Roger Misès (1924–2012)

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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 69–71 In memoriam Roger Misès (1924–2012) Roger Misès nous a quittés et, à l’instar de ses filles et de ses petits-enfants, nous nous sentons tous orphelins. Il était en effet, à juste titre, considéré comme le père de la pédopsychiatrie franc ¸aise publique. C’est à son militantisme infatigable, à sa rigueur théorique, à son art aussi pour conseiller et convaincre les pouvoirs publics que nous devons les circulaires de 1972 et de 1992 qui ont permis à notre discipline de s’établir et qui fondent encore aujourd’hui sa légitimité. Il était en 1924 à Paris, mais avait ensuite vécu à Angoulème et commencé à Bordeaux ses études de médecine, poursuivies à Paris, après un engagement dans la Résistance. Devenu interne des Hôpitaux psychiatriques de la Seine puis chef de clinique de Georges Heuyer, il avait bénéficié également de l’enseignement de Serge Lebovici, de Pierre Male, de Paul Sivadon. Il aimait aussi à rappeler tout ce qu’il devait à Henri Ey. Orienté précocement vers la psychanalyse, il était devenu en 1963, à un âge qui nous paraît aujourd’hui très jeune, membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris et a mené long- temps une activité de psychanalyste formateur en parallèle à sa carrière de psychiatre public. Il n’oubliait pas pour autant ses origines médicales et ses compétences en électroencéphalogra- phie. Il avait eu, à ses débuts, la responsabilité d’un laboratoire d’EEG des Hôpitaux de Paris et était l’époux d’une électroen- céphalographiste, Jeanne Misès, qui l’a fidèlement accompagné non seulement dans sa vie personnelle mais aussi dans son acti- vité scientifique, participant à tous les congrès et à toutes les discussions et portant un jugement avisé sur ses idées et celles de ses interlocuteurs. Médecin des Hôpitaux psychiatriques, Roger Misès a d’abord dirigé le service médical de l’Institut psychothérapique Théophile-Roussel, avant de prendre la chefferie de service puis les fonctions de médecin directeur à la Fondation Val- lée il a effectué tout le reste de sa carrière. Confronté, au départ, à la tragique réalité d’un asile s’entassaient, dans des conditions deshumanisantes et dans l’indifférence générale, sous le régime de l’internement et sous l’étiquette quasi-unique d’arriération, une masse informe d’enfants rejetés de partout, il a très rapidement mis en place une transformation archi- tecturale, augmenté et formé le personnel infirmier, multiplié le nombre de médecins, obtenu le détachement d’enseignants de l’Éducation Nationale, la création de postes de psycho- logues, d’orthophonistes, d’éducateurs spécialisés, d’assistantes sociales, de psychomotriciens. Très tôt, des psychanalystes comme Ilse Barande (qui vient aussi de disparaître), Roger Per- ron, Michèle Perron-Borelli, Marie José Bailly-Salins, Nicole Jeammet et bien d’autres sont venus apporter leur concours à des projets thérapeutiques qui ne se sont jamais réduits à la seule référence freudienne et à la seule pratique des psy- chothérapies, mais qui ont combiné et articulé des approches multidimensionnelles associant les soins, l’éducation et la pédagogie. À l’origine seulement intrahospitalier, le dispositif a été complété par des structures plus légères, intégrées dans la cité : centres médicopsychologiques, hôpitaux de jour, centres d’action thérapeutique à temps partiel, lieux d’hospitalisation à petit effectif en milieu urbain. Cette proximité plus grande avec le milieu naturel entraînait nécessairement une intensifi- cation des relations avec les familles ainsi qu’avec les autres organismes s’occupant des enfants, notamment les écoles, les institutions médicosociales, les services de pédiatrie et de pro- tection maternelle et infantile, les services sociaux. Ainsi se préfigurait une organisation dite de « secteur » dont la Fondation Vallée fut un des premiers modèles. Cette diversification des outils de soins et leur ouverture sur les autres interlocuteurs de l’enfant correspondaient à une volonté d’échapper à l’homogénéisation asilaire et à sortir d’une indifférenciation imposée par la seule référence au niveau intel- lectuel. 0222-9617/$ see front matter http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2013.02.001

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Roger Misès nous a quittés et, à l’instar de ses filles et dees petits-enfants, nous nous sentons tous orphelins. Il était enffet, à juste titre, considéré comme le père de la pédopsychiatrierancaise publique. C’est à son militantisme infatigable, à saigueur théorique, à son art aussi pour conseiller et convaincrees pouvoirs publics que nous devons les circulaires de 1972 et de992 qui ont permis à notre discipline de s’établir et qui fondentncore aujourd’hui sa légitimité.

