'industrie culturelle, la situationprésente reste néanmoins marquée par les idéaux formu-lés à l'aube de la modernité, à Ia fin du xvrlle siècle - ence sens, nous restons profondément modernes. En mêmetemps, tout en étant les << rejetons > tardifs de ces idéaux,nous sommes également ceux du naufrage des espoirsqu'ils ont suscités et de leur échec dans Ie miasme deshorreurs du xx" siècle. Cela est chose connue depuis quela modernité est soumise à un examen critique systé-matique et à une déconstruction de ses espoirs et de ses

idéaux. Cet examen critique cles projets d'émancipationà travers une transformation sociale et politique radi-cale a, on I'a vu avec Adorno, trouvé un écho particulierdans le domaine de la culture. Si bien que l'articulationentre culture et émancipation a perdu de son mordant,mais ce projet n'a pas été entièrement enterré pourautant; sans doute, ne peut-il pas être enterré, en tantque socle normatif de la modernité, sous peine d'engen-drer un dénuement et une perte dbrientation générantune détresse plus grande encore. Si les idéaux émancipa-teurs de Ia modernité ont produit, dans leurs conditions

T]10 ÉiunructnnrloN, LEs mÉrnmonpnos¡s DE LA cRlrlQUE soclALE

historiques d'application, des résultats opposés à ce

qu'ils promettaient, cela n'implique pas pour autant que

ces idéaux se soient vidés de leur force contrefactuelleet leurs capacités d'orientation émancipatrice. C'est surce double tableau des possibles ancrés dans des idéaux

normatifs et des difficultés pratiques de leurs concréti-sations que peut continuer de se développer une pensée

de l'émancipation articulée à des pratiques effectives,

échappant à la fois à I'idéalisme naif et au négativisme

désabusé de la critique de la culture.

9, cULTURE ErÉMANCTPATTON 311

qu'on a appelé la < société de consommation >. Contri-buant à l'émergence d'individus prompts à se définirpar leurs activités de consommation, leur apparenceextérieure et leurs << supports > de présentation de soi,elles confèrent un rôle accru aux modes d'exposition etde déflnition de soi, relativisant ainsi le poids des struc-tures rigides et hiérarchisées de la famille et du statut32.Dans ce domaine de Ia famille et des relations primaires,on assiste d'ailleurs à une ouverture des structures desocialisation et d'individuation : en tant que structureconventionnelle de formation de rôles et de statuts rela-tivement rigides, la famille est ébranlée"". Ces processustendant à la remise en cause des structures et des par-cours hiérarchisés renforcent I a partdu choix individuel,et sont également à I'ceuvre dans le choix du parcoursscolaire et professionnel. Grâce au rôle de la culture, à

travers la formation scolaire, Ie choix éducatif acquiertun rôle prépondérant dans l'accès aux positions sociales,ce qui tend à relativiser le poids de la structure rigidedes parcours prévaìant jusqu'alors. À ces évolutionssäjoutent enfin I'extension des formes de communica-tion et l'élargissement de la culture publique, offrantune gamme extensible de pratiques culturelles possibles.Dans ce contexte, les sujets consacrent un temps accÍxaux pratiques culturelles : les < Ioisirs > deviennent unespace disponible pour expérimenter les contours dusoi.I32, Cf, I ean Baudrillard, L e sys tème des obj ets, P ar is, Gal limard, 1968 ; ColinCampbell, The romantic ethic and the spirit of modern consumerism, Oxford-NewYork, Blackwell, 1987,

33. Selon Anthony Giddens, les relations primaires sont devenues éphérnèreset fragiles, parce qu'elles sont à présent des relations < pures r> au sens oùelles sont nourries cle sentiments et de penchants individuels plus que derôles gouvernés par des conventions figées : y' Anthony Giddens, La transfor-mation de I'intimité : sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes,Rodez, Éditions Le Rouergue/Chambon, 2004.

Reoenser [a culturecomme éñancipation aujourd'hui

Seul un concept sumsamment < intégrateur > et

articulé aux transformations sociales et économiquescomme celui d'industrie culturelle permet de rendre

compte simultanément de ces évolutions au sein de

domaines d'activité autant éloignés les uns des autres.

