(2004) Degas sculpteur et la Florence du Quattrocento

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1 (2004) Degas sculpteur et la Florence du Quattrocento [in, Paragone / Arte, Anno LV Terza serie N. 58 (657) Novembre 2004, pp. 71-86] Il y a vingt ans l’Académie de France à Rome présentait l’exposition Degas et l’Italie dans le cadre d’une série de manifestations consacrées aux “grands artistes français ayant eu des relations déterminantes avec l’art et le sol italien” 1 . Il est assez surprenant de constater que, malgré ses rapports privilégiés avec la péninsule, l’artiste n’avait fait jusqu’alors l’objet d’aucune exposition dans le pays de ses aïeuls et de sa formation 2 . Dans un tel contexte, on n’aura pas de peine à se figurer pourquoi l’exposition des soixante-douze bronzes de Degas conservés au Musée d’Art de São Paulo, proposée deux ans après à Florence par Ettore Camesasca, a pu frapper presque aussi profondément que l’exposition romaine 3 . Car le tableau de nos connaissances sur l’expérience italienne de Degas peut toujours être considéré comme une sorte de diptyque dont l’exposition à Florence, à côté de celle de l’Académie de Rome, ferait le second volet. Certes, du “grand tour” de formation qu’il effectue en Italie entre 1856 et 1859, le premier et le plus long de ses nombreux séjours dans la péninsule, Degas ne ramène pas d’esquisse en cire ou en plâtre. De plus, s’il dessine d’après des sculptures et des reliefs antiques 4 , ainsi que d’après des modèles des plus grands sculpteurs florentins, tels Donatello, Luca Della Robbia, Cellini et Michel-Ange 5 , on ne saurait dire, en lisant sa correspondance de voyage, que la sculpture l’attire alors avec la même intensité que la peinture. Apparemment, jamais Degas ne douta de son destin de peintre 6 . Son indépendance à l’égard des préceptes de l’Académie, ainsi que l’amitié qu’il noue alors avec Gustave Moreau renforcent d’ailleurs le sentiment que la sculpture n’est pas à l’ordre du jour dans ce voyage italien, ou, en tout cas, qu’elle n’y est pas au même titre que la quête de la couleur: de Giorgione, qu’il copie, à Van Dyck, que l’on a voulu apercevoir dans le Portrait de la famille Bellelli. Et pourtant, c’est beaucoup plus souvent la forme plastique, les valeurs de la sculpture, que Degas recherche dans la peinture italienne, au Louvre d’abord, c’est-à-dire, avant même de se rendre en Italie. En réalité, le problème des rapports de Degas avec la sculpture ne saurait se poser simplement en tant que pratique de la cire ou, plus généralement, avec les matériaux de la sculpture ou du modelage. Il doit être formulé dans le cadre d’une double enquête. D’abord, la sculpture pour Degas est cosa mentale. Ensuite, elle ne se conçoit pas en dehors d’une véritable interprétation de la peinture florentine du Quattrocento. Arrêtons- nous sur ces deux versants par lesquels Degas approche la sculpture. Que l’on regarde déjà les esquisses et les copies: chez Fra Angelico, Mantegna, Signorelli, Gozzoli, Filippino Lippi, Leonardo, Raphaël, Rosso, Daniele da Volterra et Pontormo, Degas saisit surtout la définition des profils, la puissance du modelé, la suggestion tridimensionnelle, la densité du volume. Et plutôt que de suivre Moreau, qui lui écrit de Venise, il le rappelle à Florence de la voix claire et résonante d’un rappel à l’ordre: “pour vous presser un peu, si c’est possible, je vous dirais qu’il est temps de venir dessiner à Florence, que c’est assez de complaisance vis-à-vis de vos penchants à la couleur” 7 .

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(2004) Degas sculpteur et la Florence du Quattrocento [in, Paragone / Arte, Anno LV – Terza serie – N. 58 (657) – Novembre 2004, pp. 71-86]

Il y a vingt ans l’Académie de France à Rome présentait l’exposition Degas

et l’Italie dans le cadre d’une série de manifestations consacrées aux “grands artistes français ayant eu des relations déterminantes avec l’art et le sol italien”1. Il est assez surprenant de constater que, malgré ses rapports privilégiés avec la péninsule, l’artiste n’avait fait jusqu’alors l’objet d’aucune exposition dans le pays de ses aïeuls et de sa formation2. Dans un tel contexte, on n’aura pas de peine à se figurer pourquoi l’exposition des soixante-douze bronzes de Degas conservés au Musée d’Art de São Paulo, proposée deux ans après à Florence par Ettore Camesasca, a pu frapper presque aussi profondément que l’exposition romaine3. Car le tableau de nos connaissances sur l’expérience italienne de Degas peut toujours être considéré comme une sorte de diptyque dont l’exposition à Florence, à côté de celle de l’Académie de Rome, ferait le second volet.

Certes, du “grand tour” de formation qu’il effectue en Italie entre 1856 et 1859, le premier et le plus long de ses nombreux séjours dans la péninsule, Degas ne ramène pas d’esquisse en cire ou en plâtre. De plus, s’il dessine d’après des sculptures et des reliefs antiques4, ainsi que d’après des modèles des plus grands sculpteurs florentins, tels Donatello, Luca Della Robbia, Cellini et Michel-Ange5, on ne saurait dire, en lisant sa correspondance de voyage, que la sculpture l’attire alors avec la même intensité que la peinture. Apparemment, jamais Degas ne douta de son destin de peintre6. Son indépendance à l’égard des préceptes de l’Académie, ainsi que l’amitié qu’il noue alors avec Gustave Moreau renforcent d’ailleurs le sentiment que la sculpture n’est pas à l’ordre du jour dans ce voyage italien, ou, en tout cas, qu’elle n’y est pas au même titre que la quête de la couleur: de Giorgione, qu’il copie, à Van Dyck, que l’on a voulu apercevoir dans le Portrait de la famille Bellelli.

Et pourtant, c’est beaucoup plus souvent la forme plastique, les valeurs de la sculpture, que Degas recherche dans la peinture italienne, au Louvre d’abord, c’est-à-dire, avant même de se rendre en Italie. En réalité, le problème des rapports de Degas avec la sculpture ne saurait se poser simplement en tant que pratique de la cire ou, plus généralement, avec les matériaux de la sculpture ou du modelage. Il doit être formulé dans le cadre d’une double enquête. D’abord, la sculpture pour Degas est cosa mentale. Ensuite, elle ne se conçoit pas en dehors d’une véritable interprétation de la peinture florentine du Quattrocento. Arrêtons-nous sur ces deux versants par lesquels Degas approche la sculpture.

