Florensky sur l'art et le temps
Quelques sources grecques
Le traité de Florensky sur L'analyse de la spatialité
et le temps dans l'oeuvre d'art figuratif était initialement
conçu comme une sorte de manuel pour les cours
que celui-ci a donné à Moscou, entre 1921 et
1924, aux Ateliers Supérieurs Techniques et
Artistiques de l'État (VKhOUTEMAS). Le 9 Novembre
1924, Florensky formulait ses réflexions1 au sujet
des différences entre le portrait de type
Renaissance et le type de représentation
caractéristique de l'art des icônes.
Un portrait, écivait-il, comprend
nécessairement une dimension définie comme «une
amplification temporelle des mouvements
intérieurs», qui inclut la dynamique de la
personnalité. Cependant, il existe aussi «un
itinéraire général de la croissance interne de la
totalité de la personnalité, qui peut être
examiné dans son ensemble, (...) de la même
manière que le courant d'un fleuve coexiste avec
1 Florensky, Analiz prostranstvennosti i vremeni vkhudozhestvenno-izobrazitel’nykh proizvedeniyakh. Italiantranslation in Florensky, Lo Spazio e il tempo, p. 187Misler.
1
les vagues individuels qui le traversent». Compte
tenu de l'ensemble de la biographie d'une
personne, la tâche du portraitiste doit être
celle de représenter la personnalité de son sujet
dans le cadre de ce courant global (p. 188).
Florensky s'intéressait beaucoup à la nature
et la fonction de la biographie. Dans son ouvrage
intitulé La Signification de l'idéalisme2, il avait écrit
que comprendre quelque chose en tant que
processus signifie additionner les moments à
travers lesquels il surgit, ce qui implique de
saisir le temps comme quatrième coordonné, et
d'envisager le phénomène en question comme
quadridimensionnel. Un exemple en est fourni par
la personnalité d'un être humain: en tant que
manifestée par sa biographie, cette personnalité
ne peut être saisie en en prenant un moment et
l'isolant de son contexte. En effet, chaque
moment d'une telle biographie représente une
section ou une tranche de l'existence de la
personne. Penser l'unité de tous ces moments est
un acte de synthèse, et cette unité se construit
2 Florensky, Smysl idealizma (“The Meaning ofIdealism”), in Sočineniya, vol. 3.2, p. 68-144. Italiantranslation in Florensky, Significato, p. 67-68.
2
non pas dans le temps, mais dans l'éternité3. On
peut effectuer dans son propre esprit la synthèse
des moments temporels du développement d'une
personne ou une chose en contemplant une image
qui contient tous ces moments en son sein, en
tante qu'unité indissoluble: ainsi, l'image d'un
papillon contient, en même temps qu'elle
transcende, toutes les étapes de son
développement, depuis l'oeuf, en passant par la
chenille, la chrysalide à, et enfin le papillon
lui-même, dans lequel culmine ce
développement. C'est en ce sens que le papillon
est l'entéléchie, en sens aristotélicien, ou
l'idée, au sens de Platon, de l'ensemble des
autres étapes de son développement. De la même
façon, chez l'être humain il existe un moment de
la vie qui représente l'acmê de son existence,
moment où la personne en question est davantage
lui-même qu'il ne l'est à n'importe quel autre
moment. Une telle image remplit ainsi la fonction
3 Ailleurs (Section d'or appliquée à la disintégartiondu temps, Sočineniya 3.1, p. 480), Florensky écrit quetout ce qui est né dans le temps vit dans sa propre«éternité biographique». Cf. Zak 2001.
3
de l'Urphänomen, ou du phénomène originaire, de
Goethe4; nous y reviendrons.
Les êtres humains ne sont pas les seuls à
avoir une biographie, cependant, et plus tôt dans
l'Analyse de l'espace et du temps Florensky a recours à
l'exemple intéressant de l'arbre dans sa relation
avec la forêt. L'unité appropriée pour l'étude de
la botanique n'est pas l'arbre isolé, mais la
forêt dont il fait partie. Pourtant, même cette
forêt, en tant qu'entité qui «configure sa propre
forme» (p. 149), c'est-à-dire qui s'attribue sa
propre entéléchie - aujourd'hui, on pourrait
parler d'un système auto-organisateur -, ne doit
pas être envisagé comme dans une photographie,
qui en capterait l'état à un moment dans le
temps. La forêt est plutôt une forme à quatre
dimensions qui s'exprime dans le temps, et un
observateur qui ne prendrait en compte qu'une
section tridimensionnelle de cette forme, ou même
plusieurs de ces sections5, échouerait par
4 Pour emprunter la formule de Boneckaya (2001),l'Urphänomen est une entité dans laquelle l'idée semanifeste dans le phénomène de manière plénière etadéquate.
