Asmās : le plat emblématique des Almohades

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© koninklijke brill nv, leiden, ��5 | doi �. ��63/�5700585-� �34�33Arabica 6� (�0 �5) �- �� brill.com/arab Asmās : le plat emblématique des Almohades Mehdi Ghouirgate CNRS-UMR 8167 Résumé Cet article se propose de mettre en lumière l’évolution sociale et politique des Almohades à travers la consommation d’un plat connu sous le nom berbère d’asmās. En effet, les sociétés de leur région d’origine, le Haut-Atlas occidental et l’Anti-Atlas, étaient restées jusqu’au début du V e/xiie siècle en dehors de toute influence étatique notable : dans ces zones de montagnes, les décisions importantes mettant en jeu le devenir du groupe étaient du ressort des communautés villageoises. Or, dans un laps de temps rela- tivement bref, les membres de tribus maṣmūḍa, prenant le nom programmatique et militant d’« Almohades », initièrent un mouvement qui aboutit à la diffusion de struc- tures étatiques dans ces sociétés. En effet, les Almohades reprirent certaines institu- tions des Maṣmūda, en les détournant de leur emploi primitif. L’asmās en fait partie : la consommation de ce plat servait initialement à sceller un lien, soit pour faire la guerre à un autre clan ou à une autre tribu, soit pour conclure une alliance matrimoniale ; elle marque dorénavant le serment d’allégeance privée (bayʿa ḫāṣṣa) prêté au calife muʾminide, et établit une séparation nette non seulement entre les gouvernants et les gouvernés, mais également entre les gouvernants. Mots clés Almohades – Maṣmūda – Ibn Tūmart – asmās – étatisation *  Cette étude s’insère dans le cadre du projet intitulé igamwi (Imperial Government and Authority in Medieval Western Islam) et financé par le 7e pcrd de l’European Research Council : fp7-erc-StG-2010-263361. Participent à ce projet, dirigé par Pascal Buresi (cnrs- ciahm-umr 5648), Hicham El Aallaoui (cnrs-umr 8167), Hassan Chahdi (cnrs-umr 8167), Travis Bruce (Univ. of Wichita, Kansas). ARAB_062_Ghouirgate.indd 1 10/29/2014 7:15:11 PM

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Asmās : le plat emblématique des Almohades

Mehdi GhouirgateCNRS-UMR 8167

Résumé

Cet article se propose de mettre en lumière l’évolution sociale et politique des Almohades à travers la consommation d’un plat connu sous le nom berbère d’asmās. En effet, les sociétés de leur région d’origine, le Haut-Atlas occidental et l’Anti-Atlas, étaient restées jusqu’au début du Ve/xiie siècle en dehors de toute influence étatique notable : dans ces zones de montagnes, les décisions importantes mettant en jeu le devenir du groupe étaient du ressort des communautés villageoises. Or, dans un laps de temps rela-tivement bref, les membres de tribus maṣmūḍa, prenant le nom programmatique et militant d’« Almohades », initièrent un mouvement qui aboutit à la diffusion de struc-tures étatiques dans ces sociétés. En effet, les Almohades reprirent certaines institu-tions des Maṣmūda, en les détournant de leur emploi primitif. L’asmās en fait partie : la consommation de ce plat servait initialement à sceller un lien, soit pour faire la guerre à un autre clan ou à une autre tribu, soit pour conclure une alliance matrimoniale ; elle marque dorénavant le serment d’allégeance privée (bayʿa ḫāṣṣa) prêté au calife muʾminide, et établit une séparation nette non seulement entre les gouvernants et les gouvernés, mais également entre les gouvernants.

Mots clés

Almohades – Maṣmūda – Ibn Tūmart – asmās – étatisation

*  Cette étude s’insère dans le cadre du projet intitulé igamwi (Imperial Government and Authority in Medieval Western Islam) et financé par le 7e pcrd de l’European Research Council : fp7-erc-StG-2010-263361. Participent à ce projet, dirigé par Pascal Buresi (cnrs-ciahm-umr 5648), Hicham El Aallaoui (cnrs-umr 8167), Hassan Chahdi (cnrs-umr 8167), Travis Bruce (Univ. of Wichita, Kansas).

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Abstract

This article aims to highlight the social and political evolution Almohad through the consumption of a dish known by its Berber name asmās. Indeed companies in their region of origin, the Western High Atlas and Anti-Atlas, remained until the early fifth / twelfth century without any significant state influence: in these mountain areas, impor-tant decisions involving the future of the group rested with the village communities. However, in a short period of time, members of tribes Maṣmūda, taking the program-matic name of “Almohad” introduced him a movement that led to the diffusion of state structures in these countries. Indeed Almohades regained some institutions Maṣmūda, by diverting them from their primary job. The asmās in part: consumption of this dish was originally used to seal a link, either to make war on another clan or tribe to another, or to enter into a matrimonial alliance. It now marks the oath of allegiance private (bayʿa ḫāṣṣa) lent to the Muʾminid Caliph, and makes a clear distinction not only between government and the governed, but also between those who govern.

Keywords

Almohades – Maṣmūda – Ibn Tūmart – asmās – genesis of the state

Quand on interrogeait un des plus grands saints (quṭb) qu’ait connu le Maghreb, le šayḫ Abū Yaʿzā1 (m. 572/1177), contemporain des Almohades, sur la façon dont il avait obtenu tant de faveurs divines, il répondait invariable-ment : « En faisant don de nourriture (iṭʿām aṭ-ṭaʿām) »2. Ce saint personnage, ainsi que nombre d’autres santons berbères du Maġrib al-aqṣā, acquit auprès de ses coreligionnaires une réputation durable3 en tenant tête aux autorités almoravides, puis almohades, en se distinguant comme censeur des mœurs et en accomplissant certains « miracles », par exemple en domptant des lions,

1  Afin de mettre en perspective l’importance de ce personnage dans le cadre de la vie spiri-tuelle du Maghreb, on peut se référer à Émile Dermenghem, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, Paris, Gallimard (« Tel »), 1954. Juan José Sánchez Sandoval, « Abū Yaʿzà, un santo maghrebí del siglo xiie a la luz del TAŠAWWUF ILÁ RIǦÁL AL-TAṢAWWUF », Al-Andalus Magreb, 7 (1999), p. 271-293.

2  Al-Tādilī, al-Tašawwuf ilā riǧāl al-taṣawwuf, éd. Aḥmad Tawfīq, Rabat, Publications de la Faculté des lettres de Rabat, Université Mohammed v, 1997, p. 220.

3  La majorité des saints les plus vénérés au Maroc ont vécu à l’époque almohade (Abū Yaʿzā, Abū ʿAbd Allāh Amġār, Abū Šuʿayb, Abū Muḥammad Ṣāliḥ, etc.).

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symboles par excellence de la vie sauvage. Cependant, de l’aveu même de celui qui fut leur chef de file, la base de leur pouvoir charismatique, assimilé à des miracles (karāmāt), provenait non seulement de leur capacité à procurer de la nourriture, mais aussi de la distance qu’ils prenaient vis-à-vis des habitu-des culinaires de leur temps. En effet ces soufis se démarquaient des pratiques de leurs contemporains (ḫarq al-ʿāda), en premier lieu de celles de la classe dirigeante, soit en refusant de partager les repas collectifs, soit en acceptant pour seule nourriture celle qu’ils avaient eux-mêmes produite, pour éviter, affirmaient-ils, de consommer des biens mal acquis ; le rapport à la nourriture et aux repas paraît être ainsi très clairement un aspect constitutif de la sainteté.

Dans le contexte des sociétés du Haut et de l’Anti-Atlas, majoritairement peuplés de tribus maṣmūda, peu étatisées jusqu’au début du Ve/xiie siècle, les repas pris en commun étaient des moments forts où se réglaient les différends et où des liens divers et des alliances se nouaient ou se dénouaient. Au cours de ces agapes, un plat semble avoir joué un rôle très important, mais il paraît disparaître dans le système du pouvoir almohade, à moins qu’il n’ait changé de nom : l’asmās. Des indices concordants permettent d’en cerner non seu-lement la composition, mais aussi l’usage social et la façon dont celui-ci s’est transformé. Il convient dans un premier temps de revenir sur la source qui évoque le plus clairement l’asmās, parce qu’elle présente bien des spécificités qui demandent à être éclairées.