Que l’on regarde déjà les esquisses et les copies: chez Fra Angelico, Mantegna, Signorelli, Gozzoli, Filippino Lippi, Leonardo, Raphaël, Rosso, Daniele da Volterra et Pontormo, Degas saisit surtout la définition des profils, la puissance du modelé, la suggestion tridimensionnelle, la densité du volume. Et plutôt que de suivre Moreau, qui lui écrit de Venise, il le rappelle à Florence de la voix claire et résonante d’un rappel à l’ordre: “pour vous presser un peu, si c’est possible, je vous dirais qu’il est temps de venir dessiner à Florence, que c’est assez de complaisance vis-à-vis de vos penchants à la couleur”7.

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Le choix des peintres à étudier est donc assez révélateur de ce que le jeune artiste demande à l’Italie, compte tenu de l’attention qu’il porte au Quattrocento toscan et à la primauté du dessin qui s’y affirme8. À vrai dire, ce n’était pas, en tant que tel, un intérêt tout à fait inhabituel. À Paris, depuis Ingres, on “italianisait”, on “faisait du Quattrocento”, comme le rappellera plus tard Roberto Longhi, à la suite de Jacques-Émile Blanche, dans un article mémorable9. Mais au-delà du choix, ce qui frappe c’est l’interprétation du Quattrocento florentin proposée par les copies de Degas. Car on n’y trouve pas l’ombre de la démarche puriste, romantique, sentimentale ou savonarolienne qu’étayaient depuis au moins deux décennies les thèses d’Alexis-François Rio, fort bien accueillies à Paris par une bourgeoisie convertie à cette sorte de néopiétisme amorcée par Chateaubriand et qui n’en était pas fini avec Montalembert. L’admiration vouée par Degas à Fra Angelico, appelé en 1861 par Rio “l’artiste vraiment angélique”, pourrait, certes, détonner dans le cadre de cette interprétation anti-sentimentaliste, notamment si l’on se souvient du fait qu’en 1859, alors que Degas se trouvait encore à Florence, Pietro Selvatico10 publiait son Del purismo nella pittura, dans lequel Friederich Overbeck était appelé “quell’Angelico de’ nostri dí, pensatore profondo, compositore sapiente”11. Regardons attentivement, dans ce contexte, les profils des têtes des saints du Couronnement de la Vierge de Fra Angelico / fig. 1 / que Degas copie au Louvre12.

Fig. 1 – Edgar Degas, Saint Dominique. Mine de plomb, 181 x 144 mm. copie d’après le

Couronnement de la Vierge de Fra Angelico au Louvre. Avant 1856. Milan, collection privée.

Alors que le Dominicain continue de susciter tout au long du XIXe siècle la coutumière dévotion préraphaélite13, Degas y décèle, presque un siècle avant l’intuition critique de Longhi, le compagnon d’armes de Masaccio14. Du reste, dès 1948, dans la préface à l’édition italienne de l’Histoire de l’Impressionnisme de

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John Rewald, Longhi reconnaissait l’importance singulière de ces copies dans le contexte des années 1850. En parlant des Macchiaoli, en effet, il écrit: “Questi ultimi si provano infatti di accordare il nuovo modico ‘verismo’ del ’30 con un cauto arcaizzare di origine puristica e perciò minutamente inteso (come emerge spesso fin dal formato a strisciolina di predella e dai frequenti disegni dal Quattrocento che trovano un parallelo mentale, ma di quanto più alta misura, in quelli che usava fare Degas giovine, pure a Firenze)”15. Si de tels dessins appartiennent effectivement aux expériences de jeunesse, le Quattrocento reste tout de même, pour Degas, une référence fondamentale de son style. Ainsi, encore en 1874, Edmond de Goncourt raconte dans son Journal comment Degas se rappelait les “profils de Mantegna” pour expliquer l’arabesque d’une de ses danseuses16. Et quand en 1879, l’année qui le trouve plongé dans les études pour la Petite Danseuse de Quatorze Ans, Degas fait poser Diego Martelli pour en faire deux portraits, il déclare dans ces deux oeuvres, et encore davantage dans les dessins préparatoires / fig. 2 /, combien il s’était assimilé les formes massives, lourdes et compactes de Masaccio et même de Giotto, qui l’avaient déjà bouleversé à Assise. D’ailleurs Diego Martelli lui renvoie tout de suite la balle, puisque dans la célèbre conférence tenue au Circolo filologico de Livourne pendant cette même année décisive de 187917, il souligne combien Degas, après s’être approprié, au Louvre: “le eleganti e magre venustà dei quattrocentisti”, se rendit en Toscane, où il s’est retrouvé: “fra i suoi antenati artistici”, parmi lesquels Martelli cite en tout premier Masaccio18.

Fig. 2 – Edgar Degas, Portrait de Diego Martelli. Dessin préparatoire.

Crayon, 450 x 286 mm. 1879. The Fogg Art Museum, Harvard University, Cambridge, Mass.

Si l’on se tourne, enfin, vers le Cinquecento, on pourrait dire du Buste de Femme du Musée d’Ottawa que c’est du Pontormo refait d’après l’acuité quattrocentesca des volumes. Mais il ne faudrait pas oublier que Degas, ici encore, se croyait au

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XVe siècle (ou au tout début du siècle suivant), puisque le tableau des Uffizi était alors attribué à Léonard.

