Les Pas Sages et Sans Destin présentent :
QUENTIN SKINNER, « SUR LA JUSTICE, LE BIEN COMMUN ET LA
PRIORITÉ DE LA LIBERTÉ » (1992)
Par Julien Rajaoson
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uentin Skinner fait partie des auteurs néorépublicains,
c’est-à-dire des auteurs contemporains qui ont contribué
au renouveau du républicanisme, issu d’une longue
tradition. L’article de Skinner « Sur la justice, le bien
commun et la priorité de la liberté » datant de 1992 présente
l’alternative républicaine au libéralisme. Les théories
républicaines sont porteuses de thématiques que le libéralisme
néglige: l’engagement civique, le sens du bien commun, le
règne de la loi, la critique de l’égoïsme. Le renouveau
républicain correspond aussi à une prise de conscience de
certaines pathologies des démocraties (la montée de
l’individualisme, la perte du sens de la responsabilité
collective et du bien commun). Les auteurs républicains
contemporains (Pocock, Skinner, Pettit, Viroli, Spitz) se
rejoignent dans l’idée que la tradition républicaine mérite
d’être redécouverte, afin de proposer un autre modèle
politique au libéralisme.
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Dans le texte de Skinner, il s’agit de critiquer le
libéralisme dans la perspective d’une formulation plus
complexe de la liberté. La liberté républicaine veut mettre
l’accent sur la participation civique. L’éloge républicain
pour la participation civique sous-entend que les citoyens
seraient reliés par une identité collective résidant dans
l’intérêt pour le bien commun. Skinner dénonce ainsi la
conception libérale, et plus précisément rawlsienne, de la
liberté dans son rapport avec le bien commun. Selon Rawls,
maximiser la liberté suppose limiter les astreintes au devoir
civique et social, au service public. A l’inverse, pour
Skinner, le service public est une condition de la liberté.
Comment comprendre que, selon les théories républicaines, la
maximisation de la liberté individuelle dépende de la dévotion
au bien commun et au devoir civique ?
Chez Rawls, les institutions de base d’une société sont justes
si elles ont été adoptées sous le voile de l’ignorance :
personne ne connait le statut qu’il aura dans la société et
tous veulent s’assurer qu’ils ne seront pas désavantagés, il
en résultera donc les principes d’une juste distribution. De
plus, la justice, qui est la première vertu des institutions
de base d’une société, doit respecter un certain nombre de
principes libéraux tels que l’autonomie absolue et
l’individualité des personnes. La valorisation de l’autonomie
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et de l’individualité implique donc qu’une société juste
garantisse les droits et les moyens grâce auxquels les
individus peuvent poursuivre leurs propres objectifs, leurs
propres fins. En effet, la valorisation de l’autonomie et de
l’individualité passe par la réalisation de projets de vie
propre à chaque individu. Ainsi, la société doit donner les
droits, les possibilités et les moyens à chaque individu de
réaliser ses propres fins. La structure de base de la société
doit être de telle sorte qu’elle offre une chance équitable à
tous les individus de réaliser leurs propres objectifs.
Or, le sens de la liberté individuelle (selon la conception
libérale) est intimement lié avec la possibilité de
réalisation un projet de vie. La jouissance de la liberté
individuelle dépend de la jouissance des droits et des
possibilités de réaliser un projet de vie. La liberté
individuelle est en réalité une liberté de poursuivre ses
propres fins, dans la mesure où cela est compatible avec la
jouissance d’un droit égal par les autres. La priorité de la
liberté est établit par le premier principe de justice qui
assure que « chaque personne doit avoir un droit égal au
système le plus étendu de liberté de base égales pour tous,
compatible avec un même système pour tous ».
Ainsi, Rawls soutient que la meilleure façon de maximiser la
liberté individuelle est de minimiser toute interférence
injuste avec la poursuite des fins choisies par les individus.
L’Etat doit donc respecter autant que possible la liberté
individuelle de chaque citoyen de poursuivre ses buts choisis
en limitant à un minimum consenti les demandes qu’il adresse4
au citoyen. Autrement dit, ce qu’on appelle le « service
public », le « devoir social » ou encore « l’engagement
civique » doit être ramené à un minimum, voire être supprimé,
afin de ne pas entraver la liberté individuelle.
Cette notion de liberté individuelle comme non-interférence ou
non-entrave rappelle la célèbre analyse d’Isaiah Berlin, dans
Deux concepts de la liberté, qui oppose la « liberté positive » à la
« liberté négative ». La « liberté négative » se définit par
l’absence d’interférence d’autrui, c’est-à-dire par une sphère
d’action où chacun fait ce qu’il souhaite du moment qu’il ne
nuit pas à autrui. A cette conception s’oppose la « liberté
positive », comprise comme autodétermination, où l’essentiel
est le pouvoir d’agir pour réaliser son potentiel personnel.