1 À la recherche des traces de l’asmās

L’asmās n’est mentionné que dans une seule source, dont on ignore jusqu’au titre4; ce qui est fâcheux, si l’on considère que le titre avait, dans un contexte où régnait la controverse, une résonance souvent programmatique. L’absence de titre contraste avec la longueur de celui de la chronique d’Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt (m. seconde moitié du vie/xiie siècle) : Don de l’imamat à ceux qui étaient humiliés avant que Dieu n’en fasse des guides et des héritiers avec l’apparition d’al-Mahdī à la tête des Almohades contre les Voilés (al-Mann bi-l-Imāma ʿalā l-mustaḍʿafīn bi-an ǧaʿalahum Allāh aʾimma wa-ǧaʿalahum al-wāriṯīn wa-ẓuhūr al-imām al-Mahdī bi-l-muwaḥḥidīn ʿalā al-mulaṯṯamīn). Ce long titre exprime le parti

4  Cet ouvrage a été publié une première fois sous le nom de Documents inédits d’histoire almo-hade, Fragments manuscrits du legajo 1919 du fonds arabe de l’Escorial, éd. et trad. Évariste Lévi-Provençal, Paris, Paul Geuthner, 1928. Il a fait l’objet d’une réédition en arabe en 1971 par ʿAbd al-Wahhāb b. Manṣūr, sous le titre de Aḫbār al-Mahdī Ibn Tūmart, Rabat, Dār al-Manṣūr, 1971.

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pris de l’auteur et fonctionne comme un paradigme englobant l’ensemble des événements rapportés5. Telle est généralement la forme des titres des ouvrages courtisans, qui relèvent le plus souvent du panégyrique6. Or l’auteur de la chro-nique présentée ici, Abū Bakr ʿAlī al-Ṣanhāǧī, surnommé al-Bayḏaq, était très proche des Almohades, et cela devait nécessairement apparaître dans le titre.

Ce texte d’al-Bayḏaq a été découvert sous forme de fragments par Évariste Lévi-Provençal dans le fonds de l’Escorial, en 1924, dans des liasses (legajos) qui avaient échappé jusque-là aux différents recensements de manuscrits arabes, entrepris depuis le xviiie siècle7. Or le terme asmās est déjà mentionné dans le Supplément aux dictionnaires arabes de Reinhardt Dozy, publié en 1881, avec la définition suivante : « repas, festin »8. On ne peut établir avec certitude où l’orientaliste hollandais a pu rencontrer le terme. A-t-il eu accès aux legajos ? Plus vraisemblablement c’est dans le Vocabulista qu’il l’a découvert9. Ce dic-tionnaire arabe-latin, rédigé dans la première moitié du xve siècle est tradi-tionnellement attribué, sans grande justification, au Catalan Ramón Martí10. À l’appui de cette hypothèse, la définition et l’orthographe du mot sont iden-tiques dans le Supplément et dans le Vocabulista : asamas, sans alif long [ā]. Cette graphie est due sans doute à la volonté de Ramón Martí et des auteurs d’époque mérinide en général de se démarquer des chroniqueurs des époques almohade et suivantes, qui avaient pour règle de retranscrire toutes les voyelles du berbère par des voyelles longues en arabe : alif/ā pour a, yāʾ/ī pour i ou wāw/ū pour u11.

5  Maribel Fierro, « El título de la crónica almohade de Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt », al-Qanṭara, 24 (2003), p. 291-293.

6  À l’inverse, le fait de ne pas choisir un titre grandiloquent indique généralement chez l’auteur l’affirmation d’une position de neutralité, sans doute inspirée à la fois par la crainte de l’arbitraire du pouvoir en place et par le désir de marquer une certaine distance avec lui. C’est le cas par exemple de l’ouvrage de ʿAbd Allāh, le dernier souverain ziride de Grenade (r. 465/1073-483/1090, m. 488/1095) et de celui d’Ibn ʿIḏārī (m. après 711/1312) ; en effet ces deux auteurs utilisent respectivement les termes, assez neutres, de tibyān et de bayān, que l’on peut traduire tous deux par « exposé ».

7  Manuscrit 1919.8  Reinhart Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde, E.J. Brill, 1881, i, p. 24.9  Celestino Schiaparelli, Vocabulista in arabico publicato por la primera volta sopra un codice

della biblioteca riccardiana di Firenze, Florence, Tipografia dei successori Le Monnier, 1871, p. 16.

10  Voir Jean-Pierre Molénat, « Contacts linguistiques dans la péninsule Ibérique médiévale », Les échanges culturels au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne (« Histoire anci-enne et médiévale », 70), 2002, p. 111.

11  Nico Van den Boogert, « Medieval Berber Orthography », Études berbères et chamito-sémitiques : mélanges offerts à Karl-G Prasse, dir. Salem Chaker, Paris-Louvain, Peeters, 2000, p. 360.

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À ce propos, l’auteur du Vocabulista, outre qu’il traduit ce terme par « convi-vium », soit repas, festin12, fait une remarque intéressante, à savoir que l’on ne rencontrait l’asmās que dans dans la partie occidentale d’al-Andalus13. Or le manuel de chancellerie d’al-Balawī, al-ʿAṭāʾ al-ǧazīl, révèle la présence dans cette région14 d’iqṭāʿs attribués à des tribus almohades15, ce qui est confirmé par al-Maḫzūmī (m. 658/1260), qui affirme que des membres de l’appareil d’État almohade, majoritairement des soldats, s’étaient implantés en al-An-dalus avec femmes et enfants16. L’occupation d’al-Andalus n’était pas unique-ment le fait de soldats et de leurs chefs : dès le début de la conquête de Séville par les Almohades, les parents d’Ibn Tūmart, les Ayt Umġār, s’installèrent dans l’ancien palais ʿabbādide avec leur famille, au sens le plus large du terme17, et aussi leurs troupeaux, ce qui causait bien des désagréments aux citadins18. À partir de ces informations, on peut supposer que cette domination politique a incité leurs sujets andalous à adopter certaines habitudes culinaires de l’élite au pouvoir, d’autant plus que la présence des femmes et des esclaves19 faci-litait l’importation de plats typiquement maghrébins, à commencer par le couscous20. Il est peu probable que l’asmās ait été un apport des conquêtes

12  Félix Gaffiot, Dictionnaire latin français, Paris, Hachette, 1934, p. 427.13  Schiaparelli, Vocabulista, p. 16.14  Ahmad Azzaoui, Nouvelles lettres almohades, Kénitra, Publications de la faculté des lettres

et des sciences de Kénitra, 1996, i, p. 315-327.15  Il faut comprendre une division de l’armée qui avait pour assise un recrutement tribal et

régional.16  Al-Maḫzūmī, Ta ʾrīḫ Mayurqa, crónica arabe de la conquista de Mallorca, éd. et trad.

Nicolau Roser Nebot, Palma de Majorque, Universitat de Les Illes Balears, 2008, p. 69. D’après cette source, ces Almohades font l’objet de massacres de la part des Andalous au cours des troubles des années 1220. Un certain nombre d’Almohades cherchèrent alors refuge à Majorque où ils réussirent à conserver le pouvoir jusqu’à la prise de l’île par les chrétiens. Pour al-Maḫzūmī, cette mésentente entre Almohades et autochtones fut la cause de la perte de Majorque.

17  Il semble qu’elle comprenait femmes, enfants, clients et esclaves. Lors de la tentative de prise du pouvoir par les Ayt Umġār à Marrakech, al-Bayḏaq y signale la présence d’esclaves, fer de lance de l’insurrection.

18  Ibn ʿIḏārī, al-Bayān al-muġrib fī aḫbār al-Andalus wa-l-Maġrib, éd. Muḥammad Ibrāhīm Kattānī et alii., Casablanca-Beyrouth, Dār al-Ġarb al-islāmī-Dār aṯ-ṯaqāfa, 1985, p. 36.

19  Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt, Ta ʾrīḫ al-mann bi-l-imāma, éd. ʿAbd al-Hādī al-Tāzī, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-islāmī, 1987, p. 214. Le contingent almohade, tant dans sa composante berbère qu’arabe comprenait des esclaves. Sans que cela soit sûr, on peut supposer qu’il s’agissait de pages (ġilmān).

20  Mohamed Oubahli, « Une histoire de pâte en Méditerranée occidentale : des pâtes arabo-berbères et de leur diffusion en Europe latine au Moyen Âge », Horizons maghrébins, 55 (2006), p. 50.

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musulmanes du iie/viiie siècle, bien que le Šarq al-Andalus ait accueilli de nombreux Berbères21.