5 Il en va comme de quelqu'un qui essaierait d'obtenirune conception de la totalité d'un arbre en en examinantune série de tranches tranversales; cf. Analisi p. 138
4
conséquent à en saisir «la biographie dans sa
totalité». La méthode pour comprendre l'existence
quadrimensionnelle de la forêt est à travers «la
contemplation mystique», grâce à la compréhension
d'un symbole qui serait «capable de devenir la
forêt elle-même», de la même façon que l'odeur
d'une fleur peut devenir le symbole non seulement
de la fleur, mais de l'ensemble du paysage dont
elle fait partie. Cette contemplation au moyen de
symboles permet de saisir un objet «dans son
instantanéité».
Selon Florensky6, donc, un portrait réussi de
style Renaissance est susceptible de capter les
ondes individuelles sur la surface de la vie et
de la personnalité d'un être humain. Pourtant, il
est également loisible de tenter de saisir le
courant de l'ensemble du fleuve, courant qui est
constitué par «l'ensemble de la
biographie». Cette tâche, cependant, celle de
représenter la personne dans sa totalité
temporelle, excède les capacités d'un
portraitiste, et ne saurait être réalisé que par
un peintre d'icônes.
6 Analisi, p. 188 f. Misler.
5
L'artiste qui tente de représenter l'ensemble
de la biographie de son sujet ne peut pas se
servir des techniques de représentation
réaliste. Florensky a déjà montré que les
représentations réalistes sont incapables
d'intégrer la quatrième dimension, le temps,
indissociable du mouvement. Suivant en cela
Rodin7, il soutient qu'une série de photographies
d'un cheval au galop sont moins fidèles à la vie
qu'une peinture du cheval, même si celle-ci le
représente dans une position qu'il n'assume
jamais en réalité. Quand il veut représenter un
processus, le vrai artiste en choisit les
éléments les plus importants, caractéristiques de
ses différents moments, et les synthétise en une
seule image (p. 176)8 . Lorsque l'artiste se7 Paul Gsell avait fait remarquer à Rodin que la
photographie - il s'agit des photos d'un cheval au galopprises by Muybridge en 1877 - prouve qu'un chevaln'assume jamais la position que lui attribuaittraditionellement la peinture, les quatre jambespleinement étendues en même temps; c'est ainsi qu'onparle de courir ou de filer «ventre à terre». Ce à quoiRodin rétorqua: «Non, c'est l'artiste qui est véridiqueet c'est la photographie qui est menteuse; car dans laréalité le temps ne s'arrête pas: et si l'artiste réussità produire l'impression d'un geste qui s'exécute enplusieurs instants, son oeuvre est certes beaucoup moinsconventionnelle que l'image scientifique où le temps estbrusquement suspendu». Cf. Rodin, L'art. Entretiens réunis par PaulGsell, Paris: Bernard Grasset, 1911, p. 86.
8 Une image artistique est nécessairement unecoincidentia oppositorum, et constitute donc un
6
laisse guider par une perception vivante de la
réalité, il n'exclut pas de ses images la
profondeur temporelle du thème narrrative (p.
179). En ce sens, on peut distinguer deux
traditions opposées de l'art9: d'un côté, il y a
la vision occidentale, dominée par la
perspective, qui dicte un seul point de vue, un
horizon unique, et exclut la représentation du
temps10; et de l'autre, la tradition de la
peinture d'icônes, qui embrasse le
perspectivisme, le pluralisme et la
représentation du temps.
La représentation d'un portrait artistique
idéal doit donc être générique, car le visage
représenté ne peut être ni jeune ni vieux, il ne
peut représenter ni une émotion spécifique, ni
aucune autre caractéristique spécifique. Mais
cela ne signifie pas que cette représentation
serait une abstraction effectuée à partir de tous
bouleversement de la loi de l'identité; cf. Analisi, p.177.
9 Tout comme il y a, pour Florensky, deux traditionsdans la philosophie occidentale: la traditionplatonicienne et la tradition kantienne; cf. Chapochnikov2013.
10 «Le naturalisme historique, la perspective, et lalutte contre le temps apparaissent en même temps»;Florensky, Analisi, p. 179 Misler.
7
les états du sujet: au contraire, elle en
constitue l'unité concrète et visible. Il s'agit
de la physionomie spirituelle d'une personnalité:
l'idée, au sens platonicien, ou au sens
aristotélicien, son entéléchie. Il s'agit, comme
nous l'avons vu, d'un état dans lequel une
personne est plus lui-même que dans l'une
quelconque des périodes individuelles de sa vie,
comme une chenille est, dans un sens, plus lui-
même comme un papillon que comme un ver. Le
papillon est l'entéléchie ou l'âme secrète de la
chenille (p. 189). Bref, le papillon se révèle
être l'Urphänomen goethéen, c'est-à-dire un
réalité dans laquelle l'Idée se révèle de manière
complète et adéquate dans le phénomène11.
