1994, « Paliers de décompression », p. 1-4

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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUEUNIVERSITE DE PROVENCE

INSTITUT DE RECHERCHE SUR LE SUD-EST ASIATIQUE (IRSEA)

LA LETTRED'INFORMATION

DE L'IRSEA

N° 4/0ctobre 1994

389, AVENUE DU CLUB HIPPIQUE, 13084 AIX-EN-PROVENCE CEDEX 2 - FRANCETEL: (33) 42 95 16 50 - FAX: (33) 42 20 8210

SOMMAIRE

Avant-propos

Paliers de décompressionpar Pierre Le Roux p.

Dispersée et complexe: la diaspora chinoise(à propos d'un article du Nouvel Observateur)par Jean Baffie, Barbara Baille et Evelyne Lagaune..................... 5

Passez-moi les sels (II)par Bernard Sellato................................................................. 14

Notes de mission au Viet NamHauts Plateaux, août 1994par Charles Macdonald.......... 16

Viet Nam: Théorie du virage à gauchepar Philippe Le Failler............................................................ 26

Bornéo, recherche et littérature:la rançon du succèspar Bernard Sellato........ 31

Conférence "Towards a definition of style: the arts of Tibet"Londres, 13-17 Juin 1994par Françoise Pommaret............ 40

Info-Documentationpar Liêu Cao Thi et Louise Pichard 42

PALIERS DE DÉCOMPRESSION

par Pierre Le Roux

Prologue (199'1)Il Y a quelques années, j'écrivais ces lignes J'étais sur le

terrain et les mots me venaient comme une litanie. Les sons dont jeparlais, je les entendais et les scènes que je racontais, je lesvivais. Le hasard a fait que j'ai perdu ces quelques phrases jetéessur le papier un soir étouffant, la sueur creusant des rigoles surma peau, la lampe-tempête éclairant d'un halo jaunâtre le coin detable et le mouvais papier où crissait la plume .. Je viens deretrouver ce morceau de mémoire, de le relire . je pourrais encorel'écrire aujourd'hui. L'étiquette de la bobine du film Indiquerait toutou plus 199'1... Alors, ma foi, je vous le donne ci présent Silence ..on tourne /

Entendant un jour dans la bouche d'un pratiCien, le terme"ethnographie",Ie passant voit subitement tout un kaleidoscope d'imagesexotiques défiler sous ses paupières. Parfois méprisant, parfois admiratif,jamais indifférent.

Entendant un conférencier retour du terrain prononcer des motsbarbares et bizarres, un peu sacrés, un peu savants, l'étudiant, bouche bée,s'invente des histoires furtives et sauvages, support visuel de situationsdécrites mais encore jamais vues.

L'ethnographie commence par le bruit, partie essentielle de la panoplied'ustensiles recquis pour les rites de passage.

La langue d'abord. A l'université, dans la bouche de doctes linguisteschargés de familiariser l'apprenti avec les sons complexes d'une altéritélointaine. Plus tard, lors du départ. La sirène du navire, le chuchotis étoufféde l'hôtesse d'accueil, l'éclat cristallin des hauts-parleurs annonçant le volpuis le hululement des réacteurs en rage. La foule espiègle et bruyante,emplie de sons nasillards ou sonores, amalgame de bruits et d'odeurs donton se sait lequel génère l'autre et qu'on ne sépare plus désormais.

- Eh! You! You !Want Taxi? (en civilisé)- Mes salades, mes soupes délicieuses, mes objets, achetez-moi, je

vous prie. Vous voulez un guide, une femme, la lune?Prières d'un dévot, supplication d'un mendiant, marchandages éhontés.

Appel du muezzin, gongs et clochettes de la pagode, crécelle d'un lépreux,litanie d'une vieille voyante devant un pauvre étal, musique lancinante d'unorgue à bouche du nord-est qui fait monter les larmes aux yeux ...

- Oh ! le Blanc, là, vous avez-vu?- N'aie pas peur, cadette, le Blanc ne mord pas! (en sauvage)'Sirènes fracassantes de la police, uniformes marchant deux à deux

comme un seul, les Ray Ban perçantes et glaciales, le torse moulé dans un

tissu trop serré et l'énorme revolver battant la hanche maigre_ .Puis c'est l'assaut, l'étourdissement de la langue, des langues

inconnues et précieuses, dont ont tente désespérément de saisir un morceaupour l'agiter à tout và. Ronronnement des climatiseurs, pétarade des cyclo-pousses à moteur, sifflet outragé des gardes déguisés en maréchauxd'empire ... Danger, délit? Non, un riche notable tente de garer sa BMWdans le cloaque burlesque du dédale de la cité chatoyante. Gestes inversés,le policier s' époumonne, lance ses sifflets comme des épées : il offre lepassage. L'arrêt du flot vorace tient lieu de miracle.