Par conséquent, si le concept d'industrie culturellereste d'actualité, c'est sans doute davantage dans sa

capacité à articuler ces domaines d'activité différentsque dans la pertinence empirique de son diagnostic.Celui-ci, marqué on I'a vu par le déploiement du capita-

lisme monopolistique et I'apparition d'un < individu de

masse > désindividué, a dans les faits été dépassé par les

évolutions des premières décennies de I'après-guerre,tout particulièrement dans le domaine de la culture et de

l'individuation. En effet, ce qui frappe au premier regard

lorsqubn examine cette période, c'est un ensemble de

transformations culturelles et socio-économiques, cen-

trées sur le principe d'exploration et d'expérimentation'Sur le plan socio-économique, cette période est marquéeparlamontée des pratiques de consommation,liées à ce

Y312 ÉMANCIPATION, LES MÉTAMORPHOSES DE LA CRITIQUE SOCIALE

À I'aune de ces transformations sociales et écono-

miques se dessine une conception du sujet remodelé se

conjuguant à un modèle de culture remanié. Par rapportau constat dressé quelques décennies atparavant parAdorno et Horkheimer à I'aide du concept d'indus-trie culturelle, ces transformations apportent des élé-

ments nouveaux - comme l'a däilleurs bien vu HerbertMarcuse3o. Sur le plan de la conception du sujet, la géné-

ralisation des comportements expérimentaux au niveauindividuel et interpersonnel, les expériences rendues

possibles par une culture élargie et renouvelée (cinéma,

littérature, musique, etc.), mais aussi les contacts ren-

forcés avec des pratiques et des formes de vie étrangères,

ont contribué à forger un sujet envisageant une gammeélargie de potentialités dans sa perception de lui-mêmeet des autrestu. Ce sujet tourné vers des pratiques explo-ratoires se montre prêt à réaliser une gamme élaryiede possibilités, et même avide de le faire, par rapportau modèle d'individuation antérieur marqué par uneattribution conventionnelle des rôles et par la figure de

< I'individu faible > dont parlait Adorno. Cette diversifi-cation de l'espace culturel et des options pratiques, des

contacts avec des formes de vie autres, permet d'envisa-gerune gamme élargie de possibles, qui constitue commeun matériau pour I'exploration de soi36, Lapparition de

formes de culture expérimentales et de modes de com-I34. Herbert Marctse, Vers lalibération. Au-delà de I'homme unidimensíonnel,trad. de l'anglais par J.-8. Grasset, Paris, Minuit, 7969, pp, ll-12. Voir égale-ment ses autres textes des années 1960 et également, avec un propos pluscrlt\ql,e, La dimension esthétique, trad. de l'anglais par D, Coste, Paris, Seuil,1977,

35. Cf, par exemple Anthony Giddens, Modernity and SelfJdentity, Cam'bridge, Polity Press, 1991.

36, Daniel Bell qualifiait ces bouleversements socioculturels d'< individua-lisme qualitatif > s'articulant à une morale quotidienne < hédoniste >. Cf' Les

contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979.

e. cULTURE ET ÉMANctPATtoN 313

munication interactifs est un des signes de cette exigenced'autoréalisation par expérimentation. Si cette concep-tion exploratoire de soi est, on l'a vu, inséparable deI'élargissement de I'espace des pratiques culturelles et dela communication publique, elle accompagne égalementun usage accru des médias de masse et des technologiesde la communication.sT Cet < individualisme qualitatif >

basé sur I'exploration des possibilités pratiques prenddonc indéniablement sa source dans une extension despratiques culturelles et des formes de communication enlien avec l'industrie culturelle et la montée de la < sociétéde consommation >. À ce titre, cette < mutation du soi >est inséparable des bouleversements dans les secteursde la culture et de la communication apparue à cetteépoque: la culture pop, le cinéma de la Nouvelle Vague,la montée des magazines < jeunes >>, sont autant de phé-nomènes témoignant de cette culture expressive et, fina-lement, d un espace public au service de I'explorationculturelle. Ce n'est däilleurs pas un hasard si une bonnepart des revendications des mouvements politiques desSixties portait sur des questions relatives à l'expressionpublique3s. Louverture à laquelle on assiste est aussi celled un espace expressif, de découvertes d'alternatives, demanières d'être et de parler de ce qui était arparavant tu,qui est également un espace de luttes contre le pouvoirpolitique administrant la parole publique. Cet espace deculture et de communication est le support d'une formed'exploration individuelle et collective par la découvertede manières d'être et dägir, par l'extension du spectre

T37. C'est ce qu'ont montréJoshua Meyrowitz dans son livre No Sense of Place.The Impact of Electronic Media on Social Behavior, Oxford University Press,1985, et Dorninique Pasquier, I a culture des sentiments, Paris, É,ditions de laMaison des sciences de l'Homme, 1999.