Même si, comme nous l’avons dit plus haut, l’ouvrage rédigé par Abū Bakr ʿAlī al-Ṣanhāǧī est incomplet, il est exceptionnel à bien des égards. En premier lieu, il a été rédigé par un compagnon d’Ibn Tūmart, c’est-à-dire un témoin direct des événements rapportés. L’auteur n’hésite pas d’ailleurs, le cas échéant, à se mettre lui-même en scène. Son œuvre se présente donc comme « une véri-table chronique de faits vécus ». Cependant, dans les fragments qui nous ont été conservés, l’auteur ne précise pas d’où il était originaire, ni ce qu’il faisait en Ifrīqiya au moment de sa rencontre avec Ibn Tūmart. D’après les caractéris-tiques de la langue berbère qu’il utilise, G. Marcy a suggéré qu’il était proba-blement originaire de l’actuelle province d’Azilal22, située entre la région où domine le tamaziḫt (Haut-Atlas central et Moyen-Atlas) et celle où domine le tašelḥit (Haut-Atlas occidental et Anti-Atlas). Cela va à l’encontre de l’hypo-thèse émise par Évariste Lévi-Provençal selon laquelle un autre compagnon d’Ibn Tūmart, à savoir ʿUmar Aznāg23 pourrait être le frère d’al-Bayḏaq, du fait qu’il portait également l’ethnique d’al-Ṣanhāǧī ; rien ne peut étayer cette hypo-thèse et on ne sait si ʿUmar Aznāg était originaire des Ṣanhāǧa du midi, c’est-à-dire du Haut-Atlas central ou du versant nord du Haut-Atlas occidental, où se trouvaient également des Iznāguen. Par ailleurs, al-Bayḏaq écrit sa nisba sous une forme arabisée (al-Ṣanhāǧī) tandis que ʿUmar Aznāg conserve la forme berbère originelle.

Si al-Bayḏaq a été abondamment cité par les chroniqueurs ultérieurs, jusque dans la seconde moitié du viiie /xive siècle, par exemple Ibn al-Qaṭṭān (m. seconde moitié du viie/xiiie siècle), Ibn ʿIḏārī (seconde moitié du viie/xiiie siècle), Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) ou Ibn Simāk (m. 783/1381), on ne sait sur lui que ce qu’il a bien voulu nous en dire, soit très peu. Néanmoins son nom nous donne peut-être quelques indications. De prime abord, on pourrait penser, avec É. Lévi-Provençal, qu’il fait référence au pion du jeu d’échecs ; cependant on peut difficilement admettre cette étymologie parce qu’Ibn Tūmart était un

21  Voir à ce sujet Pierre Guichard, Structures sociales orientales et occidentales dans l’Espagne musulmane, Paris–La Haye, Moutons-École des Hautes Études en Sciences Sociales (« Civilisations et sociétés », 60), 1977.

22  Georges Marcy, « Les phrases berbères des Documents inédits d’histoire almohade », Hespéris, 14 (1932), pp. 61-77. Cet avis n’a pas été remis en cause par la recherche con-temporaine qui a juste souligné la ressemblance entre l’idiome employé et celui des Ayt ʿAṭṭāb.

23  Aznāg, pl. iznāgan, est la forme originelle de Ṣanhāǧī. Cet ethnonyme signifie celui qui a la peau foncée en rapport avec leurs origines sahariennes.

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vigoureux censeur des mœurs qui interdisait les jeux de hasard, le plus souvent associés à la consommation de vin. Comme l’a récemment proposé ʿAlī Ṣidqī Azaykū24, il vaudrait mieux rapprocher ce surnom d’un autre sens possible de bayḏaq, à savoir celui de « guide », le surnom n’étant alors qu’une mauvaise traduction du berbère afadad. L’afadad avait comme fonction non seulement d’indiquer le chemin et de tenir la monture du voyageur, mais aussi de per-mettre à celui-ci de traverser en sécurité les territoires des différentes entités tribales ; cela passait par des négociations et sans doute parfois par le paiement de droits de passage. Cette fonction, caractéristique des sociétés sans État25, n’existait pas en Orient, et cela expliquerait pourquoi on a eu des difficultés à lui trouver un équivalent en arabe.

Si cette hypothèse est juste, alors Abū Bakr ʿAlī pourrait avoir reçu le laqab d’al-Bayḏaq (« le Guide ») lors du retour d’Ibn Tūmart de son voyage en Orient. À l’aller, l’initiateur du mouvement almohade avait gagné l’Égypte par mer. Au retour, pour se rendre de l’Ifrīqiya au Maghreb central, puis occidental, Ibn Tūmart s’en serait remis à Abū Bakr ʿAlī al-Ṣanhāǧī qui connaissait bien le che-min. Par la suite, peut-être en souvenir de ce voyage, al-Mahdī (m. 524/1130) lui aurait confié la tâche de conduire sa mule Tamwīmaq26. À la lumière de ces données, il semble bien que le laqab d’al-Bayḏaq ait été lié à la fonction de guide, et c’est sans doute pour cela que les sources d’époque mérinide n’ap-pellent plus Abū Bakr ʿAlī que par ce qui est devenu sa šuhra.

La langue maternelle d’al-Bayḏaq était le berbère ; cela explique qu’il en cite des phrases entières27 ; avec le dictionnaire arabe-berbère d’Ibn Tūnart (m. 567/1172) achevé en 546/1151, son ouvrage est celui qui nous fournit le plus de données sur l’état du berbère médiéval. Nous ne devons donc pas nous éton-ner si le terme asmās y apparaît et seulement là. En outre il semble que ce soit uniquement un terme tašelḥit28, parlé dans l’aire géographique de prédilection des Maṣmūda, c’est-à-dire le sud du Maġrib al-aqṣā ; le terme n’y désigne plus

24  Ṣidqī ʿAlī Āzāykū, Namāḏiǧ min asmāʾ al-aʿlām al-ǧuġrāfiyya wa-l-bašariyya l-maġribiyya, Rabat, cehe-ircam, 2004, p. 89-93.

25  Dans le Maroc pré-colonial, Charles de Foucauld a largement fait état de l’habitude, pour traverser le territoire de tribus ne payant pas d’impôts au gouvernement central, d’employer des zettāts, qui, à la différence des afadad, devaient appartenir au groupe gen-tilice dont le territoire était traversé.

26  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, p. 124.27  Marcy, « Les phrases berbères des Documents inédits d’histoire almohade », p. 61-77.28  É. Lévi-Provençal affirme, dans le glossaire des Documents inédits d’histoire almohade, que

le mot était employé à Salé pour désigner un « grand plat de terre » dans lequel on plaçait les peaux destinées à être tannées. Cette information n’a pu être confirmée.

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aujourd’hui un mets spécial. Selon le lexique d’Antoine Jordan29, il désigne au début du xxe siècle une « chaudière », ou le « fourneau du fondeur ou du tein-turier ». De la racine berbère M.S, on peut dériver en tašelḥit un verbe, smuss, qui signifie « faire bouger, mettre en mouvement ou battre un liquide », dans un contexte évoquant un plat à base de céréales. Le terme asmās désignait ainsi vraisemblablement un plat à base de céréales, cuit soit dans une cuve bâtie sur une chaudière, soit dans un grand récipient de forme spécifique. Nommer le contenu (nourriture) par le contenant (cuve bâtie sur une chau-dière) est une métonymie courante30 en cuisine : voir le tajine au Maghreb, la terrine en France, ou la paella en Espagne.

Une autre hypothèse serait qu’asmās soit le nom archaïque du couscous ; il aurait d’abord désigné l’ustensile qui servait à le cuire, connu actuellement au Maghreb sous l’appellation de kaskās, et ensuite le plat lui-même. Mais il existe d’autres possibilités : ainsi Georges Marcy déclare-t-il : « Le terme asmās est à rattacher, avec préfixation d’un “s” instrumental, à la racine M.S qui signifie être fade, privé de sel. Asmās désigne donc – autant qu’il semble – un repas apprêté sans sel, non assaisonné »31.

ʿAbd al-Wahhāb b. Manṣūr (1920-2008), historiographe du Royaume du Maroc, propose une troisième hypothèse : asmās serait un nom berbère du Sūs renvoyant à une sorte de bouillie faite avec de la farine séchée au feu (sawīq), accommodée avec du beurre rance (ou simplement du beurre)32. Même si cela reste invérifiable, il est important de noter qu’il présente toujours l’asmās comme un plat solidement ancré dans la tradition prophétique, donc à forte charge symbolique. En effet le sawīq est attesté, entre autres, par le célèbre traditionniste al-Buḫārī (m. 256/870), pour qui il est par excellence le plat de rupture du jeûne : « Le messager de Dieu dit à l’un des présents : “Untel, des-cends ! Et mélange-nous le sawīq avec de l’eau !” »33. Un tel hadith est bien dans l’esprit des sources pro-almohades qui cherchaient sans cesse à rattacher, si ce n’est à identifier, la geste d’Ibn Tūmart et la Sīra du Prophète34. Le voyageur tangérois Ibn Baṭṭūṭa (m. 770/1368-1369 ou 779/1377) précise que le sawīq était un plat que préparaient les pèlerins maghrébins et égyptiens au moment où

29  Antoine Jordan, Dictionnaire Berbère-Français, Rabat, Omnia, 1934, p. 78.30  Je remercie Abdellah Bounfour pour ce rappel qu’il m’a fait.31  Marcy, « Les phrases berbères des Documents inédits d’histoire almohade », p. 73.32  Al-Bayḏaq, Aḫbār al-Mahdī Ibn Tūmart, dans Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire

almohade, p. 33, note 50.33  Al-Buḫārī, Ṣaḥīḥ al-Buḫārī, éd. et trad. Mokhtar Chakroun, Paris, al-Qalam, 2005, p. 408.34  Pascal Buresi et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval xie-xve siècle, Paris,

Armand Colin (« Cursus »), 2013, p. 57-63.

