Canada Leading the Way? Reasonable Accommodation from the Standpoint of International Human Rights...

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Electronic copy available at: http://ssrn.com/abstract=1265583 1 Le Canada à la pointe de la tolérance ? L’accommodement raisonnable à l’aune du droit international des droits de la personne 1 La notion de l’accommodement raisonnable 2 a connu un fort retentissement dans le débat public québécois et canadien. Même si son champ d’application est beaucoup plus large, elle a été particulièrement débattue en relation avec la question des minorités religieuses. Ce débat a parfois mené à un certain nombre de caricatures. En dehors de quelques comparaisons souvent simplificatrices avec la conception française de la laïcité, par exemple, le débat a surtout brillé par son absence de perspective internationale. Ce manque d’intérêt pour ce que pourrait apporter le droit international interdit des mises en résonance auxquelles la réflexion aurait pourtant tout à gagner. Il est vrai que le débat se pose, au Québec et au Canada, selon des modalités qui sont au moins pour partie spécifiques. La notion d’accommodement raisonnable – ce sera là une des conclusions significatives de ce chapitre – n’existe d’ailleurs pas en tant que telle en droit international des droits de la personne. Pour autant, on ne saurait s’arrêter à cet obstacle apparent. Sur le mode des cercles concentriques, on peut dire que la problématique de l’accommodement raisonnable appartient à plusieurs familles de problèmes. En premier lieu, elle pose la question de la possible adaptation d’une loi d’application générale à des communautés ou groupes particuliers, notamment lorsque cette loi a un effet discriminant indirect, ou de fait. Cette question est en elle-même cruciale pour la primauté de la loi et sa généralité. En ce que l’accommodement raisonnable s’applique à la liberté de religion, en outre, il pose indirectement des questions fondamentales d’organisation de l’État, et notamment de rapports entre État, société, individus et religions 3 . Si la formule de l’accommodement raisonnable est donc bien canadienne, les questions auxquelles elle tente de répondre ont une résonance beaucoup plus étendue. Confrontés à d’importantes minorités pour qui le rapport à la religion constitue un vecteur fort d’identité, de nombreux États à travers le monde, et notamment un grand nombre d’Etats partageant avec le Canada un certain nombre de repères politiques et juridiques -, se trouvent aux prises avec ce genre de problématique. En réalité il s’agit là de questions relativement anciennes dans leurs modalités théoriques, même si elles ont été actualisées 1 Je souhaite remercier Parul Shah et Julien Morissette pour leur excellente assistance à ma recherche, ainsi que Julie Ringelheim pour ses commentaires éclairants sur la dimension européenne du problème. 2 La notion a suffisamment été définie dans ce volume pour que l’on n’en reprenne pas les analyses. On entend ici au contraire bénéficier des définitions données par les autres contributeurs à l’ouvrage. Ceci-dit, on s’intéressera ici à l’obligation d’accommodement raisonnable en tant qu’elle se fonde sur la Charte canadienne des droits et libertés , partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)] plutôt que sur de simples lois, notamment dans le contexte du droit du travail (voir sur cette distinction José WOERHLING, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », (1998) 43 R.D. McGill 325). Ce qui nous intéresse en d’autres termes dans la perspective des droits de la personne est notamment de voir en quoi l’obligation d’accommodement raisonnable peut et doit s’appliquer à l’État. On laissera largement de côté la question de l’accommodement raisonnable telle qu’elle s’applique aux entités privées. 3 Javier Martinez-Torron a défini ces « neutral laws » comme « laws that pursue legitimate secular goals and are not directly aimed at restricting the manifestation, the worship, or the expansion of certain or of all religions ». Javier Martinez-Torron, « Limitations on Religious Freedom in the Case Law of the European Court of Human Rights », (2005) 19 Emory Int’l L. Rev. 587, 595.

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Le Canada à la pointe de la tolérance ?

L’accommodement raisonnable à l’aune du droit international des droits de la

personne1

La notion de l’accommodement raisonnable2 a connu un fort retentissement dans le débat public québécois et canadien. Même si son champ d’application est beaucoup plus large, elle a été particulièrement débattue en relation avec la question des minorités religieuses. Ce débat a parfois mené à un certain nombre de caricatures. En dehors de quelques comparaisons souvent simplificatrices avec la conception française de la laïcité, par exemple, le débat a surtout brillé par son absence de perspective internationale. Ce manque d’intérêt pour ce que pourrait apporter le droit international interdit des mises en résonance auxquelles la réflexion aurait pourtant tout à gagner. Il est vrai que le débat se pose, au Québec et au Canada, selon des modalités qui sont au moins pour partie spécifiques. La notion d’accommodement raisonnable – ce sera là une des conclusions significatives de ce chapitre – n’existe d’ailleurs pas en tant que telle en droit international des droits de la personne. Pour autant, on ne saurait s’arrêter à cet obstacle apparent. Sur le mode des cercles concentriques, on peut dire que la problématique de l’accommodement raisonnable appartient à plusieurs familles de problèmes. En premier lieu, elle pose la question de la possible adaptation d’une loi d’application générale à des communautés ou groupes particuliers, notamment lorsque cette loi a un effet discriminant indirect, ou de fait. Cette question est en elle-même cruciale pour la primauté de la loi et sa généralité. En ce que l’accommodement raisonnable s’applique à la liberté de religion, en outre, il pose indirectement des questions fondamentales d’organisation de l’État, et notamment de rapports entre État, société, individus et religions3. Si la formule de l’accommodement raisonnable est donc bien canadienne, les questions auxquelles elle tente de répondre ont une résonance beaucoup plus étendue. Confrontés à d’importantes minorités pour qui le rapport à la religion constitue un vecteur fort d’identité, de nombreux États à travers le monde, et notamment un grand nombre d’Etats partageant avec le Canada un certain nombre de repères politiques et juridiques -, se trouvent aux prises avec ce genre de problématique. En réalité il s’agit là de questions relativement anciennes dans leurs modalités théoriques, même si elles ont été actualisées

1 Je souhaite remercier Parul Shah et Julien Morissette pour leur excellente assistance à ma recherche, ainsi que Julie Ringelheim pour ses commentaires éclairants sur la dimension européenne du problème. 2 La notion a suffisamment été définie dans ce volume pour que l’on n’en reprenne pas les analyses. On entend ici au contraire bénéficier des définitions données par les autres contributeurs à l’ouvrage. Ceci-dit, on s’intéressera ici à l’obligation d’accommodement raisonnable en tant qu’elle se fonde sur la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)] plutôt que sur de simples lois, notamment dans le contexte du droit du travail (voir sur cette distinction José WOERHLING, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », (1998) 43 R.D. McGill 325). Ce qui nous intéresse en d’autres termes dans la perspective des droits de la personne est notamment de voir en quoi l’obligation d’accommodement raisonnable peut et doit s’appliquer à l’État. On laissera largement de côté la question de l’accommodement raisonnable telle qu’elle s’applique aux entités privées. 3 Javier Martinez-Torron a défini ces « neutral laws » comme « laws that pursue legitimate secular goals and are not directly aimed at restricting the manifestation, the worship, or the expansion of certain or of all religions ». Javier Martinez-Torron, « Limitations on Religious Freedom in the Case Law of the European Court of Human Rights », (2005) 19 Emory Int’l L. Rev. 587, 595.

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depuis quelques décennies par d’importants phénomènes migratoires et le défi du multiculturalisme. Ces questions peuvent être traitées sous une infinité d’angles – politiques, culturels, sociaux. Une des hypothèses de cet essai sera cependant que la notion d’accommodement raisonnable appliquée aux communautés religieuses, en ce qu’elle implique un traitement différencié par rapport à la loi (et donc une revendication de traitement particulier susceptible d’affecter le droit à l’égalité), et surtout en ce qu’elle ressort d’une revendication concernant la liberté religieuse, pose bien de manière très nette une question de droits de la personne. Les droits de la personne, objet de régulation commun au droit canadien et au droit international, fournissent donc un prisme au travers duquel ces questions complexes peuvent être analysées. Ce prisme n’est pas exhaustif, mais le langage des droits de la personne se conçoit bien comme adressant une demande particulièrement impérative à l’État et à la société. Il paraît donc opportun de s’intéresser à la place de l’accommodement raisonnable dans le contexte du droit international des droits de la personne. On ne s’adonnera pas ici, du moins directement, à un exercice de droit comparé, mais plutôt à un examen des approches spécifiquement internationales en la matière. Ce parti-pris tient notamment à des considérations d’espace, mais il n’empêchera pas que, par le biais du droit international, l’on soit amené à se pencher sur des cas particuliers (par exemple, la Turquie). Le droit international des droits de l’homme se nourrit en effet presque exclusivement de l’expérience d’États donnés, sur laquelle il est appelé à se prononcer par une diversité de biais. L’approche par le droit international, on le notera, nous place cependant dans le cadre de normes cadres dont l’objectif est généralement moins d’établir des règles relativement strictes (comme en droit interne) que d’organiser un champ, plus ou moins réduit, de possibles, parmi lesquels chaque droit interne doit trouver sa place. On interrogera donc le droit international moins pour obtenir des réponses définitives et particulièrement précises, que pour apprécier des tendances et des ordres de grandeur. L’étude du droit international paraît recommandée en l’occurrence à plus d’un titre. Tout d’abord car le Canada est bien entendu tenu par un certains nombres d’engagements internationaux, à commencer par celui qui le lie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques4 (ci-après « le Pacte »). Même si le Comité des droits de l’homme (ci-après « Comité ») des Nations unies (ci-après « NU ») (l’organe de supervision du Pacte) n’a pas encore entendu au fond de pétition relative à l’accommodement raisonnable, une démarche en ce sens avait été engagée et, même si celle-ci ne dépassa pas le stade de la recevabilité, d’autres pourraient l’être à l’avenir5. Ne serait-ce qu’à ce titre il paraît opportun de savoir comment la notion pourrait s’articuler avec les obligations internationales du Canada. Au-delà, l’étude du droit international peut permettre de faire ressortir une communauté de problèmes, d’indiquer les forces et faiblesses de certaines approches, et d’une manière générale éclairer le débat sous d’autres angles. Elle peut permettre, enfin, de mieux comprendre le débat canadien en en faisant ressortir les spécificités. Il m’intéressera plus particulièrement ici de tenter de situer le Canada sur une sorte d’échelle internationale de la tolérance à l’égard de la liberté de religion. Le Canada est-il en deçà ou va-t-il au-delà des standards internationaux émergents à la matière ?

4 Pacte international relatif aux droits civils et politiques,19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171. 5 Mr. Kenneth Riley et al. c. Canada, Communication No. 1048/2002, U.N. Doc. CCPR/C/74/D/1048/2002 (2002).