38. C/ notamment Michel de Certeav La prise de parole, Paris, Seuil, 1968.

Y-314 ÉMANclPATloN, LES MÉTAMoRPHosE5 DE LACRITIQUE soclALE

des pratiques envisageables et l'apprentissage de pos-

sibles grâce aux opportunités offertes au sein de cette

culture élargie et de ces formes d'expression de soi pré-

sentes dans les formes actuelles de communication inter-

active, dont internet est l'exemple par excellence.

Les évolutions évoquées à l'instant, qui ont affecté

les modes de constitution du sujet, s'articulent étroite-ment avec des transformations profondes de la culture,À ce titre,les bouleversements engagés dans le domaine

culturel dès l'après-guerre incitent à revoir en partie Iediagnostic du devenir de la culture posé par Adorno et

Horkheimer. En effet, là orì ces derniers voyaient Ie simple

renversement du modèle de culture comme émanci-

pation, le modèle culturel qui s'est mis en place durantces décennies - qualifié ici, par commodité, de cultureexpressive des Sixties - apparaît sous bien des points à

l'entrecroisement de l'industrie culturelle et de la cultureémancipatrice héritée de lapremière modernité. En effet,

en examinant de près les transformations culturellesportées par des mouvements politiques et sociaux des

Sixties - souvent dans le cadre de vastes luttes sociales

et politiques - comme des groupes spécifiques agissantà l'image d'avant-gardes, on voit poindre à la fois une cri-tique des principales tendances de l'industrie culturelleet une modalité originale de réactualisation pratique de

certaines idées schillériennes'1

I39, Si ce lien entre la philosophie de Schiller et les mouvements sociaux et

contre-culturels des Sixties a échappé à Adorno, il n'est pas passé inaperçuchez Marcuse (chez qui la prernière réactualisation de Schiller remonte à

son ouvrage Eros et civilisation. Contríbution à Freud, traduit de l'allernandpar J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Minuit, 1963), observateur et acteur de

ces mouvements tlans la Californie des années 1960 et 1970 où il séjournait,contrairement à ses collègues qui étaient retournés en Allemagne, Sur laquestion de l'actualité de la philosophie de Schiller, Christian Ruby a tentérécemment cle reformuler le pr ojet d,es Letffes pour la période actuelle : Noa-

velles Iettres sur l'éducation esthétique de I'homme, Bruxelles, La Lettre volée,

9. cULTURE ET ÉMANCtPATtoN 315

Une des idées fortes portées explicitement ou impli-citement par ces mouvements politiques et sociaux esttout d'abord que le présent est fait de conformisme etd'acclamation, d'adhésion à des institutions oppres-santes qui promeuvent une culture surfaite et inauthen-tique réduisant considérablement les potentiels expres-sifs. Au lieu de promouvoir l'expressivité individuelle etcollective, elle tend à l'enfermer dans des canons routi-niers invitant à I'acceptation du monde < tel qu'il est >

plus qu'à son questionnement. Une telle limitation esttraversée par une forme de rationalisation et de stan-dardisation à l'æuvre à la fois dans les institutions < légi-times > de la culture et dans les secteurs les plus avancésde I'industrie culturelle. À I'opposé de cette forme réduc-trice de culture conformiste fermée à toute expressionindividuelle et collective < d'en bas > doit être promueune culture expressive brisant les cadres établis etrendant possible l'élaboration de langages et de formesde communication inédits. Ces modalités expressivesrompent alors avec la standardisation et la rationali-sation culturelles pour aller dans Ie sens de ce qu'Her-bert Marcuse incluait dans le terme de < nouvelle sen-sibilité >, à savoir une forme d'engagement culturel sen-sible qui laisse s'exprimer les ancrages affectifs sans lesécraser d'emblée sous une rationalité du contrôle et de lamaîtriseoo. La < nouvelle sensibilité > est aussi la pos-sibilité de faire éclater les barrières et les barrages àI'expression, imposés à travers un ensemble de règles etde normes par une société largement rationalisée sur leI2005. Les travaux de Jacques Rancière sur le < régirne esthétique des arts >

est égalernent une manière de réactualiser cette philosophie en insistantsur le rapport au politique : C/ notarnment, Le partage du sensible, Paris, LaIabrique,2000.40. Herbert Marcuse, L'hontnte unidintensionnel tracl, cle I'anglais par'M. Wittig, Paris, Minuit, 1968.