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ils arrivaient à destination : la consommation rituelle de ce plat marquait leur entrée dans l’aire sacrée du Ḥaram35.

2 Le plat de l’engagement contractuel

Il convient d’abord d’analyser la conjoncture politique et anthropologique dans laquelle apparaissent les diverses mentions de l’asmās, de façon à savoir si elle a varié ou si elle est restée identique durant toute la période. La pre-mière occurrence du terme est liée à Ibn Tūmart et à un moment crucial pour l’histoire du mouvement almohade : celui de l’acte fondateur. Après un voyage de plusieurs années en Orient et au Maghreb, Ibn Tūmart revient dans son village natal d’Igīlīz-des-Harġa (Igīlīz n-warġān), situé dans l’Anti-Atlas central, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Taroudant36. Il est suivi de dis-ciples venus de tous les horizons et viendrait d’affronter verbalement le pou-voir almoravide à Marrakech, puis à Aġmāt37. Afin de sceller le pacte entre lui et les différents membres de l’assistance, on ordonna de préparer l’asmās. Le plat une fois prêt, al-Mahdī y répandit du sel et dit : « “Ceci est le pacte de Dieu et celui du Prophète, qui nous lie, nous et vous, conformément au Coran et à la Sunna”. Les gens38 affirmèrent alors : “L’imām [le « guide »] ne mange, ni ne boit !” Il les dévisagea, puis saisit alors, dans sa main, une épaule de mouton (kabš), il en prit avec le bout de ses doigts (qaraṣa), et le mit dans sa bouche : “Je mange comme tout le monde, je bois comme tout le monde, je suis un homme parmi les hommes et il me faut ce qu’il leur faut !”. Puis il ajouta : “Vous mangez comme mangent eux-mêmes les prophètes39”. »

Ici l’Histoire et le mythe se confondent. Le chroniqueur nous propose une vision du monde où les individus et les groupes se distinguent selon des prin-cipes hiérarchiques clairs : le guide, les disciples et les autres ; le personnage principal apparaît comme le maître des symboles. Au moment où il pose l’acte

35  Ibn Baṭṭūṭa, Les voyageurs arabes, éd. et trad. P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), 1995, p. 810.

36  Voir, à ce sujet, Jean-Pierre Van Staëvel et Abdallah Fili, « “Wa-waṣalnā ʿalā barakat Allāh ilā Īgīlīz” : à propos de la localisation d’Igīlīz des Harġa, le ḥiṣn du Mahdī ibn Tūmart », al-Qanṭara, 17 (2006), p. 153-194.

37  D’après Ibn Qaṭṭān, c’est dans cette ancienne capitale des Maṣmūda qu’il aurait dénoncé le serment d’allégeance qu’il avait prêté aux Almoravides, marquant ainsi ostensiblement son entrée en révolte.

38  Dans le contexte almohade, le terme arabe nās (« les gens ») renvoie aux personnes qui ne sont pas, ou ne sont pas encore, incluses dans la sphère du pouvoir almohade.

39  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. p. 117.

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fondateur de son mouvement, Ibn Tūmart est mis en scène ; son attitude, sa gestuelle et son discours créent un mythe appelé à se perpétuer dans des pra-tiques durables. Il s’arroge ainsi le pouvoir magique de définir et de délimiter des groupes (Dieu, les prophètes, dont lui-même et Muḥammad, les fidèles, les autres) par de simples gestes et par des déclarations performatives. Son atti-tude, la position de ses mains, certains mots et certaines formules prononcés à l’ouverture du repas, contribuent à nouer le contrat (ʿaqd) et inaugurent une pratique destinée à inscrire dans la réalité ce qu’il fait ou dit.

D’après le texte ci-dessus, trois éléments composent l’asmās : la viande, le sel et les céréales. La viande provient de l’espèce domestique par excel-lence : le mouton ou le bélier (le terme arabe ne fait pas la différence, mais il s’agit d’un mâle), comme pour la Fête du sacrifice (ʿīd al-aḍḥā). Il s’agit de la viande de prédilection pour sceller et célébrer les unions au Maghreb. Il n’est pas impossible qu’elle ait également été la viande la plus appréciée et qu’elle ait constitué un marqueur de la différence entre urbains et ruraux. Dans la notice qu’il consacre à Abū Yaʿzā, un šayḫ de la campagne, berbère et illettré, l’hagiographe Ibn al-Zayyāt at-Tādilī (m. 628 ou 629/1230-1231) rapporte les faits suivants : le šayḫ devine (miraculeusement) que l’un de ses hôtes, venu de Fès pour lui rendre visite – on peut donc le considérer comme un modèle de l’ur-banité et de la civilisation (ʿumrān) –, se plaint du caractère rudimentaire du plat qu’on leur a présenté, un plat d’orge (ṭaʿām šaʿīr), agrémenté de mauve (ḫubbayzā), cela alors même qu’on leur a fait l’insigne honneur de manger seuls dans une pièce, isolés du reste des convives, sans-doute des ruraux. Le šayḫ, pour lui donner une leçon, lui sert en personne un plateau avec deux pains de froment (raġīf min al-burr) ainsi qu’une grande écuelle de viande de mouton grillé40 (ṣaḥfa fīhā laḥm mašwī min luḥūm al-ḍaʾn). Pour finir, il affirme pouvoir servir ce plat pendant un mois ; ce qui indique le rôle prépon-dérant joué par la viande de mouton, en tant que viande de prestige associée aux élites urbaines mais aussi aux moments forts où à la campagne on recevait des invités de marque.

Au début de la période mérinide, Ibn Razīn al-Tuǧībī (m. seconde moitié du viie/xiiie siècle), fournit une indication qui va dans le même sens. L’auteur énumère les différents types de couscous (kuskusū), mais réserve l’épithète de « succulent » (laḏīḏ ǧiddan) pour le couscous à l’agneau gras41. Or il semble que son ouvrage soit le reflet d’une cuisine aristocratique, réservée à une élite. Quant au bélier, en milieu berbère, il pourrait avoir fait longtemps l’objet

40  Ibn al-Zayyāt al-Tādilī, al-Tašawwuf, p. 220.41  Ibn Razīn al-Tuǧībī, Faḍālat al-ḫiwān fī ṭayyibāt al-ṭaʿām wa-l-alwān, éd. Mohamed

Benchekroun, Rabat, 1983, p. 89.

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Note
À mettre en italique.
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Note

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d’un culte, peut-être jusqu’au ve/xie siècle42. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs tribus maṣmūda, et non des moindres, comme les Hazmīra43 ou les Banū Izīmmar44, aient un nom dérivant de la même racine que le terme qui désigne cet animal en tašelḥit : izīmmar. De même le prénom Izīmmarān est attesté dans la chaîne onomastique du dignitaire almohade Abū Bakr b. Izīmmarān45 ou bien dans celle de Tīn Izīmmarān (« celle des béliers »), la mère de ʿAbd Allāh b. Yāsīn, le fondateur du mouvement almoravide. Enfin une importante bourgade des Dukkāla était appelée Ilā Iskāwan (« celui qui porte des cornes »), toponyme renvoyant à un ancien culte rendu au bélier46.

Le sel quant à lui avait la réputation de chasser les esprits malfaisants ; dans le passage d’al-Bayḏaq, cette vertu lui vient directement de Dieu (baraka). Tout le terme bélier, le mot « sel » en tašelḥit, tīssīnt, servait à former un pré-nom chez les Maṣmūda. Ainsi, un membre du groupe des Cinquante (ahl al-ḫamsīn) s’appelait Abū Muḥammad ʿAbd Allāh b. Tīssīnt al-Ḫulāsī47. Enfin, les céréales formaient la base de l’alimentation, même si nous manquons d’in-formations sur leur préparation ; É. Lévi-Provençal48 se demande s’il s’agissait de bouillie ou de couscous.

Par ailleurs, nous sommes très mal renseignés sur les rapports qui ont pu exister entre les pratiques d’Ibn Tūmart et celles des Maṣmūda, les sources arabes médiévales étant très limitées sur le sujet. Même si la comparaison avec la période contemporaine expose au risque d’anachronisme, on doit noter que la scène décrite plus haut présente des similitudes avec la cérémonie du

42  Sur cette question, voir Yassir Benhima, « Quelques remarques sur les conditions de l’islamisation du Maġrib al-Aqṣâ : aspects religieux et linguistiques », dans Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle), éd. Dominique Valérian, Paris, Publications de la Sorbonne (« Bibliothèque historique des pays d’islam », 2), 2011, p. 315-331.