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L’accommodement raisonnable tombe-t-il sous le coup d’une obligation internationale, ou s’agit-il au contraire d’un « luxe » relatif ? Nul doute que le débat canadien puisse gagner à mieux se voir dans le monde. En droit international des droits de la personne, on peut considérer que, analytiquement, la question de l’accommodement raisonnable comprend tant une dimension verticale (situation classique de l’individu revendiquant un droit contre l’État ou de l’État souhaitant mettre en œuvre une politique malgré l’individu) qu’horizontale (impact de l’exercice de la liberté de religion par certains sur les droits des autres). En termes de droits, elle engage tout d’abord et principalement le droit à la liberté de religion. Plus spécifiquement, on peut dire que l’accommodement raisonnable pose la question de l’intensité de l’obligation à la charge de l’État afin d’assurer la liberté de religion. Conceptuellement, on peut distinguer trois degrés d’intensité d’obligation de l’État en la matière :

1/ Conception « négative » : l’État ne doit pas empêcher la pratique religieuse 2/ Conception « positive » : l’État doit activement permettre la liberté religieuse 3/ Conception « différentialiste » : l’État doit activement permettre la liberté religieuse au point de permettre des dérogations à certaines lois afin de ne pas discriminer contre certaines communautés religieuses

Les organes internationaux comme le droit canadien insistent très fortement sur le 1, et encouragent l’État de manière raisonnable à s’acquitter du 2. L’exigence 3, en revanche, dans laquelle s’insère l’accommodement raisonnable, est beaucoup plus controversée et ne relève guère, comme on va le voir, d’une acception internationale. Comme on le voit, dans cette dernière hypothèse, en plus du droit à la liberté de religion, se pose de manière plus incidente la question du droit à l’égalité (ou droit à ne pas être l’objet de discriminations, en fait ou en droit). Ce dernier droit en effet va être invoqué tant par ceux (membres d’une dénomination religieuse) qui souhaitent faire l’objet d’un traitement différentiel (au nom, peut être paradoxalement, de l’égalité), voire éventuellement par ceux (tierces parties) qui se considèrent victimes d’un traitement différentiel appliqué à d’autres (au nom de la discrimination). Il faut ajouter enfin la possibilité, certes plus diffuse et contentieuse, que la manifestation de liberté religieuse de certains puisse avoir des effets indirects et agrégés négatifs tant au niveau de la société que des droits d’autrui. On pense par exemple au fait que certaines religions puissent comporter des messages « forts » par rapport à l’organisation de la société ou de la place que certains devraient y occuper qui s’opposent à une finalité sociale légitime ou au respect des droits d’autrui (par exemple, une religion qui ferait l’apologie de traitements inhumains ou dégradants, ou de l’inégalité entre les sexes etc.). De telles répercussions négatives et collatérales pourraient dans certains cas pousser à limiter une certaine liberté d’expression de la pratique religieuse Le défi spécifique de l’accommodement raisonnable en matière de droits de la personne, qui se présente comme une sorte de concentré de tous les dilemmes contemporains de la protection des droits de la personne, est donc celui du degré et de l’intensité d’un droit personnel (la liberté de religion), lequel se vit nécessairement en collectivité (le groupe religieux) et pose un problème de rapports entre droits (égalité pour les uns,

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discrimination pour les autres ; problème du contenu du « message » religieux) ainsi que la question des prérogatives de l’État (pouvoir limitatif des droits). Pour apprécier la diversité des réponses à ces dilemmes, il sera ici question principalement de deux systèmes de protection internationale des droits de la personne: le système onusien, et le système européen6. Le système onusien, incarné par des instruments aussi emblématiques que la Déclaration universelle des droits de l’homme7 ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (pour la question qui nous intéresse) a le mérite de l’universalité même si sa production normative en matière de liberté religieuse est (à l’instar de sa production en général) relativement peu développée. On se penchera ici surtout sur la production de l’organe de supervision du Pacte, le Comité des droits de l’homme (ci-après « le Comité »), mais aussi lorsque de besoin sur des mécanismes hors traités créés par la Commission (aujourd’hui Conseil) des droits de l’homme tels que le Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction8. La Convention européenne des droits de l’homme9 (ci-après « Convention européenne ») est un instrument régional, mais bénéficie d’une jurisprudence abondante de la part de l’ex-Commission et de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Cour » ou « Cour européenne »), notamment en matière de liberté de religion. Les questions de la laïcité et du port du voile islamique y ont notamment figuré de manière proéminente, aboutissant à une décision de la Grande Chambre de la Cour10. Même si de toute évidence le Canada n’est nullement lié par la Convention européenne ou la jurisprudence de la Cour, les solutions adoptées dans ce contexte méritent grandement l’attention des juristes canadiens, ne serait-ce qu’à titre de contre-exemple des pratiques canadiennes. Même si en général et en matière de liberté religieuse en particulier ces systèmes procèdent d’une même volonté de développement de la Déclaration universelle des droits de l’homme et se citent mutuellement à l’occasion11, ils opèrent largement à l’heure actuelle dans des sphères irréductibles, ce qui rend une comparaison intéressante. D’une certaine manière tant le Comité des droits de l’homme que la Cour européenne sont dépendants des affaires qui leur sont soumises et la nature des affaires qui leur sont soumises dépendent d’une infinité de circonstances qui n’ont rien à voir avec l’intérêt qu’ils peuvent avoir comme organes internationaux à rendre des jurisprudences compréhensives et systématiques. Pour donner un exemple, le Comité de droits de

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Peu de décisions ont été rendues par le système inter-américain des droits de l’homme sur la question de la liberté de religion. L’exception est l’affaire “The Last Temptation of Christ” (Olmedo Bustos et al.), (5 février 2001) Inter-Am. Ct H.R. (Sér. C), n° 73, mais celle-ci ne se rapproche pas d’un scenario type accommodement raisonnable. 7 Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217(III), Doc. off. AG NU, 3e sess., supp. no 13, Doc. NU A/810 (1948) 71. 8 Ce poste a été créé en 1986 par la Commission des droits de l’homme pour faire des recommandations dans la lutte à l’intolérance religieuse. Voir Résolution 1986/20 du 10 mars 1986, Commission des droits de l’homme des Nations Unies. 9 Convention européenne des droits de l'homme, (1955) 213. R.T.N.U. 221. 10

Şahin c. Turquie, (10 novembre 2005) Requête no 44774/98, CEDH. 11 Voir par exemple la référence à la décision Şahin c. Turquie, précitée, note 10 de la CEDH dans l’opinion individuelle de Ruth Wedgwood du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Hudoyberganova c. Ouzbékistan, Doc. NU CCPR/C/82/D/931/2000 (2004); également les références à la jurisprudence de la Cour européenne dans le rapport de la Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, Doc. NU E/CN.4/2006/5 (9 janvier 2006), par. 47-50. Pour une référence au Comité des droits de l’homme par la CEDH, voir Folgerø et autres c. Norvège, (29 juin 2007) Requête no 15472/02, CEDH.

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l’homme n’a à ce jour pas entendu de pétition revendiquant l’exercice de la liberté de religion en Turquie, et la Cour européenne ne risque pas d’entendre de contestations de l’accommodement raisonnable au Canada. De surcroît, chaque système tend à entendre les cas les plus extrêmes (ceux impliquant des violations relativement substantielles), ce qui peut accroître ses particularismes. On sera bien conscient, donc, en parlant d’une « approche onusienne » et d’une « approche européenne », que ses approches sont liées à des configurations particulières et susceptibles d’évolutions. Dans cette étude, je souhaite tout d’abord envisager ce que ces instruments internationaux ont de commun (I), avant de montrer en quoi ils diffèrent entre eux (ce sera l’une des leçons de cette étude que le droit international n’est pas unifié en la matière) (II), le tout en vue de comprendre en quoi ils diffèrent – ou pas – du droit canadien. En guise d’étude de cas, je me pencherai enfin sur l’hypothèse particulière – et intéressante car à l’opposé de l’accommodement raisonnable – des États mettant en œuvre un régime fort de laïcité (III). I. Systèmes onusien et européen : les points communs

Tant le Pacte que la Convention européenne partent du principe de la liberté de religion, laquelle est décrite dans essentiellement les mêmes termes. Selon l’article 18 du Pacte et l’article 9 de la Convention européenne : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Tant le Comité que la Cour considèrent que cette liberté de religion comprend une dimension interne et une dimension externe. La dimension interne consiste en la liberté de croire et est particulièrement absolue. Il s’agit notamment d’un droit auquel on ne saurait déroger en situation d’urgence12. Une pratique religieuse qui ne relèverait que du for intérieur, cependant, ne serait guère une pratique qui mériterait ce nom, selon la compréhension que la plupart des religions ont d’elles même. On se rappellera qu’une des racines possibles du mot religion (religare), à ce titre, est bien de « relier », lien qui se conçoit traditionnellement comme étant vers Dieu mais aussi à l’égard de ses coreligionnaires. Il existe donc immanquablement une dimension sociale à toute pratique religieuse, laquelle implique que ceux qui ont une certaine foi puissent s’organiser pour la pratiquer, vivre en fonction de ses injonctions, et la manifester, sciemment ou de fait. Cette dimension externe de la pratique religieuse est légitimée tant par le Pacte que la Convention européenne puisque le droit à la liberté de religion implique :

« [L]a liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. »13

Le champ de cette liberté est très large, puisque la notion de pratiques religieuses recouvre non seulement les aspects proprement rituels de la pratique religieuse mais aussi des éléments que je qualifierais de « culture religieuse ». Comme le souligne le Comité par exemple : « L’accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent comprendre non seulement des actes cérémoniels, mais aussi des

12 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, précité note 4, art. 4.2. 13 Convention européenne des droits de l'homme, précitée note 9, art. 9.1.