Il était né en 1924 à Paris, mais avait ensuite vécu àngoulème et commencé à Bordeaux ses études de médecine,oursuivies à Paris, après un engagement dans la Résistance.evenu interne des Hôpitaux psychiatriques de la Seine puis

hef de clinique de Georges Heuyer, il avait bénéficié égalemente l’enseignement de Serge Lebovici, de Pierre Male, de Paulivadon. Il aimait aussi à rappeler tout ce qu’il devait à Henriy. Orienté précocement vers la psychanalyse, il était devenu en963, à un âge qui nous paraît aujourd’hui très jeune, membreitulaire de la Société psychanalytique de Paris et a mené long-emps une activité de psychanalyste formateur en parallèle à saarrière de psychiatre public. Il n’oubliait pas pour autant sesrigines médicales et ses compétences en électroencéphalogra-hie. Il avait eu, à ses débuts, la responsabilité d’un laboratoire’EEG des Hôpitaux de Paris et était l’époux d’une électroen-

éphalographiste, Jeanne Misès, qui l’a fidèlement accompagnéon seulement dans sa vie personnelle mais aussi dans son acti-ité scientifique, participant à tous les congrès et à toutes les

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iscussions et portant un jugement avisé sur ses idées et cellese ses interlocuteurs.

Médecin des Hôpitaux psychiatriques, Roger Misès a’abord dirigé le service médical de l’Institut psychothérapiquehéophile-Roussel, avant de prendre la chefferie de serviceuis les fonctions de médecin directeur à la Fondation Val-ée où il a effectué tout le reste de sa carrière. Confronté, auépart, à la tragique réalité d’un asile où s’entassaient, danses conditions deshumanisantes et dans l’indifférence générale,ous le régime de l’internement et sous l’étiquette quasi-unique’arriération, une masse informe d’enfants rejetés de partout,l a très rapidement mis en place une transformation archi-ecturale, augmenté et formé le personnel infirmier, multipliée nombre de médecins, obtenu le détachement d’enseignantse l’Éducation Nationale, la création de postes de psycho-ogues, d’orthophonistes, d’éducateurs spécialisés, d’assistantesociales, de psychomotriciens. Très tôt, des psychanalystesomme Ilse Barande (qui vient aussi de disparaître), Roger Per-on, Michèle Perron-Borelli, Marie José Bailly-Salins, Nicoleeammet et bien d’autres sont venus apporter leur concours

des projets thérapeutiques qui ne se sont jamais réduits àa seule référence freudienne et à la seule pratique des psy-hothérapies, mais qui ont combiné et articulé des approchesultidimensionnelles associant les soins, l’éducation et la

édagogie.À l’origine seulement intrahospitalier, le dispositif a été

omplété par des structures plus légères, intégrées dans laité : centres médicopsychologiques, hôpitaux de jour, centres’action thérapeutique à temps partiel, lieux d’hospitalisation

petit effectif en milieu urbain. Cette proximité plus grandevec le milieu naturel entraînait nécessairement une intensifi-ation des relations avec les familles ainsi qu’avec les autresrganismes s’occupant des enfants, notamment les écoles, lesnstitutions médicosociales, les services de pédiatrie et de pro-ection maternelle et infantile, les services sociaux. Ainsi seréfigurait une organisation dite de « secteur » dont la Fondationallée fut un des premiers modèles.