Florensky résume maintenant cette section 81
de son travail. Le portrait biographique a la
tâche de présenter l'unité supratemporelle de la
personnalité. Cela implique une image dans
laquelle la quatrième dimension, ou la coordonnée
temporelle, est examinée par sections, tandis
qu'on la considère généralement en profondeur,
une idée que Florensky attribue à Martin Luther.
11 Sur l'Urphänomen chez Goethe et chez Florensky, cf.Boneckaja 2001.
8
Comme le souligne l'éditeur Misler, la source
de Florensky est ici la Philosophie der Mystik de
Carl du Prel (1839-1899), qu'il lisait dans la
traduction russe de 1895. Dans l'édition
allemande de cet ouvrage, Luther est cité de la
manière suivante12: «Dieu voit le temps non pas
dans le sens de la longueur, mais en coupe
transversale: tout est comme amoncelé devant
lui». Et Du Prel continue: «Luther réduit ainsi
l'omniscience de Dieu (...) à l'imagination
poétique, le mettant en parallèle avec le mode de
la connaissance intuitive du génie, de sorte que
ce qui apparaît comme une succession temporelle à
l'homme qui cherche de manière réfléchie est
transformée en une juxtaposition susceptible
d'être appréhendée d'un seul coup».
L'idée est donc que des événements que la
conscience humaine normale perçoit les uns après
les autres peuvent être perçus par un mode
privilégié de la conscience comme étant
simultanés. Le temps s'en trouve être
spatialisé. Comme Aristote le savait, le temps12 “Gott sieht die Zeit nicht der Lange nach, sondern
der Quere nach an: vor ihm ist alles auf einem Haufen”,Du Prel 1885, p. 89. Cf. Luther, Die ander Epistel S.Petri und eine S. Judas gepredigt und ausgelegt,(1523/24) Weimar Ausgabe 14, 70, 27 ff.; 71.
9
est normalement distingué de l'espace par le fait
que deux de ses parties ne co-existent jamais:
ici, en revanche, les événements temporels sont
perçus côte-à-côte: ils ne se distinguent plus
par leur ordre (en grec, taxis), mais simplement
par leur position (thesis) 13 . C'est le même type de
vision que Boèce attribue à Dieu, qui voit tous
les événements de l'histoire en même temps,
s'étalant de manière simultanée comme sur une
corde à linge.
Dans le cadre de son livre, Du Prel se
référait aussi à un citation (peut-être
apocryphe) de Mozart, qui aurait dit le suivant
au sujet de son processus créatif14:
J'ai l'âme qui brûle, surtout si on me laisse
tranquille. Cela me devient de plus en plus gros,
je le développe, de plus en plus amplement et
clairement. La chose est vraiment presque toute
prête dans ma tête, même si c'est un long
morceau, et je peux désormais embrasser le tout dans mon
13 Sur ce sujet, voir M. Chase, «Damascius and Whiteheadon Time», in J. M. Zamora Calvo, ed., Neoplatonic questions,Berlin: Logos Verlag, 2014, p. 131-148.
14 Mozart, cité par Du Prel, Philosophie der Mystik (Leipzig1885), p. 88-89. Ce texte est cité et discuté parHeidegger in Der Satz vom Grund, p. 117-118.
10
esprit en un seul coup d'oeil, comme s'il s'agissait d'un
beau tableau ou d'un bel homme. Je ne l'entends
point, dans mon imagination, en succession, comme
cela doit arriver par la suite, mais c'est comme
si tout y était à la fois. Quel régal! Toute la
recherche, toute la création ne procède en moi
que comme dans un rêve, beau et fort. Mais ce
qu'il y est de mieux, c'est le fait de sur-
entendre (überhören) l'ensemble, tout à la fois.
Selon Florensky, puisque l'œuvre d'art
musicale découle d'une telle vision intemporelle,
elle peut aussi aider l'auditeur à atteindre un
état de conscience similaire. Lorsqu'on écoute
pour la première fois un morceau difficile de
musique – oeuvre de Mozart ou de Beethoven, par
exemple – celui-ci peut sembler être constitué de
parties indépendantes, dépourvues d'unité. Quant
on l'a écoutée plusieurs fois, par contre, la
musique monte au-dessus du temps, de sorte que
les notes individuelles «deviennent simultanées,
sans toutefois perdre leur ordre». A ce moment-
là, l'œuvre musicale s'installe dans notre esprit
comme «quelque chose d'unitaire, d'instantané et
11
en même temps d'éternel, comme un instant
éternel» 15. Dorénavant, l'oeuvre nous est
présente comme un point ou une monade, contenant
une plénitude organisée du temps. Ce mode de
création ne se limite pas, d'ailleurs, au domaine
de la musique ou de la création artistique en
général, mais s'applique également à la
philosophie, à la poésie et à la science16.