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coutumes telles que l'observation de prescriptions alimentaires, le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs, la participation à des rites associés à certaines étapes de la vie et l'utilisation d'une langue particulière communément parlée par un groupe. »14. La Cour européenne n’a pas fait de déclaration aussi précise, mais accepte le même principe : « Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur », en effet, « elle implique également celle de manifester sa religion (…) de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. »15 Le problème est que là où la liberté de simple pensée religieuse n’est que de peu d’incidence sur la vie de la collectivité, la dimension externe de la religiosité peut, dans l’arène sociale, se heurter à des politiques publiques ou aux sensibilités d’autres citoyens. Pour prendre un exemple extrême, une religion qui prêcherait le meurtre serait confrontée vraisemblablement à une réaction vive des pouvoirs publics. De fait, certains affaires ont vu des dénominations religieuses prétendre que certaines lois, y-compris pénales, étaient en contradiction avec leurs obligations religieuses au point de violer leur liberté de religion16. Or en la matière, les droits de la personne ne prétendent pas garantir des libertés absolues17. La liberté de religion ne revêt pas, par exemple, le caractère de l’interdiction de la torture et, en tant qu’elle est une liberté « active » (une liberté de faire, plutôt qu’une simple « liberté contre »), doit nécessairement s’inscrire dans certaines limites qui sont celles de l’organisation légitime de la société par l’État et des droits d’autrui. Sur ce point, tant le Pacte que la Convention européenne introduisent la possibilité de limitations à la dimension externe de la liberté de religion. Mais ces deux instruments encadrent ces limitations de manière contraignante. Il faut tout d’abord que celles-ci soient, comme selon la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, « la Charte ») 18, prévues par la loi19. Il faut, ensuite et surtout, qu’elles concourent à la poursuite d’un certain nombre de buts légitimes tels que (pour ceux qui sont communs aux deux instruments), « la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui »20. Les fondements de limitations énoncés par chaque instrument sont limitatifs21. On retrouve tant une dimension de protection de l’État (dimension verticale) qu’une dimension de protection de la société ou des droits d’autrui (dimension horizontale). Les instruments internationaux en la matière

14 Comité des droits de l’homme, Observation générale no 22, Doc. NU HRI\GEN\1\Rev.1, 35 (1994), par. 4. 15 Şahin c. Turquie, (10 novembre 2005) Requête no 44774/98, CEDH, par. 108. 16 M. A. B., W. A. T. et J.-A. Y. T. c. Canada, Doc. NU CCPR/C/50/D/570/1993 (1994). 17 Il n’y a donc certes pas un droit absolu à vivre sa religion (Pichon et Sajous c. France, (2001) Requête no 49853/99, CEDH). 18 Précitée, note 2, art. 1. 19 Pacte international relatif aux droits civils et politiques , précité note4, art. 18. 3 et Convention européenne des droits de l'homme, précitée note 9, art. 9.2. 20 Id. On remarquera que la « sécurité nationale » n’est pas un fondement permettant de limiter la liberté manifester sa religion, alors qu’elle l’est pour d’autres droits. Le Pacte n’indique pas que les droits doivent être « fondamentaux », mais cela ne semble pas une différence particulièrement importante. 21 « Le Comité fait observer que le paragraphe 3 de l'article 18 doit être interprété au sens strict: les motifs de restriction qui n'y sont pas spécifiés ne sont pas recevables, même au cas où ils le seraient, au titre d'autres droits protégés par le Pacte, s'agissant de la sécurité nationale, par exemple. Les restrictions ne doivent être appliquées qu'aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites… » Comité des droits de l’homme, Observation générale no 22, précitée note 14, art. 8.

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sont plutôt plus précis que la Charte canadienne, qui n’énonce pas en tant que telle des fondements limitatifs de libertés, même si ceux-ci correspondent peu ou prou aux nécessités, énoncées dans la Charte, d’une « société libre et démocratique »22. Ces fondements de limitations imposent non pas une obligation de garantir de manière absolue la liberté de religion, mais certainement une obligation de garantir cette liberté de la manière la plus large possible. Ils imposent également que toute limitation aux droits garantis soit justifiée23. On remarquera cependant que la grande question va être la manière dont on évalue la licéité de limitations à la liberté de religion. Il faut tout d’abord, selon le droit international, que la restriction soit imposée par la loi (par opposition par exemple à un décret ou une simple pratique administrative). Il faut, en deuxième lieu, qu’elle poursuive un objectif légitime. Tout objectif légitime cependant, ne rend pas toute mesure qui en découlerait ipso facto légitime. Encore faut-il, tant selon le Pacte que la Convention européenne, que les limitations soient « nécessaires » (dans une société démocratique)24. Une mesure est nécessaire si elle correspond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnelle à ce but recherché25. Cette architecture normative contient des différences avec celle du droit canadien tel qu’énoncé dans la Charte canadienne26 et interprété par la Cour suprême dans l’affaire Oakes27, mais elle y ressemble de manière troublante. Elle ressort indiscutablement de la même orientation fondatrice: inscrire toute limitation à des droits reconnus dans un cadre normatif strict fondé sur la prééminence des droits de l’homme sur tout autre intérêt, le respect de la primauté du droit et un contrôle juridictionnel. On retrouve dans le critère de Oakes l’idée d’un objectif légitime et d’un lien entre la loi restrictive et l’objectif. Un « faux ami » notoire est que la notion de proportionnalité utilisée internationalement (proportionnalité du moyen au but recherché) est beaucoup plus large que celle du critère de Oakes (proportionalité). Elle est en réalité une catégorie plus large qui correspond assez largement (sans se confondre avec) les deuxièmes, troisièmes et quatrièmes critères de Oakes (respectivement, lien rationnel, atteinte minimale au droit, et effet proportionnel). Où situer la notion « d’accommodement raisonnable » dans cette constellation ? Il convient de bien noter que la question de la place même de la notion (et donc de son statut et même de sa définition) est débattue en droit canadien, comme en témoigne l’opinion minoritaire dans l’arrêt Multani28. Mais si l’on adopte le point de vue du droit international des droits de la personne on pourrait dire que la notion d’accommodement raisonnable trouverait sa place quelque part dans l’idée qu’une mesure restrictive doit être

22 Charte canadienne des droits et libertés, précitée note 2, art. 1. 23 Cela implique au minimum que l’État soit en mesure, devant un organe international, d’invoquer un de ces fondements pour justifier une limitation de la liberté de religion. Dans la seule affaire que la Comité des droits de l’homme ait entendu en matière de port du voile par exemple, l’Ouzbékistan fut considéré comme ayant violé ses obligations car il ne présentait aucun argument à l’appui du renvoi d’une étudiante portant le « hijab ». Hudoyberganova c. Ouzbékistan, précité note 11. 24 Pacte international relatif aux droits civils et politiques , précité note 4, art. 18. 3 et Convention européenne des droits de l'homme, précitée note 9, art. 9.2. 25 Voir notamment Sébastien VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2001. 26 Précitée, note 2. 27 R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. 28 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256

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strictement nécessaire. L’interprétation de la majorité dans l’affaire Multani est qu’il existe des cas où une mesure restrictive de la liberté de religion apparaît indirectement, là où une mesure/loi impose une obligation similaire pour tous sans accorder le bénéfice d’un accommodement raisonnable à ceux qui en souffrent particulièrement. Un tel schéma inflige une entorse aux droits des intéressés qui n’est pas la moins drastique29 et n’est donc pas considérée comme étant nécessaire. On le voit cette position est assez drastique et va jusqu’à faire dans certains cas d’une application différenciée de la loi une obligation pour respecter la liberté de religion. Elle est très peu sensible aux effets de distorsion (sinon de discrimination) qui peuvent résulter entre individus de par de tels traitements différenciés. Elle est également assez peu sensible à tout objectif social légitime qui tendrait à ne pas vouloir, au nom d’impératifs sociaux ou politiques, créer de tels régimes dérogatoires. La caractéristique du droit canadien en la matière est donc de concevoir la liberté religieuse de manière très circonscrite, voire individualiste, avec relativement peu d’égards pour les individus autres que ceux bénéficiant de l’accommodement raisonnable et encore moins d’égards pour des objectifs généraux. II. Systèmes onusiens et européens : quelques différences notables

La question est donc de savoir si d’autres systèmes de protection des droits de la personne que celui de la Charte canadienne sont allés jusqu’à considérer que l’obligation d’atteinte minimale pouvait aller dans certains cas jusqu’à légitimer la création de régimes dérogatoires à une loi générale et, du moins nominalement, neutre. Or il n’y a là aucune automaticité et comme on le verra cette position est tout sauf évidente dans d’autres contextes: on peut bien imaginer que l’exigence d’atteinte minimale n’aille pas jusqu’à justifier de telles dérogations. Le fait que les instruments internationaux et leurs organes de mise en œuvre n’aient pas accouché d’un concept d’accommodement raisonnable en tant que tel, permet de penser qu’ils sont a priori dépositaires d’une compréhension plus restrictive de la liberté de religion que le droit canadien. Ceci étant dit, on peut à tout le moins penser que si l’accommodement raisonnable n’est pas prescrit comme une obligation, il n’est en tous les cas pas contraire au droit international des droits de la personne. Au-delà, il n’est pas inconcevable d’imaginer que la notion de proportionnalité elle-même pourrait être interprétée de manière particulièrement large au point d’inclure une notion proche de l’accommodement raisonnable. On pourrait considérer qu’une loi ou pratique n’est pas proportionnelle à l’objectif légitime recherché, si elle ne permet pas ou même n’oblige pas une forme d’accommodement raisonnable. Le corolaire de toute loi « neutre » en apparence, mais discriminatoire dans les faits serait que celle-ci doive être susceptible d’adaptations raisonnables. Il semble que le droit international des droits de la personne ne se soit pas acheminé dans cette direction, étant relativement peu disposé à exiger de la loi par ailleurs conforme aux obligations internationales qu’elle permette des accommodements particuliers. Il convient néanmoins en la matière de distinguer la position du Comité, laquelle montre des signes qui sont réceptifs à quelque chose qui ressemble à de l’accommodement raisonnable (A), de celle du système européen, qui s’en éloigne assez considérablement dans certains cas (B). 29 Voir notamment J. WOEHRLING, loc. cit. note 2, 360.

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A. Le système onusien

Par chance, le Comité a accueilli au moins une pétition en provenance du Canada mettant en jeu précisément l’accommodement raisonnable (ou en l’espèce son absence). Dans l’affaire Bhinder30 un ressortissant canadien de religion Sikh souhaitait être dispensé de l’obligation de porter un casque (obligation perçue comme incompatible avec le port du turban traditionnel sikh). Le Comité a considéré que le Canada n’avait pas d’obligation d’accorder une dérogation à l’individu en question. Pour le Comité, « une loi apparemment neutre, en ce sens qu'elle s'applique à toutes les personnes sans distinction » mais qui « est appliquée de façon discriminatoire contre les personnes de religion sikh » ne constitue une violation ni de la liberté de religion ni du droit à ne pas être l’objet de discrimination, dès lors qu’elle est justifiée par un objectif raisonnable lié à la sauvegarde des objectifs de la Convention.31 Il n’y a donc pas en la matière d’obligation « à la marge » de tenter d’arriver à un arrangement. On notera cependant que l’affaire Bhinder n’est pas un rejet de l’idée d’accommodement raisonnable sur le principe: elle n’est qu’une détermination qu’un accommodement raisonnable n’était pas obligatoire en l’espèce. Or il faut être conscient ici des particularités de l’affaire, et notamment du fait que celle-ci mettait en jeu des considérations de sécurité des personnes d’un poids évident, qui militaient contre un traitement différencié. On peut imaginer que si le but avait été d’un autre ordre (par exemple la nécessité sociale d’assurer un jour de congé) et que le fait de ne pas s’y conformer avait un coût moindre tant pour l’individu intéressé que pour l’institution pertinente ou la société, le Comité peut être été aurait été plus enclin à encourager l’accommodement raisonnable. Il paraît néanmoins très improbable, dans une affaire où le Canada aurait, en droit interne canadien, injustement nié à un individu un accommodement raisonnable, que le Comité tienne le Canada à ses propres standards au nom du Pacte et aille jusqu’à trouver le Canada en violation de ses engagements. Le Comité, en effet, n’a pas vocation à obliger les États parties au Pacte à honorer leur droit interne, mais uniquement à s’assurer de la conformité du comportement de ces États à leurs engagements internationaux. Qu’un État aille au-delà de ces engagements, y-compris dans un sens « progressiste », n’est peut être pas une mauvaise chose en soit, mais est indifférent pour un organe dont la vocation demeure d’assurer certains standards minimaux. L’accommodement raisonnable, dans cette perspective, est une simple faculté, allant au-delà de ce qui est minimalement exigible d’un État partie. En outre, dans la mesure où le Comité, en tant qu’organe à vocation universelle, développe des interprétations qui sont valides pour l’ensemble des États parties au Pacte, considérer que l’accommodement raisonnable est une obligation à la charge du Canada, reviendrait à dire qu’il s’agit d’une obligation pour l’ensemble des États parties. On aurait donc là une forme d’exportation et d’universalisation d’un « best practice » qui, pour désirable qu’elle paraîtrait sans doute aux tenants de l’accommodement, ne laisserait pas de s’interroger sur l’imposition d’une conception très particulière à des réalités potentiellement très différentes.