Cette diversification des outils de soins et leur ouvertureur les autres interlocuteurs de l’enfant correspondaient à une

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Roger Misès a ainsi, dès 1963, avec la collaboration d’Ilsearande, su renouveler l’approche de sujets certes lourdement

rappés dans leurs capacités cognitives, mais encore victimes’une suraliénation liée aux conditions de vie et au fait d’êtrenvisagés sous le seul aspect du déficit intellectuel et considé-és, dans une perspective fixiste héritée du xixe siècle, commees dégénérés inéducables. Le démembrement des « démencespileptiques » et le concept de « psychose déficitaire » dont il est’auteur ne représentent pas seulement un tournant théoriquen surmontant les oppositions stériles entre organogenèse etsychogenèse, maladie et handicap et en montrant que l’état psy-hique d’enfants authentiquement cérébrolésés ne se résume pas

l’effet direct de la lésion, mais doit se comprendre en référence toute une histoire et à la réorganisation globale de la person-alité en fonction des contraintes imposées au développementar le handicap. Il permet d’aborder ces enfants autrement quear des mesures de gardiennage et de dressage social, dans unilieu isolé. Associant, dans une optique dynamique, des soins

sychiques individuels et collectifs, une initiation au jeu sym-olique, des activités d’éveil, des rééducations spécialisées, uneducation et une pédagogie adaptées, cette approche innovante

apporté à des enfants jusque-là voués à une chronicité déses-érée, en se mettant à l’écoute de leurs angoisses, en prenantn compte leurs mécanismes de défense, à la fois une régula-isation de leur comportement, un apaisement de leur agitationais aussi la réintégration d’un certain nombre de fonctions

ui les rendent disponibles pour des apprentissages et favorisenteur autonomie ainsi que leur créativité et leur épanouissementersonnel.

Plusieurs documents cliniques publiés ou filmés illustrent lesffets bénéfiques prolongés de cette « cure en institution » qui neégligeait pas le recours éventuel à des médications pharmaco-ogiques lorsqu’elles apparaissaient un complément nécessaire.

C’est la même réflexion psychopathologique, enrichie pares apports de la psychanalyse des enfants telle qu’elle se déve-oppait à la fois en France et dans le monde anglo-saxon, maisntégrant aussi, dans la suite des travaux de J. de Ajurriaguerra,’apport des neurosciences et de la psychologie du développe-

ent, qui a poussé Roger Misès à individualiser, aux côtés de’autisme infantile précoce tel que Kanner l’avait décrit, des dys-armonies psychotiques, d’expression plus tardive et distincte deelle de l’autisme, et des pathologies non psychotiques commees dysharmonies évolutives repensées ensuite dans le cadre desathologies limites où les carences affectives peuvent jouer unôle prépondérant, non exclusif d’une inscription neurobiolo-ique.

Par des études longitudinales, Roger Misès et ses colla-orateurs ont pu montrer le potentiel évolutif différent dees différentes figures nosologiques et leur accessibilité à despproches thérapeutiques différenciées. Le souci de donner sensux symptômes et de les envisager de manière globale et nonomme une juxtaposition de dysfonctionnements sans lien deliation ou de compréhension les uns par rapport aux autres

alors conduit Roger Misès à s’élever contre l’impérialismees nouvelles classifications auxquelles, à partir de 1980, sealliaient les psychiatres américains, tournant le dos à toutene tradition psychopathologique particulièrement riche. Sans

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écuser l’importance d’un langage commun, internationale-ent reconnu, nécessaire aux études épidémiologiques et à

’évaluation des traitements, il a réuni autour de lui un groupee travail qui a produit une classification francaise des troublesentaux de l’enfant et de l’adolescent, validée sur le terrain,

ontinuellement remise à jour et disposant d’équivalences aveca classification internationale des maladies de l’OMS. Il n’a eue cesse ensuite de défendre cet outil précieux et de diffuser sonsage au-delà de nos frontières.