Ce texte me semble intéressant à plusieurs
égards. Par la perception esthétique d'un morceau
de musique, nous sommes capables de dépasser le
temps. En effectuant la synthèse des notes
musicales, qui se produisent successivement dans
le temps, nous pouvons parvenir à un état où nous
les percevons comme simultanées, mais où elles
n'en gardent pas moins leur ordre. Une fois de
plus, nous sommes en présence d'une vision qui
ressemble fortement à celle que Boèce, au
cinquième livre de sa Consolation de la Philosophie,
attribue à Dieu. En effet, dans la philosophie
néoplatonicenne telle qu'adoptée par Boèce, les
15 Analisi 156.16 Je rejoins ici l'analyse de texte proposée par Zák
2014, 146-147.
12
choses sont envisagées comme étant, tout d'abord
dans le monde intelligible, dans un état de
concentration (sunêirêmenon en grec), inétendues et
punctiformes, avant de se «dérouler» comme une
pelote de laine ou de se «déplier» comme une
feuille de papyrus, pour prendre la forme spatio-
temporelle qui sera la leur dans le monde
sensible. Grâce à la perception esthétique, donc,
nous pouvons, pour ainsi dire remonter le cours
de l'émanation néoplatonicienne, parvenant à un
état semblable à celui dans lequel Dieu voit
toutes choses dans un éternel présent. Comme chez
Boèce, les événements que nous voyons
successivement, Dieu les voit de manière
simultanée: il les distingue non plus par leur
ordre successif, mais par leur ordre de priorité
ontologique ou de causalité. Qui plus est, cette
façon de voir les choses ressemble de manière
frappante à la vision de la réalité qui découle
de la théorie de la relativité restreinte
d'Einstein et de Minkowski, et de ses
implications philosophiques telles qu'élaborées
13
par les théoriciens contemporains du soi-disant
«bloc du temps»17.
Nous avons vu les actes de synthèse, comme
par exemple l'acte de synthétiser, à la suite du
compositeur lui-même, les notes d'une oeuvre
musicale, a lieu dans l'éternité, c'est-à-dire
dans un moment que est à la fois éternel et
instantané. Il n'est peut-être pas interdit de
comparer la manière dont, pour un autre
néoplatonicien chrétien, Jean Philopon, Dieu crée
le monde «dans le maintenant» (grec en tôi nun),
d'une manière qui est aussi bien éternelle
qu'instantanée18.
Pour revenir à la section 81 de l'analyse de
l'espace et du temps, Florensky vient d'expliquer
17 Sur ce point, voir M. Chase, “Time and Eternity fromPlotinus and Boethius to Einstein”, ΣΧΟΛΗ, Ancient Philosophyand the Classical Tradition, 8.1 (2014), p. 67-110.
18 Philopon, aet. mundi 4, 4, p. 64, 22-65, 26 Rabe: lacréation du monde par Dieu est assimilée à la projectioninstantanée d'une activité (energeia) à partir d'un état(hexis). En suivant une tradition qui remonte à Porphyreet à Alexandre d'Aphrodise, Philopon compare ce processusatemporal à la projection de la lumière à partir d'unesource d'illumination, à la perception sensorielle et àl'intellection: autant de phénomènes qui, dans lacompréhension des anciens, ont lieu en dehors du temps.
14
comment le portrait biographique doit être
compris au niveau cognitif et
épistémologique. Sur le plan ontologique, nous
dit-il, une telle image ne correspond à rien de
moins qu'au corps de la Résurrection, «qui
combine en lui-même tout ce qu'il y a de profond
et de fort dans les âges singulières de la vie,
et non pas individuellement, mais dans une unité
totalisante» (p. 189 ).
Un portrait réussi, alors, serait un portrait
résurrectionnel. Cependant, dans ce bas monde, un
tel portrait résurrectionnel n'est possible que
comme une prophétie19. Le vrai artiste rend
visible l'invisible, et son portrait, écrit
Florensky,
selon les mots de certains moines, «ayant
atteint l'impassibilité absolue, est déjà
ressuscitée dans cette vie, jusqu'à la
résurrection universelle».
C'est de cette façon, conclut Florensky,
qu'un être humain peut être représenté du point
de vue de l'éternité.19 Cf. 1 Cor. 13 : 9-12.
15
Florensky sur impassibilité: quelques sources
grecques
Dans sa note à ce passage, l'éditrice N.