La conception rawlsienne de la liberté individuelle est proche
de la « liberté négative » de Berlin. Or, Skinner remet en
question la liberté individuelle comme non-interférence
d’autrui et comme limitation du devoir social et civique. Son
objection est la suivante : « est-il évident que la meilleure
manière pour les citoyens de maximiser et de garantir leur
liberté individuelle consiste à réduire les demandes qui leur
sont adressées sous forme d’appels au devoir social ? »
Skinner se demande si Rawls a raison de supposer que la
meilleure façon de maximiser la liberté individuelle est de
traiter les appels au devoir social comme autant
d’interférences et, par là même, de les limiter autant que
possible.
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Skinner entreprend de montrer les limites de la conception
rawlsienne de la liberté individuelle comme non-entrave en
invoquant l’argument républicain. Le républicanisme fournit
une version différente de la relation entre liberté
individuelle et souci du bien commun (donc devoir social et
civique). En effet, le républicanisme classique met en
question l’idée (fondamentale pour les conceptions
contractualistes récentes de la justice sociale) que si nous
désirons maximiser notre liberté, il est irrationnel
d’accorder au bien commun une priorité plus haute. En effet,
Rawls se situe en opposition avec à n’importe quelle théorie
qui n’accorde pas la priorité à la liberté et aux droits de
l’individu mais au bien commun ou au bien-être du groupe. Au
contraire, les théoriciens républicains maintiennent que si
nous voulons maximiser notre liberté, nous devons nous
consacrer de bon cœur à une vie de service public, en plaçant
l’idéal du bien commun au-dessus de toute considération
d’avantage individuel.
Apparait alors ici un paradoxe : comment peut-on maximiser
notre liberté individuelle si nous sommes contraints par
l’Etat de consacrer du temps au service public, si nous devons
placer le bien commun au-dessus de nos intérêts individuels ?
Hobbes émet d’ailleurs une objection (citée par Skinner) à
cette conception républicaine de la liberté. Selon lui, la
liberté républicaine n’est pas la liberté d’hommes
particuliers mais celle de la communauté politique, et un
homme particulier possède plus de liberté s’il jouit d’une
« exemption de service à la communauté ». 6
Cependant, ce paradoxe qui consiste à maximiser sa liberté
individuelle tout en dédicaçant sa vie au devoir social peut
se comprendre grâce au républicanisme qui établit certaines
connexions entre l’idéal de liberté et le bien commun.
Le fait de maximiser sa liberté individuelle en dédiant sa vie
au bien commun et au devoir civique et social est paradoxal au
premier abord. Mais Skinner montre comment la tradition
républicaine dépasse cette opposition apparente.
Selon Skinner, le républicanisme incorpore la liberté
individuelle à une discussion sur le vivere libero qui est l’idée
d’un Etat libre, de son mode de vie libre, de vivre libre dans
un Etat libre. Les Etats libre sont ceux qui ne sont pas
contraints, qui sont éloignés de toute servitude externe et
qui sont capables de se gouverner eux-mêmes conformément à
leur propre volonté et aux fins qu’ils ont choisies. « Dire
qu’un Etat possède une Constitution libre et est capable de
mener un mode de vie libre, cela revient à dire que sa
Constitution permet à la volonté des citoyens –la volonté
générale du corps politique en son entier- de choisir et
déterminer les fins, quelles qu’elles soient, que doit
poursuivre la communauté comme un tout ». Ainsi, la question,
pour les auteurs de la tradition républicaine classique, est
de savoir ce qui compromet la liberté de l’Etat, ce qui met en
danger la capacité des Etats libres à soutenir leur mode de
vie libre et indépendant.
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Skinner fait une lecture de Machiavel qui lui permet de
répondre à cette question et de résoudre le paradoxe
républicain. Machiavel, dans les Discours sur la première décade de Tite-
Live, affirme que l’ambition personnelle est une menace pour la
conduite adéquate et libre de la vie publique. D’une part, la
conquête d’une communauté voisine aboutit à l’assujettissement
de celle-ci, c’est-à-dire à la destruction de son gouvernement
libre. Et d’autre part, les machinations politiques des
« grands » qui veulent gouverner minent de l’intérieur le mode
de vie libre en faisant surgir deux dangers : ils se
construisent des positions de pouvoir absolu à l’intérieur de
la communauté et ils utilisent leur richesse pour soudoyer et
corrompre les citoyens afin de les amener à faire ce qu’ils
ordonnent même si cela est contraire à la loi. Puisque les
ambitions du puissant entrainent l’établissement d’un
gouvernement conforme à sa volonté, alors la liberté du peuple
n’existe plus car le corps politique est mû par une autre
volonté que la sienne propre.