On ne peut se figurer un attachement plus profond à la leçon du Quattrocento florentin. Degas y puise une conscience particulièrement aiguë de la prééminence des valeurs plastiques. Cette conscience s’exprime jusque dans l’exigence, typiquement quattrocentesca, d’un rapport nécessaire entre la seconde et la troisième dimension. Certes, on ne trouvera que très rarement dans les sculptures de Degas des études ponctuelles pour une peinture précise. N’empêche que sculpture et peinture y sont conçues dans le cadre d’une même recherche, soit celle de la précision du modelé: “Retracez une figure de danseuse, vous pourrez avec un peu d’adresse, faire illusion un instant, mais vous n’aboutirez, quelque scrupule que vous ayez apporté à votre traduction, qu’à une silhouette sans épaisseur, sans effet de masse, sans volumes, et qui manquera de justesse. La vérité vous ne l’obtiendrez qu’à l’aide du modelage, parce qu’il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte”. Cela, Degas le dit à Thiébault-Sisson pour lui expliquer, on le sait, pourquoi sa peinture en appelle à la sculpture. Celle-ci lui sert de langue médiatrice qui rend possible le dialogue – le terme employé est bien celui d’une “traduction” - entre deux langages irréconciliables, celui des données de la perception du visible et celui de la peinture, c’est-à-dire, de la seconde dimension. Mais c’est une pensée que le vieux Degas puise encore, sans doute avec la médiation de Poussin, dans le génie du Quattrocento et avant tout chez Piero della Francesca, qui, comme nous le raconte Vasari: “usò assai di far modelli di terra, et a quelli metter sopra panni molli con infinità di pieghe, per ritrarli e servirsene”. À en croire Vasari, c’était au Quattrocento une pratique limitée plutôt à Florence, (utilisée d’ailleurs par un autre Florentin, Niccolò Soggi), et qui ne s’était pas repandue en dehors de la Toscane avant Benvenuto Garofalo, comme nous l’instruit un passage de sa biographie: “fece Benvenuto [Garofalo] quello che insin allora non era mai stato usato in Lombardia, cioè fece modelli di terra per veder meglio l’ombre e i lumi, e si servì d’un modello di figura fatto di legname, gangherato in modo che si snodava per tutte le bande, et il quale accomodava a suo modo con panni adosso et in varie attitudini”. Et encore Vasari de nous rappeler, dans l’Introduction qu’il consacre aux techniques picturales, et notamment aux esquisses (chapitre xvi), que cet usage était devenu plutôt fréquent parmi les peintres de sa génération:

“Usono ancora molti maestri, innanzi che faccino la storia nel cartone, fare un modello

di terra in su un piano, con situar tonde tutte le figure per vedere gli sbattimenti, cioè l’ombre, che da un lume si causano adosso alle figure, che sono quell’ombra tolta dal sole, il quale più crudamente che il lume le fa in terra nel piano per l’ombra della figura. E di qui ritraendo il tutto della opra hanno fatto l’ombre che percuotono adosso a l’una e l’altra figura, onde ne vengono i cartoni e l’opera, per queste fatiche, di perfezzione e di forza più finiti, e da la carta si spiccano per il rilievo”.

On se retrouve donc, chez Degas, comme chez les peintres Florentins du

Quattrocento, devant la même fonction médiatrice du modelage qui guide le peintre dans sa traduction de l’ombre crue produite par la lumière du soleil vers l’ombre feinte que le peintre projette sur le papier. C’est la même vérité de relief

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que Degas cherche à obtenir “à l’aide du modelage”. Grâce à cette certitude que seule rend la perception immédiate de la troisième dimension, les figures de Degas peuvent poursuivre une vérité qu’aucune projection bidimensionnelle ne saurait livrer. Grâce au modelage, elles réussissent à exprimer avant tout de la densité, tout en refusant le sfumato, ainsi que tout commerce avec l’atmosphère susceptible de la menacer. À l’instar d’une sculpture, elles cherchent, pour garantir une évidence immédiate à leur poids, un ancrage fondamental dans le sol. Quiconque se soit penché sur l’art de Degas n’a pas manqué d’y revenir. Valéry écrit: “Degas est l'un des rares peintres qui aient donné au sol son importance.” Jacques-Émile Blanche annonce la même idée dès 1913 dans un passage clairvoyant, cité par Anne Pingeot à l’ouverture de son Catalogue: “Ses figures ont la qualité de certaines maquettes de sculpteur dont l’armature intérieure est si d’aplomb que même si une jambe manque, la figure pèse sur son socle comme s’il y avait deux jambes. Je me rappelle M. Degas frappant le sol de ses deux pieds alternativement, s’affermissant sur le plancher et disant d’un croquis qu’on lui soumettait: ‘Non, ça n’a pas de prise’, et il frappait de nouveau le sol comme pour s’y ancrer”19. En 1984, la même année de l’exposition romaine consacrée à Degas, Richard Brettell et Suzanne Folds McCullagh semblent encore reprendre cette idée - même s’ils la formulent alors à un niveau plus général -, lorsqu’ils considèrent l’oeuvre de Degas comme “un effort pour représenter la tactilité du monde”20. C’est d’ailleurs bien la raison pour laquelle, on le sait, dans la peinture italienne, ce qui le fascine ce n’est pas tant le paysage21, ce n’est pas la transparence de “l’air latin” qu’évoque la pureté de ses atmosphères, questions dont le Quattrocento florentin ne s’était guère soucié davantage, mais plutôt l’univers de la figure, l’architecture du corps ou la structure rythmique des drapées, affaires des peintres foudroyés par la chapelle Brancacci, affaires aussi et somme toute de la sculpture.

Mieux que tout autre peintre moderne, Degas comprends ce que le legs fondamental de l’humanisme florentin – l’autonomie de la figure - recèle d’absolu. Qu’il dénonce progressivement, dans le développement de son oeuvre, le contrat de la figure avec son “sujet”, cela se doit bien à une compréhension toujours plus approfondie de cette autonomie, de cette suffisance de la figure, et même de son refus de tout ce qui n’est pas de la pure figure, y compris le sujet, qui devient, pour Degas, aussi postiche que le mythe chez Ovide22. Daniel Halévy rapporte un mot de l’artiste à cet égard: “À la fin de l’antiquité, quand toutes les déités, toutes les légendes avaient un peu vieilli, il s’est trouvé un homme qui a voulu les ranimer – je parle d’Ovide. Il a remis en vers toutes ces fables; et le résultat ç’a été une serre chaude pleine de fleurs artificielles; et on a envoyé Ovide chez les Scythes, s’y lamenter avec ses fleurs fausses. Et bien, tout ce qu’on fait, ou pense aujourd’hui, c’est faux comme ces fleurs-là; c’est sans feuilles, sans tiges, sans racines – c’est artificiel”23.

Tout en s’appropriant le dessin toscan, Degas réalise en même temps une opération critique pionnière. S’il y a du vrai dans le lieu commun selon lequel c’est par Cézanne que l’on retrouve Poussin, il est bien temps de reconnaître que c’est par Degas que l’on a pu retrouver l’unité de la forme plastique florentine, depuis Giotto jusqu’à Michel-Ange, et cela dans un sens moderne, c’est-à-dire, affranchi à la fois de tout didactisme académique et de tout comparatisme rhétorique ou littéraire24. Bien entendu, s’il n’est pas dupe d’un rapport au modèle qu’un emploi

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devenu doctrine et précepte avait réduit à simple “pédagogie”, c’est parce qu’il retrouve dans les peintres du Quattrocento une pensée plastique qui, pour ainsi dire, leur vient de lui. Car Degas n’est pas un “pensionnaire”. Son rapport à l’Italie ne passe pas par la Villa Médicis (même s’il la fréquente un petit moment, et cela, on veut bien le croire, non sans profit). L’interprétation de la peinture florentine qu’il ramène de son “grand tour” garde une analogie possible avec cette sorte d’émulation identificatoire par laquelle Valéry reviendra, le long de sa vie25, à la question de la méthode de Léonard de Vinci, mais comme un stratagème pour toujours mieux affermir la sienne. Valéry effectivement précise, d’entrée de jeu, le genre de rapport qu’il entretiendra avec son modèle: “le cercle d’activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous appartient”. De même que Valéry face à Léonard, Degas “ne s’attarde pas à mesurer l’abîme que sa nature est de franchir”.

