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Quel est l’enjeu de l’égalité ? Auteur : Elizabeth S. Anderson Source : Ethics, vol. 109, No. 2 (Janv., 1999), pp.287-‐337. Publié par : The University of Chicago Press. Adresse URL : http://www.jstor.org/stables/2989479 Consulté : 14/04/2009. Traduction française : Martin Provencher, 03/2014.
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Quel est l’enjeu de l’égalité ?∗
Elizabeth S. Anderson
Si les travaux académiques récents qui défendent l’égalité avaient été secrètement
rédigés par les conservateurs, les résultats auraient-‐ils été vraiment plus
embarrassants pour les égalitaristes ? Considérons à quel point ces travaux prêtent
le flanc aux critiques conservatrices classiques et dévastatrices. Ronald Dworkin
définit l’égalité comme une distribution de ressources qui passe le test de l’envie.1
Ceci alimente le soupçon que la motivation qui sous-‐tend les politiques égalitaires
est simplement l’envie. Philippe Van Parijs soutient que l’égalité, en accord avec la
neutralité libérale parmi les conceptions du bien, exige que l’État supporte les
surfeurs paresseux, qui sont aptes à travailler mais ne le veulent pas.2 Ceci ouvre la
porte à l’accusation selon laquelle les égalitaristes supportent l’irresponsabilité et
encouragent les paresseux à parasiter les plus productifs. Richard Arneson avance
que l’égalité exige sous certains conditions que l’État subventionne les cérémonies
religieuses très dispendieuses que ses citoyens se sentent tenus de célébrer.3 G.A.
Cohen affirme que l’égalité exige que l’on compense les individus au tempérament
mélancolique ou ceux que les passe-‐temps peu dispendieux ennuient de manière
tellement chronique que les seuls loisirs capables de les satisfaire sont les plus
chers.4 Ces propositions renforcent l’objection que les égalitaristes négligent les
∗ Je remercie Louise Antony, Stephen Everson, Allan Gibbard, Mark Hansen, Don Herzog, David Hills, Louis Loeb, Martha Nussbaum, David Velleman, et les participants des auditoires de l’Université de la Caroline du Nord et de l’Université de Chicago où j’ai présenté des versions préliminaires de cet article. Des remerciements spéciaux sont dus à Amy Gutmann pour ses commentaires pénétrants au trente-‐et-‐unième Colloque annuel de Philosophie à Chapel Hill, N.C. 1 Ronald Dworkin, « What is Equality ? II. Equality of Ressources », Philosophy and Public Affairs 10 (1981) : 233-‐345, p.285. 2 Philippe Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed : The Liberal Case for an Unconditional Basic Income », Philosophy and Public Affairs 20 (1991) : 101-‐31. 3 Richard Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare » in Equality : Selected Readings : ed., Louis Pojman and Robert Westmoreland (New York : Oxford University Press, 1997), p.231. 4 G.A. Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics 99, (1989) : 906-‐44; pp.922-‐23, 930-‐31.
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limites du pouvoir de l’État et qu’ils permettent la coercition d’autrui pour de
simples fins privées. Van Parijs suggère que pour mettre en œuvre le droit égal de se
marier quand les partenaires masculins sont rares, chaque femme devrait disposer
d’une part égale échangeable dans un bassin de célibataires et parier pour obtenir
un droit entier de vivre avec un partenaire, créant ainsi un transfert de richesse
pour que les épouses qui ont réussi en amour compensent les perdantes.5 Ceci
encourage l’objection que l’égalitarisme, à force de vouloir corriger les inéquités
qu’ils voient partout, envahit notre vie privée et grève les liens personnels d’amitié
et d’amour qui sont au cœur de la vie familiale.