30 Bhinder c. Canada, Doc. NU CCPR/C/37/D/208/1986 (1989). 31 Id., paras. 6.1 et 6.2.

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On remarquera néanmoins que si le Comité n’a pas consacré une obligation d’accommodement raisonnable, il n’a pas exclu que l’accommodement soit une faculté, et n’a notamment pas considéré que l’accommodement raisonnable était incompatible avec les obligations du Pacte. Une telle possibilité n’est pourtant pas entièrement théorique. Si l’accommodement raisonnable se pare des atours d’une grande tolérance, il peut, comme tout traitement différentiel, s’analyser comme une discrimination à l’égard de ceux qui n’en sont pas les bénéficiaires. Tout traitement dérogatoire à l’égard d’une minorité pourra être perçu comme discriminant par la « majorité », aussi flou que soient ses contours et son intérêt à agir. De fait, le Comité a entendu une affaire où a été mis en cause l’accommodement raisonnable canadien. Dans l’affaire Ryley, deux membres d’une organisation ayant vocation à faire respecter les traditions de la Gendarmerie royale du Canada (police montée) se plaignaient des dérogations faites aux policiers de dénomination sikh notamment, leur permettant de porter le turban plutôt que le stetson32. Cette affaire ne fut pas jugée recevable au motif que les policiers à la retraite en question n’avaient pas d’intérêt à agir mais cette irrecevabilité peut en soi être vue comme un certain parti-pris en faveur de la compatibilité de l’accommodement raisonnable avec le Pacte. Elle semble en effet mettre en cause l’idée qu’une majorité, ou même que des citoyens particulièrement intéressés à des titres divers, puissent légitimement se plaindre de l’accommodement raisonnable dont bénéficierait une minorité. Même si le Comité ne s’est donc pas prononcé sur le fond de la question, on sait par ailleurs que cet organe a par ailleurs pris partie en faveur de traitements différenciés favorables à l’accomplissement de certains objectifs du Pacte. Le Comité a noté d’une manière générale qu’en matière de discrimination :

« [T]oute différenciation ne constitue pas une discrimination, si elle est fondée sur des critères raisonnables et objectifs et si le but visé est légitime au regard du Pacte. »33

On le voit donc, un traitement différencié dont le but serait de maximiser la liberté de religion, ce qui est exactement le cas de l’accommodement raisonnable, ne serait pas considéré nécessairement comme une discrimination ni contre le groupe qui en est bénéficiaire ni contre ceux qui n’en sont pas les bénéficiaires. Même si le Comité n’a pas manifesté ses vues sur la question, on peut à tout le moins considérer qu’il n’a pas d’hostilité particulière à l’égard de l’accommodement raisonnable. B. Le système européen de protection des droits de l’homme

Ce que serait la position de la Cour européenne par rapport à la question de l’accommodement raisonnable est plus hypothétique. En effet, il semble que le Canada soit vraiment un pionnier en la matière et que peu d’États membre du Conseil de l’Europe aient adopté un standard similaire à celui de l’accommodement raisonnable (et qu’aucun individu ne se soit plaint de l’absence d’un tel standard devant la Cour européenne). En outre, même si certains Etats pratiquent des formes d’accommodement raisonnable,

32 Mr. Kenneth Riley et al. c. Canada, précitée, note 5. 33 Comité des droits de l’homme, Observation générale no 18, Doc. NU CCPR/ 10/11/89 (1989), par. 13.

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celles-ci n’ont à ce jour jamais été contestées judiciairement (par exemple, par des représentants d’une hypothétique majorité qui s’estimeraient lésés indirectement). Il faut également remarquer ce fait capital que la jurisprudence de la Cour européenne n’est par hypothèse pas une jurisprudence interne et vise donc moins à imposer une vision unique du droit, qu’à exercer un contrôle de compatibilité des pratiques nationales avec les obligations auxquelles se sont engagés les Etats. La jurisprudence de la Cour européenne est donc une jurisprudence à géométrie variable qui va pouvoir, à l’intérieur d’une marge de compatibilité, en même temps tolérer des pratiques conformes et contraires à l’idée d’accommodement raisonnable. Ceci-dit, la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme ont connu de nombreuses et importantes affaires sur la liberté de religion qui, comme c’est l’hypothèse de cette étude, peuvent parfois mettre en jeu la question de fond de l’adaptation de la loi générale à certains cas particuliers, au nom de droits de l’homme. Pour autant que l’on puisse généraliser, il semble que la Cour européenne soit naturellement moins favorable à une idée telle que l’accommodement raisonnable que ne l’est le Comité. Paradigmatiquement, et en contraste avec l’approche canadienne, on peut dire que l’approche « européenne » de la Cour met relativement volontiers l’accent sur la manière dont la liberté de religion pourrait affecter les droits des « autres », ainsi que sur l’existence de « besoins sociaux impérieux » qui militent eux-mêmes et sur la base de principes contre les accommodements raisonnables. En outre, il existe devant la Cour un préjugé très favorable à l’égard de la loi générale et neutre pour tous, même si celle-ci a des conséquences différenciées sur certaines communautés indirectement et dans les faits. Certes, la Cour a bien parfois considéré « Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes »34. Mais cette affirmation s’appliquait essentiellement au contenu même de la loi (qui en l’espèce ne distinguait pas, pour les besoins du recrutement dans la fonction publique, entre les personnes ayant été condamnées pour des crimes « ordinaires » et celles ayant été condamnées pour leurs convictions religieuses), et n’allait pas jusqu’à ouvrir la possibilité d’une application modulée de la loi dans les faits. Le préjugé en faveur d’une application indifférenciée de la loi se passe pour le reste de commentaires dans la jurisprudence de la Cour, et semble souvent comme aller de soi. Dans l’affaire Valsamis35, par exemple, la Cour a considéré que la liberté de religion d’un témoin de Jéhovah n’avait pas été violée par la Grèce après que la fille du plaignant ait été obligée de participer à un défilé commémorant l’entrée en guerre de la Grèce avec l’Italie, malgré son opposition pour des motifs religieux. Pour la Cour, reprenant le raisonnement de la Commission, la liberté de religion « ne confère pas le droit de se soustraire à des règles disciplinaires d’application générale et neutre »36. La possibilité d’un accommodement n’est à aucun moment envisagée, même lorsque celui-ci serait au

34 Thlimmenos c. Grèce , (6 avril 2000) Requête no 34369/97, CEDH, par. 44. 35 Valsamis c. Grèce, (18 décembre 1996) Requête no 21787/93, CEDH. 36

Id., par. 36. Voir cependant l’opinion dissidente commune aux juges Thór Vilhjálmsson et Jambrek lesquels considèrent qu’il n’y avait « aucun motif permettant que la participation de (la fille du plaignant) était nécessaire dans une société démocratique », et suggérant donc implicitement qu’un accommodement aurait été souhaitable.

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moins de prime abord éminemment raisonnable (coût nul ou dérisoire, importance du droit en jeu). Dans un certain nombre d’affaires antérieures, la Commission n’avait également rien trouver à redire à l’obligation faite à un motocycliste de porter un casque en conflit avec ses convictions religieuses37 ou même (là où on peut penser que l’intérêt social était moins impérieux) à un enseignant de respecter des horaires de travail qui correspondaient selon lui à ses heures de prière38. Ce parti-pris en faveur de la généralité de la loi est en outre renforcé par la compréhension tout à fait particulière et relativement large donnée par le système européen de ce qui constitue une mesure « nécessaire ». Le test de nécessité d’une mesure diffère en effet subtilement mais significativement de la compréhension qu’en donne le Comité par exemple, et ce de deux manières. D’une part, la Convention européenne spécifie que les limitations au droit de religion doivent être celles nécessaires « dans une société démocratique » (1). D’autre part, la juridiction européenne a développé au fil des années une conception originale de la « marge d’appréciation » nationale (2 et 3), laquelle joue systémiquement contre toute notion d’accommodement. 1. Nécessaire « dans une société démocratique »

En contraste avec le Pacte, la Convention européenne stipule que les limitations à la liberté de religion doivent être uniquement celles qui sont nécessaires « dans une société démocratique ». Il s’agit là d’une expression qui évoque très clairement la référence aux limites « dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » qui figure à l’article premier de la Charte canadienne39. Il y a dans l’idée de nécessité en même temps une dimension limitative des réductions aux libertés (« seulement ce qui est nécessaire »), mais également une dimension permissive latente évidente (« ce qui est nécessaire »). On pourrait penser a priori que cette exigence de justifier une limitation de la liberté de religion à l’aune de ce qui est nécessaire « dans une société démocratique » serait de peu d’incidence sur la liberté de religion, en ce que la démocratie peut être conçue avant tout comme un mode de gouvernance (de l’État par le peuple, par exemple) ayant peu de rapport avec une question de foi ou même d’organisation de la société. La Cour européenne, cependant, ne se cantonne pas à une vision aussi étroite de ce qu’est la démocratie, et en ferait plutôt volontiers un régime qui a des conséquences sur la conception et la régulation de la société elle-même. Selon la Cour, la démocratie va notamment impliquer un « pluralisme » de vues qui en est une des bases, et qu’il est de l’obligation de l’État de protéger. Un « véritable pluralisme religieux » est notamment « inhérent à la notion de société démocratique »40. Cet éloge du pluralisme religieux pourrait à son tour sembler ouvrir la voie à l’accommodement raisonnable. C’est le cas dans le contexte canadien, où la Cour

37 X. c. Royaume-Uni, (12 juillet 1978) D.R. 14, 234. 38 X. c. Royaume-Uni, (12 mars 1981) D.R. 22, 27. 39 On peut penser que l’absence d’une référence à une société « libre » dans la Convention européenne des droits de l’homme, précitée note 9, dénote une subtile différence de culture politique. Il est en tous les cas intéressant que le système européen ait abouti en la matière à des interprétations de la liberté de religion mettant clairement moins en avant la dimension de « liberté » sociale que le droit canadien. 40 Manoussakis et autres c. Grèce, (26 septembre 1996) Requête no 18748/91, CEDH.