Misler remarque que la source de cette citation
par Florensky n'a pas été identifiée. Elle note
que la résurrection durant cette vie est un thème
important dans le travail de Syméon le Nouveau
Théologien (949-1022), à l'édition de l'oeuvre
duquel Florensky avait participé.
La chose est certainement
possible20. Cependant je crois que notre texte
pourrait faire allusion aussi à une source encore
plus ancienne: à Jean Climaque qui, peut-être au
premier quart du septième siècle, parle dans
l'étape 29 de son Scala paradisi21 de ceux qui
«définissent l'impassibilité (apatheia) comme la
résurrection de l'âme avant le corps». Pour
Climaque, celui à qui l'apatheia a été accordée
dès cette vie possède Dieu en lui en tant que
20 See, for instance, Symeon, Discourse XIII in Symeonthe New Theologian: Discourses, Mahwah, N.J.: PaulistPress, 1980.
21 PG 88, 1148C : Τινὲς δὲ πάλιν ἀπάθειαν εἶναιὁρίζονται ἀνάστασιν ψυχῆς πρὸ τοῦ σώματος·
16
pilote, pour le guider dans tout ce qu'il dit,
fait, ou pense22. Que Climaque ait exercé une
influence sur Florensky n'a rien d'étonnant: il
est souvent cité comme un précurseur de la prière
de Jésus23, élément clé du mouvement des
Adorateurs du Nom, dont Florensky était parmi les
plus éminents partisans24.
Ainsi, l'une des sources de Florensky a pu
être Jean Climaque. Pourtant Climaque lui-même
n'assume pas cette doctrine comme la sienne
propre, mais l'attribue à «certaines
personnes» (tines). Pouvons-nous suivre ces
théoriciens anonymes à la trace?
Évagre sur l'impassibilité
Je crois que oui. Jean Climaque, quelles que
soient ses mérites, n'est pas un penseur très
22 Cf. Porphyry, Ad Marcellam, 20: “If, then, you alwaysremember that wherever your soul walks and makes the bodyactive, God is there as an overseer (ephoros) in all youracts of will and your actions (...) you will have God asyour co-habitant (sunoikos)”.
23 Cf. Alexander Golitzen, “Pilgrim and community”,Spiritus: a Journal of Christian Spirituality, 2002 vol.2 (2) pp. 236-242, at p. 240.
24 Many passages from the Scala were integrated into thePhilokalia, as were many of the writings of Symeon. OnFlorensky and the Name-Worshippers, cf. Khoruzii 2001.
17
original, mais il dépend souvent d'Évagre le
Pontique (c. 334-399), même s'il ne mentionne
celui-ci qu'une seule fois, et ce avec
désapprobation25. Or dans les Chapitres
gnostiques d'Évagre, ouvrage conservé seulement en
syriaque, nous lisons ceci26 :
La résurrection mineure de l'âme est la
transformation de la passibilité à impassibilité.
Suivant son maître Grégoire de Nazianze 27,
Évagre adhère à la division tripartite
platonicienne de l'âme en la raison (logistikon), la
concupiscence ou le désir (epithumia) et
irascibilité (thumos)28. Pour Évagre,
l'impassibilité (apatheia) est l'état de la vertu:
c'est le résultat de la praktikê, cette méthode de
formation spirituelle qui guérit la partie
passionnée de l'âme du moine - c'est-à-dire, le
25 Evagrius is sometimes cited in the scholia toClimacus: cf. PG 88, 729D (citation of Practical Treatisech. 62); PG 88, 1153D (Practical Treatise ch. 67). Cf.Kallistos Ware, Introduction to John Climachus: TheLadder of Divine Ascent, p. 60-66.
26 Evagrius, Kephalaia Gnostica, 5th century, 22, p. 184Guillaumont. Cf. Guillaumont 2004, 268.
27 Praktikos 89; cf. Tobon 2010, 58 n. 225.28 Praktikos 86; 89.
18
thumos et l'epithumia 29 - en la séparant du corps30.
Puisque, selon une doctrine qui remonte aux
stoïciens, les passions (en grec, pathê) sont
considérés comme des maladies de
l'âme31, l'apatheia est la santé de l'âme32 ; c'est
le vêtement nuptial qu'elle endosse après avoir
renoncé aux désirs de ce monde33.
Florensky parle d'«impassibilité absolue», et
Évagre avait distingué deux formes de
l'apatheia: d'abord, il y en a une forme mineure,
parfois appelée «la petite apatheia», dans laquelle
les passions du corps ou de la partie désirante
de l'âme ont été vaincues. Ici, l'apatheia est un
état de tranquillité de l'âme34, ou de l'âme
rationnelle35. Mais il y a aussi une forme
supérieure de l'apatheia, dans laquelle les
29 Cf. Guillaumont 2004, 208.30 Praktikos 78; 81; KG II, 6.31 Cf. Cicero, Tusculans, II, 17 ; 23.32 Praktikos 56.33 De malignis cogitationibus 22.34 eirênikê katastasis tês psukhês, TP 57. The lower,
precursor forms of apatheia are dealt with in ch. 57-62of the Practical treatise; ch. 63-70 discuss the higherforms of apatheia.
