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ISBN : 978-2-8107-0350-0

Prix : 26 €

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Retour au temps longSODIS : F407515

Presses Universitaires du Mirailhttp://w3.pum.univ-tlse2.fr

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D U M I R A I L-:HSMILA=\UXZUU:

Retour autemps long

• Du poids des motsSTÉPHANE DUFOIX

• The weak and the powerful: a longue-durée and comprehensive perspective ondiasporasDIRK HOERDER

• Les Grecs de l’Extrême-Orient hellénis-tique constituaient-ils une diaspora ?LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE

• Des sciences et des savoirs en mouvement:réflexions historiographiques et enjeuxméthodologiquesANTONELLA ROMANO

• «Ne formez pas avec les infidèles d’atte-lage disparate ». L’enjeu matrimonial dansles diasporas des XVIe-XVIIIe sièclesNATALIA MUCHNIK

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• Assimilation et intégration dans leRefuge huguenot (fin XVIIe-XVIIIe siècles) :nouvelles possibilités, nouvelles méthodologiesMYRIAM YARDENI

• Migrations et mobilités commercialesentre le Massif central et la péninsuleIbérique au XVIIe sièclePATRICE POUJADE

• Confiscations et séquestres des biens desexilés politiques dans les États italiens au XIXe

siècle. Questions sur une pratique et projetsde recherchesCATHERINE BRICE

• «Dans les forêts d’Adjarie... » : franchir lafrontière turco-soviétique, 1922-1937ÉTIENNE FORESTIER-PEYRAT

• Penser la diaspora arménienne par le clivageANOUCHE KUNTH

• Eugène Ionesco, 1942-1944: Political andCultural Transfers between Romania andFranceJULIA ELSKY

• Les sociétés balkaniques et la guerre desmondesJEAN-FRANÇOIS GOSSIAUX

Chantiers de recherche

• Retour sur la journée d’études «Guerres,empires, migrations » (juin 2014) LAURENT DORNEL

Circulations, migrations, histoire

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« Ne formez pas avec les infidèlesd’attelage disparate »1. L’enjeu matrimonialdans les diasporas desXVIe-XVIIIe siècles

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ik e 14 mars 1615, Ester Rodrigues (alias Soares),

jeune judéoconverse d’origine ibérique résidant àNantes et orpheline de père, est tirée au sort pour

recevoir la première dot attribuée par la Santa companhiade Dotar orfans e donzelas pobres. Cette confrérie de lacongrégation judéo-ibérique d’Amsterdam, instituée en1615 sur le modèle vénitien (1613), offrait une dot auxorphelines et jeunes filles pauvres de la diaspora séfarade,la Nação, « résidant de Saint-Jean-de-Luz à Dantzig »2.Mais pour la recevoir, les élues devaient se marier à un juifcirconcis et en terre juive, comme le fit le 23 décembre1616 Ester à Amsterdam, avec le rabbin vénitien Saul LeviMortera. Celui-ci n’était alors en Hollande que depuis peu,venu de France avec la dépouille d’Elie de Montalto, méde-cin juif de Marie de Medicis3. En drainant les épousespotentielles de la diaspora vers les jeunes congrégationsqui, à l’instar de celle des judéo-ibériques d’Amsterdam(créée vers 1600), sont encore massivement masculines,ces structures pan-diasporiques à vocation matrimonialefont œuvre de prosélytisme. Elles assurent également uneforme de cohésion socioculturelle et contribuent à fairelien entre les foyers de la communauté dispersée. Ellespolarisent par là-même les territoires communautaires etbalisent leur zone d’influence. Les organismes destinés àdoter les jeunes filles pauvres ne sont certes pas l’apanagedes diasporas ; ils existent dans la plupart des sociétés des

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XVIe-XVIIIe siècles4. Leur présence est toutefoissaillante dans ces minorités religieuses, en raison del’enjeu que représente la préservation de l’ortho-doxie des enfants, et de la dispersion géographiquedes familles, étirées à l’extrême, au fil des réseauxcommerciaux. C’est dire que les diasporas des XVIe-XVIIIe siècles, populations exilées pour « fait de reli-gion» caractérisées par leur importance numérique,le maintien du lien entre les implantations et leurdegré d’organisation et d’unité5, malgré leur fortehétérogénéité, ne peuvent qu’accorder une atten-tion particulière aux pratiques matrimoniales deleurs membres. À la différence des autres migrants,pour qui l’union lointaine est un phénomène ponc-tuel, quoique parfois moteur du déplacement, elleest usuelle pour les diasporas, et généralementréitérée sur plusieurs générations. C’est le cas nonseulement chez les judéo-ibériques – plus tard qua-lifiés de séfarades –, mais aussi chez les huguenots,qui ont quitté la France avant et après la révocationde l’édit de Nantes en 1685, les morisques, chré-tiens ibériques d’origine musulmane, expulsés d’Es-pagne en 1609-1614, les jacobites, partisd’Angleterre à la suite du souverain catholiqueJacques II, détrôné par la Glorieuse Révolution(1688-89), ainsi que chez les mennonites, anabap-tistes principalement originaires de Suisse et desPays-Bas, refoulés par les persécutions dès le milieudu XVIe siècle. Perçues tour à tour comme signes oufacteurs de cohésion ou d’assimilation, les pratiquesmatrimoniales constituent une pierre de touche del’identité diasporique, entre autonomie et intégra-tion. Elles font groupe et lieu tout à la fois. Leurcaractère transnational ou, plutôt, transfrontalier,recouvre un éventail de possibilités6 : union au seindu collectif dispersé, recouvrant dès lors une formed’interculturalité du fait de la diversité des foyers,dans le pays d’origine ou en exil, avec une autreminorité, éventuellement de type diasporique, oubien au sein de la société d’accueil. Car la bigarruredu joug matrimonial, souvent critiquée, voire inter-dite, existe bel et bien.

L’étude des comportements matrimoniaux,dans le contexte migratoire spécifique de ces

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1. Seconde Épître aux Corinthiens de Paul,chapitre VI. Je remercie Nicolas Lyon-Caen etMathilde Monge pour leurs lectures et leurssuggestions.2. Voir Israël S. Révah, « Le premier règlementde la « Santa Companhia de dotar orfans edonzelas pobres » », Boletim internacional debibliografia luso-brasileira, IV (1963), p. 650-691 ; Miriam Bodian, « The « Portuguese »Dowry Societies in Venice and Amsterdam. ACase Study in Communal Differentiationwithin the Marrano Diaspora », Italia, 6(1987), p. 30-61 ; Gérard Nahon, « Les rap-ports des communautés judéo-portugaises deFrance avec celle d’Amsterdam aux XVIIe etXVIIIe siècles », in Métropoles et périphériesséfarades d’Occident. Kairouan, Amsterdam,Bayonne, Bordeaux, Jérusalem, Paris, Éditionsdu Cerf, 1993, p. 95-183 ; Natalia Muchnik,«Amsterdam et les groupements judéo-ibé-riques de France au XVIIe siècle », in Yves Kru-menacker (dir.), Entre Calvinistes etCatholiques. Les relations religieuses entre laFrance et les Pays-Bas du Nord (XVIe-XVIIIe

siècle), Rennes, PUR, 2010, p. 299-313.3. Saul Levi Mortera, Tratado da verdade daLei de Moisés, escrito pelo seu própio punhoem português em Amesterdão 1659-1660,édition facsimilée introduite et commentéepar Herman P. Salomon, Coimbra, Universi-dade de Coimbra, 1988, p. XLIII et XLV.4. Ce type de confréries se rencontre en effetaussi bien dans les villes italiennes à partir duXIVe siècle (Saint-Jérôme-de-la-charité, à Rome,Sainte-Catherine à Sienne, etc.), que chez lescatholiques de Vilnius au XVIIe siècle d’aprèsDavid Frick, ««Since All Remain Subject toChance». Poor Relief in Seventeenth-CenturyWilno», Zeitschrift für Ostmitteleuropa-For-schung, 55 (2006), p. 1-55, ici p. 19-23.5. Voir Stéphane Dufoix, La dispersion. Unehistoire des usages du mot diaspora, Paris,Amsterdam, 2011 ; pour les XVIe-XVIIIe siècles,Natalia Muchnik, « Les diasporas soumisesaux persécutions (16e-18e siècles) : perspec-tives de recherche », Diasporas. Histoire etsociétés, 13, 2009, p. 20-31.6. Voir la notion de cross-border marriagedans Lucy Williams, Global Marriage. Cross-Border Marriage Migration in Global Context,Basingstoke-New York, Palgrave Macmillan,2010, en particulier p. 8-11.