Revenons-en à l’idée selon laquelle la sculpture est pour Degas chose mentale. Par son attachement à la recherche de la figure on en retrouve un autre aspect des affinités de l’artiste avec le Quattrocento florentin: l’idée de la figure comme image mentale. On n’a pas besoin d’insister sur ce que Marcello Ciccuto a appelé “il verticismo dell’immagine mentale” chez un artiste comme Alberti26. L’image mentale joue un rôle tout autant central dans l’art et dans la pensée de Degas, même si l’on ne doit plus la comprendre ici dans son acception platonicienne, mais au sens d’un effort pour sortir de la sensation, pour saisir ce qui est nécessaire dans la sensation, c’est-à-dire, dans le flux du visible: “c’est très bien de copier ce que l’on voit; c’est bien mieux de dessiner ce que l’on ne voit plus que dans sa mémoire. (...) Vous ne reproduisez que ce qui vous a frappé, c’est-à-dire, le nécessaire”27. L’image mentale d’un objet qui se condense dans la mémoire est, pour Degas, le foyer de toutes les déterminations de la forme. En 1927, Gaston Bachelard donnait à cette pensée sa formulation la plus pleine, lorsqu’il affirmait: "C'est l'idée qui voit le particulier dans toute sa richesse, par delà la sensation qui ne saisissait que le général"28. C’est l’image mentale qui, chez Degas, abolit la contradiction entre l’unique et le général. “Degas, toute sa vie”, écrit Valéry, “cherche dans le Nu, observé sous toutes ses faces, dans une quantité incroyable de poses, et jusqu'en pleine action, le système unique de lignes qui formule tel moment d'un corps avec la plus grand précision, mais aussi la plus grande généralité possible”. Contrairement aux hérauts d’une peinture soi-disant des données immédiates de la perception, il n’y a donc pas de contradiction, chez Degas, entre l’observation et la mémoire. Ettore Camesasca a bien saisi le sens de cette concordance, lorsqu’il appelle l’activité de Degas sculpteur un “laboratoire de la vision”29, car sa sculpture est le résultat non de l’observation, mais d’un précipité de l’observation; un dépôt de l’observé dans la mémoire. Le verbe sculpter y devient, ainsi, quasiment intransitif. Modeler, c’est avant tout, chez Degas, une introspection savante, un exercice de son esprit, un journal de ses pensées sur la machine humaine – ce cas particulier de l’articulation animale -, pensées donc tout à fait décrochées des propriétés visuelles du matériau30. Extrêmement attentif aux effets qu’il peut obtenir du parfait maniement des techniques picturales, Degas ne semble guère s’en soucier, au contraire, lorsqu’il modèle, car apparemment il façonne sa matière au gré des contingences. Il a recours à la cire, à la plastiline ou au plâtre tout en pensant éventuellement au

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bronze31, et si celui-ci l’effraie, ce n’est pas en tant que matière douée de qualités visuelles précises qu’il s’évertuerait à maîtriser sans y réussir, mais à cause de la connotation de pérennité dont il est historiquement empreint32. Le bronze pose à Degas un problème, encore une fois, non pas technique, mais intellectuel. Il pressent, avant Arturo Martini, que la sculpture monumentale, demeurant indissociable de la rhétorique, est irrévocablement vouée au statut de langue morte33. Ce n’est pas un hasard si la seule sculpture à laquelle Degas consent finalement la dignité de la fonte ne se fait bronze que pour mieux s’en écarter: habiller sa Petite danseuse de quatorze ans avec des matériaux “vrais” c’était, au-delà de l’exploit “naturaliste”, déshabiller le bronze de sa charge rhétorique, c’est-à-dire, désamorcer son effet de matériau.

Si l’on ne tient pas compte de cette approche mentale à la sculpture, on risque de se poser, à notre sens, une fausse question, celle de savoir si les modelages du peintre peuvent tenir lieu de sculpture à part entière, même en restant, comme le déclare formellement Degas, un exercice de son esprit. Ainsi, Camesasca réclame pour lui le statut de “scultore autentico”34, alors que Testori va même jusque à revendiquer pour son oeuvre de sculpteur une inventivité plus hardie que celle de ses peintures à huile35. Bien évidemment, que l’on ait seulement réfléchi à un plaidoyer pour l’autonomie esthétique de la sculpture de Degas, voilà qui trahit bien la possibilité logique de la remettre en cause, alors qu’il n’en a jamais été question. Déjà Renoir, Huysmans et bien d’autres de ses contemporains comptaient Degas au nombre de plus grands sculpteurs de sa génération, admiration qui, depuis, a toujours été largement partagée. La question n’est donc évidemment pas de revendiquer pour ces modelages une citoyenneté dans le monde de la sculpture, mais bien de préciser le genre de sculpture dont on a affaire ici. Car demander à une cire ou à un bronze de l’artiste les effets que nous offre la jouissance des matériaux chez des sculpteurs “de la matière”, chez des sculpteurs qui ne conçoivent pas en dehors de leur sentiment de la matière, c’est oublier que modeler chez Degas équivaut, avant tout, à dessiner en trois dimensions, à établir comment un corps, saisi souvent en mouvement, peut à la fois s’articuler et rayonner dans l’espace. Le rapport de la sculpture de Degas au dessin est constitutif. C’est sur ce rapport que vont grandement s’asseoir en 1936 les idées fondamentales de Valéry sur Degas et qu’Anne Pingeot a bien trouvées, en essence, chez Jacques-Émile Blanche lorsqu’elle en cite une phrase lapidaire: “Sa sculpture est aussi du dessin”36. Cet “aussi” est par ailleurs très intéressant, car il laisse assez de place pour l’autre dimension de ces modelages, la dimension matérielle, ce qui est nécessaire puisqu’il serait évidemment insensé de prétendre qu’un artiste reste insensible à la matière qu’il façonne. Mais, là encore, on aperçoit que c’est en tant que peintre que Degas entretient des rapports avec son matériau, ce qui équivaut à dire que ces rapports engagent plutôt le chromatisme que la matérialité de la cire. Il n’est pas surprenant que la toute première réaction suscitée par la fonte de ces cires, celle de Paul Gsell en 1918, met en évidence justement cette particularité. En parlant de l’emploi de la cire rouge et jaune dans une de ses sculptures, le critique est frappé par le fait que: “le choix même de la substance qu’il mit en oeuvre trahit le coloriste. La cire lui agrée par ses tons chauds de laque rouge ou noire. Telle de ses baigneuses qui appuie son pied sur un vase est un prodige de polychromie. Elle est ambrée et diaphane comme du

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miel et le vase jaspé de vert et de carmin s’harmonise divinement avec la blondeur de la cire dorée”37.