35 Skemmata (ms. Paris graec. 913, p. 38 Muyldermann):Apatheia esti katastasis êremea psukhês logikês.
19
passions de l'âme, y compris celles de la partie
irascible, ont été dominées36.
La véritable apatheia est celle qui est fondée
sur l'établissement des vertus. C'est l'état dans
lequel nous rencontrons les intelligibles37, et le
moine ayant atteint cet état peut désormais être
qualifié de gnostique38. La réalisation de
l'apatheia coïncide avec l'avènement de la prière39,
dans laquelle l'intellect a une vision de lui-
même comme lumineux, couleur saphir, et semblable
à une étoile40. Pour réaliser cette vision de sa
propre lumière, dit Évagre41, l'intellect doit36 Guillaumont & Guillaumont 1989, p. 27.37 KG, I, 85; Greek text in Muyldermanns, Tradition, p.
50, 19: apathês gegonôs kai tois asômatois peritukhôn.Cf. Thoughts 26, 16-17.
38 The gnostic's proper activity is precisely to“contemplate the rational formulae (logoi) of bodies andof incoporeals”; cf. Guillaumont 2004, 269.
39 Prayer without distraction is the intellect's highestintellection; cf. Evagrius, Prayer ch. 35 in thePhilocalia, I, p. 180, cited by Guillaumont 2004, 276.Although a necessary condition, apatheia is not, however,sufficient for the achievement of true prayer; cf. Prayer55.
40 Guillaumont 2004, 302 & n. 4, citing Thoughts 43, KGV, 15; Reflections 25. In this state of ceaseless prayer(Praktikos 63), which is the highest level ofcontemplation, the monk begins to perceive his own light,in the form of the colours of sapphire and the heavens(Praktikos 64), an allusion to the theophany of Exodus24, 10 (Thoughts 39; cf. Reflections 2.9). This occurswhen the nous has put off the old man and donned the manof grace (Col. 23:9-10; cf. Tobon 2011, 53).
41 Evagrius, Reflections 2, cited by Guillaumont 2004,303.
20
atteindre l'apatheia, puis se libérer de toutes les
représentations42.
Comme son nom l'indique, l'apatheia implique
la suppression des passions, mais seulement dans
le sens des perturbations malsaines et contre
nature de l'équilibre inhérent43. L'epithumia et le
thumos, qui ensemble constituent la partie
passionnée de l'âme, ne doivent pas être
éliminés, car ils sont nécessaires pour
poursuivre la lutte spirituelle contre les
démons. L' apatheia est atteinte lorsque chacune
des trois parties de l'âme est guérie de ce qui
la fait souffrir, et agit selon sa propre
nature44.42 Likewise, Porphyry (On abstinence, I, 30) speaks of
the things that lead us away from sensible things andtoward the life that is intellective, withoutrepresentations, and impassible (ἀνάγοντα δὲ πρὸς νοερὸνκαὶ ἀφάνταστον ἀπαθῆ τε ζωὴν). Cf. Synesius, On Dreams,7: “we do not carry out our thoughts withoutrepresentation (aphantastous), unless someone has oncehad, in an instant, a contact with an immaterial form.But to rise above representation (phantasia) is no lessdifficult than it is blessed”.
43 According to Dorotheus of Gaza, it is achieved byeliminating one's own will (20, 11-13, cited by Hadot,loc. cit. p. 70).
44 Likewise, in the first stage of Porphyry's schema ofthe virtues (Sentence 32), the political virtues,temperance is interpreted as the agreement of thedesiring part of the soul with its rational part, whilejustice is the fact that each faculty minds its ownbusiness (oikeiopragia) as far as ruling and being ruled
21
L'Apatheia est l'état caractéristique des
anges, et si l'homme peut la réaliser, lui aussi
devient ange45. Pourtant, ce n'est pas là un but
qui est à poursuivre pour son propre intérêt,
mais parce qu'il conduit à la gnôsis ou
connaissance spirituelle.
Pour être pleinement comprise, la doctrine
évagrienne de l'apatheia doit être restituée dans
le contexte de l'enseignement du progrès
spirituel.
Évagre sur le progrès spirituel
Même s'il rend compte de son système de
diverses manières dans ce qui nous reste de ses
volumineux écrits, Évagre tient essentiellement à
un version du progrès spirituel qui se déroule en
trois étapes.