Comment éviter ces dangers menaçant la liberté du peuple ?
Comment assurer un mode de vie libre ? Les auteurs
républicains répondent à cette question au moyen d’une théorie
forte du devoir civique. « Il est indispensable pour le
maintien d’un gouvernement libre que le corps des citoyens
dans son ensemble soit imbu d’un sens de la vertu civique qui
soit à ce point puissant qu’ils ne puissent être ni soudoyés,
ni contraints en vue de les amener à permettre que des menaces
externes ou des ambitions de factions minent le bien commun ».
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Cela requiert que les citoyens s’engagent eux-mêmes à soutenir
et servir le bien de leur communauté d’abord en la défendant
contre la menace extérieure de conquête. Comme on ne peut
attendre de quelqu’un d’autre qu’il prenne autant de soin de
nos libertés que nous en prenons nous-mêmes, ceux sont les
citoyens eux-mêmes qui doivent défendre leur communauté (et
non des gens qui sont payer pour, tels des armées de
mercenaires). D’où l’idéal d’un service militaire et la
disposition à servir sa communauté en qualité de militaire.
D’autre part, le second aspect du devoir civique est
d’empêcher le gouvernement de tomber entre les mains
d’individus ambitieux ou de groupes mus par leurs propres
intérêts. Cette vigilance à l’égard des ambitieux suppose la
supervision continuelle des procédures politiques par le corps
des citoyens et la participation des citoyens à ces
procédures.
Si les théoriciens de républicanisme mettent moins l’accent
sur les libertés individuelles et défendent la poursuite du
bien commun, ils ne doutent cependant pas que le désir
fondamental de la majorité des citoyens est de mener une vie
de liberté personnelle. Mais la thèse de ces auteurs est que
si nous voulons vivre dans des conditions de liberté
individuelle, vivre dans un Etat libre, il est indispensable
de vivre dans le cadre d’une Constitution libre que nous
servons et que nous soutenons au mieux de nos aptitudes
civiques (bien que, pour Machiavel, ce n’est pas la liberté
individuelle qui constitue la raison fondamentale pour
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laquelle nous devons vivre dans une Constitution libre, mais
le pouvoir et la richesse d’un Etat).
Le paradoxe du républicanisme, souligne Skinner, est que nous
ne pouvons espérer jouir au maximum de notre liberté
individuelle que si nous ne plaçons pas cette valeur qu’est la
liberté individuelle au-dessus de la poursuite du bien commun.
Si nous plaçons notre liberté individuelle avant le bien
commun, nous deviendront des citoyens corrompus. Or la
corruption mène à l’esclavage. Donc le seul chemin vers la
liberté individuelle est celui du service public.
Ainsi, tout manquement ou refus de servir sa propre
communauté conduit à la servitude Si les citoyens refusent de
défendre leur Etat contre des envahisseurs, une fois leur Etat
conquis, ils seront aussi déchus de leur liberté individuelle
de poursuivre leurs propres buts et seront utilisés comme des
moyens au service des fins des envahisseurs. Et si les
citoyens refusent de servir leur communauté en soutenant sa
libre Constitution, les ambitions des puissants inviteront à
la subversion des chefs ou des factions, et il en résultera la
subordination des fins des citoyens aux fins et aux desseins
de ceux qui sont au pouvoir, et ils seront réduits à la
servitude.
Le service public constitue, de manière paradoxale, le seul
moyen pour assurer et maximiser la liberté personnelle. Il
faut que les citoyens prendre en charge eux-mêmes la sphère
politique, sans placer leur confiance dans les princes.
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Le républicanisme montre les limite du libéralisme : celui-ci
jugerait néfaste par essence toute intervention de l’Etat et
privilégierait la liberté individuelle sans mesurer que le
maintien de celle-ci nécessite l’engagement civique. Skinner
souligne ainsi, dans sa lecture de Machiavel, le lien entre la
liberté publique de la cité et la liberté de chaque individu.
Si le citoyen ne pratique pas les vertus civiques, la cité
tombe en sujétion et le citoyen perd la condition de sa
liberté. La liberté républicaine se trouve donc au service de
la sécurité individuelle, elle préserve le sujet de
l’arbitraire des puissants.
Skinner souligne à juste titre que l’intérêt du républicanisme
réside dans le fait qu’il offre une alternative au libéralisme
différente de l’alternative communautarienne qui adopte une
conception aristotélicienne selon laquelle la citoyenneté est
une question de visées morales partagées, de conception
compréhensive du Bien partagée. La conception républicaine,
comme la conception communautarienne, est critique vis-à-vis
du libéralisme mais constitue une alternative différente au
libéralisme.