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suprême considère précisément que l’accommodement raisonnable ressort du caractère démocratique de la société canadienne41. Mais en réalité l’insistance sur le pluralisme a un effet tout à fait ambivalent sur la manière dont est conçue la liberté de religion dans le contexte européen. D’un côté, certes, la nécessité du pluralisme agit comme une légitimation supplémentaire de la liberté de religion, et un facteur qui irait dans le sens d’une réduction des limites à cette liberté. La liberté de religion, en quelque sorte, n’est pas seulement une fin en soi, mais concoure aussi plus généralement à la constitution d’une société démocratique (laquelle, à son tour, est présentée comme le cadre naturel des droits de l’homme). D’un autre côté cependant, le pluralisme dans la perspective du système européen, a une curieuse tendance à se retourner contre le pluralisme. C’est en effet précisément au nom de la nécessité de protéger le pluralisme que vont se justifier des limitations supplémentaires (ou des limitations conçues plus largement à des limitations existantes) à la liberté de certains de manifester leurs convictions religieuses42. La Cour européenne part de l’idée que certaines manifestations de religiosité, tout en se réclamant du pluralisme, peuvent en fait paradoxalement aboutir à la réduire, par exemple en intimidant les membres d’autres religions43. Les limitations imposées à la liberté de religion de certains, donc, peuvent dans certains cas contribuer à augmenter la liberté d’autres et c’est « précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique »44. Il y a une synergie harmonieuse entre les notions de « société démocratique », de « pluralisme » et la nécessité de protéger les droits d’autrui, tant et si bien que la Cour européenne réussit parfois la gageure de limiter la liberté de religion… au nom de la liberté de religion (ou du moins de pensée). Conceptuellement et sémantiquement, la question d’une société démocratique dans le cadre européen débouche donc sur une reconnaissance plus approfondie du rôle régulateur de l’État en la matière, qui va préparer le terrain à une compréhension plus extensive des limitations à la liberté de religion. Il est notamment important de remarquer que se trouve légitimé un important potentiel d’intervention de l’État : celui des relations entre confessions, l’État étant investi de la mission de veiller à leur bonne entente et coexistence45. Cette vision de l’espace public comme autant un espace de libertés (pour chaque religion prise indépendamment), qu’un espace d’interactions (entre différentes religions) est assurément complexe, mais aussi porteur de dérives. Il en ressort notamment, au moins dans certains cas, l’idée que l’expression de la liberté religieuse est un jeu à somme nulle où la liberté des uns risque fort de s’exercer au détriment de la 41 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, précité note 28, notamment au par. 76. 42 Selon la Cour, une restriction peut notamment viser « la nécessité de maintenir (…) un véritable pluralisme religieux, indispensable pour la survie d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis c. Grèce, (25 mai 1993) Requête no 14307/88, CEDH, par. 31, Manoussakis et autres c. Grèce, précité note 40, par. 44. 43 Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, précité note 42, par. 33). Voir également Baspinar c. Turquie, (2003) 45631/99, 36 Rap. D.H. Eur. CD1. 44 Chassagnou et autres c. France, (29 avril 1999) Requêtes nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH, par. 113. 45 Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, (30 janvier 1998) Requête no 19392/92, par. 57.

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liberté des autres, là où on pourrait penser que sur le principe toutes les expressions de liberté de religion concourent à l’entretien et la vivacité des droits de tous. Autre point important de ce rééquilibrage au profit de l’État très lié à l’idée que certaines libertés peuvent nuire aux droits des autres, la Cour insiste sur le fait que dans une société démocratique les individus ont aussi des obligations visant à assurer le pluralisme. Comme le dit la Cour: « le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique »46. On retrouve plus ou moins explicitement ce type de raisonnement dans plusieurs affaires. Cette double insistance sur le pluralisme et le droit des « autres » ouvre la voie à une interprétation parfois rigoureuse des droits de requérants se plaignant de violations de leur liberté de religion. Par exemple, dans les affaires Bulut47 et Karaduman48, la Commission considère que le fait pour deux étudiantes d’une université turque de porter le voile islamique menace l’ordre public et les libertés d’autrui. Pour la Commission, « la manifestation des rites et des symboles de cette religion, sans restriction de lieu et de forme, peut constituer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas ladite religion ou sur ceux adhérant à une autre religion »49. Comme l’a considéré la Cour constitutionnelle turque, reprise sur ce point par la Commission, le port du foulard islamique peut même dans certains contextes « constituer un défi à l’égard de ceux qui ne le portent pas ». Plus de dix ans plus tard, la Cour s’en tient à la même lecture dans l’affaire Şahin : le voile y est considéré comme étant « présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas. »50 Or il s’agissait en l’occurrence d’un cas où aucune intention de nuire aux droits d’autrui ou de troubler l’ordre public n’était avérée, ou aucune violation concrète des droits d’autrui n’était prouvée51 et où les requérantes se trouvaient essentiellement pénalisées par un environnement social et politique hostile au voile. Il y a là un redoutable potentiel d’inversion de la responsabilité de maintenir l’ordre public qui semble demander plus volontiers à des individus qu’ils s’abstiennent de manifestations essentielles à leur liberté de religion, qu’il n’exige de l’État qu’il adopte les mesures nécessaires pour maintenir l’ordre public afin de faire respecter la liberté de chacun de pratiquer sa religion. On est en quelque sorte, sémantiquement du moins, à l’extrême opposé du droit canadien, puisque l’idée suggérée est que ce sont les individus qui doivent dans certains cas consentir des sortes « d’accommodements raisonnables » à la vie en société, même lorsque la société est en l’occurrence engagée dans une voie très restrictive des libertés52. 46 Şahin c. Turquie, précité note 10. 47 Bulut et autres c. Turquie, (2 mars 2006) Requête no 50282/99, CEDH. 48 Karaduman c. Turquie, (3 mai 1993) D.R. 74, 93. 49 Id. 50 Şahin c. Turquie, (29 juin 2004) Requête no 44774/98, CEDH, par. 108. 51 La Commission se fonde simplement sur un risque, là où on imagine mal que des étudiants laïques de la même université eussent pu faire valoir une violation de leur liberté de pensée du seul fait que deux étudiantes souhaitaient se faire photographier en portant le voile. Le risque assez hypothétique et non prouvé aux droits d’autrui en vient à justifier les limitations très réelles aux droits des requérants. 52 La réflexion juridique canadienne n’ignore pas ce genre de considérations. Par exemple, la Commission des droits de la personne du Québec a noté que « aucune solution valable, juste et réaliste à des conflits de droits ne saurait émerger de la tendance actuelle qui consiste à réclamer pour soi tous les droits et toutes les libertés, que l’on soit individu ou institution, sans se reconnaître aussi responsable d’aménager un espace

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2. La « marge nationale d’appréciation »

La seconde et considérable différence dans la manière du système européen d’évaluer ce qu’est une limitation nécessaire ne se lit pas dans la Convention elle-même, mais est le fruit d’une jurisprudence constante. Il s’agit de la notion de « marge d’appréciation ». C’est en effet une des très grandes particularités du système européen, qu’il s’est distingué internationalement par une sensibilité forte aux particularités nationales. Cette jurisprudence n’est pas limitée aux questions de liberté de religion, mais elle a, comme on le verra, une importance toute particulière en la matière. La Cour réaffirme bien l’existence d’un « contrôle européen » et considère que celui-ci doit s’exercer de manière particulièrement stricte en matière de liberté de religion étant donné l’importance de ce droit53. La Convention européenne est bien là, in fine, pour s’assurer de la conformité des pratiques nationales aux engagements pris en ratifiant la Convention. Mais, notamment en matière de liberté de religion, la Cour est en dernière analyse typiquement moins loquace sur ce principe, qu’elle ne l’est sur une autre nécessité (englobée dans cette idée de contrôle européen) qui est celle de prendre en compte les particularités de chaque État partie. Confrontée à d’importantes divergences nationales notamment en matière de culture politique, de moralité, et de religion, la Cour ne souhaite pas imposer une conception uniforme de ces questions qui risquerait d’apparaître comme arbitraire. Bien au contraire, on est là dans une hypothèse où le législateur et le juge nationaux sont, selon la Cour, bien mieux placés pour concevoir quelles sont les limitations nécessaires pour la préservation ou la poursuite de certains objectifs sociaux. Il y a là une conception remarquablement contextuelle et presque (on y reviendra) relativiste du contrôle supranational des engagements des États en matière de droits de la personne. Ce relativisme va trouver à s’appliquer de manière assez large, et à plusieurs niveaux. Premièrement, dans l’appréciation du sens et de la portée de certaines pratiques religieuses. Par exemple pour la Cour le foulard islamique a une connotation particulière dans la société turque comme « pays ou la grande majorité de la population adhère à une religion précise »54. C’est dans ce contexte qu’il a « acquis au cours des dernières années une portée politique » au point d’avoir un « impact » sur lequel « on ne saurait faire abstraction ». Deuxièmement, dans la prise en compte des fondements permettant de limiter certains droits. Dans l’affaire Şahin par exemple, la Cour s’en remet très largement à l’évaluation de l’État turc de la menace que constitue le port du voile en notant qu’elle « (…) ne perd pas de vue qu’il existe en Turquie des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses »55. C’est également parce que la Turquie est un pays « où la majorité de la population, manifest(e)

commun, de renouer le lien social, afin d’en favoriser l’exercice pour tous » (Commission des droits de la personne, Le pluralisme religieux au Québec : Un défi d’éthique sociale, Québec, Commission des droits de la personne, 1995, 14). On remarquera juste que ce genre de considération est moins présent dans le raisonnement judiciaire. 53 Manoussakis et autres c. Grèce, précité note 40. 54 Karaduman c. Turquie, précité note 49. 55 Şahin c. Turquie, précité note 50, par. 109.

