Camus. Une situation philosophique

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Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet 1 Introduction L’enjeu de ces journées est de déterminer l’actualité d’Albert Camus, c’est-à-dire, s’il l’on s’en tient aux mots, de situer ce qui, dans les textes de Camus, continue à agir sur un lecteur contemporain. Et puisqu’il est question aujourd’hui de préciser ce qu’il en est de cette puissance d’action camusienne dans le pays de chacun, je me propose essentiellement d’interroger les relations entre l’œuvre de Camus et la philosophie française récente, voire contemporaine. Pour anticiper sur mes conclusions, je dirais d’emblée que ces relations doivent être comprises à partir de la problématique de la réception du romantisme par le vingtième siècle français 1 . Camus, dans L’Homme révolté, qu’il publie en 1951, et qui lui vaut sa rupture avec Sartre, consacre de longues analyses à la révolte romantique, notamment dans un chapitre intitulé « La révolte des dandys ». La conclusion camusienne est sévère ; elle condamne à la fois l’égoïsme profond de la révolte romantique, et son déisme, tout à la fois irréductible et insu : Si le révolté romantique exalte l’individu et le mal, il ne prend donc pas le parti des hommes, mais seulement son propre parti. Le dandysme, quel qu’il soit, est toujours un dandysme par rapport à Dieu. L’individu en tant que créature, ne peut s’opposer qu’au créateur. 2 Il faut donc dépasser l’attitude romantique : c’est bien le projet de L’Homme révolté, essai qui se présente comme une réflexion sur les différentes figures de la révolte, et qui cherche, par leur analyse successive, à déterminer leur fidélité à ce que Camus définit comme la « valeur de révolte » 3 . La question, pour le dire d’un mot, est de savoir si la révolte est vouée à s’accomplir ultimement sous la forme de la révolution. Camus le rappelle avec force : la révolution se donne, en première analyse, comme « la suite logique de la révolte métaphysique » ; il faut se demander toutefois si l’activité révolutionnaire est en effet le seul destin de l’homme révolté, ou si, au contraire, elle risque de trahir l’essence même de la révolte. Quoi qu’il en soit, les réflexions de Camus démontrent que la révolte est le lieu d’un dynamisme propre, voire d’une dialectique spécifique qui semble la conduire, 1 J’indique pour mémoire les deux principaux critères de cette réception spécifique du romantisme : d’une part, la conception de la relation entre littérature et philosophie (et conséquemment la conception de l’œuvre, en tant qu’elle articule du philosophique et du littéraire) ; d’autre part, la conception de la relation entre l’œuvre (philosophique et littéraire) et la vie. 2 Albert CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1951, p. 79. 3 Ibid., p. 139.

Transcript of Camus. Une situation philosophique

Camus. Une situation philosophique G. Artous-Bouvet

1

Introduction

L’enjeu de ces journées est de déterminer l’actualité d’Albert Camus, c’est-à-dire, s’il

l’on s’en tient aux mots, de situer ce qui, dans les textes de Camus, continue à agir sur un

lecteur contemporain. Et puisqu’il est question aujourd’hui de préciser ce qu’il en est de

cette puissance d’action camusienne dans le pays de chacun, je me propose essentiellement

d’interroger les relations entre l’œuvre de Camus et la philosophie française récente, voire

contemporaine.

Pour anticiper sur mes conclusions, je dirais d’emblée que ces relations doivent être

comprises à partir de la problématique de la réception du romantisme par le vingtième

siècle français1. Camus, dans L’Homme révolté, qu’il publie en 1951, et qui lui vaut sa

rupture avec Sartre, consacre de longues analyses à la révolte romantique, notamment dans

un chapitre intitulé « La révolte des dandys ». La conclusion camusienne est sévère ; elle

condamne à la fois l’égoïsme profond de la révolte romantique, et son déisme, tout à la fois

irréductible et insu :

Si le révolté romantique exalte l’individu et le mal, il ne prend donc pas le parti des hommes,

mais seulement son propre parti. Le dandysme, quel qu’il soit, est toujours un dandysme par

rapport à Dieu. L’individu en tant que créature, ne peut s’opposer qu’au créateur.2

Il faut donc dépasser l’attitude romantique : c’est bien le projet de L’Homme révolté, essai

qui se présente comme une réflexion sur les différentes figures de la révolte, et qui

cherche, par leur analyse successive, à déterminer leur fidélité à ce que Camus définit

comme la « valeur de révolte »3. La question, pour le dire d’un mot, est de savoir si la

révolte est vouée à s’accomplir ultimement sous la forme de la révolution. Camus le

rappelle avec force : la révolution se donne, en première analyse, comme « la suite logique

de la révolte métaphysique » ; il faut se demander toutefois si l’activité révolutionnaire est

en effet le seul destin de l’homme révolté, ou si, au contraire, elle risque de trahir l’essence

même de la révolte.