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minorités dispersées, nous permettrad’analyser les modalités concrètes et leslimites du modèle d’endogamie qui leur estappliqué, et qui a partie liée, pour les dia-sporas des XVIe-XVIIIe siècles, avec une lec-ture ethnique de la différence et dugroupe.

des MigRants…pas CoMMe Les autRes

« Il y a une très grande opposition entre lesanciens catholiques et les nouveaux […]Ce sont comme deux peuples différentsqui ne sont liés ni de mœurs, ni de négoce,ni de mariage, ni même de société civile»7.

S’il est un topos méthodologique etinterprétatif de l’historiographie des dia-sporas des XVIe-XVIIIe siècles, c’est la consti-tution de généalogies comme préalable àtoute étude. D’ordinaire étendues sur troisou quatre générations, elles frappent parleur amplitude horizontale, faisant la partbelle à l’endogamie tant familiale que reli-gieuse, et par leur caractère transnational.L’intérêt pour l’anthroponymie et leshomonymies va dans le même sens. Ensomme, l’analyse des jeux d’alliance, certesnécessaire pour l’examen de ces popula-tions, apparaît fortement présupposée parl’historiographie. Suivant l’exemple para-digmatique des diasporas négociantes oùles réseaux familiaux sont doublementinvestis par la solidarité et la sociabilitéreligieuses et par le commerce, la mise envaleur d’unions préférentielles doit généra-lement prouver l’existence d’une structurediasporique, ou bien, dans un secondtemps et à l’échelle locale, révéler les pro-cessus d’assimilation8. Ainsi la premièrehistoriographie des marranes et des com-munautés fondées par les exilés s’est-elle

tout particulièrement attachée à reconsti-tuer les généalogies, à l’aide des archivesinquisitoriales et paroissiales. Il s’agissaitde montrer la dispersion familiale et, par-tant, la mobilité géographique9 et lesformes d’endogamie resserrée (entre cou-sins, oncle/nièce, etc.). Ces mariages sem-blent dès lors valider, par principe, lemaintien de la différence culturelle et del’appartenance au groupe et en creux undécrochement par rapport à la sociétéd’accueil – et au-delà le postulat de l’ex-traterritorialité des diasporas. Alors qu’àl’inverse, la préférence pour un conjointhors du groupe et, plus encore, issu de lasociété d’accueil, va de pair avec la dispa-rition de la langue d’origine ou la conver-sion à la religion majoritaire.

Certes, l’alliance acquiert une impor-tance centrale pour des migrants, surtoutlorsqu’ils sont placés en situation double-ment minoritaire, par leur culture (dont lalangue) et leurs pratiques rituelles. Lechoix ne porte dès lors pas seulement surle clivage dans et hors groupe, mais se joueégalement en termes de distance vis-à-visde la culture et du culte majoritaires. Àcela s’ajoutent les facteurs socioécono-miques qui composent une autre grille delecture de ces hymens, pouvant recouper(ou pas) les divisions culturelles et reli-gieuses. Que l’alternative se donne àLondres, entre huguenots et Wallons, quipartagent leur confession, l’usage du fran-çais et la mémoire des persécutions, voireentre huguenots et Anglais, rapprochés parleur foi calviniste, ou bien entre judéo-ibé-riques et Français catholiques de Bordeaux,et plus encore huguenots et Africains auCap, l’enjeu matrimonial semble peu com-parable, même si toujours symboliquementimportant.

Si elle a été abondamment traitée parl’historiographie, la question du mariage a

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aussi mobilisé les populations et leurs instances adminis-tratives et cultuelles, confrontées au risque de dissolutionet au déséquilibre démographique : bien que le manque defemmes dans les premières générations d’exilés soitmoindre que pour les migrations contemporaines, il restesensible. Les autorités s’efforcent donc de réglementer lesusages et de limiter l’exogamie. Ainsi, à la fin duXVIIe siècle, le Mahamad, qui dirige la congrégation judéo-ibérique d’Amsterdam, ferme-t-il l’accès au statut demembre de plein droit, tant aux juifs étrangers unis à desfemmes de la Nação qu’aux hommes de la Nação quiauraient épousé des femmes juives d’autres origines (ash-kénazes généralement) de même, bientôt, qu’aux enfantsissus de ces mariages10. Sans doute ce durcissement, aprèsun siècle d’existence de la communauté, révèle-t-il préci-sément l’effacement de la spécificité ibérique et une mul-tiplication des unions avec les juifs germaniques(ashkénazes), désormais plus nombreux à Amsterdam,alors que la congrégation, métropole de la Nação auXVIIe siècle, voit sa suprématie s’éroder au profit deLivourne ou Londres. Mais c’est probablement chez lesmennonites que l’interdiction est la plus rigoureuse. Defait, le problème de l’exogamie et, partant, celui du rap-port au monde, ont constitué l’un des facteurs de divisionentre mouvances anabaptistes au XVIe siècle. Certaines desbranches mennonites les plus strictes, frisonnes et fla-mandes, prohibent le Buitentrouw, le « mariage audehors », avec les non-mennonites comme avec lesmembres d’autres congrégations mennonites et ce, jus-qu’au XVIIIe siècle, excommuniant ceux qui y contrevien-nent11.

On ne saurait cependant surinterpréter la tendance deces populations à stigmatiser la mixité, surtout dans uneperspective diachronique. La combinaison de stratégiesmatrimoniales distinctes, pour s’établir dans une sociétéd’accueil notamment, peut induire ce type d’unions, sanspour autant mettre en cause l’appartenance au collectif.Car le choix du conjoint, chez des minorités tournées versle négoce, est déterminant à l’heure de s’implanter dansune contrée, de nouer des collaborations et sceller desrapports de confiance ou bien la pyramide clientélaire. Ilpermet de faire lien aux différentes échelles, de ressouderles familles physiquement ou symboliquement, puis-qu’avant même la circulation des futurs époux, il suscite