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un attachement profond aux droits des femmes »56 que certaines mesures réductrices de droits peuvent être adoptées, le jugement de la Turquie considérant le voile comme attentatoire à cette égalité étant accepté sans critique. Au-delà, c’est toute la question des rapports État-religion-société (et donc de la liberté de religion), qui fait partie de ces questions autour desquelles n’existe pas de consensus au niveau européen, et qui donc est un terrain privilégié pour l’application de la marge d’appréciation57. Sans entrer dans des détails qui relèvent de la politique comparée, on remarquera que coexistent en Europe des systèmes de religion d’État (Royaume Uni, Grèce, Finlande, Danemark, Norvège), des systèmes de laïcité stricte (France, Pays Bas, Espagne, Portugal, Suède, Turquie, Arménie, Bulgarie, République Tchèque, Slovaquie, Ukraine…), et des systèmes mixtes conférant un statut officiel à certaines religions sans pour autant en faire des religions d’État (Allemagne, Autriche, Luxembourg). Faute d’une conception uniforme, la Cour européenne serait très mal venue de tenter d’appliquer une grille trop rigide à la manière dont chaque État, en fonction de ses spécificités et de ses traditions, entend interpréter certaines manifestations de liberté religieuses ou leurs conséquences. Il résulte de cette valorisation très forte de la marge d’appréciation à plusieurs niveaux, une perte potentielle de vigueur du contrôle européen. On a parfois l’impression que la Cour européenne a tendance à prendre chaque société « telle qu’elle la trouve » sans réellement évaluer de manière critique le potentiel structurel d’oppression de pratiques sociales ou de choix étatiques. On verra que cette tendance est particulièrement problématique en matière de prise en compte de la laïcité. 3. Logique et paradoxes de la marge d’appréciation

En dehors des problèmes que pose son application à des cas précis, la doctrine de la marge d’appréciation est également problématique en ce qu’elle induit des effets de distorsion asymétriques entre différents États parties à la Convention. Il s’agit en effet d’un outil au fonctionnement tout à fait particulier en matière de droits de la personne. Elle aboutit en effet à ce que, dans une certaine mesure, les obligations de chaque État en matière de droits de la personne soient jugées en fonction de ses spécificités. Ces spécificités ne sont pas seulement factuelles, mais aussi des particularismes de tradition, d’idéologie, de culture. Par ce biais, le système européen ouvre la porte à une jurisprudence qui sera souvent à géométrie variable, et qui peut faire grandement varier l’attitude de la Cour à l’égard des questions relevant de la liberté de religion. Le paradoxe majeur de la marge d’appréciation est qu’elle aboutit à la limite à imposer des obligations plus ou moins importantes en matière de droits à certains États en fonction de leur contexte et de leurs traditions. Si le Canada était partie à la Convention européenne, la marge d’appréciation nationale imposerait que l’on évalue la manière dont le Canada protège la liberté de religion en fonction d’un contexte canadien. A partir du moment où, par exemple, les manifestations de religion seraient perçues comme particulièrement peu menaçantes pour la société canadienne (par exemple parce que le

56 Id., par. 108 57 La CEDH considère qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de « conception uniforme de la signification de la religion dans la société » (Otto-Preminger-Institut c. Autriche, (20 septembre 1994) Requête no 13470/87, CEDH, par. 50).

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Canada n’est pas un État tentant d’imposer une république laïque dans un pays à vaste majorité musulmane et où les risques d’atteinte à l’ordre public sont mineurs), voire tout à fait conforme à ses valeurs, le Canada se verrait vraisemblablement encouragé dans ses velléités d’accommodement raisonnable. A tout le moins la Cour risquerait de trouver que l’accommodement raisonnable est conforme aux obligations du Canada, face à des individus qui s’estimeraient lésés par le traitement différentiel instauré à l’égard de minorités. Là où le Comité des droits de l’homme, on l’a vu, hésiterait à considérer qu’existe une obligation d’accommodement raisonnable, de peur de se prononcer de manière trop large pour tous les États parties, un tel risque est grandement diminué dans le contexte européen. La Cour, en effet, peut considérer que l’accommodement raisonnable est une bonne (voire la seule bonne) manière pour un État de s’acquitter de son obligation de protéger la liberté de religion, sans pour autant tenir d’autres États au même standard. En revanche, un État qui, pour des raisons historiques, sociales ou politiques serait dans une situation où certaines manifestations de la liberté de religion seraient raisonnablement perçues comme dangereuses pour la société et les institutions de l’État pourrait se voir consentir une plus grande habilitation à limiter la liberté de religion. Il existe donc une sorte de « prime au contexte » et de « prime à la culture politique acquise » qui fait que les États ne sont jamais tout à fait égaux face aux droits garantis par la Convention européenne. On le voit, poussée à l’extrême, il y a nécessairement une sorte de circularité au contrôle de la Cour européenne, dès lors que celui-ci s’appuie sur une conception extensive de la marge d’appréciation prenant racine dans des éléments d’appréciation purement nationaux. La frontière entre l’interprétation contextuellement sensible des droits et leur fragmentation sémantique est fine. III. Le cas particulier de la laïcité

Une grande partie des affaires en matière de liberté de religion, et au premier plan celles relatives à une possible adaptation d’une loi générale aux circonstances particulières d’une confession, sont apparues dans des pays pratiquant un régime de laïcité. Par laïcité on entend un régime, généralement assez militant, de séparation stricte entre religion et État tendant à exclure de la sphère publique les manifestations de religiosité. La laïcité nous intéresse au plus haut point au sens où elle est sans doute le régime que l’on peut considérer idéal-typiquement comme le plus éloigné de la notion d’accommodement raisonnable. Plus les régimes de laïcité seront, le cas échéant, cautionnés par les systèmes internationaux de protection de droits de la personne, plus on s’éloignera d’une position où l’accommodement raisonnable est encouragé. Dans une société où l’État et son idéologie de laïcité sont aussi forts que l’aspiration de certaines religions à être entendues, les ingrédients sont réunis pour que se posent des dilemmes particulièrement inextricables pour la liberté de religion. Les droits de la personne tendent d’assurer une médiation pas toujours dénuée d’idéologie entre des pôles opposés et souvent incommensurables. La laïcité constitue un cas intéressant d’intensification des tensions au cœur du rapport de l’État à la religion, et donc de la logique des droits. C’est sans doute pourquoi la laïcité est sans doute le mode d’organisation du rapport entre État et religion qui s’est avéré le plus problématique pour les organes de protection

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internationale des droits de la personne, et qui permet le mieux de voir ce à quoi les approches contrastées du Comité et de la Cour européenne peuvent mener. A. Le système onusien

Prenons pour commencer l’attitude du Comité, ou ce qu’on peut en deviner, étant donné que le Comité n’a connu que très peu d’affaires mettant en cause spécifiquement la question de la laïcité. Dans l’affaire Hudoyberganova, qui mettait en cause une exclusion d’une université pour cause de port du hijab en Ouzbékistan, même si le Comité ne s’est pas prononcé réellement sur le fond, on notera que celui-ci a tenu à rappeler le principe « du droit de l'État de limiter les manifestations de la religion ou de la conviction dans le cadre de l'article 18 du Pacte et (…) de celui des institutions universitaires d'établir des règles spécifiques à leur fonctionnement propre »58, insistance renforcée par certaines des opinions dissidentes59. Pour autant, un certain nombre de facteurs permettent de douter de la réceptivité des organes onusiens à une interprétation fortement « laïque » des limitations possibles à la liberté de religion. L’ONU tend à promouvoir une vision « universaliste » des droits de la personne qui se méfie des spécificités nationales en matière d’organisation du rapport à la religion. Pour la Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction des NU, par exemple, même s’il faut reconnaître que « (…) la doctrine de ‘marge d’appréciation’ peut concilier des particularités ethniques, culturelles ou religieuses, cette approche ne devrait pas conduire à remettre en question le consensus international »60 sur l’universalité des droits de la personne. De même, dans la mesure où le Comité des droits de l’homme est assez peu sensible aux particularités nationales et promeut volontiers une conception unique de la liberté de religion et de ses limites, on peut penser qu’il sera peu enclin à prendre en compte les particularités d’un régime aussi relativement particulier internationalement que la laïcité. On peut par exemple lire une certaine défiance de principe à l’égard de la laïcité dans le Commentaire général sur la liberté de religion. Le Comité fait une référence à peine voilée - si l’on peut dire - à la laïcité:

« Si un ensemble de convictions est traité comme une idéologie officielle dans des constitutions, les lois, des proclamations des partis au pouvoir, etc., ou dans la pratique, il ne doit en découler aucune atteinte aux libertés garanties par l'article 18 ni à aucun autre droit reconnu par le Pacte, ni aucune discrimination à l'égard des personnes qui n'acceptent pas l'idéologie officielle ou s'y opposent. »61

Il semble que ce paragraphe puisse être interprété comme indiquant une réserve forte à l’égard de justifications de limitations à la liberté de religion qui seraient basées sur une idéologie officielle telle que la laïcité.

58 Hudoyberganova c. Ouzbékistan, précité note 11, par. 6.2. 59 Voir l’opinion dissidente de M. Solari-Yrigoyen : « (…) les institutions universitaires ont le droit d'adopter des normes spécifiques de fonctionnement à respecter dans leur enceinte ». Id. 60 Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, Rapport à la soixante-deuxième session de la Commission des droits de l’homme, Doc. NU E/CN.4/2006/5, par. 59. 61 Comité des droits de l’homme, Observation générale no 22, précitée note 14, par. 10.

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Cette réserve peut aussi de deviner en filigrane de certains avis du Comité. Celui-ci a notamment laissé entendre dans l’affaire Riley c. Canada que la laïcité n’est nullement un droit ou indispensable pour préserver la liberté de religion, et qu’il n’y a certainement pas un droit à la laïcité62 ! L’affaire Hudoyberganova, affaire où était en jeu le régime de laïcité d’une université ouzbèke, indique également que des limitations à la manifestation de signes religieux fondées sur la laïcité ne vont pas de soi au seul prétexte qu’elles sont applicables à tous, et doivent bien être justifiées. Contrairement à Hipólito Solari-Yrigoyen, qui estime dans son opinion dissidente qu’il n’y a « pas lieu de demander à l'État partie d'exposer la raison particulière motivant la restriction dont l'auteur se plaint, puisque le règlement qui lui a été appliqué représente une norme générale valable pour tous les élèves et qu'il ne s'agit pas d'une prescription qui lui serait imposée à elle seule ou aux tenants d'une religion particulière », le Comité a considéré que la liberté de religion avait été violée « en l’absence de justification fournie par l’État partie ». De même, la rapporteuse a insisté sur le fait que « c’est sur l’État que repose la charge de justifier une restriction à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction. Par conséquent, une interdiction de porter des symboles religieux qui est fondée sur une simple spéculation ou présomption plutôt que sur des faits démontrables est considérée comme une violation de la liberté religieuse des individus »63. B. Le système européen

Le système européen de protection des droits de la personne, justement à cause des spécificités qui ont été indiquées plus haut, a une approche éminemment plus réceptive à la laïcité et son rejet des accommodements. Certes, la laïcité n’est pas simplement admise comme limite d’office à toute expression de la liberté de religion. Il ne suffit bien sûr pas qu’un pays soit laïque pour que toutes les décisions qu’il prenne en matière de liberté religieuse, y-compris les plus restrictives, soient ipso facto légales au regard de la Convention européenne. La Cour a énoncé toute une série de facteurs qui tout en assoyant la laïcité, l’encadrent dans une sorte de contrôle européen. Un premier facteur largement favorable à la laïcité est le fait qu’on se situe dans la sphère publique. La quasi-totalité des affaires entendues par la Cour au sujet de la laïcité concernent des militaires64, des fonctionnaires65, des écoles ou universités publiques66.