Ouf! Enfin, on s'approche du terrain. Eden rêvé, toison espérée d'unargonaute en pataugas nanti de son joker: un magnétophone.

La route a été longue. Au bout de la piste, du high-way, en amont de larivière, au-delà de la colline, il trouvera sans doute l'ailleurs, l'étrange,l'altérité. A-t-il bien le tabac à chiquer, les cigarettes, a-t-il pensé àl'offrande de quelques médicaments ? Oui, tout paraît en ordre - il estfébrile -, le cellophane des cartouches de mort lente bruisse sous la main.

Comment les aborder. En leur parlant. Non, plutôt les écouter d'abord.Que dire, que faire ? On verra bien. Que me conseillait mon aîné déjà ?l'aurais dû noter, je ne me souviens plus, il y avait tant à entendre.

Le bout du monde enfin, le bout du monde connu.Un cri puissant et obscène perce la nuit naissante. Le volume est si fort

que parler n'a plus de sens. Le bruit crée le silence. Ca grince, ça couine, çaperce, ça lime, ça exaspère. C'est l'horloge de la forêt, la multitude d'ailes,de pattes et d'yeux noirs et fixes des insectes qui prennent possession deleur royaume d'éphémère.

Le bois de la pirogue grince sur le sable de la berge, les freins del'énorme bus cachochyme gémissent à réveiller un bonze, le teu-teufassourdi du bateau, lente pulsation apaisante s'emballe tout à coup enapprochant de l'île nimbée d'une phosphorescente obscurité. Des crisd'appel, çà et là, des mugissements épars, des couinements et des rires. Lessacs sont jetés, bruit sourd sur le ponton de bois branlant. Evidemment,l'orage éclate_ L'éclair illumine la scène d'un éclat spectral, le tonnerreéclate aussitôt mais rien qu'un sursaut n'en jaillit. Soulagement de la vieillequi court en hurlant de rire se mettre à l'abri. Déjà le vent souffle, le vent depluie. Tout est giflé, balayé, emporté. Sauf le naïf étranger, magnétophoneen main et pieds sur terre ... Il reste là, cherchant à rassembler ses sacs,appelant le patron pour régler le trajet. Le battement de la pluie lui répondbientôt. Les gouttes énormes s'écrasent avec un bruit de fin du monde.Assourdie, l'humanité n'est plus--_

Au petit matin, une ambre rose moirée étire son arc sur lequel sejuchent des myriades d'oiseaux joyeux et bavards.

Rencontre. D'abord le silence. Un silence ténu, un silence parlant. Uninstant d'émotion de part et d'autre. Tac, tac, tac, tac .. _Le film est rompu.La bobine marquée "1985" au crayon gras rouge sur une étiquette blanche

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n'a plus de fin. Le film fou tourne en furie sur le projecteur impuissant. ..Attente, réparation, le temps passe ... L'opérateur place une nouvelle

bobine sur l'appareil. Elle paraît bien épaisse, bien brillante. La bandesonore est plus nette. Le son est dolby stéréo. L'étiquette indique" 1991".

L'assistance approuve d'un ahh ! de satisfaction: l'histoire se poursuit.Le vieillard sourit. L'ethnologue tente un bredouillement. Les langues

se délient. Cigarette, thé, choc des assiettées de riz sur le nibong duplancher. Discussions, ânonnements, apprentissage, éclats de rire.Grincement des lattes de bambou quand une ombre se déplace. Une vieilleédentée pile sa chique de bétel dans un mortier de laiton. Un enfant pleure,les adolescents se poussent en murmurant. Un homme prend la parole.L'étranger enclenche son magnétophone d'un clac sonore. Sourires. C'estl'histoire des origines ... Trouée d'une allumette qui s'enflamme illuminantle visage rayonnant d'une matrone ébahie. Le temps s'immobilise à l'écoutedes hommes. Le temps prend sa marche à reculons, jusqu'au bout de laveillée. Les crapauds-buffles se régalent et prennent possession de l'espace.

Tout à coup, un coq hilare jette son cri. Sursaut du dormeur et penséede meurtre_ C'est l'aube. Dans la brume du matin, le fer de l'herminetterésonne en mordant le bois, les pilons martèlent leur chant dans les mortiersépars. Et la quiétude est brisée du vrombissement enragé des mobylettes quis'élancent vers des Indes mirifiques et menteuses.