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7. Mémoire sur les moyens de rame-ner les nouveaux convertis d’Henri deNesmond, évêque de Montauban, inMémoires des évêques de France surla conduite à tenir à l’égard des réfor-més (1698) publiés par JeanLemoine, Paris, Alphonse Picard etFils, 1902, p. 105-121, ici p. 106.8. Par exemple pour les huguenots àBoston dans la première moitié duXVIIIe siècle, in Jon Butler, The Hugue-nots in America : A Refugee People inNew World Society, Cambridge, Har-vard University Press, 1983, p. 81-83.9. Ainsi Israël S. Révah, Uriel daCosta el les Marranes de Porto. Coursau Collège de France 1966-1972,édité, introduit et commenté parCarsten L. Wilke, Paris, Centre Cul-turel Calouste Gulbenkian, 2004.10. Yosef Kaplan, « The PortugueseCommunity in 17th Century Amster-dam and the Ashkenazi World », inJozeph Michman (dir.), Dutch JewishHistory II, Proceedings of the Sym-posium on the History of the Jews inthe Netherlands, Assen-Jerusalem,Van Gorcum-Hebrew University ofJerusalem, 1989, p. 23-45 ; « TheSelf-Definition of the Sephardi Jewsof Western Europe and Their Rela-tion to the Alien and the Stranger »,in Benjamin R. Gampel (dir.), Crisisand Creativity in the Sephardi World,New York, Columbia UniversityPress, 1997, p. 121-145 ; MiriamBodian, “‘Men of the Nation’ : theshaping of converso identity in earlyModern Europe », Past and Present,CXLIII (1994), p. 48-76.11. Benjamin J. Kaplan, Divided byFaith : Religious Conflict and thePractice of Toleration in EarlyModern Europe, Cambridge, HarvardUniversity Press, 2010, p. 277-278 ;Walter Klaassen et Harry Loewen,« Concerning Intermarriage : ADutch-Mennonite Admonition tothe Russian Mennonites, 1788 »,Journal of Mennonite Studies, 11(1993), p. 98-110, ici p. 102.

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correspondances et tractations, sur lemontant des dots en particulier. Ainsi,d’après un espion de l’Inquisition espa-gnole à Amsterdam, les frères Lopez Arias,madrilènes emprisonnés par le Saint-Office, auraient « essayé de marier l’une deleurs sœurs qui vit à Madrid avec un Juifd’ici [Amsterdam], leur parent, nomméAntonio Gomez Sierra dans ce royaume, etici Jacob Gomez Sierra, et comme la dotn’a pas été convenue, ils ne l’ont pasenvoyée, et ce dernier a épousé une fille deJuan Lopez Arias qui est également à Lle-rena emprisonné par le Saint-Office »12. LesLopez Arias cherchaient par-là à protégerleur sœur des foudres inquisitoriales, ren-forcer des relations commerciales,accroître le prestige de leur famille enl’unissant à un juif d’Amsterdam ou peut-être préparer leur installation aux Pro-vinces-Unies, différents facteurs quiconcourent habituellement aux alliancestransfrontalières entre les foyers clandes-tins de la terre d’origine et ceux de la dia-spora.

On se gardera néanmoins de féminisercette mobilité matrimoniale, comme l’his-toriographie tend à le faire pour la périodecontemporaine13. Les hommes se déplacentfréquemment. Cela peut être lié, en casd’endogamie familiale resserrée parexemple, au besoin de quérir une dispenseà Rome, comme en 1633 Francisco Gomez,marrane andalou (désormais appeléRomano), pour épouser la fille de sa sœur,ou bien de rejoindre sa promise : après quele frère de Francisco, le Dr Jeronimo GomezPereda, s’unit à Leonor Tellez, nièce dugrand négociant madrilène Fernando Mon-tesinos, leur neveu, Gaspar Gomez, au ser-vice du patriarche, retrouve Ana, sapromise, petite-nièce de Montesinos, àPeyrehorade, avant de revenir à Madridpoursuivre ses activités pour le clan14.

L’exemple de Francisco et GasparGomez réunit différents cas de figures quirépondent au modèle endogamique quel’on applique d’ordinaire aux diasporas desXVIe-XVIIIe siècles : unions au sein de laparenté rapprochée, renchaînements d’al-liance dans les pyramides clientélaires(homogamie) et mariages suivant l’originegéographique puisque les frères Gomez,comme Montesinos et sa nièce Leonor,viennent tous d’une bourgade du nord duPortugal, Vila Flôr. Dans ce cadre, les terresd’origine, si elles n’ont pas le prestige cul-tuel des congrégations orthodoxes de ladiaspora, gagnent en matière culturelle,offrant la quintessence de l’identité collec-tive, symbolique, comme le lieu du martyrepour la foi15, et financière, lorsque le patri-moine foncier familial est en jeu – pour lesjacobites et les huguenots principalement.

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La mise en exergue de l’endogamie desgroupes diasporiques, à l’époque moderneen particulier, lorsque leur singularitérepose sur le religieux, apparaît, nousl’avons dit, comme une constante de l’his-toriographie. La fonction socioéconomiquede ces alliances, en lien avec la centralitéde la notion de confiance, est évidente : ils’agit tout autant d’une homogamie quisoude les associations horizontales que lespyramides clientélaires. Ainsi le négocianthuguenot Jacques Le Serrurier, né à Saint-Quentin en Picardie, naturalisé en Angle-terre en 1685 puis installé à Charleston, enCaroline du Sud, avec son père et sonépouse Elizabeth Léger, marie-t-il quatrede ses filles à des huguenots, avant deretourner en Angleterre avec sa femme :Jean Gaillard, de Montpellier (puis du Viva-rais), dont la famille exploitait de vastes

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terres aux bords du fleuve Santee, Henry Le Noble, venu deParis, figure politique de Charleston, et ses associés IsaacMazyck, de l’île de Ré (mais fils de Wallons), un prospèrenégociant et l’un des plus gros planteurs de la région, etPierre de Saint-Julien de Malacare, de Vitré (Bretagne), quidisposait aussi d’une grande plantation. Quant à la cin-quième de ses filles, elle épouse le suisse Jean-FrançoisGignilliat, venu du pays de Vaud, qui acquiert des terressur les rives du Santee dès 1689. Les uns et les autres, quiservent de témoins pour leurs mariages respectifs, réunis-sent donc une part non négligeable des plantations dufrench Santee, l’un des principaux foyers huguenots endehors de Charleston, comptant quelque 150 personnesdans les années 169016. Mais l’on pourrait y ajouter, tou-jours en matière de confiance, le problème de la répressionqui confère à l’endogamie une dimension sécuritaire,comme l’illustre le cas des morisques et des crypto-judaï-sants en terre ibérique.

Cela est d’autant plus manifeste pour les groupementsrestreints où la singularité confessionnelle et culturelle sedouble d’intérêts économiques (ou se fonde sur eux), àl’image des jacobites d’Elseneur, au nord de Copenhague.Les familles (pour la plupart originaires d’Écosse) Fenwick,Appleby, Elphinstone et Brown of Colstoun, très actifsdans l’armement et le commerce danois, actionnaires etdirecteurs de la Compagnie asiatique danoise, y sont tousalliés par mariage17. David Brown (of Colstoun), né en 1734en Écosse, directeur de la Compagnie, épouse Anna Fen-wick (décédée en 1770 en Inde) puis Maria Forbes, deLiverpool. Le fils de David et Anna, Nicolas, s’unit à MaryElphinstone tandis que sa sœur Margaret convole en 1782avec William Brown (né au Danemark), fils d’Anna Applebyet de John Brown, qui fut également directeur de la Com-pagnie. Ce qui n’empêche pas l’intégration d’élémentsextérieurs qui, par leurs fonctions peut-être, renforcent lesaffaires familiales : Margaret, devenue veuve, épouse lebaron Andreas Alexander von Berner, capitaine de Marineet inspecteur des douanes, dont la fille Suzanne, issue d’unpremier lit, épouse Charles Fenwick ; leur fils George Fen-wick se mariera à son tour à Melior Brown of Colstoun,petite-fille de David Brown, le fondateur de la lignée. Chezces jacobites, comme chez les judéo-ibériques ou leshuguenots, l’endogamie et l’homogamie sont à lire dansun dispositif commercial à grande échelle : tandis que le