Dans la première étape, le moine passe, par
le biais de la pratique (praktikê) des vertus, de
are concerned. For Evagrius, justice cultivates concordand harmony between the parts of the soul (Praktikos 89).
45 Man can become equivalent to the angels through trueprayer, cf. Prayer 113. It is not always clear, however,whether this transition can occur in this life, or onlypost mortem; cf. Dysinger 2001, p. 2, citing Evagrius,Scholion 8 on Psalm 1: 5(1).
22
son état initial de vice et d'ignorance à l'état
de l' apatheia46. Il procède ensuite à la
«contemplation naturelle» (theôria) ou à la
connaissance (gnôsis), étape qui correspond à la
physique ou à l'étude des phénomènes naturels. La
connaissance naturelle ou la contemplation est
elle-même subdivisée en deux: on commence avec la
seconde contemplation naturelle, correspondant
à apatheia imparfaite, qui est la connaissance des
êtres matériels, visibles, corporels, saisis dans
leurs formules rationnelles (logoi). Le moine
progressant passe alors à la première
contemplation naturelle, correspondant
à l'apatheia parfaite, qui est la connaissance des
êtres premiers et invisibles, c'st-à-dire des
natures rationnelles et immatérielles. Enfin, le
moine atteint la phase finale de la connaissance
de la Sainte Trinité, autrement connue comme la
théologie ou la béatitude ultime47.
46 Sometimes (Prologue to his Praktikos §§48-51), thestage of love (agapê), made possible by apatheia, isinserted between the stages corresponding to ethics andto physics respectively.
47 Praktikos 1-3; Prologue 8.
23
Comme Pierre Hadot l'a constaté48, ce parcours
correspond à la division, courante dans la
philosophie antique, des parties de la
philosophie en éthique, physique et métaphysique.
À l'éthique, comprise comme purification
préalable, correspond la praktiké évagrienne; à la
physique, entendue comme l'étude des réalites
sensibles et intelligibles, correspond la physikê.
Enfin, à la contemplation de la Sainte Trinité
correspond ce qu'Évagre appelle la théologie,
équivalente à la métaphysique.
Une distinction qui va de pair avec ce schéma
tripartite est celle que fait Évagre entre le
Royaume des Cieux et le Royaume de Dieu. Le
Royaume des Cieux correspond à la Physique, le
Royaume de Dieu à la Théologie. Lorsqu'elle est
unie à la vraie connaissance des choses
existantes, l'apatheia peut être appelée le
Royaume des Cieux49. Tandis que le royaume des48 Cf. P. Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique?,
Paris: Gallimard 1995, p. 374-37549 Praktikos 2; KG V, 30; In Ps. 36, 11 (= Pseudo-
Origen, PG 12, 1317B). The Kingdom of Heaven, sometimescalled the Kingdom of Christ, is natural knowledge or theknowledge of beings, achieved by apatheia: KG V, 30. Cf.Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophieantique, troisième édition revue et augmentée, Paris:Études Augustiniennes, 1993, p. 70-71.
24
cieux est donc l'apatheia de l'âme unie à la vraie
connaissance des êtres, le Royaume de Dieu est la
connaissance de la Sainte Trinité50.
C'est donc la doctrine évagrienne de
l'apatheia qui explique, me semble-t-il, la
référence rapide de Florensky à celui qui «ayant
atteint l'impassibilité absolue, est déjà
ressuscitée dans cette vie, jusqu'à la
résurrection universelle». Il serait possible
d'aller plus loin dans la recherche des sources:
en effet, je crois qu'on peut montrer qu'Évagre
adopte l'enseignement de Porphyre au sujet de
l'apatheia. Et bien sûr, on pourrait poursuivre la
recherche au-delà de Porphyre: à son maître
Plotin, à Philon d'Alexandrie, et jusqu'aux
Stoïciens.
Conclusion: Dans quelle mesure Florensky est-
il néoplatonicien?
50 Le royaume de Dieu est, en fait, lacontemplation (theôria) de tous les éons, à la fois ceuxqui sont venus à être et ceux qui viendront à êtrePseudo-Origen, In Ps., 10, 16, PG 12, 1196 B-C.
25
Partant de la théorie de Florensky de la
relation entre l'art et la biographie, nous avons
été en mesure de retracer une partie de
l'histoire de sa remarque sur la réalisation de
l'impassibilité absolue dans sa relation à la
résurrection dans cette vie. Nous avons suivi
cette notion à la trace, en passant par Jean
Climaque, jusqu'à Évagre le Pontique, l'élève de
Basile de Césarée et de Grégoire de
Nazianze. Enfin, nous avons pu suggérer, même si
nous n'avons pas eu le temps de le prouver, que
la doctrine évagrienne de limpassibilité
(apatheia) peut bien avoir été influencée par les
enseignements du philosophe païen néoplatonicien
Porphyre de Tyr. On peut donc parler dans ce cas
d'une influence au moins indirecte du
néoplatonise sur la pensée de Florensky.