r]16 ÉmlucrenTtoN, LES mÉrnnnonpHoses DE LA cRlrlQUE soclALE

plan administratif et social. En remettant en question

les contours d'une rationalité standardisante et oppres-

sante, cette < nouvelle sensibilité > ne signifie pas pour

autant, dans l'esprit de Marcuse' encourager un ésoté-

risme hostile à toute rationalité. Elle encourage une

forme de rationalité expressive centrée sur le développe-

ment de formes d'expression et de communication non

réduites aux canons de la rationalité instrumentale,On trouve à l'æuvre dans cette culture expressive et

participative qui voit le jour dans les mouvements poli-

tiques et contre-culturels des Sixties un principe d'expé-

rimentation et d'exploration dont certains éléments

recoupent, sous une forme modifrée, l'idée de < culti-vation > propre à l'idéal moderne de la culture comme

émancipation. Face aux institutions officielles de laculture, de même qu'aux industries produisant en masse

des produits appauvris offrant peu d< expériences pos-

sibles >, sont affirmés des principes dbuverture valori-sant les expériences radicales, elles-mêmes susceptibles

de donner naissance à de nouvelles expériences. À défaut

de < se cultiver > dans I'effort sur soi-même et dans sa

confrontation au monde, il s'agit de < faire I'expérience >

de formes de communication et dÏnivers étrangers.

Explorer l'univers culturel revient en quelque sorte às'explorer soi-même et à aller à la recherche d'un sens

de soi plus < authentique > et plus proche, vécu comme

personnel. Ce dernier reste inséparable d'une forme àla fois individuelle et collective d'exploration culturellepermettant d'élargir sans relâche l'univers du vécu et

son horizon possible. Un tel processus exploratoire n'est

jamais bouclé et abouti, il ne se referme sur lui-même que

si les sujets renoncent à sbuvrir à ce qui leur échappe et

les interpelle. En tant que reformulation contemporainede l'idée de < cultivation > propre à l'idée classique de

9, cULTURE ¡r Émenclpnilo\ 377

culture, le principe d'exploration contient un élémentémancipateur, puisqu'il permet de se déprendre desinstitutions qui enserrent I'expérience, d'échapper auxlimites qui enferment les sujets dans des univers res-treints et les rendent inaptes à affronter des expérienceset des environnements jusque-là inconnus. Ce n'est pastant une émancipatìon à l'égard des déterminations pre-mières comme I'entend le concept classique de culturequ'une mise en mouvement exploratoire de soi dans lerapport aux autres et à l'environnement, élargissantI'univers possible d'expérience et de connaissance.

Si, pour ûnir, le concept de culture présuppose la pos-sibilité de se défaire des fragmentations, des déchirureset des limitations propres au monde présent, sa refor-mulation pratique par les Sixties contient égalementune idée de dépríse, reformulée, Ià encore, à l'aune duprincipe exploratoire, S'émanciper ne signifie pas tendrevers un monde < à venir >, posé comme un ensembled'idéaux ou ditopies vers lesquels il est souhaitablede tendre. Cela peut tout autant signifler qu'il s'agitde chercher, justement par le recours à l'exploration, àréaliser dans le < ici et maintenant > des potentialités à

l'æuvre dans ces pratiques culturelles. On I'a vu, l'idéalschillérien d'état esthétique contient déjà en germe cetteidée d'une réalisation pratique inachevée de potentielsIibérateurs inscrits dans le présent. Sa formulation esttoutefois marquée par un idéalisme rivé à Ia croyanceselon laquelle les idées et les principes sont les moteursdu changement. La culture expressive et participativedes Sixties est au contraire une culture < matérielle > etpratique, prise dans I'impatience de sa réalisation: ellese vit et se pratique au lieu de sþnliser dans I'attente depromesses à venir. À I'aune de ses pratiques effectivesd'émancipation culturelle, c'est I'idée même d'idéal

T318 ÉrvrnlctenTloN, LES tuÉramonpnos¡s DE LA CRITIQUE soclALE

et d'utopie qui se trouve reformulée: I'utopie n'est pas,

comme le souligne Marcuse, ce qui ( ne peut pas avoir

de place dans l'univers historiqueot o tout en se manifes-

tant comme une promesse, mais < ce à quoi la puissance

des sociétés établies interdit de voir Ie jour >.