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12. Madrid, Archivo Histórico Nacio-nal [AHN], section Inquisition [INQ],Livre 1131, f°328r, Lettre d’Andres deBelmonte du 2 avril 1662.13. L. Williams, Global Marriage.Cross-Border…, op. cit., p. 25-29,61-63, etc.14. AHN INQ, Livre 1129, f°290r. Lemariage à l’étranger n’est pas unrecours offert à tous, il est parexemple difficile pour les crypto-protestants de France, puisqu’après1685, il leur est interdit de quitter leroyaume sans permission et de semarier hors de France.15. Natalia Muchnik, « S’attacher àdes pierres comme à une religionlocale… La terre d’origine dans lesdiasporas des XVIe-XVIIIe siècles »,Annales HSS, 66e année, 2011,p. 481-512.16. Arthur H. Hirsch, The Huguenotsof Colonial South Carolina, Colum-bia, University of South CarolinaPress, 1999 [1928], p. 15-20, 24,226-228 ; Robert C. Nash, «Hugue-not Merchants and the Developmentof South Carolina’s Slave-Plantationand Atlantic Trading Economy,1680-1775», in Bertrand Van Ruym-beke et Randy J. Sparks (dir),Memory and Identity. The Huguenotsin France and the Atlantic Diaspora,Columbia, University of South Caro-lina Press, 2003, p. 208-240, icip. 226 ; Bertrand Van Ruymbeke,From New Babylon to Eden : TheHuguenots and Their Migration toColonial South Carolina, Columbia,University of South Carolina Press,2006, p. 91, 111 et 113.17. Guy Chaussinand-Nogaret, «Uneélite insulaire au service de l’Eu-rope : les jacobites au XVIIe siècle »,Annales ESC, 28e année, 1973,p. 1097-1122, ici p. 1113.

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fils aîné de David, le patriarche, WilliamBrown of Colstoun, s’unit à Jeannette de LaVallière, à Madras, l’autre, John LewisBrown, épouse en 1791, à Bordeaux, Elisa-beth Skinner, fille du grand négociant (etfranc-maçon) David Skinner et de Marga-ret Boyd, d’origine irlandaise. John y dirigel’une des principales firmes de la régionavec son beau-père David Skinner et sononcle Robert Fenwick – consul des États-Unis, marié à une Duret, famille « hugue-note » locale, active dans le commerceaméricain18.

L’endogamie ne saurait certes s’expli-quer sans les formes d’exclusion instau-rées, officiellement ou officieusement, parles sociétés d’accueil. Les statuts de puretéde sang, adoptés par les institutions ibé-riques au cours du XVIe siècle, qui stigmati-sent les nouveaux-chrétiens (morisques,judéoconvers), en sont l’exemple extrême.De même les autorités locales, en forçantle maintien d’une singularité politique ouen cantonnant spatialement les minorités,dans des ghettos, pour les juifs, ou bien desvillages « réservés », comme chez lesmorisques de Tunisie19, incitent-elles aurétrécissement du vivier des conjoints. Carl’importance du voisinage, que l’onretrouve à l’échelle de la société globale,est tout aussi valable pour les minorités.

Le degré de proximité mobilisé par lespopulations diasporiques, qui déterminedes unions préférentielles, peut être fami-lial, géographique, ethnoculturel ouconfessionnel. Il n’efface pas pour autant,dans les premières générations d’exilés dumoins, les barrières sociales en vigueurdans le pays d’origine20.

Les hymens au sein de la parentéproche sont légion : mariages entre cousinsgermains, oncle et nièce, et échanges desœurs. Témoin le cas de Juan Lopez Gomez,marrane andalou de Jaén, semble-t-il ori-

ginaire de Biarritz, qui vers 1645 auraitconvolé avec sa cousine germaineMenxina, installée à Bordeaux, tandis quele frère de celle-ci aurait épousé la sœur deJuan à Saint-Esprit-lès-Bayonne. Juanaurait un jour déclaré que lui et son cou-sin, Fernando, « avaient échangé les sœurset s’étaient mariés à la manière et usagedes juifs », sans avoir du reste demandé dedispense. Dans les années suivantes, lesdeux couples demeurent séparés par lafrontière, les maris rendant régulièrementvisite à leurs épouses respectives21. Cespratiques s’inscrivent toutefois dans uncontexte plus général des sociétés d’AncienRégime où les unions entre prochesparents sont usuelles ; et ce, bien que leConcile de Trente prohibe les alliances endeçà du quatrième degré de parenté (cou-sins issus de germains). La plupart se fontentre cousins germains, parfois par desmariages doubles ou bien enchaînés surplusieurs générations, ce que révèlent laconstitution d’un stock familial de pré-noms et les multiples homonymies. AinsiIsaac Mazyck, petit-fils du négocianthuguenot Jacques Le Serrurier et filsd’Isaac Mazyck (de l’île de Ré) et deMarianne Le Serrurier (née en Caroline duSud), épouse-t-il Jeanne de Saint-Julien,sa cousine germaine, fille de Pierre deSaint-Julien et d’Elizabeth Le Serrurier.Quant à Pierre de Saint-Julien (né en Caro-line), le frère de Jeanne, après avoir étéfiancé à une certaine Judith Giraud contrel’avis paternel, il lui préfère finalement en1727 Sarah Godin, la fille de sa cousinegermaine, Marianne Mazyck (sœur d’Isaacet fille de Marianne Le Serrurier) et deBenjamin Godin (du Havre). À la généra-tion suivante, Isaac Mazyck, fils (et homo-nyme) d’Isaac Mazyck et de Jeanne deSaint-Julien s’unit à Mary Mazyck, sa cou-sine germaine, fille d’Etienne Mazyck (le

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frère d’Isaac) et de Susanne Ravenel. Lasœur de Mary, Charlotte Jacques Mazycképouse, elle, René Ravenel, fils de Mary deSaint-Julien et de Henry Ravenel, lui-mêmepetit-fils de René Ravenel de la Houte Mas-sois, le fondateur de la lignée qui seraitvenu de Vitré (Normandie) pour rejoindre sacompatriote Charlotte de Saint-Julien en168722. C’est dire que parmi les descendantsde Jacques Le Serrurier, ce type d’union serépète jusqu’à la cinquième génération aumoins entre les familles Mazyck, Saint-Julien, Ravenel et, dans une moindremesure, Le Noble et Godin. Tous possèdentdes plantations, souvent voisines, dans lesannées 1690 au bord du Santee puis, trenteans plus tard, aux portes de Charleston, à StJohn’s Berkeley, et nombre d’entre eux sontd’origine noble, à l’image de René Ravenelet d’Alexandre Thésée de Chastaigner deCramahé, qui épouse la fille de Henri leNoble et Catherine le Serrurier23.