62 Dans Riley et al. c. Canada, Doc. NU CCPR/C/74/D/1048/2002 (2002) le fait de refuser de considérer que les plaignants étaient des « victimes » et de déclarer leur plainte inadmissible, équivalait à considérer que les plaignants n’étaient pas légitimés à exiger un régime de laïcité

63 Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, Rapport à la soixante-deuxième session de la Commission des droits de l’homme, précité note 60, par. 48. 64 Dans Kalaç c. Turquie, (1er juillet 1997) Requête no 20704/92, CEDH, l’individu concerné était le directeur des affaires juridiques des forces armées aériennes turques et avait adopté des opinions fondamentalistes islamiques. Dans Baspinar c. Turquie, précité note 43, affaire portant sur un sous-officier dans l’armée turque, on lit : « The Court considers that in choosing to pursue a military career the applicant was accepting of his own accord a system of military discipline that by its very nature implied the possibility of placing on certain of the rights and freedoms of the members of the armed forces limitations which could not be imposed on civilians. » À l’autre extrémité du spectre de certaines croyances religieuses, un traitement semblable a été réservé à des objecteurs de conscience refusant de faire leur service militaire : voir Comité des droits de l’homme, Observation générale no 22, précitée note 14, art. 11.

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Même certains juges de la Cour européenne enclins dans certaines affaires à considérer que le principe de laïcité peut être poussé trop loin considèrent que « le principe de laïcité requiert un enseignement affranchi de toute manifestation religieuse et doit s’imposer aux enseignants, comme à tous les agents des services publics »67. Dans l’affaire Dahlab, pour ne citer qu’un exemple, qui mettait en cause le port du voile par une institutrice suisse, la Cour cite un tribunal Suisse selon lequel :

« [L]’enseignant est détenteur d’une part de l’autorité scolaire et représente l’État, auquel son comportement doit être imputé. Il est donc spécialement important qu’il exerce ses fonctions, c’est-à-dire transmette des connaissances et développe des aptitudes, en restant confessionnellement neutre. (…) [L]a recourante détient une part de l’autorité scolaire et personnifie l’école aux yeux de ses élèves (…) comme fonctionnaire, son comportement doit être imputé à l’État. »68

Sans reprendre cette citation entièrement à son compte, la Cour par la suite souligne qu’il semble « difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d'autrui et surtout d'égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves »69. La laïcité est dans cette optique présentée comme un principe mettant en cause l’État et non pas la société. Ce qui relève du domaine de la société et de la sphère privée est assez largement laissé du ressort de chacun, mais la neutralité religieuse de l’État implique que celui-ci ne puisse être engagé dans des processus qui mettraient en cause cette neutralité. Si des accommodements sont concevables dans la sphère inter-subjective privée (sur le mode du YMCA d’Outremont, pour utiliser une analogie avec le Québec), l’État ne peut s’en rendre responsable. Même si la restriction aux activités ressortissant de l’État peut paraître réduire le domaine de la laïcité, cette réduction relative du champ est compensée, comme on le verra, par une acception très large des cas dans lesquels une manifestation de religiosité est contraire aux objectifs de la laïcité. Plusieurs éléments circonstanciels vont en outre apparaître particulièrement importants dans l’évaluation de la conformité de limitations à la religion fondées sur la laïcité. Un de ceux-ci est une sorte de notion de « captivité » par rapport à l’institution. Dans l’affaire Dahlab, la neutralité religieuse de l’école en question est d’autant plus tolérée que « l’enseignement est obligatoire pour chacun » et que « les enseignants (…) représentent un modèle auquel les élèves sont particulièrement réceptifs en raison de leur jeune âge, de la quotidienneté de la relation – à laquelle ils ne peuvent en principe se soustraire »70. Dans le contexte universitaire, c’est justement le fait que les étudiants (contrairement aux élèves de l’école primaire dans l’affaire Dahlab) qui ne souhaitent pas 65 Pour les fonctionnaires, voir Refah Partisi (Parti de la prosperité) et autres c. Turquie, (13 février 2003) Requêtes nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH. 66 Dahlab c. Suisse, (15 février 2001) Requête no 42393/98, CEDH.

67 Par. 7 de l’opinion dissidente de la juge Tulkens dans Şahin c. Turquie, précité note 10. 68 Dahlab c. Suisse, précité note 66. 69 Id. : « En arborant un signe religieux fort dans l'enceinte de l'école, voire en classe, la recourante peut porter atteinte aux sentiments religieux de ses élèves, des autres élèves de l'école et de leurs parents. Certes, ni parents ni élèves ne se sont plaints jusqu'ici. Mais cela ne signifie pas qu'aucun d'entre eux n'ait été heurté. Il est possible que certains aient renoncé à intervenir directement pour ne pas envenimer la situation, en espérant une réaction spontanée des autorités scolaires. » On voit bien là le caractère de principe de méfiance de la Cour européenne, lequel est extrêmement marqué. 70 Id.

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un enseignement laïque peuvent aller « ailleurs » qui fait qu’il est légitime d’imposer un régime de laïcité dans un établissement particulier dépendant de l’État71. Pour le reste, cependant, il importe de bien souligner que la reconnaissance par la Convention européenne de la validité de la laïcité comme fondement de limitations à la liberté de religion est singulièrement large. La Cour européenne a par exemple considéré que le régime de laïcité lato sensu (c'est-à-dire non seulement pris dans son application à un cas particulier mais comme régime d’organisation des rapports entre État et religion) est a priori conforme aux engagements pris sous la Convention européenne. Dans l’affaire Şahin, elle considère que la laïcité est « respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention »72. Plus que son champ, c’est l’intensité de la validation de la laïcité effectuée sous l’égide de la Cour de Strasbourg qui frappe. La laïcité, en effet, fait l’objet de ce qu’on pourrait appeler une validation multiple. En premier lieu, elle tend à préserver non pas un, mais potentiellement plusieurs des objectifs pouvant limiter la liberté de religion. Elle concourt à protéger, tout d’abord, l’ordre et la sécurité publique. Dans l’affaire Dahlab, par exemple, pour mieux justifier une politique de neutralité religieuse d’une école la Cour européenne suggère que celle-ci « risquerait de devenir un lieu d’affrontement religieux si les maîtres étaient autorisés par leur comportement, notamment leur habillement, à manifester fortement leurs convictions dans ce domaine. »73 Un autre fondement fréquemment invoqué est celui de la protection des droits et libertés d’autrui. C’est parce que certains étudiants portent le foulard, note la Cour, que d’autres pourraient voir leur propres croyances remises en cause: dès lors la laïcité offre un rempart efficace contre toute tentative d’entorse aux droits d’autrui. De manière plus originale, on peut dire que la validation dont fait l’objet la laïcité tient à ce que celle-ci réalise une sorte d’union entre ce qui peut être perçu comme nécessaire dans une société démocratique, et l’application de la marge d’appréciation (ce qui est nécessaire dans une société démocratique + marge d’appréciation = ce qui est nécessaire dans cette société démocratique). Elle réussit donc le tour de force de se trouver aux confluents des deux grands leviers d’appréciation de restrictions aux droits. La Cour consacre, tout d’abord, une équation forte entre démocratie et laïcité. Elle constate par exemple que « (…) la sauvegarde de ce principe (…) qui cadre avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie, peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique »74. Mais ce raisonnement vaut aussi surtout « en Turquie » où il se trouve que la laïcité est « (…) assurément l’un des principes fondateurs de l’État turc »75. Elle entre donc en plein dans le domaine de la marge d’appréciation, puisque chaque État demeure en grande partie libre de décider comment il entend organiser les rapports État-société-religion, et que ce régime doit prendre en compte les circonstances particulières de chaque société. Toujours est-il que la jurisprudence de la Cour européenne débouche sur une consécration assez large de la laïcité dans les États qui s’en revendiquent, laquelle va 71 Bulut et autres c. Turquie, précité note 47 et Karaduman c. Turquie, précité note 49. Voir également Ahmad v. UK, [1982] 4 E. H. R. R. 126, par. 11 et 13, qui discute du cadre contractuel du travail et de la possibilité de travailler ailleurs. 72 Şahin c. Turquie, précité note 10, par. 114. 73 Dahlab c. Suisse, précité note 66. 74 Dahlab c. Suisse, précité note 66. C’est moi qui souligne. 75 Id.

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assez loin dans la limitation de la manifestation de signes religieux notamment. Un certain nombre d’interdictions de ports de signes religieux y-compris dans des circonstances où ils prêtent assez peu à conséquence ont été confirmées par la Cour. Par exemple dans les affaires Bulut et Karaduman, la Cour n’a pas trouvé à redire à la décision des autorités d’une université turque de ne pas attribuer leur diplôme à deux étudiantes au motif que les photographies d’identité qu’elles avaient fourni les représentaient portant le hijab. En outre, la Cour a souvent tendance à reprendre les arguments des États tels quels, sans particulièrement les examiner de manière critique. Par exemple dans l’affaire Dahlab, la Cour confirme une interdiction de porter le voile dans une école suisse au motif faiblement étayé de « prosélytisme », alors que le voile en question avait été porté pendant plusieurs années sans qu’aucune plainte de parents ne se soit manifestée76. Conclusion

Ni le système onusien ni la Convention européenne, donc, ne ratifient en tant que tels une conception de l’accommodement raisonnable, même si ni l’un ni l’autre ne l’excluent. Dans cette optique, l’accommodement raisonnable est à tout le moins conforme aux obligations internationales du Canada, notamment telles qu’elles figurent dans le Pacte. Dans le cas de l’approche onusienne, on peut même dire que le Canada se rapproche de ce qui est encouragé à demi-mot par le Comité. Cependant, l’approche canadienne est en tension avec celle adoptée par le système européen, lequel tolère également (même s’il ne les recommande pas particulièrement) des formes d’organisation du rapport État-religion à l’opposé de l’accommodement raisonnable. Certes la sanctification d’une laïcité vigoureuse ne vaut que pour les États pratiquant un régime de laïcité, et la décision Sahin doit bien se lire comme une décision très contextualisée. Il est évident que la Turquie n’a gagné un certain nombre d’affaires devant la Cour que grâce à l’ancienneté et au caractère tout à fait central politiquement de sa laïcité, ainsi qu’à cause des menaces spécifiques qui pèsent tant sur la laïcité elle-même, que sur la société turque en général. Il se trouve également peut être simplement plus d’individus pour contester un projet de restriction de la liberté de religion au nom d’une conception extensive de la laïcité, qu’il n’y en a pour se plaindre de l’octroi d’accommodements raisonnables. Dans d’autres contextes, la Cour européenne pourrait être appelée à entériner une conception proche de l’accommodement raisonnable. La Cour pourrait par exemple considérer qu’un régime de laïcité entendu comme devant prohiber de manière générale le port de certains signes religieux serait inadapté et trop restrictif. La marge d’appréciation nationale n’aboutit en définitive qu’à renforcer les caractéristiques propres de chaque État. L’arbre turc ne doit pas cacher la forêt européenne, une forêt ou 76 Voir Dahlab c. Suisse, précité note 66 : « En arborant un signe religieux fort dans l'enceinte de l'école, voire en classe, la recourante peut porter atteinte aux sentiments religieux de ses élèves, des autres élèves de l'école et de leurs parents. Certes, ni parents ni élèves ne se sont plaints jusqu'ici. Mais cela ne signifie pas qu'aucun d'entre eux n'ait été heurté. Il est possible que certains aient renoncé à intervenir directement pour ne pas envenimer la situation, en espérant une réaction spontanée des autorités scolaires. » On voit bien là le caractère de principe de méfiance de la Cour européenne lequel est extrêmement marqué.