43  C’était une des tribus maṣmūda les plus nombreuses. Elle résidait en partie dans le Haut-Atlas occidental et en partie dans la plaine connue aujourd’hui sous le nom de Haouz. C’est sur son territoire qu’est construite la ville de Marrakech. Hazmīra est l’arabisation du nom Izīmmarān « les béliers » ou « les moutons ». De fait, les noms de tribus tirés du monde animal étaient fréquents au Maghreb (Haskūra, Haylāna, Banū Dġūġ, etc.).

44  L’auteur anonyme du Kitāb al-Ansāb précise que Banū Izīmmar correspond au berbère Ayt Izīmmar ou Idā w-Izīmmar. Cette tribu résidait au nord de l’Oued Sūs. Cet ethnonyme a aujourd’hui disparu.

45  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, p. 72.46  Ibn al-Zayyāt al-Tādilī, al-Tašawwuf, note 145, p. 131. Cette bourgade porte aujourd’hui le

nom de Sidi Bennour.47  Ibid., p. 52.48  Lévi-Provençal, Documents inédits d’Histoire almohade, p. 231 du glossaire.

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maʿrūf, telle que Jacques Berque a pu l’observer dans le Haut-Atlas occidental49 : « Il s’agit d’un rite saisonnier incombant à un groupe à l’égard d’un saint. Il comprend ordinairement un sacrifice sanglant (tiġersi), mais se différencie d’autres réunions, telles que tinubga50 ou tiwilt51 qui, elles, n’ont pas de portée religieuse »52.

L’anthropologue marocain Abdallah Hammoudi précise qu’au cours de cette cérémonie, « des querelles et des litiges étaient exposés au groupe réuni, qui tentait de les résoudre à l’occasion de sacrifices et de repas collectifs53. »

La consommation d’une nourriture rituelle, dans la cérémonie du maʿrūf comme dans celle de l’asmās, scelle les rapports d’un groupe avec le manda-taire du sacré. Dans ces sociétés, hier comme aujourd’hui, ce qui importe, ce n’est pas tant la communion avec le groupe que l’aspect contractuel du geste. Dans le texte d’al-Bayḏaq, le sacrifice sanglant, qui est sous entendu, ainsi que la consommation d’un repas en commun interviennent au moment précis où al-Mahdī voulait resserrer les rangs autour de sa personne pour créer une force capable de résister militairement aux Almoravides, en se prémunissant contre la défection ou la trahison de ses nouveaux partisans. Ce n’était pas là un risque imaginaire puisque, pour écraser la rébellion d’Ibn Tūmart, les Almoravides comptèrent d’abord sur l’appui d’une partie des Harġā, qui appartenait à un contingent dirigé par le gouverneur du Sūs54.

Un autre source médiévale révèle comment Ibn Tūmart se servait des struc-tures et des rouages de la société des Maṣmūda pour les rallier à son mouve-ment : il s’agit de la chronique almohade d’Ibn al-Qaṭṭān, qui relate comment al-Mahdī se rendit à Tifnūt55 au pays des Hintāta56, et proclama en berbère :

49  Il serait plus exact de dire : « se pratiquait ». En effet, Jacques Berque et Paul Pascon sont retournés chez les Seksawa dans les années 1970 et ils y ont constaté la dégénérescence, voire l’agonie, de ces rites, naguère si importants.

50  Frairie où se rencontrent deux groupes.51  Agapes accompagnées de palabres entre groupes.52  Jacques Berque, Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, Presses Universitaires de France

(« Bibliothèque de sociologie contemporaine »), 1955, p. 279.53  Abdellah Hammoudi, La victime et ses masques : essai sur le sacrifice et la mascarade au

Maghreb, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 84.54  Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿIbar, éd. ʿĀdil b. Saʿd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 2010, vi,

p. 243.55  Tout à la fois vallée et nom d’une localité du Haut-Atlas occidental, située non loin de

l’actuelle bourgade d’Aoulouz.56  Hintāta (forme berbère Intān) était le nom d’une des plus puissantes et des plus nom-

breuses tribus du Haut-Atlas. Celle-ci contrôlait le col stratégique du Tizi n’Test, et donc les passages entre le Sūs et le Haouz, axe essentiel de l’économie du Maroc ancien. Elle joua

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« “La lumière se trouve au pays des Harġa et vous, Hintāta, êtes dans l’obscu-rité”. On prépara à manger ; après quoi ils se joignirent à lui57 ». Cette citation est à apprécier à l’aune du fait que d’après les sources arabes médiévales le surnom du Mahdī était asāfū en berbère58, soit le « tison », la « lumière » ou le « flambeau »59. Plus tard, après la mort d’Ibn Tūmart, asāfū devint le cri de guerre, tazuggayt en berbère60, servant à galvaniser les troupes juste avant le combat : « Le calife cria aux soldats assemblés avant la bataille “asāfū” et ils répliquèrent en “langue occidentale” : “O flambeau, nous approfondirons la sunna à ce propos ; ce n’est pas ainsi que nous avions déterminé le partage (an-neġzu s-sunnat wer-d-am-nabṭī 61)”. Et tous, fantassins et cavaliers, pous-sèrent des cris” »62.

Nous ignorons les modalités pratiques du repas pris chez les Hintāta et nous ne savons pas si Ibn Tūmart y participa, mais il est clair que ce repas pris en commun est le moment fort où le pacte est scellé, rendant irréversible l’engage-ment des contractants. L’événement a une importance politique considérable, proportionnelle à la puissance de la tribu ralliée. De plus, la consommation d’un repas en commun est associée, dans une vision pro-almohade de la narra-tion des faits, à la lumière. Le ralliement de cette tribu à la cause défendue par Ibn Tūmart est ainsi corrélé au repas pris en commun.

3 Le dévoiement d’une pratique

Ce récit, gestes et paroles compris, va dans le même sens que celui d’al-Bayḏaq, dont le propos est de démontrer que, dans une société aux ressorts relative-ment égalitaires et sans unité politique, al-Mahdī est parvenu à imposer sa

un rôle de premier plan d’un bout à l’autre de l’histoire de la dynastie, d’où l’importance de la scène de ralliement.

57  Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ǧumān, éd. Maḥmūd ʿAlī Makkī, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-islāmī, 1990, p. 134-135.

58  Mehdi Ghouirgate, « La langue berbère au Maghreb médiéval : un enjeu politique majeur », Revue des Études berbères de l’INALCO, 7, sous presse.

59  Suivant les sources, il aurait mérité ce surnom soit en raison de son érudition exception-nelle, soit à cause de l’habitude qui était la sienne d’étudier la nuit dans la mosquée de son village natal (Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, p. 163-164 ; Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿIbar, vi, p. 241).

60  Ibn Ḫaldūn, Le livre des exemples, éd. et trad. Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), 2003, p. 571.

61  Marcy, « Les phrases berbères des Documents inédits d’histoire almohade », p. 74.62  Lévi-Procençal, Documents inédits d’histoire almohade, p. 163-164.

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volonté, ses directives, son commandement, ses institutions et son ordre non seulement à ses partisans, mais également à l’ensemble des habitants du sud du Maġrib al-aqṣā. Ce procédé permet de jeter le discrédit sur l’ennemi, voir de le diaboliser63 : ennemis de l’intérieur, traîtres à la cause, considérés comme apostats, par exemple, Ibn Malwiyya (m. 524/1130) ou la tribu des Hazmīra ; ennemis de l’extérieur comme les Almoravides ou les chrétiens. Le chroni-queur rapporte comment le fondateur du mouvement almohade, juste avant la cérémonie de l’asmās, s’était installé dans une grotte64 à l’entrée de son village natal, Igīlīz n-warġan ; là, « il édifia une maison, un magasin et les murs d’un jardin. Un rocher se trouvait près de l’entrée de la maison : l’Impeccable venait s’y asseoir et les gens de l’assemblée de la tribu (ǧamāʿa) faisaient un cercle autour de lui ». Un jour :

Yalliltan65, y avait étendu pour l’Imām, à même le sol, en guise de tapis, un burnous. Voyant cela, Ismāʿīl Igīg lui dit : “O mon frère, ce n’est qu’un burnous que tu donnes comme tapis à la lumière de la science ? La lumière ne doit être que sur la lumière !” Dépouillant alors son kisāʾ, il l’étendit à terre et dit à l’imām : “Assieds-toi là, tu es plus digne que moi de cette étoffe, et Dieu nous a ordonné de te traiter avec honneur. Puisse-t-Il te témoigner son agrément !”66.