Quoi qu’il en soit, les réflexions de Camus démontrent que la révolte est le lieu d’un

dynamisme propre, voire d’une dialectique spécifique qui semble la conduire,

1 J’indique pour mémoire les deux principaux critères de cette réception spécifique du romantisme : d’une

part, la conception de la relation entre littérature et philosophie (et conséquemment la conception de l’œuvre,

en tant qu’elle articule du philosophique et du littéraire) ; d’autre part, la conception de la relation entre

l’œuvre (philosophique et littéraire) et la vie. 2 Albert CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1951, p. 79.

3 Ibid., p. 139.

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invinciblement, vers un devenir révolutionnaire. Ce mouvement dialectique diffère en

fonction du niveau d’analyse où l’on saisit la révolte : sous ses aspects les plus généraux, la

révolte débouche dans le « tout ou rien » ; considérée dans sa version métaphysique, elle

veut « l’unité du monde » ; sous sa forme révolutionnaire, elle « exige […] la totalité

historique »4. Sous cette dernière forme, écrit Camus, la révolte se trouve « sommée, sous

peine d’être futile ou périmée, de devenir révolutionnaire »5.

La révolution se définit, selon Camus, par un désir de déification qui ne s’adresse pas à

l’individu, mais à l’espèce : « il s’agit de déifier l’espèce comme Nietzsche et de prendre

en charge son idéal de surhumanité afin d’assurer le salut de tous »6. De surcroît, si la

révolte s’origine dans une « expérience individuelle », la révolution, quant à elle,

« commence à partir de l’idée »7. Le désir révolutionnaire, selon Camus, est donc un désir

d’absolu ; comme tel, et même sous sa forme marxiste, il court le risque du nihilisme et de

la terreur, car, je cite, « choisir l’histoire, et elle seule [comme le fait le marxisme pour des

raisons idéologiques], c’est choisir le nihilisme contre les enseignements de la révolte elle-

même »8. Camus ajoute décisivement : « La révolution, obéissant au nihilisme, s’est

retournée en effet contre ses origines révoltées »9.

Je voudrais essayer de montrer que l’actualité de Camus réside dans son effort pour rester

fidèle à ce qu’il désigne comme la révolte, et qui ne se confond ni avec une protestation

individuelle, et confinée, par conséquent, à l’impuissance et à la stérilité, ni avec une

ambition révolutionnaire visant à re-produire l’homme, tel qu’il est, comme sur-homme, en

s’appuyant sur une puissance de totalisation qui prend l’espèce elle-même pour objet. La

révolte revêt en ce sens chez Camus le statut de critère anthropologique : l’homme est

l’être qui se révolte, et dont le destin est d’endurer sa révolte, et non d’y renoncer pour

sublimer en révolution au moment même où il se déifierait comme surhomme. Nous

verrons d’ailleurs que la forme même de l’œuvre camusienne répond à ce principe en tant

qu’elle refuse de se totaliser sous la forme d’un système.

Endurance de la révolte dans ce qu’elle a d’indépassable, refus de l’œuvre totale,

réinvention de les modalités de l’écriture philosophique, volonté de fonder une éthique qui

ne soumette pas l’expérience individuelle à la loi d’une collectivité : ces traits marquent, à

4 Ibid., p. 142.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 140.

8 Ibid., p. 307.

9 Ibid., p. 140.

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mon sens, la proximité de Camus et de la pensée française récente, voire contemporaine.