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coexistent de nombreuses variétés. En présentant certains régimes de laïcité comme compatibles avec la liberté de religion, la CEDH ne prétend sans doute pas les poser en modèles. Il n’en demeure pas moins que la forêt européenne tolère en son sein l’espèce qu’est la laïcité militante avec tout ce qu’elle implique pour la liberté de religion, et que son caractère en tant que forêt s’en trouve marqué. Cette reconnaissance de la laïcité tire vraisemblablement le droit européen des droits de la personne vers des formes de tolérance de la religiosité à l’opposé de la notion paradigmatiquement incarnée par l’accommodement raisonnable. Ce processus opère à fond dans le cas d’États laïques, mais également, par une sorte de nivellement par le bas, dans le cas d’autres États qui, demain, pourraient contester de se voir imposer des standards plus élevés que ceux consacrés dans le cas turc. L’accommodement raisonnable est-il donc une manifestation d’une plus grande tolérance canadienne en la matière, qui rapprocherait le Canada du régime recommandé par l’ONU mais qui l’éloignerait de l’évolution du principal système régional au monde ? Quelle approche est-elle la plus conforme à l’idéal de protection internationale des droits de la personne, et quelle approche a-t-elle le plus de chance de tracer la voie de l’avenir ? Il convient de relativiser ici l’importance de l’approche de la Cour européenne, même telle qu’énoncée récemment dans une décision rendue par la Grande chambre. Tout d’abord, la décision Şahin est loin d’être à l’abri de la critique. En grande partie, la reconnaissance large de la laïcité dont est à l’origine la Cour européenne des droits de l’homme résulte d’une compréhension très large de la marge d’appréciation. Elle a donc partie lié à l’un des biais les plus fondamentaux par lequel la Cour rend ses décisions. Même si elle apparaît difficilement attaquable dans le contexte européen, on se bornera ici à relever deux remarques fort pertinentes faites par la juge Tulkens dans son opinion dissidente dans l’affaire Şahin. Premièrement, poussée à l’extrême, comme en est a priori bien consciente la Cour même si elle fait mine de l’ignorer, la « marge d’appréciation » est porteuse d’une dissolution du projet commun des droits de la personne. Or dans cette affaire, le « contrôle européen », même dans une forme édulcorée justifiée par une matière où existerait de fortes dissensions intra-européennes, « ne trouve tout simplement pas sa place », comme le fait remarquer la juge Tulkens, dans son opinion dissidente77. Cela appelle sans doute à un recadrage européen, et en tous les cas ne semble pas être le genre de précédent que d’autres États devraient chercher à émuler. En outre, il n’est même pas sûr que la « marge d’appréciation » ait été adéquatement appliquée dans l’affaire Şahin. Comme l’avait fait remarquer la plaignante et comme le relève la juge Tulkens dans son opinion dissidente, en effet, il est loin d’être évident qu’il y ait une réelle « diversité des pratiques nationales quant à la question de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement et donc (…) absence de consensus européen en ce domaine », puisque « dans aucun des États membres, l’interdiction du port de signes religieux ne s’est étendue à

77 Par. 3 de l’opinion dissidente de la juge Tulkens dans Şahin c. Turquie, précité note 10. La juge ajoute « si ce n’est en référence au contexte historique propre de la Turquie », ce qui revient à circulairement valider les spécificités nationales en la matière, plutôt qu’à les évaluer au regard d’une norme de référence internationale.

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l’enseignement universitaire »78. La Turquie se trouve donc dans une situation tout à fait particulière qui fragilise l’idée que une laïcité militante fort hostile à l’expression de signes religieux devrait nécessairement être tolérée par la Cour. Il faut ajouter que avec peut être la France, la Turquie est d’une manière plus générale le seul État en Europe à avoir adopté une conception aussi spécifique du rapport de l’État à la religion. Il semble qu’il pourrait y avoir là matière à de futurs revirements de la Cour, au fur et à mesure que la norme croissante de séparation entre État et religion est comprise comme n’impliquant pas nécessairement une sorte d’hostilité forte à la manifestation de signes religieux. Même si la jurisprudence de la Cour européenne devait tenir, ce qui malgré tout étant donné la solennité dont fit l’objet la décision Şahin, semble devoir être le cas, de forts arguments d’ordre normatifs tendent à suggérer qu’il s’agit d’une voie dont devrait se détourner la protection internationale des droits de la personne. Plusieurs remarques s’imposent à ce titre, qui tournent toutes autour de l’idée que la Cour européenne conclue beaucoup trop facilement au caractère menaçant du voile pour la laïcité. Est en cause ici cette tendance qu’on a déjà noté de la Cour européenne à prendre pour argent comptant les justifications de l’État en cause au nom de la marge d’appréciation nationale79, et notamment à supposer d’emblée, comme dans l’affaire Dahlab, que le port du voile est incompatible avec la démocratie. Sans entrer dans les détails, on notera, à l’instar de la juge Tulkens, que la Cour suppose (i) que le port du foulard est immanquablement lié au fondamentalisme musulman et (ii) que le foulard est nécessairement « la marque de l’aliénation de la femme ». Or il suffit de remarquer qu’en ce qui concerne (i) « toutes les femmes qui portent le foulard ne sont pas des fondamentalistes et rien ne l’établit dans le chef de la requérante » et, quant au (ii) que le foulard « ne symbolise pas nécessairement la soumission de la femme à l’homme et, dans certains cas, certains soutiennent qu’elle pourrait même être un instrument d’émancipation de la femme ». En réalité, on peut aisément soutenir que la décision Şahin fait preuve de préjugés lorsqu’elle associe port du foulard à extrémisme, et surtout d’un paternalisme de très mauvais aloi lorsqu’elle prétend substituer son interprétation de la signification du port du foulard, pratique qui n’a pourtant « pas de signification univoque » et « répond à des motivations variables » à celle de la plaignante elle-même80. Une autre critique que l’on peut adresser à une affaire comme l’affaire Şahin est le fait que la laïcité impose non seulement aux fonctionnaires ou agents de l’État de ne pas manifester de signes religieux, mais bien aux usagers de certains services publics, comme par exemple les étudiants d’une université81. Si l’on peut bien comprendre des limitations dans le cas des premiers, le fondement des limitations dans le cas des seconds - au seul motif qu’ils évoluent dans une institution dépendant de l’État -, paraît sujet à l’arbitraire et assez peu défendable. Enfin, la décision de la Cour européenne prend insuffisamment en compte l’existence d’autres droits que la liberté de religion qui sont menacés par

78 Id. 79 Or comme le souligne la juge Tulkens « reconnaître la force du principe de laïcité ne dispense pas d’établir que l’interdiction de porter le foulard islamique qui frappe la requérante était nécessaire pour en assurer le respect et répondait, dès lors, à un « besoin social impérieux ». Seuls des faits qui ne peuvent être contestés et des raisons dont la légitimité ne fait pas de doute – et non pas des inquiétudes ou des craintes – peuvent répondre à cette exigence et justifier une atteinte à un droit garanti par la Convention » (Par. 5 de l’opinion dissidente de la juge Tulkens dans Şahin c. Turquie, précité note 10.)

80 Id., par. 9-12. 81 Id., par. 7.

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l’interdiction de porter le voile. En l’occurrence, comme le relève la juge Tulkens, l’étudiante Şahin voit mis en cause son droit à l’instruction, sans que le jugement de la Cour en la matière ne convainque82. Plusieurs arguments militent donc pour considérer que la position de la Cour européenne - même limitée à la situation particulière des États laïcs - est fragile, pourrait évoluer, et est loin, en l’état actuel, de représenter une interprétation parfaitement heureuse de normes qui sont pourtant au cœur du système international de protection des droits de la personne. C’est donc bien, en définitive, l’apanage du système de protection des droits de la personne canadien et québécois d’avoir mis en avant et développé la notion d’accommodement raisonnable. À partir de l’étude qui précède, on peut dégager plusieurs modèles types d’approche de la diversité religieuse. On peut dire que la notion d’accommodement raisonnable est née, au Canada, d’une attention particulière à l’impact des lois, qui s’intéresse particulièrement à leurs conséquences de fait en matière de discrimination. C’est ce que l’on pourrait appeler le paradigme « des résultats ». Au moins pour partie à l’opposé, on peut dire que le système européen, porte une attention particulière au caractère des lois, et à la question de savoir si celles-ci ne sont pas formellement discriminatrices, sans se soucier particulièrement de leurs conséquences dès lors qu’elles sont générales et neutres. C’est ce qu’on pourrait appeler un « paradigme des formes ». Le système onusien, pour autant qu’on puisse en jauger précisément la teneur, se situe entre ces deux pôles. Dans cette perspective, on peut soutenir que le droit canadien est globalement « en avance » sur le droit international des droits de la personne. Dans le contexte canadien, cela pourrait paradoxalement donner des arguments à ceux qui s’opposent à la notion d’accommodement raisonnable, au motif que le Canada irait « plus vite que la musique », et s’astreindrait à des standards plus élevés que la moyenne internationale. Outre qu’il n’y a aucun tort à s’élever au-delà de standards qui, après tout, ne sont que des minima internationaux, a fortiori lorsqu’on se targue par ailleurs d’être à la pointe du progrès en matière de protection des droits de la personne, des arguments de fond militent en faveur de la conception relativement élevée de l’exigence de tolérance sociale incarnée par l’accommodement raisonnable. En effet, lorsqu’on analyse le genre de malaise que peut créer une jurisprudence comme celle de la Cour européenne, on se rend compte que la notion d’accommodement raisonnable, pour relativement exigeante qu’elle soit, correspond sans doute bien plus à l’esprit du droit international des droits de la personne que la plupart des régimes existants. En souhaitant traiter tant de la question de la liberté de religion que celle de l’égalité au plus près de la réalité des personnes, en exigeant des pouvoirs en place à chaque échelle qu’ils consentent des efforts raisonnables, la vision canadienne s’astreint à un idéal qui fait honneur aux sociétés authentiquement pluralistes83. En réalité, dans une perspective non plus canadienne mais internationale, c’est plutôt le système européen qui pourrait utilement incorporer l’espèce de flexibilité à la marge que représente l’accommodement raisonnable, là où l’apologie de la laïcité semble aboutir à des résultats excessivement durs en matière de liberté de religion. Comme le résume la

82 Id., par. 14-18. 83 Sur l’impact social positif de l’accommodement raisonnable, voir Pierre BOSSET, Réflexion sur la portée et les limites de l’obligation d’accommodement raisonnable en matière religieuse, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2005, 3-4.

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juge Tulkens, « dans une société démocratique », le but devrait être d’ « accorder – et non (…) opposer – les principes de laïcité, d’égalité et de liberté »84. On reconnaîtra là une formule qui pourrait tout à fait être appliquée à la notion d’accommodement raisonnable au Canada.

84 Par. 4 de l’opinion dissidente de la juge Tulkens dans Şahin c. Turquie, précité note 10.