Le fait que le kisāʾ soit offert par un homme lettré, probablement doté d’une cer-taine influence, puisqu’il a été en mesure de fournir à Ibn Tūmart une escorte de deux cents hommes armés est significative. Tout comme pour l’asmās, la mise en scène est destinée à marquer une différence et à affirmer une supério-rité, alors que les participants sont situés côte à côte, dans un même espace. Ibn Tūmart se retrouve ainsi en hauteur, sur un rocher, tout comme plus

63  Voir à ce sujet, entre autres, Nevill Barbour « La guerra psicológica de los Almohades contra los Almorávides », Boletín de la asociación española de orientalistas, 11 (1966), p. 117-130.

64  Sur le culte dont fit l’objet cette grotte, cf. Pascal Buresi, « Les cultes rendus à la tombe du Mahdī Ibn Tūmart à Tinmāl », dans Lieux de cultes : aires votives, temples, églises, mos-quées, éd. Société d’Étude du Maghreb Préhistorique Antique et Médiéval, Paris, cnrs Éditions (« Études d’antiquités africaines »), 2008, p. 273-280.

65  Ibn al-Zayyāt al-Tādilī a consacré une notice biographique à un homme de ce nom, p. 381. D’après Aḥmad Tawfīq, note de bas de page numéro 185, il signifie, « celui qui les a sec-ourus ». C’est un indice de plus qu’il existait un réseau de significations, claires pour les contemporains, mais que nous pouvons à peine entrevoir aujourd’hui.

66  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. p. 116.

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tard à Tinmāl, où il allait siéger sur une pierre carrée67, dont la forme rom-pait avec la figure du cercle, qui symbolisait traditionnellement l’égalité de chaque membre de l’assemblée de la tribu. Cette rupture de l’ordre égalitaire du cercle de l’assemblée et la position en hauteur par rapport à celle-ci préfi-gurent le trône des souverains almohades et la hiérarchie du mouvement qu’ils ont mis en place.

Dans le cadre d’une civilisation matérielle où l’on s’assoit traditionnelle-ment par terre, dans le meilleur des cas sur des tapis, s’asseoir sur le même burnous avait une forte charge symbolique, marquant l’égalité. Ainsi, quand les deux dirigeants almoravides, Abū Bakr b. ʿUmar (m. 480/1087-1088) et Yūsuf b. Tāšfīn (r. 453/1061-500/1107), décidèrent de négocier un accord à l’amiable, ils se rendirent à un endroit situé à équidistance de leurs positions respectives, entre Aġmāt et Marrakech, dans un lieu-dit qui prit par la suite le nom de la Plaine du burnous (Faḥs al-burnūs) ; ils descendirent de cheval et s’assirent sur un même burnous68. Ici, Ibn Tūmart s’installe sur un habit que l’on pressent plus raffiné que son fruste burnous ; même si les termes utilisés ne permettent pas de l’affirmer avec certitude69. Ce geste représente un acte de soumission, d’autant qu’Ibn Tūmart ne partage pas le burnous, mais s’y assoit seul. En outre ce passage insiste sur l’humilité d’Ibn Tūmart respectueux des traditions, alors que ce sont ses pairs qui l’élèvent au dessus d’eux sans qu’il ait besoin de récla-mer la préséance, ce qui est un topos dans les sources médiévales musulmanes.

C’est d’ailleurs immédiatement après cet épisode qu’al-Bayḏaq, avec une grande cohérence, expose la scène de l’asmās70 où al-Mahdī, dans son propre village natal, aurait mangé ostensiblement de la viande devant un public qui n’est pas expressément nommé, mais que l’on devine composé de l’assemblée (agrāw ǧamāʿā) des Harġa et de ses compagnons. Il s’agissait pour lui de cou-per court aux rumeurs qui lui attribuaient une nature divine, mais pour mieux proclamer son impeccabilité (ʿiṣma), qui était un attribut du Prophète71. Cette qualité, sujet d’incompréhension dans le reste du monde musulman, alimenta,

67  Ibn al-Qaṭṭān, Naẓm al-ǧumān, p. 139.68  Ambrosio Miranda Huici, « Un fragmento inedito de Ibn ʿIḏārī sobre los Almorávides »,

Hespéris-Tamuda, 2 (1961), p. 58.69  Dozy, Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les arabes, Leyde, E.J. Brill, 1845,

p. 73-80.70  Cette scène est à rapprocher de ce que dit Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage :

« Les repas dits totémiques instaurent la contiguïté, mais seulement en vue de per-mettre une comparaison, dont le résultat escompté est de confirmer les différences ». Cf. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, La Flèche, Agora, 2004, p. 116.

71  Cette notion ne cessa de poser des problèmes aux musulmans. D’après Ibn Ḫaldūn, elle constituait le seul aspect répréhensible de la doctrine d’Ibn Tūmart.

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à travers les siècles, les rumeurs d’hétérodoxie, et de chiisme, entourant le fon-dateur du mouvement almohade. À ce propos, l’auteur d’époque mérinide, Ibn Abī Zarʿ (m. entre 710 et 720/1310-1320), parmi ses attaques contre Ibn Tūmart, note que les Maṣmūda invoquaient son nom au début ( fātiḥa) de chaque repas72 en lieu et place de celui de Dieu comme il était habituel de le faire. Cette men-tion concorde d’ailleurs avec les informations fournies par al-Bayḏaq, selon qui les Maṣmūda avaient tendance à rendre un culte quasiment idolâtrique à Ibn Tūmart. Preuve de la pérennité du culte rendu en milieu maṣmūda à Ibn Tūmart, un notable du Sūs, ʿAbd Allāh b. Ibrāhīm al-Tāsāntī (m. première moitié du xiie/xviiie siècle), qui se rendit en pèlerinage à Tinmal au début du xviiie siècle se scandalise encore que des gens refusent de dire une parole de bénédiction quand ils évoquent al-Mahdī73.

Comme l’affirme Abdallah Laroui, al-Mahdī n’était pas « un ambitieux sans scrupules qui aurait réussi dans un Maghreb à demi-païen, mais plutôt un théologien, un esprit féru de rigueur dogmatique qui vivait aux prises avec une Croisade en pleine expansion »74 ; néanmoins Ibn Tūmart récupéra au nom de sa Cause tout ce qui pouvait être utilisé dans la société peu étatisée où il évoluait ; aussi, tout en renforçant son pouvoir personnel, il transforma celle-ci profondément. Il se servit des institutions sociales anciennes, de type horizon-tal, où les décisions étaient prises de manière collégiale, et les fit évoluer vers un système beaucoup plus vertical. Puis ʿAbd al-Muʾmin (m. 558/1163) semble s’être inscrit dans la continuité, tout en donnant une tournure plus personnelle à son pouvoir, pour le rendre moins dépendant de l’assemblée des premiers partisans d’Ibn Tūmart, majoritairement maṣmūda. Finalement, en nommant ses enfants aux principaux gouvernorats de l’Empire en 550/1156, le premier calife almohade fit évoluer le système prophétique des origines vers une monarchie héréditaire. L’instauration du pouvoir personnel du calife se fit gra-duellement, et on trouve la trace de ce processus dans un extrait de l’ouvrage d’al-Bayḏaq qui évoque la conquête du Maġrib al-aqṣā par ʿAbd al-Muʾmin ; à

72  Ibn Abī Zarʿ, Rawḍ al-Qirṭās, éd. ʿAbd al-Wahhāb b. Manṣūr, Rabat, al-Maṭbaʿa l-malikiyya, 19992, p. 227.

73  ʿAbd Allāb b. Ibrāhīm al-Tāsāftī, Riḥlat al-wāfid fī aḫbar al-wālid, éd. Ṣidqī ʿAlī Āzāykū, Kénitre, Université Ibn Ṭufayl, 1992, p. 36.

74  Abdellah Laroui, « Sur le mahdisme d’Ibn Tumart », Mahdisme : crise et changement dans l’histoire du Maroc. Actes de la table ronde organisée à Marrakech par la Faculté des sciences humaines de Rabat du 11 février au 14 février 1993, dir. Abdelmajid Kaddouri, Rabat, Faculté des lettres et sciences humaines, Université Mohammed V (« Colloques et séminaires », 35), 1994, p. 12.

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Note
À corriger : il faut mettre al-Tāsāftī

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propos de ses relations avec la confédération des Gazūla75, il rapporte les faits suivants : « Alors, le calife réunit un agrāw (conseil de la tribu en berbère) au cours duquel il les exhorta, puis leur dit : “Adhérez-vous au parti almohade ? – Oui, répondirent-ils” »76.