Si l’on devait regretter quelque chose dans le passage de ces cires au bronze, ce serait sans doute son caractère irrémédiablement monochrome, ce qui nous fait perdre quelque chose du peintre dans le sculpteur. Dans la Petite Danseuse de quatorze ans, les contrastes chromatiques entre la patine brune de la cire (ainsi que celle du bronze), le blanc crème du corsage et les roses des chaussons, du tutu et du ruban de satin, nous conservent une idée de cette dimension picturale de la sculpture. Du reste, on se rappelera forcément, ici encore, l’héritage du Quattrocento florentin, puisqu’en 1492 le très jeune Michel-Ange vraisemblablement recouvrit le Christ du Crucifix en bois de l’église Santo Spirito d’un périsoma de tissu blanc impregné de plâtre, ce qui devait jouer un rôle non négligeable dans l’effet chromatique de l’ensemble38. Dénué aujourd’hui de son périsoma et de la vivacité de sa polychromie originale, ce Christ nu et en bois quasi monochrome reste pourtant en pleine possession de ses moyens et de son langage. De même, il faut bien se garder d’exagérer la portée de cette perte dans les bronzes. Parce que la sculpture chez Degas répond avant tout au besoin de construire une structure, et souvent une structure en acte, parce que Degas ne crée pas à partir du matériau, mais à partir d’une idée, ce que nous perdons ici n’est certainement pas quelque chose d’essentiel. On s’est pourtant égaré dans des questions techniques liées au maniement du matériau et l’on s’est même demandé jusqu’à quel point les bronzes de Degas pourraient être considérés comme des originaux du fait qu’il ne contrôla pas personnellement le travail de restauration des cires, des plâtres (ou de la plastiline), ainsi que celui de leur fonte. La question semble d’autant plus mal placée qu’elle ne fut pas posée au moment de la fonte, par Gsell ou par d’autres critiques de sa génération, mais seulement après la “découverte”, en 1955, des cires de Degas, que l’on croyait perdues, et qui avaient en réalité été conservées par Albino Palazzolo, chargé de leur fonte par Hébrard39. Aussi, en 1984, Todd Porterfield et Richard Brettel concluaient-ils que les bronzes de Degas ont “une existence problématique comme oeuvres d’art”, du fait “d’avoir été fondus sans la connaissance et sans la supervision de l’artiste. (...) En réalité, en appréciant un bronze de Degas, le spectateur doit toujours être conscient du fait qu’il regarde une extraordinaire reproduction d’une oeuvre d’art originale qui, dans la plupart des cas, était faite en cire”40. C’est oublier que cette série de modelages se trouve placée au plus haut niveau d’émancipation de la forme, en tant que notion intellectuelle, au détriment de leurs rapports aux médias. De même que Bach ne songe plus à un alliage sonore précis dans ses dernières oeuvres pour le clavier, ce ne sont pas les particularités d’un matériau que Degas met en valeur lorsqu’il modèle. Sa quête d’une mise en structure des arrangements, des combinaisons et des permutations possibles qu’un certain motif peut assumer à l’intérieur d’un système donné, à savoir la cinématique de la machine humaine et animale, accorde autant d’importance à la sensualité tactile de la cire que celle du dernier Bach aux attraits sensoriels du timbre.

Si Degas rend à la peinture et à la conscience critique du XIXe siècle l’unité et le sens de la forme plastique florentine, c’est en revanche grâce à cette autonomie mentale de la figure qui lui vient du Quattrocento que l’on peut retrouver

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la forma mentis avec laquelle il s’approche la sculpture. Cela étant, poser la question de “l’originalité” de ses bronzes n’aura pas plus de sens que de se demander si les reliefs des chaires de San Lorenzo sont des originaux de Donatello, du fait qu’ils furent, tel que nous le raconte Vasari, parachevés (“rinetti”) et fondus, après sa mort, par quatre de ses disciples, dont Bertoldo: le Bartholomé, pour ainsi dire, du grand maître florentin.

Luiz Marques Notes

Je remercie vivement Mme. Anne Pingeot des corrections qu’elle a bien amicalement voulu apporter à ce manuscrit.

1 Cf. Jean Leymarie, Degas e l’Italia. Accademia di Francia a Roma. Villa Medici, 1984-1985, p. 8.

Préface par J. Lemayre; Introduction et Catalogue par Henry Loyrette. Les expositions antérieures

promues par l’Académie avaient été consacrées à Poussin, David, Ingres, Corot et Géricault. Pour

les rapports de Degas avec l’Italie, cf. aussi Diego Martelli (cité dans le texte), Jeanne Fèvre, Mon

oncle Degas, Genève, 1949, pp. 18-21; Riccardo Raimondi, Degas e la sua famiglia a Napoli,

1793-1917, Naples, 1958; Jean Sutherland Boggs, “Edgar Degas and Naples”, The Burlington

Magazine, CV, juin (1963), pp. 273-276.

2 Outre quelques oeuvres éparpillées dans des expositions générales sur les impressionnistes, on

enregistre à Rome une petite exposition de dessins de Degas en 1924, ainsi qu’un hommage plutôt

modeste rendu par la Biennale de Venise en 1936, avec 12 tableaux et onze dessins. Cf. Leymarie,

art. cit., p. 8.

3 Giovanni Testori en porte témoignage dans “Un Degas a sorpresa scolpisce relitti carichi di luce”

Corriere della Sera, 24 avril, 1986, republié dans La cenere e la carne. Scritti sulla scultura del

Novecento. Firenze, Le Lettere, 2002, pp. 1-3: “Se mai esiste ancora qualcuno che voglia attenersi a

una diversa graduatoria di valori tra il Degas pittore e il Degas scultore, questa mostra, col corpus

completo dei bronzi (...) glielo impedirà, e glielo impedirà, per dir così, trionfalmente”. Cf. Ettore

Camesasca, Degas scultore. Catalogue de l’exposition, Florence et Verone, 1986.