On retrouve par conséquent, dans les transformations

culturelles apportées par les luttes et les mouvements

politiques et sociaux des Sixties, certains traits de ce qui

permettait de concevoir la culture comme émancipation

à I'aube de la modernité. Si ces transformations sont bien

réelles et si ces principes sont effectivement vécus dans

des expériences, on a bien affaite à des mouvements

de résistance et à des luttes qui se sont faites contre un

ensemble d'institutions puissantes et bien installées,

et contre les mécanismes de I'industrie culturelle. Ces

principes d'une culture émancipée ont essaimé dans un

environnement institutionnel, politique et économique

qui leur était largement hostile. Mais comme les revendi-

cations et les apports de ces mouvements touchaient des

caractéristiques essentielles des sociétés modernes, ils

n'ont pas pu être ignorés ou simplement écartés telles des

revendications ou des attentes malvenues ou illégitimes

par Ies institutions qu'elles prenaient à partie. Si bien que

certains principes de cette culture exploratoire et éman-

cipatrice ont fini par pénétrer un ensemble de secteurs et

d'institutions, souvent en étant fortement aménagés et

élagués de leurs exigences et de leur force critique. Dans

bien des cas, cette culture expressive est venue réalimen-

ter les stratégies standard de I'industrie culturelle. Ainsi,

les transformations survenues dans ce domaine de la

culture industrialisée et des médias, consistant pour la

plupart à élargir les modes de participation, y compris enIiÏ Herbert Mar ctse,Vers la libération. Au-delà de I'homme unidimensionnel'

trad. de I'anglais parJ.-8. Grasset, Paris, Minuit, 1969' pp' fI-12'

9. CULTURE rr ÉmnruclpnnoN 319

impliquant le public dans la conception et la productiondes productions culturelles, se sont faites à travers unprocessus d'absorption au cours duquel les aspects tran-chants de cette mutation culturelle ont été rabotés, ou aumoins, reformulés à des fins commerciales et stratégiques.

Ces transformations sociales et culturelles des Sixtiesnbnt, dans I'ensemble, pas été assez radicales pour par-venir à affecter en profondeur le fonctionnement desinstitutions et des structures économiques qu'elles pre-naient pour cibles. PÌus que la < révolution > souhaitéepar ces mouvements, on a surtout assisté à des rema-niements, des déplacements discursifs ou des refontesdes modes de légitimation, reconfigurant en partiel'industrie culturelle et les institutions culturelles enfonction des revendications de Ia culture expressiveo'.Pour donner un exemple, les transformations survenuesau sein des modes de production et de réception de lamusique au cours des années 1960 et 1970 ont été mar-quées par un élargissement considérable des activitéset un bouleversement des modes de production, centréssur l'exploration davantage que sur la composition clas-sique, mais aussi par l'apparition de modes de réceptioncollectifs de la musique - notamment la forme < fes-tival > dont l'apparition remonte à cette époque - et lefait de < vivre > la musique plus que de l'écouter. Si cesmodalités de composition et de réception bouleversaientles modes de faire institués dans ce domaine, elles ontvite été insérées dans les circuits de production et deconsommation standard de la culture commercialisée.On peut également évoquer la manière dont la cultureexpérimentale des Sixties était à l'origine de I'apparitionI42. Cf,la thèse de Luc Boltanski ef Eve Chiapello, qui porte quant à elle surles discours du management, dans Le nouvel esprit du capitalls¿¿e, Paris, Gal-limard, 1999.