Avant le développement de structures étatiques au Maghreb occidental et central, l’agrāw consistait en une assemblée où, dans un contexte guerrier, les hommes de la tribu se tenaient armés et échangeaient leurs points de vue sur les décisions à prendre77. Or ici, non seulement c’est le premier calife almo-hade qui convoque le conseil, mais en plus il ne donne la parole que dans la mesure où il est certain d’emporter l’assentiment des hommes assemblés. Il faut noter que si l’État au Maghreb, même au stade embryonnaire, ne pouvait se passer de l’esprit de corps de la tribu (ʿaṣabiyya), il s’est construit aussi, plus ou moins ouvertement, contre lui. Nous sommes là en présence d’une logique de dévoiement des anciennes institutions tribales dans le sens d’un exercice plus solitaire et beaucoup plus autoritaire du pouvoir.

La seconde occurrence de l’asmās se trouve dans un passage portant sur une série de mariages contractés par des Almohades à Mahdiyya78 avec des femmes qui faisaient partie du butin fait sur les Almoravides. C’est à cette occa-sion que le premier calife almohade, ʿAbd al-Muʾmin, prit pour épouse la fille du dignitaire almoravide Māksan79 b. al-Muʿizz (m. avant 1143), gouverneur de Melilla80. Même si nous avons peu de renseignements sur ce dignitaire, il semble que le premier calife almohade ait pratiqué une véritable politique matrimoniale : il prit des épouses de différents lignages, en privilégiant ceux qui contrôlaient des territoires importants. C’est ainsi que l’important gouver-norat du Sūs fut confié au fils que ʿAbd al-Muʾmin avait eu d’une femme de la

75  Cette tribu, une des plus puissantes du sud marocain, dominait toute la partie sud-est de l’Anti-Atlas ; si l’on en croit le géographe Ibn Saʿīd al-Maġribī, cette montagne portait le nom de Ǧabal Ǧazūla. Aujourd’hui seule une vallée porte ce nom. Igzūlen (sing. iguzūl), signifie « ceux qui sont de petites taille ». Après sa participation à l’aventure almoravide, une fraction de cette tribu s’installa dans la région de Cadix où un village porte encore le nom d’Alcalá de los Gazules. Ils devaient ainsi assurer la sécurité de l’axe Algésiras-Séville. Toujours dans le cadre de l’appui donné aux Almoravides, ils étaient aussi installés dans la trouée de Taza, axe vital entre le Maghreb occidental et central. D’où l’importance de leur ralliement aux Almohades et de la cérémonie qui l’accompagne.

76  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. p. 155.77  Ṣidqī ʿAlī Āzāykū, Namāḏiǧ, p. 112.78  Il s’agit d’une localité qui se situait à l’est de Melilla, non loin de l’actuelle frontière

algéro-marocaine.79  Māksan signifie en berbère « le combattant ».80  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. p. 153.

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tribu des Lamṭa qui dominait la région depuis le Ve /xie siècle au moins81 et avait été la première tribu almoravide à se rallier aux Almohades en faisant défection à Tāšfīn b. ʿAlī (r. 537/1143-539/1145 ou 541/1147). Cet exemple per-met de supposer que tous ces mariages s’inscrivaient dans une politique de contrôle des territoires, politique dont profitaient jusque-là les Almoravides. S’il en est bien ainsi, ces unions avec les filles des dignitaires almoravides sou-mettaient celles-ci certes à une forme de domination, mais qui n’avait rien à voir avec l’asservissement que représente l’esclavage. C’est dans ce contexte qu’intervient le repas, qui, avec la dot (ṣadāq), constituait le nœud de l’engage-ment pris et le point central de la cérémonie.

Un autre passage de cet extrait met en lumière la magnanimité du Prince : quand le premier calife almohade s’empara d’un groupe de femmes, épouses ou filles de seigneurs almoravides, l’une d’elles, connue sous le nom de Tamāgūnt, le prit violemment à partie, ce qui entraîna leur libération, sans qu’on leur eût fait aucun mal. On peut néanmoins déceler dans cette anecdote la volonté du calife de ménager une fraction des Almoravides. Certains d’entre eux firent d’ailleurs défection par la suite et rejoignirent les Almohades, à com-mencer par Anegmār82. D’après ce qui précède, il est assez remarquable qu’É. Lévi-Provençal ait traduit directement asmās par « grand repas pris en com-mun »83. Similaires sont les traductions, espagnole proposée par Ambrosio Huici-Miranda : comida en común84, ou anglaise, plus récente, d’Henry Terence Norris : common meal85.

On retrouve ce plat dans un autre contexte politique, toujours lié au carac-tère contractuel des rapports du pouvoir avec les tribus : après avoir maté l’insurrection des Gazūla et étouffé une tentative de restauration almoravide, ʿAbd al-Muʾmin reçoit à Salé les šayḫs de la tribu rebelle ; il attend le moment où l’on consomme l’asmās pour leur pardonner solennellement et leur octroyer la baraka, terme qui renvoie ici certes probablement à la faveur divine liée au pouvoir charismatique du calife, mais plus matériellement aussi au don de

81  Cela dura jusqu’à l’arrivée des tribus arabes Maʿqil qui les vassalisèrent à la fin de la péri-ode almohade, en profitant des troubles occasionnés par l’affaissement de l’État central dans les années 1220-1230.

82  Le nom de ce personnage signifie en berbère « le chasseur ». C’est à lui qu’on confiera la délicate mission de réduire la révolte d’Ibn Hūd al-Māssī.

83  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, trad. p. 153.84  Huici Miranda, Historia política del Imperio almohade, Grenade, Universidad de Granada

(« Archivum », 83), 1956 (réimpr. 2000), i, p. 64 et 222.85  Harry Thirwall Norris, The Berbers in Arabic literature, Londres-New York-Beyrouth,

Longman Group-Librairie du Liban (« Arab Background Series »), 1982, p. 170.

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biens, d’habits, de chevaux, de numéraire, etc., qui allaient les attacher plus sûrement encore.

L’asmās est évoqué une dernière fois dans un cadre bien éloigné du sud du Maġrib al-aqṣā, puisque la scène se déroule dans l’enceinte du palais almohade de Séville, en 557/1162 : le gouverneur de la ville, Abū Yaʿqūb (futur calife, r. 1163-1184), apprenant la mort de son père, accueille une délégation de dignitaires qui viennent lui remettre le pouvoir et lui prêter allégeance (bayʿa). L’asmās est alors consommé, probablement pour renouveler le geste du fondateur du mou-vement almohade, en terre étrangère, et galvaniser l’esprit de corps (ʿaṣabiyya) des Maṣmūda. La chose était d’autant plus nécessaire que la situation était cri-tique ; le gouverneur de Séville voulait s’emparer du pouvoir par une sorte de coup de force86 en éliminant l’héritier présomptif, Abū ʿAbd Allāh Muḥammad (m. 571/1175), qui était probablement le petit-fils d’un dignitaire almoravide. Il semble qu’en accord avec son frère utérin Abū Ḥafṣ (m. 575/1179), il ait entre-pris de s’emparer du trône et d’affermir son pouvoir en s’appuyant sur les règles fondamentales de l’almohadisme, en même temps que sur les solidarités tri-bales. En effet l’héritier présomptif buvait du vin, ce qui était contraire au rigo-risme mis en place par al-Mahdī, et pouvait justifier qu’il soit déchu. En outre, de tous les fils du premier calife almohade, Abū Yaʿqūb et Abū Ḥafṣ étaient les seuls à descendre d’une Maṣmuda, et pas des moindres puisque leur mère, Ṣafiyya (m. seconde moitié du vie/xiie siècle), était la fille d’un compagnon d’Ibn Tūmart, Abū ʿImrān Mūsā b. Sulaymān87 (m. avant 558/1163).

Pour se concilier les šayḫs almohades, dont le soutien était indispensable, les deux frères firent appel à l’esprit de corps des Maṣmūda. Il se pourrait qu’en berbère, le terme gʷma ait été utilisé à l’origine pour désigner uniquement le frère utérin88, ce qui renforçait la position des deux frères et leur permettait d’exclure tout élément étranger au legs tūmarto-maṣmūdien, à commencer par leur principal rival, l’héritier présomptif Abū Muḥammad, soutenu par ʿAbd

86  Huici Miranda, Historia política, i, p. 220-221.87  Cet homme était originaire d’Ansā (près de l’actuelle Taliouine) ; bien qu’il fût aveugle

(kafīf ), il était qāḍī de son état ; on peut donc supposer que, pour étudier la jurisprudence, tout comme Ibn Tūmart, il avait quitté le sud du Maġrib al-aqṣā à la recherche du savoir. Alors qu’à l’origine il appartenait à la tribu des Imādidān, il fut incorporé aux Ahl Tinmāl ; c’est là une preuve de la faveur dont il jouissait auprès d’Ibn Tūmart, et aussi auprès de ʿAbd al-Muʾmin.

88  Catherine Taine-Cheikh, « Morphologies et morphogénèses des diminutifs en zénaga », Articles de linguistique berbère : mémorial Werner Vycichl, dir. Kamal Naït Zerrad, Paris, L’Harmattan (« Tira-langues, littératures et civilisations berbères »), 2002, p. 449.