4 Cf. Pierre Borel, “L’oeuvre multiforme d’un artiste de génie, Edgar Degas”, in Documents,

novembre 1951, cité aussi par Ettore Camesasca, Degas scultore, Milan, 1986, p. 23. À l’époque de

ce premier séjour italien appartient un certain nombre de copies d’après des sculptures de

l’Antiquité assyrienne, égyptienne, grecque et romaine, dont notamment le Gladiateur Borghese,

que Millard a mis en rapport, d’une façon peut-être un peu forcée, avec la Danseuse, arabesque

ouverte sur la jambe droite, première étude (Pingeot, cat. n. 1). Cf. Theodore Reff, “New Light on

Degas’ Copies”. The Burlington Magazine, 106 (1964), 251-260, p. 258; Loyrette, op. cit. 1984, p.

38.

5 Pour les copies de Degas d’après les grands maîtres, cf. Theodore Reff, “Degas’ Copies of Older

Art”. The Burlington Magazine, 105, 1963, pp. 241-251; Theodore Reff, art. cit. (1964), 251-260.

6 On considère aujourd’hui avec scepticisme l’existence d’une lettre de Degas à Pierre Cornu, citée

par Pierre Borel (Les sculptures inédites de Degas, Genève, 1949, p. 7, apud Anne Pingeot, Degas

sculptures, Paris, Imprimerie nationale, Réunion des musées nationaux, 1991, p. 8), dans laquelle il

lui aurait confessé: “Je me demande souvent si je serai peintre ou sculpteur. Je ne te cache pas que

je suis très perplexe”. En outre, à Thiébault-Sisson, qui affirme: “En réalité, vous êtes sculpteur

10

autant que peintre, plus peut-être”, il répondra: “Jamais de la vie!”. Cf. F. Thiébault-Sisson “Degas

sculpteur par lui-même”, Le Temps (23 mai 1921), republié par Pingeot, Degas Sculptures, Paris,

1991. Nous citons d’après l’édition de L’Échoppe, Paris, 1999. Cf. aussi Ann Dumas, “Degas:

Sculptor/Painter”, in Joseph Czestochowski, Anne Pingeot (org.), Degas Sculptures Catalogue

Raisonné of the Bronzes. Memphis, 2002, pp. 39-48.

7 Lettre n. 201, de Degas a Moreau, datée du 27 novembre 1858. Cf. Luisa Capodieci, Gustave

Moreau. Correspondance d’Italie. Paris, Somogy éd. d’art, 2002, pp. 462-63. Pour les rapports

entre les deux artistes à Rome, cf. Geneviève Lacambre, “La vie artistique parisienne vue de Rome

pendant le séjour de Gustave Moreau”, in Maestà di Roma. D’Ingres à Degas. Les artistes français

à Rome. Catalogue de l’Exposition, Rome, Villa Médicis, 2003, pp. 127-131.

8 La compréhension vraiment moderne que Degas apporte au Quattrocento florentin a été

récemment mise en évidence par Matteucci, qui parle de la “viscerale ammirazione per la

concezione quattrocentesca che Degas rivelerà in tutta la sua opera”. Cf. Giuliano Matteucci,

“L’esperienza italiana di Degas. Viatico attraverso il grande museo della tradizione rinascimentale”.

In, Francesca Cagianelli, Elena Lazzarini, In Toscana, dopo Degas. Dal sogno medioevale alla città

moderna. Avec une Introduction de Carlo Sisi. Catalogue de l’exposition, Crespina, Florence, 1999,

pp. 11-20, p. 14.

9 Roberto Longhi, “Un disegno per la Grande-Jatte e la cultura formale di Seurat”. Paragone, I,

1950, pp. 40-43. Républié en Opere Complete, vol. XVI, Scritti sullOtto e Novecento (1925-1966),

Florence, 1984, pp. 25-28. Le passage est par trop remarquable pour ne pas le rappeler: “Ci sarebbe

anzi da fare un curioso studio nell’agganciare, entro la pittura francese dell’Ottocento, le varie

riprese del disegno ‘arcaistico’ all’italiana: prima nel gruppo di Ingres e dei contemporanei

‘Nazarener’; poi nella generazione degli allievi di Ingres, Mottez soprattutto che, verso il ’46, negli

affreschi di Saint Germain l’Auxerrois, s’ispira non già a Raffaello ma al Quattrocento italiano e

forse a Fouquet; poi nella nuova generazione arcaizzante di Puvis de Chavannes che sbocca ormai

ai tempi di Seurat e di Gauguin e dei Nabis, tutti anch’essi arcaizzanti e, quel che più preme,

‘italianisants’. ‘À cette époque-là (pourquoi?), un des sarcasmes que nous adressions à un peintre

intellectuel, c’était: ‘il fait du Quattrocento’, rammenta altrove Blanche; e l’impiego della parola

italiana, così raro in Francia, significa molto, già esso solo, per il richiamo di quella cultura”.

10

Selvatico serait bientôt au faîte des honneurs à Florence, lors de sa participation dans le jury du

concours pour la façade de Santa Maria dei Fiori. 11

Pietro Selvatico, “Del Purismo nella pittura” (1859) in, Scritti d’arte, pp. 137-143, 150-62, édité

par Paola Barocchi dans Storia Moderna dell’Arte in Italia, I Dai Neoclassici ai Puristi. 1780-1861.

Turin, 1998, p. 535. 12

Milan, collection privée et New York, Metropolitan Museum, Inv. 1973-84. Cf. Loyrette, op. cit.,

1984, n. 3, 4 et 5, pp. 44-46. 13

Vers la sixième decennie, cette sensibilité romantique se manifeste de façon exemplaire dans une

oeuvre publiée juste un an avant le voyage de Degas: le Cicerone (1855) de Jacob Burckhardt,

oeuvre dont les jugements ont commencé à faire autorité surtout après la seconde édition, de 1869.

On y lit sur l’Angelico: “Questo artista unico nel suo genere aggiunge all’elemento di bellezza che

l’Orcagna aveva introdotto nella scuola fiorentina, un’espressione soprannaturale di candore e

d’intimità. (...) Egli ci narra con abbondanza di particolari come nell’animo religioso dei suoi

11

contemporanei si rispecchi il regno dei Cieli con i suoi angeli, i suoi santi e suoi beati”. Florence,

1963, p. 864, traduction italienne par Paolino Mingazzini et Federico Pfister.