Ceux qui sont à gauche n’ont pas moins de raisons que les conservateurs et
les libertariens d’être perturbés par les tendances récentes de la pensée égalitaire
universitaire. Premièrement, considérons ceux à qui les universitaires égalitaires
récents ont choisi d’accorder une attention spéciale : les clochards de plage, les
paresseurs et les irresponsables, les individus qui sont incapables de se satisfaire de
plaisirs simples, les fanatiques religieux. Thomas Nagel6 et Gerald Cohen nous
offrent des caractères un peu plus sympathiques mais tout aussi pitoyables en
présentant les individus stupides, sans talent et amères comme les bénéficiaires
types du souci égalitaire. Qu’est-‐il arrivé au souci pour ceux qui sont politiquement
opprimés ? Qu’en est-‐il des inégalités de race, de genre, de classe et de caste ? Où
sont les victimes des génocides nationalistes, de l’esclavage et de la subordination
ethnique ?
Deuxièmement, les agendas définis par la théorie égalitaire récente sont
beaucoup trop étroitement concentrés sur la distribution de biens divisibles, que
l’on s’approprie de manière privée, comme les revenus et les ressources, ou dont on
profite de manière privée, comme le bien-‐être. Ceci néglige les agendas beaucoup
plus larges des mouvements politiques égalitaires actuels. Par exemple, les gais et
les lesbiennes revendiquent la liberté d’apparaître en public comme ils sont, sans
honte ou sans craindre la violence, le droit de se marier et de profiter des bénéfices
5 Philippe Van Parijs, Real Freedom for All (Oxford : Clarendon, 1995), p.127. 6 Thomas Nagel, « The Policy Preference » in his Mortal Questions (Cambridge : Cambridge University Press. 1979). Pp.91-‐105.
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du mariage, d’adopter et de garder des enfants. Les handicapés ont attiré l’attention
sur la manière dont la configuration de l’espace public les excluait et les
marginalisait, et ils ont fait campagne contre les stéréotypes méprisants qui les
présentent comme des êtres stupides, incompétents et pathétiques. Par conséquent,
quand on examine les buts dont se soucient les égalitaristes et leurs agendas, leurs
écrits récents semblent étrangement coupés des mouvements politiques égalitaires
existants.
Qu’est-‐ce qui a mal tourné ici ? Je soutiendrai que ces problèmes proviennent
d’une mauvaise compréhension de l’enjeu de l’égalité. Les écrits égalitaires récents
ont fini par être dominés par l’idée que le but fondamental de l’égalité est de
compenser les individus pour la malchance non méritée — être né avec peu de
talents, de mauvais parents, des personnalités désagréables, une souffrance
résultant d’un accident ou d’une maladie et ainsi de suite. Je soutiendrai qu’en se
concentrant sur la correction d’une supposée injustice cosmique, les égalitaristes
récents ont perdu de vue les buts typiquement politiques de l’égalitarisme. Le
véritable but négatif de la justice égalitaire n’est pas d’éliminer l’impact du pur
hasard sur les affaires humaines, mais de mettre fin à l’oppression, qui, par
définition, est imposée par la société. Son véritable but positif n’est pas de s’assurer
que tous les individus reçoivent moralement ce qu’ils méritent, mais de créer une
communauté dans laquelle les individus peuvent se tenir dans des relations d’égalité
avec les autres.
Dans cet article, je comparerai les implications de ces deux conceptions de
l’enjeu de l’égalité. La première conception, qui considère que l’injustice
fondamentale est l’inégalité naturelle dans la distribution de la chance, peut
s’appeler « l’égalitarisme de la chance » ou « l’égalitarisme de la fortune ». Je
soutiendrai que l’égalité de fortune ne passe pas le test fondamental que toute
théorie égalitaire doit passer : à savoir que ces principes expriment un égal respect
et un égal souci pour tous les citoyens. Elle échoue à ce test de trois manières.