Mais au-delà du cercle familial, local outransnational, des alliances se forment,pour les nouveaux arrivants surtout, suivantl’origine géographique. Certaines l’ont étéavant le départ ou bien durant l’exode, dansles navires ou lors d’un séjour intermédiaire,à Londres dans le cas des huguenots en par-tance pour les colonies américaines24. S’ins-taure dès lors, au sein du bassinmatrimonial créé par le lien confessionnelet culturel, un cercle plus restreint quidétermine des unions préférentielles. Ils’explique tant par l’attachement à la petitepatrie que par des relations de voisinage quise prolongent en exil voire par des institu-tions culturelles régionales, telles que lessodalités des huguenots londoniens. LaSociété du Poitou et du Loudunois, parexemple, qui assiste les réfugiés de ces pro-vinces, offre un lieu de sociabilité pour leursdescendants25. L’incidence de la commu-nauté d’origine est d’autant plus prégnante

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18. Silvia Marzagalli, «Guerre et création d’un réseaucommercial entre Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815. L’impossible économie du politique », in SilviaMarzagalli et Bruno Marnot (dir.), Guerre et économiedans l’espace atlantique du XVIe au XXe siècle, Bordeaux,Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 375-393,ici p. 385 ; Jean Cavignac, Les vingt-cinq familles. Lesnégociants bordelais sous Louis-Philippe, Bordeaux,Institut Aquitaine d’études sociales, 1985, p. 107-108.Rappelons qu’à Bordeaux, comme ailleurs, se mêlent,souvent par mariage, les réfugiés jacobites et lesimmigrés britanniques venus pour raisons commer-ciales, à l’instar des Boyd semble-t-il, d’après PatrickClarke de Dromantin, Les réfugiés jacobites dans laFrance du XVIIIe siècle, Bordeaux, Presses universitairesde Bordeaux, 2005, p. 31, note 42.19. Mikel de Epalza et Ramon Petit (dir.), Recueild’études sur les morisques andalous en Tunisie, Madrid-Tunis, Dirección General de Relaciones Culturales-Ins-tituto Hispano-Árabe de cultura, 1973 ; Raja YassinBahri (coord.), Les morisques et la Tunisie. Expulsion,arrivée, impact et héritage. Cartas de la Goleta, Actasdel Congreso de los 13-15 de noviembre de 2008, Tunis,2009.20. Ainsi les huguenots en Caroline du Sud dans Ber-trand Van Ruymbeke, From New Babylon…, op. cit.,p. 89-90.21. AHN INQ, Livre 1112, f°14r.-15r.22. Arthur H. Hirsch, The Huguenots of Colonial…,op. cit., p. 35-36 ; Charles E. Lart, Huguenot Pedigrees,vol. 1, Londres, The Saint Catherine Press, 1924, p. 67-68 et vol. 2, Londres, C. Guimarens and Co, 1928,p. 53-55 ; Edward Lining Manigault et Horry FrostPrioleau, Register of Carolina Huguenots. Partial Listingof 81 Refugee Families, vol. 2 Dupre-Manigault, Pied-mont, 2007, p. 1053-1054 et 1085.23. Arthur H. Hirsch, The Huguenots of Colonial…,op. cit., p. 15-17 et 24 et Bertrand Van Ruymbeke,From New Babylon…, op. cit., p. 77 et 90. Voir HenryE. Ravenel, Ravenel Records. A History and Genealogyof the Huguenot Family of Ravenel, of South Carolina ;with some incidental accounts of the Parish of St. JohnsBerkeley, which was their principal Location, Atlanta,Franklin Printing and Publishing Co, 1898. 24. Bertrand Van Ruymbeke, From New Babylon…,op. cit., p. 86 et 88.25. William Chapman Waller, « Early Huguenot friendlysocieties », Proceedings of the Huguenot Society ofLondon, VI, 1898-1901, p. 201-235, ici p. 208.

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lorsque les premières générations demigrants peuvent se rassembler par région,à l’instar des morisques. À Testour (Tunisie)et Alger, en effet, on distingue le quartiermorisque «des Andalous » – terme géné-rique pouvant aussi désigner les morisquescastillans – de celui « des Tagarins » (de laCouronne d’Aragon) tandis qu’à Salé-le-Neuf (Rabat), les quelque 2000 morisquesvenus de Hornachos, ville d’Estrémaduredevenue un bastion de résistance, se dis-tinguent du reste des Andalous de la ville26.Si elle spatialise une différence interne aucollectif, la concentration géographiqueinflue également sur les comportementsmatrimoniaux et perpétue l’identificationrégionale originelle au sein de la minoritémorisque. D’ailleurs celle-ci constitueparadoxalement à Testour, comme dans lesautres implantations de ce type, la sociétémajoritaire puisque les morisques y sontnumériquement et culturellement domi-nants.

L’alliance répond donc à une multipli-cité de facteurs propres qui se superposent(critères confessionnels, professionnels,géographiques…) et se combinent suivantles contextes socio-économiques et lesrelations avec les sociétés d’accueil. S’yajoutent les sociabilités, dont les liensmaçonniques, et le voisinage qui traversentles frontières de ces minorités. Le cas deshuguenots du quartier de Spitalfields, àLondres, donne lieu à une grande variétéde schémas matrimoniaux : qu’il s’agissedes unions entre familles huguenotes spé-cialisées dans la soie, venant des mêmesrégions françaises et désormais voisines,ou avec des Wallons, installés auparavantà Spitalfields et travaillant aussi la soie. Endéfinitive, on pourrait postuler que le choixdu conjoint ne dépend pas tant de l’appar-tenance au groupe ou des modes d’inté-gration mais qu’au contraire, il est créateur

de sens. Les études d’Enric Porqueres iGené sur les chuetas, crypto-judaïsants deMajorque, montrent en ce sens que cen’est pas parce que ces derniers descen-dent des juifs qu’ils se marient entre eux :ils sont descendants de juifs parce qu’ils semarient entre eux. Le mariage est un « actepolitique », par lequel le judéoconversdéclare son appartenance à la commu-nauté ; à chaque génération, à chaquealliance, s’élabore par conséquent une« recréation sociale »27.

Mais chez les chuetas, comme dans laplupart des diasporas des XVIe-XVIIIe siècles,le lien identitaire se colore d’une dimen-sion ethnique qui surinvestit les pratiquesmatrimoniales et fonde la cohésion du col-lectif à l’échelle locale et transnationale.

une peRCeption ethniquede La difféRenCe

Dans son Apologie pour la nation juiveou Réflexions critiques sur le premier cha-pitre du VIIe tome des Œuvres de Monsieurde Voltaire au sujet des juifs, en 1762, lebanquier d’Amsterdam Isaac de Pinto, sou-cieux de dissocier les juifs ibériques (séfa-rades) des « tudesques ou polonais »(ashkénazes), souligne la supériorité despremiers qui ont « la délicatesse scrupu-leuse » de «ne point se mêler par mariage,alliance, ou autrement avec les Juifs desautres nations ». Les sanctions envisagéesrévèlent l’ethnicisation du caractère ibé-rique :

«Leur divorce avec leurs autres frères est àtel point, que si un Juif Portugais [ibé-rique], en Hollande et en Angleterre,épousoit une Juive Allemande, il perdroitaussitôt ses prérogatives : il ne seroit plusreconnu pour membre de leur synagogue;

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il seroit exclu de tous les bénéfices ecclésiastiques &civils ; il seroit séparé entièrement du corps de lanation; il ne pourroit même être enterré parmi les Por-tugais ses frères […] C’est par cette saine politique qu’ilsont conservé des mœurs pures, et ont acquis une consi-dération qui, même aux yeux des nations chrétiennes,les ont fait distinguer des autres Juifs »28.