Dans la première partie de mon intervention, j’essaierai de proposer une contextualisation

philosophique du moment camusien, à partir de la notion d’existence ; dans une seconde

partie, je m’interrogerai sur la manière dont l’œuvre camusienne se construit à partir de la

contradiction originelle décrite par l’existentialisme ; ma conclusion, enfin, sera consacrée

à interroger la proximité entre Camus et la pensée philosophique française récente et

contemporaine.

Contradiction

1. Existence

Qu’est-ce qui définit le moment camusien ? Selon Frédéric Worms, à qui j’emprunte la

notion même de moment, ce moment est marqué, cela ne vous surprendra pas, par la

question de l’existence. Mais à cette question, qu’il partage évidemment avec ses

contemporains, Camus donne une réponse singulière. Et j’insisterai pour ma part, avec

Frédéric Worms, et contre un certain nombre de préjugés, sur la rigueur philosophique de

cette réponse :

Il a pu sembler parfois, à certains, qu’en définissant ce moment par l’absurde [et] la révolte […],

Camus avait certes touché au cœur des préoccupations historiques, morales, existentielles mêmes

de ses contemporains, mais en aurait manqué les enjeux proprement philosophiques, supposés plus

profonds, concernant non pas l’absurde, mais la contingence et l’existence, non pas la révolte,

mais la révolution et l’histoire.10

Nous verrons toutefois que c’est précisément la profondeur philosophique de son

engagement qui le conduit à ne pas se limiter à la philosophie. J’irais jusqu’à dire qu’à

certains égards, l’œuvre camusienne tente d’excéder l’horizon même de la philosophie,

selon un mouvement que la philosophie récente et contemporaine confirmera. Comme

l’écrit encore F. Worms,

c’est précisément en raison de sa force et de sa cohérence philosophique même que cette position

se déploie, autant et plus que les autres, à part égale en philosophie (ou dans des « essais ») et en

littérature (romans, récits, théâtre).11

10

Frédéric WORMS, La Philosophie en France au vingtième siècle. Moments, Paris, Éditions Gallimard, coll.

« Folio Essais », 2009, p. 321. 11

Ibid.

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Il ne suffit pas, cependant, de constater qu’une démarche philosophique peut avoir des

conséquences extérieures à la philosophie elle-même : il faut se demander comment la part

pour ainsi dire « non-philosophique » de l’œuvre camusienne s’articule avec les prémisses

philosophiques qui lui donnent son essor et sa légitimité. C’est précisément la forme de

cette articulation qui confère, je vais tenter de le montrer, son originalité et son actualité à

la position de Camus.

Qu’est-ce qu’une philosophie de l’existence, comme le sont, donc, celles de Sartre et

celle de Camus ?

L’existentialisme sartrien est un existentialisme philosophique, en ceci qu’il tire sa

possibilité et son sens d’une démarche d’analyse phénoménologique. Les analyses de La

Transcendance de l’ego, premier ouvrage philosophique sartrien datant de 1934, insistent

ainsi sur le dynamisme absolu d’une conscience qui

se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on puisse rien concevoir avant elle. Ainsi

chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo. […] Il y a quelque chose

d’angoissant pour chacun de nous, à saisir ainsi sur le fait cette création inlassable d’existence dont

nous ne sommes pas les créateurs.12

L’existence, ici, s’oppose à l’être : elle caractérise le régime ontologique du pour-soi, c’est-

à-dire de la conscience, en tant qu’il se distingue de celui de l’en-soi. L’expérience

phénoménologique de l’existence constitue ainsi, conformément à l’étymologie, celle d’un

interminable passage au dehors, sans cesse recommencé, qui destitue toute position

ontologique définitive. D’où, par exemple, la crise personnelle profonde traversée par le

héros de La Nausée, Antoine Roquentin. Il n’en reste pas moins que la radicalité de cette

expérience ne constitue aucunement une mise en question du discours philosophique lui-

même, qui se déploie sous une forme systématique et maîtrisée, dans La Transcendance de

l’ego comme, quelques années plus tard, dans L’Être et le néant.

Chez Camus au contraire, la structure d’ek-sistence précède toute position de discours

philosophique, dans son principe comme dans sa méthode. C’est, au fond, ce qu’indique le

fort célèbre début du Mythe de Sisyphe, essai publié par Camus en 1942 :

Il n’y a qu’un problème philosophique véritablement sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie

vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la

philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, ce sont

des jeux ; il faut d’abord répondre.13

12

Jean-Paul SARTRE, La Transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique, Paris,

Éditions Vrin, coll. « Bibliothèque de textes philosophiques », 1934, p. 79. 13

Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio Essais », p. 17.