Pouvons-nous aller plus loin, et caractériser
le penseur russe comme étant carrément
néoplatonicien?
La recherche récente a donné au moins deux
principales réponses positives à cette question.
26
En 2001, Sergey Koruzhii soutient que
Florensky est parmi les fondateurs de ce qu'il
appelle «l'école moscovite néoplatonicienne»51,
école qui vise à fournir une justification
philosophique pour la doctrine des Adorateurs du
Nom, en combinant la philosophie de Soloviev avec
la doctrine palamite de l'essence et de
l'énergie. Tout comme Plotin a déclenché
l'évolution du platonisme au néoplatonisme en
combinant la doctrine aristotélicienne de l'energia
avec l'essentialisme platonicien, de la même façon
Florensky et ses collègues auraient transformé le
platonisme chrétien en néoplatonisme chrétien. Le
paradigme ontologique de Florensky est celui,
néoplatonicien, d'un cosmos qui consiste en une
hiérachie de sphères concentriques qui symbolisent
les les unes avec les autres, en ne différant que
par le degré de présence du noumène au sein du
phénomène.
Écrivant une décennie plus tard, Chiara
Cantelli soutient que, si Florensky est
néoplatonicien, c'est la variété jambliquéene du
néoplatonisme qui le caractérise, plutôt que celle
qui est représentée par un Plotin ou un Porphyre. A
51 Parmi les autres membres de cette «École» figurentles noms de Bulgakov, Ern, Novoselov
27
l'appui de sa thèse, cette historienne cite la
conception florenskyienne des idées platoniciennes
comme des visages de dieux tels que ceux-ci se
manifestent dans les religions à mystères52, et
surtout les ressemblances qu'elle constate entre la
doctrine florenskienne des icônes et la théurgie de
souche jambliquéenne. La thèse de C. Cantelli se
trouve renforcée par une considération d'ordre
historique: il semblerait que vers 1908, Florensky
s'intéressait à Jamblique au point qu'il songeait à
le choisir comme sujet pour sa thèse de maîtrise.
J'ajouterai une dernière considération à
l'appui de la thèse d'un Florensky fondamentalement
jambliquéen. Même s'il était un scientifique
chevronné, Florensky gardait une attitude de
méfiance vis-à-vis de la faculté humaine de la
raison. S'il admire Platon, par exemple, c'est
qu'il le considère comme un penseur
fondamentalement «magique». La connaissance,
écrivait-il vers 1908, «est illimitée dans sa
substance, et donc irrationnelle (irrational’no»53. Or
52 Voir par exemple Significato 143-14453 Florensky, «Les limites de la gnoséologie.
L'Antinomie fondamentale de la théorie de laconnaissance», dans Sočineniya v četerech tomach, Moscou1995, t. II, pp. 59-60, cité par Zak 2014, 148.
28
dans l'Antiquité Tardive, on était bien conscients
de la différence entre la philosophie plotino-
porphyrienne, pour laquelle la raison, en tant que
la faculté humaine suprême, suffit pour assurer la
remontée dans le monde intelligible, et celle de
Jamblique et de ses successeurs, pour lesquels il
existe une faculté au-dessus de la raison, qui
seule est en mesure d'assurer à l'homme la
réunification avec le divin. On n'a qu'à se
souvenir du témoignage de Damascius, pour lequel
«quelques-uns préfèrent la philosophie, comme
Porphyre et Plotin et beaucoup d'autres
philosophes, d'autres la hiératique, comme
Jamblique, Syrianus, Proclus, et tous les autres»54.
C'est Jamblique lui-même qui rend le mieux
compte de ce contraste:
...ce n'est pas la pensée qui unit les
théurges aux dieux; sinon, qu'est-ce qui
empêcherait ceux qui pratiquent la philosophie de
façon spéculative d'obtenir l'union théurgique avec
les dieux? En fait, il n'en va pas vraiment de la
sorte, mais c'est la célébration des actes qui sont
54 Damascius, In Phaed., 1, t. I, p. 172, 1-3 Wetserink.
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indicibles et accomplis religieusement au-delà de
toute intellection, et aussi le pouvoir des
symboles inexprimables, compris seulement des
dieux, qui procurent l'union théurgique.
Reste à savoir, enfin, si cette tendance
florenskienne à l'irrationalisme est à mettre en
rapport avec les inquiétantes accusations d'anti-
sémitisme virulent qui ont été récemment
soulevées contre lui55.
55 Voir Hagemeister 2001.
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