On comprend que cette lecture de l’appartenance àla diaspora judéo-ibérique est mobilisée à l’encontrede ceux qui leur sont le plus proches, les juifs d’autresorigines et, surtout, les ashkénazes, qui les supplantentalors numériquement à Amsterdam29. Le phénomèneapparaît, bien que moins théorisé, chez les morisques,si l’on en croit certains témoignages européens. Jean-André Peyssonnel lorsqu’il décrit les « coutumes desMaures andaloux » du Cap Bon (Tunisie), en 1724, noteque « leurs filles se marient avec répugnance à d’autresqu’à des Andaloux [les morisques], et eux ne se mésal-lient guère volontiers, quoique la misère les ait quel-quefois obligés de se mêler aux Maures du pays »30. En1752 encore, M. Poiron, dans ses Mémoires concernansl’état du Royaume de Tunis, écrit à leur propos : « regar-dant leur origine comme une espèce de noblesse, ils nese mésallient point avec les autres »31.

L’origine et la culture, plus que la confession, dumoins au sein d’une même famille religieuse, devien-nent un critère de distinction, souvent synonyme denoblesse. Les huguenots, s’ils partagent leur statutd’élus avec les autres calvinistes européens, tirent ainsileur distinction «du premier, du plus beau, du plusillustre, et du plus ancien Royaume de la Chrétienté »,d’autant « qu’il n’est rien de plus poli [civilisé] que seshabitans »32. Cette ethnicisation des groupes diaspo-riques explique que la dimension cultuelle, malgré leferment que constitue la communauté de foi, ne soitpas déterminante : les familles étirées rassemblent desindividus de religion et de confession distinctes tantextérieurement qu’intérieurement. Dès lors, si les divi-sions cultuelles ne remettent généralement pas encause les solidarités et les liens économiques, de mêmele mariage permet-il de perpétuer le groupe au-delà dela conversion. Le cas des crypto-judaïsants d’Espagneou des crypto-protestants en France l’atteste. Pour

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26. Andrés Sánchez Pérez, Los Moriscosde Hornachos, corsarios de Salé, Badajoz,Diputación provincial de Badajoz, 1964 ;Leïla Maziane, Salé et ses corsaires(1666-1727). Un port de course marocainau XVIIe siècle, Caen, Presses Universi-taires de Caen, 2007, p. 90-93.27. Enric Porqueres i Gené, Lourdealliance. Mariage et identité chez les des-cendants de juifs convertis à Majorque(1435-1750), Paris, Kimé, 1995, p. 79, 82et 85.28. L’ouvrage est paru à Amsterdam chezJ. Joubert et à Paris chez Nicolas-Fran-çois sous le titre de Réflexions cri-tiques…, ici p. 19-21.29. Comme le confirment les statuts de laconfrérie Dotar, notre exemple liminaire :tandis que la fille illégitime («bastarda»)d’un juif ou d’un membre de la Nation (unjuif ibérique mais aussi, en creux, uncrypto-judaïsant, de France notamment),comme celle d’un converti d’ailleurs, néede mère non juive («goy») peut y pré-tendre, celle qui est née d’une femmejuive mais d’un père gentil, donc juiveselon la Tradition, n’y a pas droit («pernehum cazo será admitida a dita pauta»),sans doute parce que l’appartenance à laNation portugaise est transmise par lepère, d’après Israël S. Révah, «Le premierrèglement…», art. cit., p. 677.30. Jean-André Peyssonnel, « Relationd’un voyage sur les côtes de Barbarie…en 1724 et 1725» in Jean-André Peyson-nel et René L. Desfontaines, Voyagesdans les Régences de Tunis et d’Alger, t. 1,publiés par M. Dureau de la Malle, Paris,Librairie de Gide, 1838, p. 177.31. M. Poiron, Mémoires concernans l’étatprésent du Royaume de Tunis, Jean Serres(dir.), Paris, 1925, p. 13-14. 32. Les protestantes réfugiées, ou entre-tiens de Pauline et d’Agate dans lesquelsceux qui souffrent persécution pour l’É-vangile pourront trouver des règles d’unebonne conduitte (sic) dans les lieux où laprovidence de Dieu les appellera, Amster-dam, 1689, p. 135, également cité parMyriam Yardeni, Le Refuge huguenot.Assimilation et culture, Paris, HonoréChampion, 2002, p. 50.

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preuve, peu avant la Révocation, en 1682,à Availles-Limouzine (Poitou), Jacques deGuillon, seigneur de Varennes, « nouveauconverti à la Religion catholique » quiépouse sa parente Esther d’Argence, derécente souche protestante. L’abjuration,en période de forte répression, cache iciune homogamie à trois facettes : identitéde la souche familiale et de la traditionreligieuse mais également du statutsocial33. Le caractère mixte d’une alliancepeut d’ailleurs s’effacer à la générationsuivante. Une partie des « concubinaires »de Mauvezin, en Gascogne, qui ne se sontpas mariés à l’église et sont poursuivis à cetitre entre 1737 et 1740, sont des«mariages bigarrés » entre nouveaux etvieux-catholiques. Or ces derniers s’avè-rent pour certain(e) s fils (filles) ou petits-fils d’un « religionnaire » (crypto-protestant), habituellement une femme quiles a élevés34. Les mariages endogamesseraient en somme ce qui reste, l’attache-ment irréductible à la communauté d’ori-gine dans, ou plutôt malgré, le processusd’assimilation. L’exemple des morisques deVillarubia de los Ojos, dans la région deCiudad Real, le montre. On distingue,parmi eux, les descendants des musulmansconvertis lors de la Reconquête, dits mude-jares antiguos, des populations déportéesde la région de Grenade après la Guerre desAlpujarras (1568-71). Bien que les premiersne parlent pas l’arabe ni ne portent devêtements distinctifs, ils vivraient toujours,à la veille de l’Expulsion, dans un quartierséparé, le Barrio Nuevo, et continueraient àse marier entre eux35.

Si l’endogamie a partie liée avec l’eth-nicisation de la différence et de l’apparte-nance au groupe, la question des unionsdites mixtes et de la perpétuation du col-lectif diasporique se pose. Elle engageaussi bien les unions entre diasporas et

sociétés d’accueil qu’entre les minoritésdispersées.

On sait que les mariages mixtes, parfoisfavorisés, en particulier en milieu chrétien,pour réduire la présence de l’autre confes-sion36, sont d’ordinaire combattus par lesÉglises car ils menacent le principe d’unitéreligieuse – on se souvient des sanctionsdécidées par les judéo-ibériques d’Amster-dam. Ils débouchent au demeurant souventsur la conversion de l’un des conjoints.Dans les faits, les pratiques sont plussouples, surtout en situation de pénurie,lorsque les groupes sont isolés ou numéri-quement réduits ou bien en raison d’impé-ratifs sociaux. Le cas des huguenots de lacolonie du Cap, en Afrique du Sud, est ence sens exemplaire et pourrait expliquer,avec la politique d’assimilation menée parla Compagnie des Indes néerlandaises, lesnombreux mariages avec les Néerlandaisdès la deuxième génération37. À l’inverse, àMönchengladbach, en Rhénanie, où lesmennonites représentaient pourtantquelque 150 foyers dans les années 1620,offrant un large stock matrimonial, la filledu riche prédicant Claes Wolter Kops,farouchement opposé à l’exogamie, épousaFranz Kumpes, le fils de l’un des catho-liques les plus prospères de la ville qui seconvertit alors – ses parents et frères res-tant catholiques38. Si ces unions peuventsusciter une double appartenance au seindu couple et des sociabilités interconfes-sionnelles, elles n’impliquent pas nécessai-rement, on l’aura compris, la rupture desliens avec la diaspora. Le problème restecelui de la confession des enfants, des ritesde naissance et de l’éducation, le choix sefaisant généralement suivant le genre39.