Y32O ÉMANclpATloN, LEs MÉTAMoRPHoSES DE LAcRlT|QUEsoclALE

des small technologies personnalisées (ordinateur per-

sonnel, technologies musicales, usages des techniques

chimiques comme Ie LSD, etc.) - opposées at big tech-

nologies répressives de l'État, de lärmée, et de la grande

industrie - et tentera de développer un univers de rela-

tions médiatisées servant à la fois à I'extension du soi

exploratoire et d'un espace collectif conçu comme Ie pro-longement de la < communauté > expérientielle incar-nant la < nouvelle sensibilité > des Sixties. On sait égale-

ment que ces expérimentations ont été pionnières dans Ie

développement ultérieur des technologies informatiqueset celui de l'ordinateur personnel, comme celui des pre-

miers réseaux de communication à distance dont l'inter-net est l'émanationa3. Ces transformations, autant tech-

nologiques que socioculturelles, qui conflgurent pourune bonne part la culture contemporaine, procèdent

indéniablement de luttes pour l'émancipation culturellede cette époque. De nos jours, on Ie sait, ces innovationsau contenu initialement critique et subversif sont venues

nourrirle fonctionnement du capitalisme digital et d'uneindustrie culturelle remaniée par le numérique.

Mais il ne sägit là que de deux exemples rapides, prisparmi une masse de phénomènes culturels susceptibles

d'être analysés comme des retournements de principesou de pratiques émancipateurs au profit des modes de

valorisation de l'industrie culturelle' Sur ce point, on

peut d'ailleurs reprendre Ies trois dimensions de l'articu-lation entre culture et émancip ation dégagées précédem-

ment à partir de Schiller, en montrant que les évolutionsrécentes du capitalisme digital et de I'industrie culturellevont dans le sens de cette réappropriation. Par exemple,

I43. Sur ce point, voir notamrnent Fred Turne¡, From Counterculture to Cyber-

culture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of DigítalIltopianism, Chicago-London, University of Chicago Press, 2006.

9. cuLruRE rl ÉrvreruclpnrroN 327

I'extension de l'expression et des formes de communica-tion, qui signifiait une réelle émancipation au cours desSixties, s'est concrétisée au sein des mass media et des

espaces interactifs de communication pour devenir desimpératifs encourageant I'expression et la participationà des fins de valorisation économique. Sur les plateauxde télévision, les plateformes internet, les émissions de<téléréalité >, les diverses plateformes numériques, c'estdésormais la spontanéité etla recherche d'une supposée< authenticité > qui fait foi. Si l'expressivité est libératricedans un contexte d'embrigadement de laparole publique,elle devient < culte dr banaloa > lorsqu'elle se déploiedans une seule logique d'exposition individuelle ou devalorisation marchande sans être articulée à un principecollectif nourrissant un espace commun - comme c'étaitIe cas de la < nouvelle sensibilité > des Sixties. üexpres-sion et laparticipation, ayant à I'origine une forte portéeémancipatrice, contribuent à la banalisation et à l'apla-tissement culturels, prolongeant sous une forme nou-velle Ie mouvement de < désublimation > de Ia culturedéjà observé par Adorno dans les années 1940.

On peut tout autant souligner, sur le second pointconcernant Ie processus de < cultivation >, transforméen principe d'exploration au cours des Sixties, qu'elle afait place à la recherche de performance et à l'accrois-sement instrumental des capacités d'auto-exploitation.La montée de la figure du < soi entrepreneur > qui s'estimposée au cours de ces dernières années témoigne decette mutation de I'exploration en mode d'action entre-preneurialou. Si devenir un < entrepreneur de soi-même >

I44. Cf. par exemple François Jost, Le culte du banal : de Ducltamp à la téléréa-lité, Parls, CNRS, 2007.

45. Cf, Ulrich Bröckling, Das unternehnterisclrc Selbst: Soziologie einer Sub-jektivierungsforin, Francfort-surle-Main, Suhrkarnp,2007; Christian Laval,