Premièrement, elle exclut certains citoyens de la jouissance des conditions sociales
de la liberté sur la base douteuse qu’ils les perdent par leur faute. Elle échappe à ce
problème seulement pour retomber dans le paternalisme. Deuxièmement, l’égalité
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de fortune fonde les revendications des citoyens les uns envers les autres sur le fait
que certains sont inférieurs à d’autres du point de vue de la valeur de leur vie, de
leurs talents et de leurs qualités personnelles. Par conséquent, ces principes
expriment une pitié méprisante pour ceux que l’État catégorise comme inférieurs et
ils font de l’envie un fondement pour distribuer les biens des chanceux aux
infortunés. De tels principes stigmatisent les infortunés et manquent de respect
envers les fortunés en échouant à montrer comment l’envie pourrait les obliger.
Troisièmement, l’égalité de fortune, en tentant de s’assurer que les individus
assument la responsabilité de leurs choix, porte des jugements instrusifs et
méprisants sur la capacité des individus à exercer leur responsabilité et leur dicte
effectivement l’usage approprié qu’ils devraient faire de leur liberté.
La théorie que je défendrai s’appelle « l’égalité démocratique ». En cherchant
à construire une communauté d’égaux, l’égalité démocratique intègre les principes
de la distribution avec les demandes significatives d’égal respect. L’égalité
démocratique garantit à tous les citoyens qui obéissent aux lois l’accès effectif aux
conditions sociales de leur liberté en tout temps. Elle justifie les distributions
requises pour sécuriser cette garantie en faisant appel aux obligations des citoyens
dans un État démocratique. Dans un tel État, les citoyens font des revendications les
uns envers les autres en vertu de leur égalité, non de leur infériorité. Parce que le
but fondamental des citoyens en construisant l’État est de sécuriser la liberté de
tous les individus, les principes distributifs de l’égalité démocratique ne se
permettent ni de dire aux individus comment utiliser leurs opportunités ni
d’essayer d’évaluer en quoi les individus sont responsables des choix qui conduisent
à des résultats infortunés. À la place, elle évite la faillite aux mains des imprudents
en limitant la gamme de biens fournit collectivement et s’attend à ce que les
individus assument leur responsabilité personnelle pour les autres biens en leur
possession.
LA JUSTICE COMME ÉGALITÉ DE FORTUNE
Le passage suivant de Richard Arneson décrit justement la conception de la justice
que je vise à critiquer : « La préoccupation de la justice distributive est de
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compenser les individus pour la malchance. Certains individus sont choyés par la
chance, d’autres accablés par la malchance, et c’est la responsabilité de la société —
de tous en tant que collectivité — de modifier la distribution des biens et des maux
qui provient du jeu de lotteries qui constitue la vie humaine telle que nous la
connaissons….. La justice distributive stipule que les chanceux doivent transférer
une partie ou tous leurs gains dus à la chance aux malchanceux. »7 Cette conception
de la justice remonte aux travaux de John Rawls8 et lui a été (à tort, je crois)
attribuée. L’égalité de fortune est maintenant l’une des positions théoriques
dominantes parmi les égalitaristes, comme le montre la brochette de théoriciens qui
l’endossent, y compris Richard Arneson, Gerald Cohen, Ronald Dworkin, Thomas
Nagel, Erich Rakowski et John Roemer.9 Philippe Van Parijs incorpore aussi ce
principe dans sa théorie de l’égalité des ressources ou des biens (assets).
L’égalitarisme de la chance repose sur deux prémisses morales : les individus
doivent être compensés pour la malchance non méritée et la compensation doit
provenir uniquement de la part de la bonne fortune des autres qui n’est pas méritée.