En même temps qu’un clinicien de grande qualité, sachantvec une grande finesse établir un lien empathique producteur deens avec des enfants parfois très peu communicants, en mêmeemps qu’un chercheur de valeur, qui codirigeait avec Rogererron un laboratoire d’études génétiques de la personnalité duNRS, Roger Misès était, en effet, un conférencier particuliè-

ement éloquent, défendant avec fougue ses idées théoriquesondées sur une grande expérience et sur une éthique exigeante.ette énergie et cette éloquence il a su les mettre au servicees sociétés scientifiques dont il a assuré la présidence, notam-ent de la Société francaise de psychiatrie de l’enfant et de

’adolescent et des disciplines associées, participant très acti-ement, presque jusqu’à la fin, à ses congrès et à ses diversesournées et réunions.

Président du groupe Enfance et Adolescence de la Commis-ion des Maladies mentales, il a pu, après avoir rédigé la partieédopsychiatrique du Livre blanc de la psychiatrie, faire triom-her, contre des tendances centrifuges et l’appétit de disciplinesoisines, l’individualité d’une pédopsychiatrie de secteur quiestait cependant fermement reliée à la psychiatrie dans sonnsemble.

C’était aussi un enseignant de très grande qualité auquelombre d’entre nous doivent une bonne part de leur formation.l avait fait de la Fondation Vallée, en même temps qu’un lieue soins, un creuset d’échanges, de recherches, d’élaborationsommunes, internationalement réputé, où de nombreux élèvestrangers sont venus se former. À l’origine de Journées annuellese perfectionnement, organisées sous le patronage du minis-ère de la Santé, avec la collaboration de Serge Lebovici, deené Diatkine, de Michel Soulé et ensuite de plus jeunes, il au diffuser dans toute la France, au moment où s’organisaientes secteurs, les bases d’un service public de pédopsychiatrie

la fois humaniste, respectueux de l’enfant et de sa famillet disposant d’outils conceptuels et de pratiques efficaces. Ene nommant professeur de pédopsychiatrie au CHU de Bicêtre,’Université reconnaissait à son tour la place magistrale qu’ilccupait en France et à l’étranger. Élu par ses pairs au Conseilational des Universités et président de la sous-section de pédo-sychiatrie, il devait jouer un grand rôle dans la diffusion deotre spécialité au sein des facultés de médecine.

Roger Misès a beaucoup écrit, des articles, des livres. Cer-ains de ses ouvrages : L’enfant déficient mental, La cure ennstitution, Cinq études de psychopathologie de l’enfant, Lesathologies limites de l’enfance, comptent parmi les textes

ondamentaux de la pédopsychiatrie d’expression francaise. Ilegrettait l’audience limitée rencontrée par l’ouvrage collec-if : Parents et professionnels devant l’autisme, dont il avaitssuré la direction avec un père d’autiste, Philippe Grand,

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résident d’une association de familles genevoises. Pressen-ant les grandes controverses actuelles, il avait, en effet, dès lesnnées 1990, pris une part essentielle dans l’ouverture d’un dia-ogue avec plusieurs associations de parents, illustrant l’esprite coopération et d’alliance thérapeutique dont il avait toujoursté l’ardent promoteur, en même temps qu’il critiquait les théo-ies réductionnistes et culpabilisantes qui avaient un temps placéirectement l’autisme et les psychoses infantiles dans la seulelation des fantasmes maternels inconscients.

Homme de combat, héritier de la Résistance, Roger Misès neouvait supporter sans réagir les dérives actuelles qui entraînentes pouvoirs publics ou les agences instituées par ces pouvoirs,

ais qui sont surtout devenues l’organe de divers lobbies, à seétourner d’une politique de santé fondée sur une compréhen-ion psychopathologique des troubles mentaux.

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Dans ce désaveu calomnieux d’une profession qu’il avaituissamment contribué à faire naître et à développer, dans cettebsence de tout débat digne de ce nom, dans cette promotionnilatérale de méthodes soi-disant éducatives et sans véritableondement scientifique, il voyait un retour en arrière, une régres-ion vers des oppositions conceptuelles et pratiques que toute sonuvre visait à dépasser. Bien que miné par la maladie, il n’avaitas renoncé, multipliait les interventions, les articles, nousonnant un exemple de courage et de pugnacité que sa mémoireous impose de suivre.

J. Hochmann

Centre hospitalier Le Vinatier, 95, boulevard Pinel,

69500 Bron, FranceAdresse e-mail : [email protected]