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Ces lignes situent la véritable profondeur de l’interrogation philosophique camusienne. Il

s’agit en effet, au sens fort du terme, d’une question de principe. Cette priorité signale la

radicalité de la question, qui constitue en effet une « question fondamentale », c’est-à-dire

une question de fondement. Et ce qui qualifie la philosophie camusienne comme une

philosophie existentielle, c’est que ce fondement ne concerne pas simplement ce que l’on

pourrait appeler la consistance épistémologique de l’entreprise philosophique (c’est-à-dire

sa valeur de vérité scientifique), mais bien la légitimité ontologique et éthique du

questionnement lui-même. La question d’existence précède ainsi, et entame la position

philosophique qui préside ordinairement à tout questionnement. Pour le dire autrement : la

question philosophique fondamentale se laisse traverser, et travailler, par l’évidence d’une

intuition non-philosophique, à savoir celle de l’absurde.

2. L’absurde et la révolte

Ainsi, il faut affirmer que pour Camus, la philosophie est sous condition de ses

circonstances, c’est-à-dire de ce que Sartre appelle, quant à lui, sa situation. Et pour

Camus, la situation originelle consiste, on le sait, dans l’expérience de l’absurde. Je

rappelle que, dans Le Mythe de Sisyphe, Camus définit l’expérience de l’absurde comme

celle de l’étrangeté absolue de l’homme à l’égard du monde :

Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à la vie ? Un

monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au

contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger.14

Camus tire trois conséquences de cette situation d’absurdité originaire : la passion, la

liberté, et la révolte de l’être humain. Passion, car le sentiment de l’absurde est antérieur à

toute décision et à toute réflexion :

L’homme ne choisit pas. L’absurde et le surcroît de vie qu’il comporte ne dépendent donc pas de

la volonté de l’homme ̧mais de son contraire qui est la mort. […] Il faut savoir y consentir.15

Mais de ce consentement surgit, par paradoxe, une libération : consentir à la possibilité de

sa propre mort comme précédant toute légitimité d’existence revient à se libérer pour vivre

sa vie dans une plus grande plénitude :

14

Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 20. 15

Ibid., p. 89.

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S’abîmer dans cette certitude sans fond, se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour

l’accroître et la parcourir sans la myopie de l’amant, il y a là le principe d’une libération.16

C’est de cet affranchissement que procède la possibilité de la révolte. La révolte, en ce

sens, naît au sein même de l’expérience de l’absurdité. Ainsi, pour l’homme absurde,

L’absurde est sa tension la plus extrême, celle qu’il maintient constamment d’un effort solitaire,

car il sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule

vérité qui est le défi.17

La révolte n’est donc pas première : elle est, comme son nom l’indique, ré-action à une

situation. De même, et symétriquement, la révolte n’est pas une décision ponctuelle,

définissant une fois pour toute une posture déterminée : la révolte est révolte « au jour le

jour », c’est-à-dire endurance et « tension la plus extrême ». Le révolté tient donc ensemble

le « consentement » à ce qui est, l’endurance du réel, donc, et la capacité à prendre position

pour se préparer, vis-à-vis de ce réel, au discours et l’action. D’où ce que Camus écrit au

début de L’Homme révolté, au sujet de ce qu’il appelle « la conclusion dernière du

raisonnement absurde », et qui

est, en effet, le rejet du suicide et le maintien de cette confrontation désespérée entre

l’interrogation humaine et le silence du monde. […] Mais il est clair que du même coup, ce

raisonnement admet la vie comme le seul bien nécessaire puisqu’elle permet précisément cette

confrontation et que, sans elle, le pari absurde n’aurait pas de support.18

Il faut ici à nouveau distinguer la posture de Camus de celle de Sartre : en effet, affirmer

que la révolte ne trouve pas nécessairement sa forme accomplie dans la révolution, c’est

dire, du même coup, que la révolte ne peut pas se résoudre, du moins, pas mécaniquement,

dans une procédure d’engagement, au sens sartrien du terme.