Un tel langage, remis en cause par Roberto Longhi (voir la note suivante), demeure à peu

près inchangé tout le long du XIXe siècle. Aussi, dans le Journal Florentin qu’il adresse à Lou-

Andreas-Salomé en 1898, Rainer M. Rilke évoquait encore “les anges de Fra Fiesole qui doivent

récompenser les élus et chanter les louanges du Seigneur au jugement dernier”. Traduction française

par Maurice Betz. Paris, 1998. Odilon Redon est des seuls à ne pas sacrifier à cette pieuse dévotion

envers le Quattrocento lorsque, vers 1869, il essaie dans une belle sanguine de saisir la puissance

plastique de la copie qu’avait faite Michel-Ange de la fresque Adam et Ève chassés du Paradis de

Masaccio. Cf. RF 40 896 et Paul Joannides, Michel-Ange. Élèves et Copistes, Paris, RMN, 2003, p.

65 e cat. n. 95, p. 243. 14

Cf. Roberto Longhi, “Fatti di Masolino e di Masaccio”. La Critica d’Arte, XXV-XXVI, juillet-

décembre 1940, pp. 145-191. Republié en Opere complete, VIII/1, Fatti di Masolino e di Masaccio

e altri studi sul Quattrocento (1910-1967), Florence, 1975, p. 37: “Il punto su cui occorre battere

con più forza e che la ricerca invece sembra curiosamente schivare è proprio quello che riguarda il

Beato Angelico: quest’uomo solitamente relegato in un paradiso che non gli tocca, soltanto per via

di quella tonaca fratesca dove pure la cintola serrava tanto bene ch’egli fu il primo fra tutti ad

intender l’abito di Masaccio. Come non riconoscer anche qui il gran merito del Vasari, quando pone

il nome dell’Angelico, capolista fra quei grandi che si recaron ad apprendere nella Cappella

Brancacci?”. 15

Cf. Roberto Longhi, “L’Impressionismo e il gusto degli italiani”. Opere complete, XIV, Scritti

sull’Ottocento e Novecento, Florence, 1984, p. 6. C’est nous qui soulignons.

16

E. de Goncourt, Journal, 13 février de 1874.

17

Cf. Ronald Pickvance, Degas 1879. Catalogue de l’exposition National Gallery of Scotland, The

Mound, 1979.

18

D. Martelli, Gli impressionisti, conférence tenue au Centro filologico de Livorne, 1897, apud

Franco Russoli, Fiorella Minervino, L’opera completa di Degas. Milan, 1970, p. 10. Cité aussi par

Giuliano Matteucci, “L’esperienza italiana di Degas. art. cit., 1999, p. 11.

19

Apud Pingeot, op. cit. (1991), p. 7.

20

Richard R. Brettell, Suzanne Folds McCullagh, Degas in the Art Institute of Chicago. Catalogue

de l’exposition (Chicago, New York, 1984), p. 8: “More than any other great artist of the last half of

the 19th century, he [Degas] was a materialist, always excavating the tactile realms of experience.

(...) He was a sensual materialist striving always to represent the tactility of the world”.

21

Jeanne Fèvre (op. cit., 1949, p. 60) parle d’un certain nombre de paysages peints alors par Degas,

“qui rappellent, tant par la pureté des lignes que par la lumière et la poésie, les meilleurs Corots

d’Italie”. Ce témoignage est conforté par des croquis extraordinaires, ainsi que par une toute petite

toile représentant le couvent de la Trinité des Monts (21 x 28 cm., collection particulière, Loyrette,

op. cit., 1984, p. 128). Mais ce n’est pas la peinture italienne, la vaste tradition du paysage italien,

que regarde ici Degas, mais bien effectivement, comme l’a souligné la nièce du peintre, l’exemple

de Corot. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que l’activité de paysagiste passa chez Degas au

second plan après l’étude de la figure humaine. Loyrette (1984, op. cit., 1984, p. 128) a fort bien

remarqué que l’“on ne décèle même pas chez lui (Degas) les louables efforts faits par Gustave

12

Moreau pour répartir soigneusement son temps entre les diverses tâches que tout artiste studieux se

devait d’accomplir en Italie: ‘je veux faire un heureux mélange dans mes études et chaque partie de

l’art aura son temps d’étude et d’observation’ (...). L’“heureux mélange”, Degas ne le fit pas et,

durant le séjour italien, le paysage est incontestablement négligé.”

22

Kendall souligne ce phénomène de supression progressive du sujet chez le dernier Degas: “By the

early 1890s, almost all the documentary functions of his earlier human subjects – the street

entertainers, prostitutes, bourgeois, strollers and silk-vested jockeys – had been left behind, replaced

by elemental nudes and largerly decontextualised dancers”. Cf. Richard Kendall, “Introduction” à

Degas beyond Impressionism. Catalogue de l’exposition, The National Gallery, Londres et The Art

Institute, Chicago, 1996, p. 11.

23

Ce départ du sujet, Degas ne le vit d’ailleurs pas sans deuil. C’est encore Halévy qui en saisit la

portée, lorsqu’il écrit: “Ce même Degas qui avait passionnément étudié les mouvements de la

danseuse, commence l’étude des mouvements de la femme à sa toilette, entrant dans son tub ou

tordant son corps pour essuyer son dos. Plus tard, considérant ce passé, il en aura quelque tristesse

et écrira à un ami qu’il regrette le temps où les peintres ses frères, ignorant les femmes au tub,

peignaient des Suzanne au bain.”. Cf. Daniel Halévy, Degas parle... Paris-Genève, La Palatine,

1960, p. 14. Ce regret trahit bien la complexité de l’attitude de l’artiste face à la modernité. Face à

la tentation de reprendre à son compte la représentation d’un sujet, Degas semble ressentir une telle

pudeur, qu’il l’occulte sous un symbolisme extrêmement savant, presque à la manière d’une

allégorie hermétique du Quattrocento. Cf. là-dessus Theodore Reff “The Morbid content of Degas’

sculpture”, Apollo, Août (1995), pp. 64-71.

24

Dans un article sur les rapports entre la sculpture et la littérature au XIXe siècle, Anne Pingeot,

ayant retracé quelques interférences parmi les plus importantes entre les deux arts, ne laisse pas de

remarquer, à la suite de Valéry, combien Degas ne sacrifie point à l’engouement romantique qui

faisait de Rodin, par exemple, selon le mot de Léon Daudet, “le Michel-Ange des Fleurs du Mal”.