Un hululement étrange retentit qui éteint la réalité auditive du lieu. Unenfant a effleuré en passant la carrosserie de la berline neuve ducommerçant enrichi. L'alarme s'est déclenchée. Somme-nous à Paris 7 dansle Jura 7 Non, heureusement, le cri d'un ménate, le hurlement d'un macaqueviennent rassurer le passant.

Marchant dans le village, entre deux maisons de bois, une dé bambouau toit de feuilles de latanier ou de sagou, quatre de tôle ondulée et trois deparpaings et fibro-ciment, l'ethnologue perçoit une mélopée, un vieux entranses 7. Cherchant de quel côté se diriger, il se perd, toute piste éteinte parl'intrusion virulente d'un chanteur de charme de la ville bientôt remplacépar un tonitruant groupe de rock américain, australien, ou anglais. Français,c'est rare. Quand ]' auditeur s'est lassé, au détour d'une maisonnée,l'ethnologue reprend son fil. Parfois, c'est le même vieux qui écoute cesbandes sonores venues de la "Blancitude" (Pays des Blancs).

L'ethnographe se repose de temps à autre chez un ami de la ville, auterme d'un long séjour en brousse. S'il s'agit de la capitale, rien ne peutvéritablement l'étonner. Mais s'il s'agit d'une bourgade proche du pointd'enquête, naguère encore portée en blanc sur les cartes de l'amirauté 7Allongé, cherchant à retrouver un sens dans le fatras des informationscollectées, hébété en fait, il entend une petite voix aigrelette: «Messalutations, honorable habitant ». Il redresse alors la tête et aperçoit un petithomme souriant, dans des habits neufs empruntés à un autre hémisphère.«Oui ?» Le petit intrus aimable mais patient continue: «Je suis

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représentant en aspirateur, vous avez sans aucun doute l'utilité d'unaspirateur, aussi je vous propose un aspirateur. Pour la propreté».Estomaqué, l'ethnographe ne peut que bredouiller une vague réponse qui seperd dans le vrombissement de la tondeuse à gazon du voisin de cethospitalier ami de la ville. C'est dimanche, c'est la campagne, tout estnormal. ..

Une autre fois, il marche en forêt dense. Des sangsues voraces, desfourmis tenaces taillent leur steak du jour dans la peau de ses jambes. Agacéet bondissant, lançant de sonores imprécations sous le regard réjoui deshommes bruns et coriaces, il se jette dans une danse de Saint Guy,vaguement ridicule, vaguement impressionné par ces indigènes peuloquaces. Trente secondes plus tard, c'est au tour d'un de ces demi-dieuxsylvestres de rentrer dans la danse en jurant de tous ses poumons.

Lors d'une pause, il demande naïvement à l'ancien comment seprotéger de tels désagréments culinaires (point de vue du poisson). Celui-cilui répond de deux syllabes barbares, crachées en même temps que sachique: «Pai Kon ». L'ingénu imagine aussitôt une préparation secrète,une mixture sacrée digne de l'attention forcenée d'un ethnobotanistechevronné. Au diable les recettes-miracle des vieux coloniaux en mal deconseil au su de son départ pour ces pays qu'ils ont connu. Il rejette aussisec la gluante pâte de tabac trempé qui recouvre sa peau nue. Il envoie audiable le savon humide et puant qui lui encombre la poche depuis uneéternité_ A ethnographe, remède de sauvage. Las, à force d'essaislinguistiques, il comprend enfin qu'en fait de potion, il s'agit toutbonnement du nom d'une marque d'insecticide très connue.

Jour après jour, cet ethnologue un peu perdu, ce passant un peu naïfapprend ainsi à régler ses sens à la façon des indigènes. Il devient viteexpert dans la pratique des paliers de décompression, apprenant à les éviter,à les réduire, capable d'une plongée en eau profonde suivie d'une remontéeen surface immédiate_ Il apprend aussi à sélectionner les sons et les images.Non pas pour ne retenir que ceux qui lui paraissent les plus beaux, les plustraditionnels, mais pour s'habituer à leur gamme, pour les distinguer au seind'un même spectre sans se choquer d'une intrusion flagrante pour luiuniquement. Pour continuer à écouter, à regarder sans se lasser. Pour voir laréalité et non son propre rêve. C'est le moyen d'éviter le mal des abyssesqui guettent non le plongeur mais le chercheur en eaux exotiques devenues,parfois, un peu troubles.

(Patani, Octobre 1991)

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