L’engagement constitue sans doute, au même titre que la révolte, une réponse et une

réaction aux circonstances ; mais, comme son nom l’indique, il suppose une prise de

position, une détermination qui n’est pas seulement éthique, mais bien aussi politique,

c’est-à-dire, en dernière instance : philosophique. L’engagement, quel qu’il soit, risque en

effet toujours de se voir attribuer le discours dénoncé par Camus dans le chapitre qu’il

consacre à la révolte historique : « Qu’importe le sacrifice des hommes s’il doit servir au

salut de l’humanité entière ! »19

Or la révolte, à la différence de l’engagement, se souvient

de son origine individuelle : elle est toujours stratégique et locale, tandis que l’engagement

16

Ibid., p. 85. 17

Ibid., p. 80. 18

L’Homme révolté, op. cit., p. 18-19. 19

Ibid., p. 259.

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est idéologique eu global. S’engager, c’est ainsi engager une certaine idée de l’humanité :

comme l’écrit Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme, « notre responsabilité est

beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité

entière »20

. Se révolter, au contraire, c‘est vouloir préserver, au-delà de l’idée, la possibilité

d’évaluer les circonstances, de s’y situer comme sujet, et d’y mesurer une éthique toujours

à réinventer.

Création

1. Philosophie et littérature

L’existentialisme, on le sait, a donné lieu à un style philosophique spécifique, dans lequel

le discours philosophique entre en relation avec d’autres genres de discours : on peut

parler, à cet égard, d’une véritable polygraphie existentialiste. Elle revêt une double

nécessité.

Elle est, d’une part, la conséquence de la précédence absolue du réel sur la démarche

philosophique. C’est ce « réalisme » qui interdit désormais au discours philosophique de

prétendre à une autonomie générique reposant sur l’évidence fondative d’un

commencement solitaire. En ce sens, de même que la décision philosophique s’enracine

dans une expérience non-philosophique, de même, le discours philosophique s’écrit dans

un dialogue avec les autres discours (politique, journalistique, littéraire). Il n’est ni un

discours absolu, ni même un discours premier.

Elle répond, d’autre part, à la nécessité, pour l’entreprise philosophique, de se donner les

moyens d’agir sur le réel. La polygraphie signale que le discours philosophique ne suffit

pas pour égaler la création discursive à l’action : il faut en excéder la forme et la méthode

pour prétendre tenir un discours performant, c’est-à-dire efficace.

Frédéric Worms soutient que la littérature joue un rôle spécifique, dans l’ensemble des

genres qu’explore l’écriture camusienne. Le discours littéraire serait chargé, écrit Worms,

de porter à sa plus haute « intensité l’ensemble de l’existence ou de la condition

humaine »21

. La philosophie quant à elle ne pourrait « que montrer ce qu’est [la condition

20

Jean-Paul SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio Essais », p.

32. 21

La Philosophie en France au vingtième siècle, op. cit., p. 331.

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humaine] dans toutes ses dimensions et ses tensions internes »22

. La philosophie serait

donc cantonnée à une attitude descriptive, ou, au mieux, analytique, tandis que la littérature

serait, de son côté, en mesure de dévoiler la vérité, par sa capacité à affecter son lecteur. Je

cite à nouveau Frédéric Worms :

C’est ce souci de l’intensité, donc au fond de la vérité, qui fait que la littérature n’est pas

l’illustration de la philosophie, mais bien au contraire sa vérité même ; ce par quoi elle se prouve

et s’éprouve réellement, atteignant tout à la fois grâce à l’art son contenu réel et son public réel,

l’expérience et le cœur des hommes.23

Le discours philosophique se trouve donc en quelque sorte destitué de sa prétention à

manifester la vérité ; non pas que la philosophie soit révoquée, ou qu’il faille y renoncer,

mais elle se trouve située comme un discours parmi les autres discours.

C’est ainsi que, chez Camus, la vérité ne peut surgir que dans l’exercice de la

polygraphie, mêlant philosophie et littérature – et qui préserve, dans l’œuvre, une tension

entre les genres analogue à la tension même du réel.

2. Totalisation et tension

Je distinguerai donc, afin de définir précisément la position de Camus, deux types de

polygraphie.