Yj22 ÊnmaeATloN, LES ¡VtÉt¡mOnpHos¡s DE LA CRITIQUE SOCIALE

relève certes d un apprentissage, cela n'a plus grand-

chose à voir avec la culture de soi envisagée par l'idéede culture comme émancipation. Enfin, sur le troisièmepoint, à savoir I'idée selon laquelle Ia culture est une

forme de relation à la fois effective et << à venir >, Ia refor-

mulation de ce principe sous la forme d'une utopie vécue

au cours des Sixties se traduit désormais parla dispari-tion de toute tension avec Ie possible et de toute attente< utopique >), pour privilégier flnalement Ia platitude du< déjà là >. Là encore, on retrouve un des traits majeurs

de I'industrie culturelle, mais dans Ie cadre d une cultureexpressive et participative. À l'ère de la culture participa-tive intégrée au fonctionnement du capitalisme digitalet d'une industrie culturelle remaniée, Ia culture semble

réduite à < ce qui est > dans des pratiques banalisées sans

charges ni promesses - dbù le processus d'aplatissementnormatif évoqué en introduction. Par conséquent, après

une période de bouleversements culturels caractériséepar les Sixties, on assiste actuellement à des processus

similaires à ceux mis à jour par Adorno et Horkheimerdansla Dialectique de laraison.

Conclusion

Cet entrelacs complexe de dimensions émancipa-

trices au sein de dispositifs contribuant à la domina-tion et la destruction des principes émancipateurs de

la culture est sans doute une des difficultés majeures

qui se pose à quiconque entend repenser I'articulationentre culture et émancipation à I'heure actuelle. Dans

un sens, nous héritons de trois modèles culturels issus

de la modernité, lesquels contribuent tous, d'une façonIL'homme économíque, Paris, Gallimard, 2007; Christian Laval et PierreDardot, La nouvelle raison du monde,Paris, La Découverte, 2009.

9. culruRE ¡r É¡un¡¡crpniloN 323

ou d'une autre, à orienter les activités culturelles, d'unemanière qui s'avère difficile à décrire et à conceptuali-ser. On assiste selon toute évidence à un entrelacementde la culture expressive et de l'industrie culturelle aucours duquel la première se dépouille de son aspect sub-versif. Ainsi, même en retrouvant des éléments éman-cipatoires dans la culture après le <<raz-de-marée > del'industrie culturelle qui semblait avoir tout emporté surson passage, on retrouve des formes complexes d'articu-lation entre émancipation culturelle et formes renouve-lées dbppression. Si l'on est amené à repenser la culturecomme émancipation sans renoncer au constat de laDialectique de la raison, il convient donc de trouver unemanière d'articuler adéquatement le constat d'échec duprojet culturel d'émancipation dans la modernité et les

possibilités de relancer ce projet.Car on ne peut penser la situation actuelle en renon-

çant aux idéaux et aux conceptions produits par la pre-mière modernité, dont nous sommes les produits et les

<< rejetons > ; de même qu'il nous est impossible de penserla culture à I'heure actuelle en oubliant les leçons de laDialectique de la raison et son terrible constat du devenirde I'émancipation dans le monde moderne. Simultané-ment, nous héritons des conquêtes effectives de mouve-ments d'émancipation ayant transformé les structuresnormatives, sociales, culturelles, autant que les formesde relation et les modes de constitution de soi. Ces troishéritages s'entremêlent de manière complexe lorsqu'onaborde la question de la culture à I'heure actuelle, et toutetentative de penser la culture comme émancipation se

confronte à cette difficulté. Il s'agit donc de disposer duvocabulaire adéquat pour voir ces phénomènes, pour les

comprendre et les critiquer. Sur ce point, la critique de laculture à l'aide du concept d'industrie culturelle, nous

324 ÉMANctpATroN, LEs MÉTAMoRPHosEs DE LA CRITIQUE soclALE

aide à nourrir ce vocabulaire critique pour peu qu'elle se

combine à une approche articulant étroitement cultureet émancipation. Et il y a lieu, surtout, de développer des

concepts permettant de démêler ce mélange d'aspectsémancipateurs et de formes nouvelles de domination,d'élaborer un concept de culture exigeant, qui rende pos-

sible à la fois de mener une critique de la culture contem-poraine et d'ouvrir un horizon d'émancipation - sans se

prendre au piège de la pensée conservatrice évoquée en

introduction et ses distinctions flgées entre populaireversus savant, légitime versus illégitime, qui alimententl'élitisme. S'il convient de retrouver un élément émanci-pateur, universel, pratique, permettant à la fois une cri-tique de la culture contemporaine et ouvrant des hori-zons émancipatoires à l'image de Schiller, alors il y a làune tâche urgente, et considérable pour la Théorie cri-tique en ce début de xxl" siècle.