La raison pour laquelle Skinner remet en lumière la vision
républicaine de la vertu civique n’est pas parce qu’elle nous
montre comment construire une démocratie authentique fondée
sur la participation, un gouvernement pour le peuple car par
le peuple, mais parce que l’argument républicain est un
avertissement. Les hommes politiques, s’ils ne sont pas
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altruistes, seront toujours tentés d’agir pour leurs propres
intérêts ou ceux de puissants groupes de pression plutôt que
pour les intérêts de la communauté. Si nous n’agissons pas
pour prévenir ce genre de corruption politique en donnant aux
devoirs civiques la priorité sur nos droits individuels, nos
droits individuels seront eux-mêmes minés.
Cependant, une des objections au républicanisme est de dire
que prendre un contrôle direct du processus politique dans un
Etat contemporain n’est pas du tout une perspective réaliste.
Mais Skinner se défend en disant qu’il y a de nombreux
secteurs de la vie publique où le contrôle des actions de
l’exécutif fait défaut et où une plus grande participation
publique améliorerait la responsabilité de nos représentants,
ne serait-ce qu’en faisant pression sur eux afin qu’ils
prennent plus fortement en considération les aspirations et
les convictions de la majorité des citoyens.
En ce qui concerne l’opposition entre le républicanisme et le
libéralisme, on peut dire que Skinner fait partie de la
catégorie du « républicanisme classique » et non pas de celle
de «l’ humanisme civique », selon la distinction de Rawls dans
Libéralisme politique, en ce sens que sa théorie exige des citoyens
qu’ils prennent part à la vie publique afin de préserver leurs
libertés et leurs droits fondamentaux, sans toutefois faire de
la participation à la vie politique un lieu privilégié de la
vie bonne. Donc le républicanisme de Skinner ne s’oppose en
aucun cas au libéralisme politique car il n’est pas une
conception compréhensive du Bien.
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Selon l’analyse de Serge Audier, dans Les théories de la république,
Skinner n’est pas aussi radical que d’autres néorépublicains
et son modèle républicain est moins hostile au libéralisme. Il
s’agit en fait d’un républicanisme instrumental qui ne
valorise pas la participation civique comme une fin en soi,
mais comme un simple moyen au service de la liberté et la
sécurité individuelles.
La distance séparant le républicanisme du communautarisme est
plus grande que vis-à-vis du libéralisme, car l’émancipation
des individus grâce au civisme n’implique pas ici leur commune
allégeance à une seule conception morale et culturelle (comme
chez Polock).
Ainsi, la thèse de Skinner est critiquée par d’autres
théoriciens néorépublicains, comme Spitz, qui lui ont reproché
son « négativisme moderniste ». Son erreur serait de rester
prisonnier des postulats des penseurs libéraux, notamment
lorsqu’il privilégie une conception utilitariste du lien
social, alors que la liberté politique n’est pas un moyen en
vue de la liberté négative, mais constitue un bien qui mérite
d’être valorisé en tant que tel.
Skinner a également été critiqué par des théoriciens libéraux
qui doutent de la cohérence de ce républicanisme
« instrumental ». En effet, Alain Renaut et Sylvie Mesure,
dans Alter ego, les paradoxes de l’identité démocratique, distinguent trois
courants différents au sein du républicanisme. Le premier est
celui d’un républicanisme moral rousseauïste. Rousseau
voudrait moraliser les individus, les éduquer de sorte qu’ils
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ne se conçoivent non plus seulement comme des individus, mais
avant tout comme des citoyens souverains. Un tel
républicanisme ne peut être vraiment libéral puisqu’il
privilégie une conception de la vie bonne, celle de la
participation civique. Aliain Renaut et Sylvie Mesure
envisagent une deuxième forme du républicanisme, celle d’un
libéralisme républicain culturel tel que Taylor le propose.
Pour contrer la dérive individualiste, il s’agit de refonder
la cité par des contenus substantiels culturels. Mais en
insistants sur les appartenances culturelles de la communauté,
ce deuxième républicanisme verse aussi dans un
antilibéralisme. La troisième forme, à laquelle se rattache la
pensée de Skinner, est celle d’un libéralisme républicain
proprement politique où des structures intermédiaires de
participation et de délibération pourraient faire comprendre à
l’individu qu’il est dans son intérêt de prendre part à
l’exercice citoyen. Cette dernière hypothèse semble la seule
acceptable par le libéralisme et on peut justement se
demander, avec Alain Renaut et Sylvie Mesure, si ce n’est pas
parce qu’elle ne constituerait pas vraiment une alternative au
libéralisme mais simplement une version corrigée du
libéralisme.
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