Le premier type correspond à la pratique sartrienne, dont la pluralité générique renvoie,

en dernier instance, à une cohérence de type philosophique. Dans cette perspective, la

différence générique peut s’analyser comme une différence systémique. Ce qui signifie,

dans le cas de Sartre, que la relation entre les différentes oeuvres peut être pensée à partir

du concept sartrien de totalisation. Dans cette perspective, conformément aux analyses de

L’Être et le néant, l’œuvre serait ainsi une totalité en voie de totalisation : « le pour-soi est

l’être qui est à soi-même son propre manque d’être »24

, écrit ainsi Sartre. Ainsi, la

différence polygraphique entre les genres doit être considérée comme une différence en

attente de totalisation.

Chez Camus, je crois que la différence polygraphique doit être interprétée autrement,

c’est-à-dire en substituant au concept de totalisation celui de tension, terme utilisé par

22

Ibid. 23

Ibid. 24

L’Être et le néant, op. cit., p. 611.

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Camus à la fin de L’Homme révolté. Je me permets de citer à nouveau quelques lignes de

ce texte crucial :

…ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela

suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est

présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même…25

L’œuvre camusienne peut-être ainsi interprétée comme une œuvre déchirée, et

doublement : d’une part, parce qu’elle assume une polygraphie dont les différentes

tentatives (récits, romans, essais, théâtre) ne se réconcilient pas en une morale unique et

pacifiée. D’abord, évidemment, du fait de la différence générique elle-même (comment

faire dialoguer de manière transparente et apaisée, par exemple, La Chute et L’Homme

révolté ?), mais aussi du fait des choix rhétoriques et poétiques de Camus, qui privilégie,

notamment dans ses récits, des focalisations externes laissant une part d’obscurité quant

aux motivations des personnages, et ouvrant de nombreuses possibilités interprétatives.

Mais cette œuvre est déchirée, d’autre part, parce que son inachèvement, dans les

circonstances que l’on sait, ne la constitue pas rétrospectivement comme une totalité, dont

le sens serait pour nous explicite et lisible. L’inachèvement de l’œuvre camusienne

demeure, et doit demeurer, je crois, un accident : c’est aussi ce qui fait son prix et sa

puissance.

Conclusion

Je vais, pour conclure, présenter trois pistes de réflexion concernant la proximité entre

Camus et la philosophie française d’après les années 1960 (notamment celle de Derrida,

Foucault, et Deleuze).

1. Le premier trait de cette proximité est « théorique », et c’est peut-être le plus

manifeste : il correspond au refus de la dialectique, au sens de progression vers une

« totalité », et notamment, vers la totalité d’une figure humaine enfin réconciliée. Le

concept camusien de révolte, si on le comprend comme l’effort d’une dialectique

interminable, qui ne conduit jamais à une forme stabilisée ou absolue, trouverait

notamment un écho dans les propositions de Jacques Derrida concernant le mouvement

d’une différance rigoureusement non-finie.

25

L’Homme révolté, op. cit., p. 378.

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2. Le second trait de proximité concerne la rénovation de la forme du discours

philosophique, qui prend avec Camus la direction de l’essai. Il faut cependant préciser que

l’essai n’est pas une « forme » ou un « genre » au sens traditionnel, qui se trouverait

caractérisé par un système de règles définies : il constitue, bien au contraire, le lieu d’une

réinvention générique constante.

3. Cette réinvention, et ce sera mon troisième point, passe souvent par un infléchissement

qui conduit le discours théorique aux frontières du récit de soi, ou de ce qu’on appelle

parfois l’autofiction. L’inscription d’un « sujet », fût-il fabulé, dans le discours théorique,

marque ainsi l’authenticité éthique de la réflexion qui est menée. Elle ne débouche sans

doute pas sur un engagement politique, au sens strict : mais elle n’empêche absolument pas

la prise de position stratégique et locale, comme on l’a vu dans le cas de Michel Foucault,

à l’égard des prisons, ou de Jacques Derrida, lors de l’épisode tchèque au cours duquel il a

été emprisonné.

L’actualité de Camus se situe ainsi à la fois dans l’influence, plus ou moins assumée,

qu’il a eu sur certains penseurs contemporains, mais aussi, et c’est sans doute l’essentiel,

dans notre propre capacité à actualiser sa pensée : c'est-à-dire à agir et à penser à partir

d’elle.