Cf. Anne Pingeot, “Sculpture and Literature in Nineteenth-Century France”. From Rodin to

Giacometti. Sculpture and Literature in France 1880-1950. ed. par Keith Aspley, Elisabeth

Cowling, Peter Sharratt. Amsterdam-Atlanta, GA, 2000, pp. 37-48. De même, à Assise, l’émotion

qu’éprouve Degas ne lui renvoie point aux Fioretti de saint François ou au pathos religieux de

Jacopone da Todi, puisqu’elle appartient à l’expérience visuelle la plus rigoureuse et épurée.

25

Comme on le sait, Valéry écrit Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci en 1894, c’est-à-

dire, à l’âge de 23 ans, mais il y reviendra longuement en 1919, en 1929-1930 et en 1938.

26

Cf. M. Ciccuto, “Alberti verso le città ideali. La sua riflessione sul concetto di figura”, in Leon

Battista Alberti. Actes du Congrès International de Paris. 10-15 avril 1995, Paris, 2000, vol. I, p.

235.

27

Cf. Thiébault-Sisson, ed. cit., p. 13 déjà cité par George Jeanniot, “Souvenirs sur Degas”, La

Revue universelle. Paris, 1933, p. 158 e par Pingeot (1991:17).

28

Gaston Bachelard, Étude sur l'évolution d'un problème de physique: la propagation thermique

dans les solides, Paris, 1927, cité par Georges Canguilhem, “L'Histoire des sciences dans l'oeuvre

épistémologique de Gaston Bachelard" (1963). Etudes d'Histoire et de Philosophie des Sciences,

Paris: Vrin, 1968, p. 176.

13

29

Ettore Camesasca, “Laboratorio della visione”, in E. Camesasca, Degas scultore. op. cit., pp. 19-

34.

30

À François Thiébault-Sisson (op. cit.), il dira, comme on le sait, que ses sculptures ne sont que

“des exercices pour me mettre en train”.

31

À la seule exception de la Petite Danseuse de quatorze ans, exposée en 1881, Degas ne s’est

jamais décidé à faire fondre ses modelages, même si vers 1900 il commande des moulages en plâtre

pour trois de ses sculptures, sans pour autant franchir les dernières étapes vers le bronze. Cf.

Pingeot, “Degas and His Castings”, in Degas Sculptures, op. cit., 2002, p. 29.

32

On a souvent cité le témoignage de Vollard là-dessus. Cf. Ambroise Vollard, Degas (1834-1917).

Paris, 1924, 112-113.

33

Arturo Martini, Primi aforismi (1944), in La scultura lingua morta e altri scritti. Ed. par Elena

Pontiggia, Milan, 2001, p. 16: “La pittura può rendersi immortale con una scarpa, con un ferro da

stiro, con un pomo; la scultura no. (...) Ne deriva che l’oggetto modellato è considerato arte solo

quando riproduce aspetti del mondo ai quali si attribuisca una qualche nobiltà, come appunto un

nudo o un animale.”. L’année suivante, dans La scultura lingua morta, Martini y reviendra avec des

aphorismes, si l’on peut dire, encore plus lapidaires: “La scultura dunque è una forma di oratoria o

nei casi migliori di eloquenza” (p. 28). Et, enfin: “Soltanto la scultura restò immobile nei secoli,

lingua aulica e sacerdotale, simbolica scrittura incapace di svolgersi nei moti quotidiani”. (...)

Niente giustifica la sopravvivenza della scultura nel mondo moderno” (p. 49).

34

Cf. Camesasca, art. cit. (1986), p. 19.

35

Cf. Testori, art. cit. (1986), p. 2: “a noi è, anzi, caro cogliere questa occasione per ripetere quanto

pensiamo, e scriviamo, da sempre: essere, cioè, il Degas scultore di pari grandezza e di pari segreta

forza innovativa, del Degas pittore; parendoci, se mai, che il Degas meno commosso e ardito, il

Degas che sembra un poco sostare sull’imitazione dei fregi supremi del classicismo, anziché agire

per la loro totale reinvenzione nel moderno, sia quello che riserva per sé la materia dell’olio.”

36

Pingeot, op. cit. (1991), p. 8. L’auteur puise dans un article de Blanche de 1913, republié dans

son ouvrage Propos de Peintre. De David à Degas. Préface de Marcel Proust, Paris, 1919, p. 296. 37

Paul Gsell, “Edgar Degas, statuaire”. Article publié dans la revue La Renaissance de l’Art

français et des industries de luxe, décembre 1918, p. 373, apud Pingeot (1991), p. 184. 38

Cf. Marguerite Lisner, "Il Crocifisso di Santo Spirito", in Atti del Convegno di Studi

Michelangioleschi. Florença-Roma, 1964, Roma: Ed. dell'Ateneo, 1966, p. 299. 39

Elles furent alors exposées avec éclat à la Knoedler Gallery de New York. Cf. Jean Adhémar,

“Before the Degas Bronzes” ARTnews 54 (Novembre 1955), 35; Czestochowski, “Degas’s

Sculptures Re-examined. The Marketing of a Private Pursuit”, in Joseph Czestochowski, Anne

Pingeot (2002), pp. 15-21. 40

Todd Porterfield, Richard Brettel, texte du catalogue concernant la sculpture 72: ‘Dancer Ready

to Dance, the Right Foot Forward. c. 1882”, in Brettell, Folds McCullagh, op. cit. (1984), p. 152:

“Because they were cast posthumously with neither the knowledge nor the supervision of the artist,

14

Degas’s bronzes have a problematic existence as works of art. (...) Indeed, in evaluating a bronze by

Degas, the viewer must always be aware that he is looking at a brillant reproduction of an original

work of art that, in most cases, was made of wax”. En 1986, Giovanni Testori (art. cit., 1986, p. 3)

se posait lui-aussi la question du passage de la cire au bronze, mais pour en tirer une conclusion

parfaitement opposée: “È per certo vero che il passaggio dagli originali in cera alla tiratura, pur

sorvegliatissima, in bronzo, ha in qualche punto oscurato la millimetralità e, si direbbe,

l’essudazione dell’enorme lavorio della luce. Ma che millimetralità ed essudazione, scarnificante

violenza e glorificante impinguimento resistano e talmente s’ostendano anche trasferite in una

materia che, come il bronzo, abita esattamente all’opposto della modulabilità, della consumabilità e

della friabilità, testimonia della pienezza che tale fase, per dir così, d’impressionismo infuturato ha

raggiunto nella scultura degassiana”.