Le facteur social n’est ici pas à négli-ger : si sentiment de noblesse il y a dansune population diasporique, il s’articuleaux hiérarchies à l’œuvre dans les sociétés

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d’Ancien Régime qui font régner leurs propres logiques. Aussi les aristocrates jacobites peu-vent-ils épouser les filles de la noblesse locale, à l’instar de l’Irlandais Toby Bourke. Présentéà la Cour de Saint-Germain dès 1691, proche de la princesse des Ursins à Madrid, nomméambassadeur en Espagne en 1705, fait chevalier de Saint-Jacques en Espagne et baronnetpar Jacques III, il convola avec la fille du marquis de Varennes en 170840. D’aucuns, commeles Irlandais en Bretagne, se prévalent d’une forme de noblesse, notamment en traduisantleur patronyme (le Ó en particulier) par une particule, et sont tentés de s’allier à la petitenoblesse locale pour l’asseoir plus fermement41. Ces pratiques rappellent d’ailleurs le cas desnobles morisques du royaume de Grenade, restés après la Conquête et convertis au chris-tianisme ; et, parmi eux, des Granada Vanegas, lignée du prince Sidi Yahya al-Nayyar, aliasPedro de Granada. À l’exception de certains de ses enfants, unis à d’autres membres del’aristocratie nazarie convertie, la plupart épousent des représentants de la haute noblessecastillane ; du moins jusqu’à ce que les mariages consanguins au sein de cette élite

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33. Sébastien Jahan, « Le mariage mixte au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 113, 2006,p. 53-70, ici p. 59.34. Elisabeth Labrousse, « Les mariages bigarrés : mariages mixtes en France au XVIIIe siècle », in Léon Poliakov (dir.),Le couple interdit : entretiens sur le racisme, Paris-La Haye, Mouton, 1980, p. 159-176, ici p. 167-169.35. Trevor J. Dadson, Los moriscos de Villarubia de los Ojos (siglos XV-XVIII). Historia de una minoría asimilada, expul-sada y reintegrada, Madrid-Francfort-sur-le-Main, Iberoamericana-Vervuert, 2007, p. 70, 84, 273, etc.36. Ainsi le missionnaire irlandais Thomas Gould (1657-1734), engagé dans la conversion des « prétendus réfor-més du Poitou », recommandait-t-il d’interdire aux nouveaux-convertis de se marier entre eux, in Yves Krumenac-ker, Les Protestants du Poitou au XVIIIe siècle, 1681-1789, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 199.37. Lynne Bryer et François Theron, The Huguenot heritage : The story of the Huguenots at the Cape, Diep River,Chameleon Press, 1987, p. 43 et 52-53 ; Manfred Nathan, The Huguenots in South Africa, Johannesburg, Centralnews agency Ltd, 1939, p. 65 et 113-120.38. Ekkehard Krumme, «Die Täufer in Gladbach », Rheydter Jahrbuch, 12, 1977, p. 9-58, ici p. 41, cité par MathildeMonge, Des communautés mouvantes : les « sociétés des Frères Chrétiens » en Rhénanie du Nord (Juliers, Berg, villede Cologne v. 1530-1694), Thèse de doctorat d’histoire de l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne soutenue le5 novembre 2011, chapitre 9. 39. Une pratique courante dans l’Europe moderne, comme le montre l’arrêt du Parlement de Metz, en date du30 mars 1663 qui, tranchant dans un conflit opposant des époux, l’un réformé, l’autre passée au catholicisme, surl’éducation de leurs filles, donne gain de cause à la mère « conformément à ce qui se pratique ordinairement dansles mariages entre des personnes de différentes religions où il est stipulé que les garçons seront élevés dans lareligion du père et les filles dans celle de la mère », in Archives départementales de la Moselle, D 11, cité par Marie-José Laperche-Fournel, «Mariage et identité confessionnelle : les familles réformées messines au temps des divi-sions religieuses (fin XVIe-XVIIe siècle) », Les cahiers lorrains, n°4, 1999, p. 401-418, ici p. 406. Voir Bertrand Forclaz,« Le foyer de la discorde? Les mariages mixtes à Utrecht au XVIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 63e

année, 2008, p. 1101-1123. 40. Micheline Kerney Walsh, « Toby Bourke, Ambassador of James III at the Court of Philip V, 1705-13», in EvelineCruickshanks et Edward Corp (eds), The Stuart Court in exile and the Jacobites, Londres, Hambledon Press, 1995,p. 143-153. Mais ces unions restent exceptionnelles pour la première génération du moins ; elles deviennent pluscourantes ensuite, d’après Nathalie Genet-Rouffiac, Le Grand Exil. Les Jacobites en France, 1688-1715, Paris, Ser-vice historique de la Défense, 2007, p. 141.41. Alain Le Noac’h et Eamon Ó Ciosáin, Les immigrés irlandais au XVIIIe siècle en Bretagne, Vannes, Institut cultu-rel de Bretagne, 2009, t. 2, p. XX et Jean Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, Imprimerie Nationale,1966, vol. 2, p. 1018, 1021, 1023-1024, 1027 et 1040.

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morisque ne se généralisent à la fin duXVIe siècle42.

De manière analogue, les noces entreminorités diasporiques ne sont pas rares,surtout lorsqu’elles concernent desfamilles qui sont en affaires. Témoin auXVIIIe siècle, le huguenot Jean Bedoire lejeune (1683-1753), riche négociant (fer,vin…) et banquier de Stockholm, agent deLouis XV et l’un des fondateurs de l’Égliseréformée française de Suède et de la Com-pagnie asiatique suédoise, que dirigea sonfrère François. Alors que sa fille Marie-Christine épouse en 1729 le jacobite irlan-dais Frans Jennings, l’un des principauxexportateurs de fer à Stockholm et franc-maçon, l’autre, Madeleine, s’unit à HermanPetersen, de Göteborg, peut-être franc-maçon, qui fut aussi directeur de la Com-pagnie et associé de Frédéric Bedoire. Ladernière, Charlotte, se marie à son cousingermain, Jean Lefebure, fils de huguenotmais appartenant à la mouvance jacobitealors que son frère Frédéric Bedoire épousela fille de François Bedoire, qui convolera àson tour avec Herman Petersen après ledécès de leurs conjoints respectifs en 1748et 1751. L’alliance de ces familles de richesnégociants, cette «noblesse de quai » dontles firmes sont spécialisées dans l’exporta-tion du fer, n’est bien sûr pas anodine43.

La difficulté demeure d’instaurer lesfrontières, de définir l’exogamie lorsque leshymens se font entre semblables, hugue-nots et wallons du quartier londonien deSpitalfields par exemple. La distinction del’altérité proche, la plus dangereuse pourl’intégrité du groupe, passe donc par l’in-terdit matrimonial, comme l’atteste làencore la virulence des instances judéo-ibériques à l’égard des alliances avec lestudescos. Elle appelle à fixer les normesd’appartenance. À Amsterdam, le cas desaggunot (enchaînées), les « veuves tempo-

raires », judéoconverses arrivées seules etdont les époux semblent avoir disparu, quipose la question du divorce et du lévirat44,incite les autorités à refuser toute validitéaux unions célébrées en terre dite d’idolâ-trie, même si elles l’ont été entre judaï-sants et devant des témoins tout aussijudaïsants. C’est pourquoi les couplesmariés dans la Péninsule doivent-ils lefaire à nouveau en arrivant dans la congré-gation.