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al-Salām al-Gūmī (m. 554/1159), le vizir du premier calife almohade89. La place accordée à l’asmās dans le dispositif narratif permet à al-Bayḏaq de mettre en avant la double fidélité qui lie désormais intrinsèquement ceux qui le consom-ment à Ibn Tūmart, aux Maṣmūda et à leurs valeurs. En effet l’immense majorité des šayḫs almohades étaient des Maṣmūda et les deux termes étaient souvent utilisés indifféremment dans les sources. Du point de vue des Almohades qui n’appartenaient pas aux Maṣmūda, ou qu’à moitié comme Abū ʿAbd Allāh Muḥammad la consommation de ce plat pouvait être considérée comme un élément de distinction, permettant d’inclure des personnes dans la sphère du pouvoir, ou de les en exclure : il y avait ainsi d’un côté ceux qui consommaient l’asmās et de l’autre ceux qui faisaient partie de la masse des conquis, ou éven-tuellement des élites qui n’avaient pas été conviées.

D’ailleurs, parmi ces derniers, les propres frères d’Abū Yaʿqūb furent élimi-nés physiquement un peu plus tard. La consommation de l’asmās n’était qu’un moyen parmi d’autres pour créer un ordre qui résultait de rapports dissymé-triques. Dans le récit, le partage de ce plat apparaît comme partie prenante de stratégies institutionnalisées de distinction par lesquelles le groupe dominant tentait de rendre permanentes et naturelles, donc légitimes, les différences de fait, en redoublant symboliquement les hiérarchies de position dans la structure sociale des gouvernants. En outre l’emploi du berbère, puisque les Almohades donnèrent une traduction institutionnelle à leur langue, le ber-bère des Maṣmūda90, et le port d’un habit distinctif91 participent d’une logique de pouvoir similaire.

Enfin, le Kitāb al-Ansāb92, source anonyme de l’époque almohade, évoque un incident survenu entre le premier calife almohade et les membres de la tribu d’origine d’Ibn Tūmart, les Harġa. Si ce passage ne mentionne pas expli-citement l’asmās, il y fait peut-être allusion. Les événements se situent à un moment crucial, puisqu’il s’agit de la succession d’Ibn Tūmart, alors que per-sonne n’avait encore réussi à s’imposer définitivement à la tête du mouvement almohade. Un repas en commun est présenté comme un enjeu de pouvoir très

89  Celui-ci était un parent de ʿAbd al-Muʾmin, et à ce titre, il s’était attiré la haine des šayḫs almohades. Sa légitimité ne provenait pas d’une quelconque proximité avec al-Mahdī, mais de sa parenté avec le premier calife muʾminide.

90  Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt, Ta ʾrīḫ al-mann bi-l-imāma, p. 411 et 434. Ibn Marzūq, al-Musnad al-ṣaḥīḥ al-ḥasan fī maʾāṯir wa-maḥāsin mawlānā Abī l-Ḥasan, éd. et trad. María Jesús Viguera, Alger, al-Šarika l-waṭaniyya li-l-našr wa-l-tawzīʿ, 1981, p. 344.

91  Al-ʿUmarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. et trad. partielle M. Gaudefroy-Demombynes, Paris, Paul Geuthner (« Bibliothèque des géographes arabes », 2), 1927, i (L’Afrique, moins l’Égypte), p. 126-127.

92  Lévi-Provençal, Documents inédits d’histoire almohade, p. 57.

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important, permettant de situer la position des différents participants au sein de la structure almohade :

Dès avant cette époque, le [futur] calife ʿAbd al-Muʾmin était lié aux Harġa, auxquels l’imām al-Mahdī, de son vivant, l’avait attaché par des liens de fraternité. Sa généalogie a été donnée plus haut93. Après la mort de l’imām al-Mahdī, un événement relatif à ces liens de fraternité se déroula chez les Harġa ; ils préparèrent un repas commun [ʿamalū ṭaʿām] et n’avertirent point le [futur] calife d’avoir à préparer sa part avec eux. Quand il apprit cette nouvelle, il les appela et leur dit en « langue occi-dentale » (al-lisān al-ġarbī)94 : « Si je passe, ne vous taisez pas, ou bien celui [Ibn Tūmart] qui nous a réunis à vous aurait-il douté de notre destin commun95 ? ». Puis, il les quitta pendant trois jours ; ensuite, il les appela, ordonna que sa part figurât dorénavant [dans les repas communs] et leur interdit de recommencer96.

Cet extrait souligne l’antagonisme des différentes légitimités : celle de ʿAbd al-Muʾmin qui a quitté son pays, le Maghreb central, pour suivre Ibn Tūmart97 et celle des parents du fondateur du mouvement almohade. ʿAbd al-Muʾmin se dresse face à tous ceux qui auraient pu se réclamer d’Ibn Tūmart à travers une légitimité de sang – père, frères, sœurs, cousins au sens large. Ainsi, il se pose aux yeux de tous comme le véritable continuateur d’al-Mahdī, en invoquant l’idéologie justificative et la fidélité au message délivré, en faisant passer les Harġa pour des fauteurs de trouble qui brisent l’unité des Almohades. En agis-sant de la sorte, ils nuiraient à la réalisation du projet de leur parent. Le repas en commun est ici l’occasion de mettre en relief le choc de deux légitimités :

93  Il faut entendre par là qu’il n’était pas à l’origine membre d’une des tribus Maṣmūda.94  Il s’agit de la langue berbère des Maṣmūda qui fut institutionnalisée par les Almohades.95  Telle est la traduction que nous proposons pour « maz kkeġ wer aneġ tefisem, neġ yucek

wa n di ikker-aneġ id-wen yes-nn ilkemen ? ». G. Marcy proposait pour cette phrase : « Si je triomphe, vous n’observerez point à notre égard le même silence; celui qui s’est levé pour vous aurait-il donc mis en doute que le but poursuivi puisse être atteint ? » (p. 70).

96  Lévi-Provençal, Documents inédits d ’histoire almohade, trad. p. 57.97  Lui-même était originaire de la tribu des Gūmiya qui se trouvait localisée dans les envi-

rons de Tlemcen. Il était donc un étranger pour les Maṣmūda. Cette thématique a été trai-tée, entre autres, dans un article de Constant Hamès, « De la chefferie tribale à la dynastie étatique. Généalogie et pouvoir à l’époque almohado-hafside (xiie-xive siècles) », dir. Pierre Bonte, Édouard Conte, Constant Hamès et Abdel Wedoud Ould Cheikh, Al-Ansāb : la quête des origines : anthropologie historique de la société tribale arabe, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1991, p. 101-137.

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celle de ʿAbd al-Muʾmin et de ses descendants et celle des šayḫs almohades. Il est remarquable que ce conflit, ici plus ou ou moins feutré, caractérise l’his-toire almohade dans toute sa durée. Cette cohabitation finit par exploser dans les années 620/1220, en dépit des tentatives de réconciliation, qui allaient de pair avec des projets de restauration. Non résolue, cette tension initiale fut une des causes de l’affaiblissement de l’empire.

Ainsi la consommation de l’asmās telle qu’elle apparaît dans les sources est conforme à la conception ḫaldūnienne de l’histoire : pratique caractéris-tique des communautés villageoises (al-badw), elle fut instrumentalisée à une tout autre échelle, dans le cadre de la civilisation urbaine et des structures d’État, comme élément de distinction non seulement entre gouvernants et gouvernés, mais aussi entre gouvernants eux-mêmes. La consommation d’un plat de céréales avec de la viande, qui servait à sceller des alliances conjonc-turelles, ou à mettre un terme aux hostilités entre tribus belligérantes, en vint à être le symbole de l’intronisation du nouveau calife. Dans le contexte almohado-hafside, ce repas partagé était le signe de la caution des šayḫs almo-hades les plus éminents ; c’était d’ailleurs à cette époque, selon toute vraisem-blance, l’une des composantes de la cérémonie de l’allégeance privée (bayʿa ḫāṣṣa). Cette cérémonie symbolisait le consensus autour du nouveau souverain par l’évocation de la personnalité fondatrice d’Ibn Tūmart et par la réactiva-tion des coutumes tribales maṣmūda. Par la suite, ce plat n’est plus mentionné dans les sources, peut-être parce que les chroniques, le Bayān en particulier, s’étaient rapprochées des topoï orientaux du genre, et auraient éliminé les pra-tiques issues trop manifestement du monde berbère. Cependant on peut gager que cette pratique du repas collectif, vécu comme un moment fort visant à raviver l’esprit de corps de l’élite dirigeante et à sceller des alliances, perdura bien après la seconde moitié du vie/xiie siècle, ce que semble confirmer par ailleurs sa présence dans le Vocabulista.

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