Car le mariage constitue une armeindispensable à l’intégrité du collectif et àsa perpétuation. Certes, il l’est pour touteminorité cultuelle face à la religion domi-nante. La cérémonie elle-même constitueun enjeu du rapport de force. Ainsi, enFrance, si le baptême catholique, validepour les protestants, et l’extrême-onction,aisément évitée, sont peu clivants, l’unionest bien le « terrain privilégié de la résis-tance huguenote »45. L’usage était, suivantles conseils du prédicateur (puis pasteur)Claude Brousson, de passer contrat devantnotaire puis de célébrer les noces dans lamaison familiale, avec la bénédiction desaînés. Ces contournements suscitent, enretour, répression et dissuasion, notam-ment vis-à-vis des enfants nés de ceshymens, déclarés illégitimes. Au-delà,l’événement, surtout lorsqu’il s’agit d’unealliance entre membres du groupe, est unmoment de communion qui rassemble lesacteurs et les inscrit dans le temps com-munautaire ; il ancre ceux qui y participentdans la terre d’accueil tout en servant demarqueur au territoire minoritaire, en par-ticulier lorsque les époux sont issus defoyers différents.

Plus largement, les populations diaspo-riques mobilisent le mariage tant pourassurer la cohésion que pour discipliner,renforcer les liens entre implantations etavec la terre d’origine ou maintenir les hié-

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rarchies en son sein. Les organisations pan-diaspo-riques telles que la Santa companhia de Dotar orfans edonzelas pobres amstellodamoise sont symptoma-tiques. En effet, à travers les candidatures de jeunesfilles et des « frères » qui y adhèrent, elles forgent lacommunauté diasporique et le territoire de la Nação :elles font groupe et produisent de la localité46. Laconfrérie cristallise en effet la zone d’influence de lacongrégation amstellodamoise comme elle le fait, enMéditerranée, pour celles de Venise et Livourne, cha-cune dotée de la leur. De leur côté, les crypto-judaï-sants, en France notamment, décriés par la diasporapour leurs pratiques imparfaites et leur simulation duchristianisme, font valider leur appartenance à laNação et leur judéité par leur affiliation à la Dotar puispar l’union de leurs filles avec des juifs officiels. Mais,en retour, ces confréries contribuent à la disciplinari-sation de ces «marges » : elles les poussent à rejoindrel’orthodoxie des congrégations officielles47 et drainentles jeunes filles les plus démunies, qui sont les plusdangereuses pour l’ordre social et les relations avec lasociété d’accueil, et peuvent plus facilement céder auprosélytisme des religions majoritaires. Cette discipli-narisation par le mariage, et la mobilité qu’elleimplique, n’est pas sans rappeler l’exportation defemmes européennes dans les colonies. En France, cer-taines des « filles du roi », jeunes femmes dotées par lesouverain et appelées à peupler la Nouvelle-Franceentre 1663 et 1673 et souvent recrutées dans les hos-pices, sont des nouvelles-converties que l’on cherchaità éloigner des noyaux de protestantisme48. L’instru-mentalisation du mariage se confirme ici, non plusseulement au niveau des communautés diasporiquesmais aussi dans leurs rapports avec les sociétés d’ac-cueil et les religions majoritaires. Elle s’inscrit dans undispositif plus large, qui touche également les enfants.

Les alliances entre ceux qui sont restés dans laterre d’origine et vivent dans la clandestinité, martyrsde la foi et quintessence de la culture collective, etleurs coreligionnaires dispersés, sont particulièrementsignificatives du caractère fondateur des comporte-ments matrimoniaux en contexte diasporique. Toutautant que les relations commerciales, elles ménagentaux uns un espoir de départ vers des terres qu’ils ima-

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42. Enrique Soria Mesa, «Una gran fami-lia. Las élites moriscas del reino de Gra-nada », Estudis, 35, 2009, p. 9-25.43. Marsha Keith Schuchard, EmanuelSwedenborg, Secret Agent on Earth andin Heaven. Jacobites, Jews and Freema-sons in Early Modern Sweden, Leyde-Boston, Brill, 2012, p. 221, 222, 336, 382,553, 562 et 597 ; Leos Müller, The Mer-chant Houses of Stockholm, c. 1640-1800. A Comparative Study ofEarly-Modern Entrepreneurial Behaviour,Uppsala, Uppsala University, 1998,p. 121-124, 136-137 et 139 ; «Scottishand Irish Entrepreneurs in Eighteenth-Century Sweden», in David Dickson, JanParmentier et Jane Ohlmeyer (dir.), Irishand Scottish Mercantile Networks inEurope and overseas in the Seventeenthand Eighteenth Centuries, Gand, Acade-mia Press, 2007, p. 147-174, ici p. 166.44. C’est-à-dire l’obligation pour le frèred’un défunt d’épouser sa veuve s’il estmort sans enfant.45. Elisabeth Labrousse, « Les mariagesbigarrés…», art. cit., p. 161 et Yves Kru-menacker, Les Protestants du Poitou…,op. cit., p. 157-159, 175-176 et 229-230.46. Angelo Torre, ”‘Faire communauté’.Confréries et localité dans une vallée duPiémont (XVIIe-XVIIIe siècle) », Annales ESC,62e année, 2007, p. 101-135, ici p. 108-113.47. Voir Natalia Muchnik, «Charité etcommunauté diasporique dans l’Europedes XVIe-XVIIIe siècles », à paraître dans laRevue d’histoire moderne et contempo-raine.48. Nelson M. Dawson, « Les filles àmarier envoyées en Nouvelle-France(1632-1685) : une émigration protes-tante ? », Revue d’histoire de l’Église deFrance, 72, 1986, p. 265-289. L’auteuravance que cette émigration féminineprotestante s’est en fait déroulée desannées 1630 à la Révocation. D’aprèsYves Landry (Orphelines en France, pion-nières au Canada : les Filles du roi auXVIIe siècle, Montréal, Leméac, 1992),toutefois, les protestantes n’ont repré-senté qu’une faible proportion de l’en-semble.

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ginent plus clémentes, tout en légitimant leurs groupements aux yeux de l’orthodoxie descongrégations officielles et, aux autres, l’empreinte de l’histoire et de la culture originelles,participant de la thématique du retour et du destin millénariste que s’attribue la plupartdes diasporas des XVIe-XVIIIe siècles. En somme, la préservation de l’intégrité du groupe reli-gieux par le soin mis à surveiller ses « attelages » constitue un enjeu idéologique pour sasurvie. En pratique, toutefois, les unions révèlent des objectifs divergents et des accommo-dements multiples. �

natalia MuchnikNatalia Muchnik, maître de conférences à l’EHESS, est membre du Centre derecherches historiques. Après avoir travaillé sur les marranes et la diaspora séfarade enEurope occidentale, qu’elle analyse dans Une vie marrane. Les pérégrinations de Juande Prado dans l’Europe du XVIIe siècle (Honoré Champion, 2005) et De paroles et degestes. Constructions marranes en terre d’Inquisition, Paris (éditions de l’EHESS, 2014),elle mène une étude comparée et croisée de plusieurs diasporas des XVIe-XVIIIe siècles(séfarades, morisques, catholiques britanniques et huguenots), sur lesquelles elle anotamment publié « “S’attacher à des pierres comme à une religion locale…” La terred’origine dans les diasporas des XVIe-XVIIIe siècles » (Annales. Histoire, Sciences sociales,66e année, 2011, p. 481-512).

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ISBN : 978-2-8107-0350-0

Prix : 26 €

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Chantiers de recherche

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Circulations, migrations, histoire

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ions, histoire

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