Une partie de l’attrait de l’égalité de fortune provient de sa tendance
apparemment humanitaire. Quand des individus décents voient les autres souffrir
sans raison — par exemple, des enfants mourant de faim — ils sont enclins à
considérer que c’est un devoir que les plus fortunés viennent à leur secours. L’autre
partie de son attrait provient de la force de la revendication, qui est évidemment
correcte, que personne ne mérite ses dons génétiques ou d’autres accidents de la
naissance comme ses parents ou l’endroit où il est né. Ceci semble affaiblir les
revendications de ceux qui ont été choyés en termes de gènes ou de circonstances
sociales de conserver tous les avantages qui découlent habituellement d’une telle
bonne fortune. En dehors de ces sources intrinsèques de séduction, les défenseurs
7 Richard Arneson, « Rawls, Responsibility and Distributive Justice » in Justice, Political Liberalism and Utilitarianism : Themes from Harsanyi, ed., Maurice Salles and John A. Weymark (Cambridge : Cambridge University Press, in press). 8 John Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1971), pp.100-‐104. 9 Thomas Nagel, Equality and Partiality (New York : Oxford University Press, 1991), p.71 ; Eric Rakowski, Equal Justice (New York : Oxford University Press, 1991) ; John Roemer, « A Pragmatic Theory of Responsibility for the Egalitarian Planner » in his Egalitarian Perspectives (Cambridge : Cambridge University Press, 1994) pp.179-‐180.
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de l’égalité de fortune ont essayé de construire un soutien pour l’égalitarisme en
répondant à plusieurs des objections formidables que les conservateurs et les
libertariens ont formulé contre les égalitaristes du passé.
Examinons la litanie des objections suivantes contre l’égalité. Certains
critiques soutiennent que la poursuite de l’égalité est futile. Car il n’y a pas deux
individus égaux à un autre : la diversité des individus en termes de talents, de buts,
d’identité sociale et de circonstances fait qu’en établissant l’égalité dans un domaine,
on crée inévitablement des inégalités dans les autres.10 Donnez aux individus le
même montant d’argent et le prudent en tirera plus de bonheur que l’imprudent. Les
égalitaristes récents ont effectivement répondu à ces accusations en accordant une
attention étroite au problème qui consiste à définir le véritable espace dans lequel
l’égalité est désirable. L’égalité est un but viable seulement après que l’on ait défini
l’espace du souci égalitaire et montré que les inégalités qui en résultent dans les
autres domaines sont acceptables. D’autres critiques ont avancé que la recherche de
l’égalité est un gaspillage parce que cela impliquerait de se débarrasser de biens qui
ne peuvent être divisés de manière égale au lieu de laisser certains en obtenir plus
que d’autres.11 Pire encore, cela pourrait conduire à niveler les talents des individus
par le bas quand tous ne peuvent pas atteindre les mêmes critères élevés.12 Les
égalitaristes récents adoptent le critère égalitaire du leximin, qui autorise les
inégalités aussi longtemps qu’elles profitent aux plus démunis, ou de manière plus
permissive, ne leur nuisent pas.13 Par conséquent, ils ne se soucient pas tellement
des inégalités de revenus parmi les très riches. Plusieurs défenseurs de l’égalité de
fortune acceptent également un fort principe de propriété de soi, et ils déplorent
ainsi l’interférence dans les choix des individus de développer leurs talents ou
l’appropriation forcée de ces talents.14
10 Friedrich August von Hayek, The Constitution of Liberty (Chicago : University of Chicago Press, 1960), p.87. 11 Joseph Raz, The Morality of Freedom (Oxford : Clarendon, 1986), p.227. 12 Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia (New York : Basic, 1974), p.229. 13 G.A. Cohen, « Incentives, Inequality and Community » in Equal Freedom, ed., Stephen Darwall (Ann Arbor : University of Michigan Press, 1995), p.335 ; Van Parijs, Real Freedom for All, p.5. 14 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », p.230 ; Dworkin, « Equaliy of Ressources », pp.311-‐12 ; Rakowski, p.2 ; Van Parijs, Real Freedom for All, p.25.
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Les égalitaristes de la chance ont principalement répondu aux critiques de
l’égalité fondées sur l’idéal du mérite, de la responsabilité et des marchés. Les
critiques de l’égalité soutiennent que les égalitaristes prennent les biens de ceux qui
les méritent.15 Les défenseurs de l’égalité de fortune répondent qu’ils prennent aux
fortunés seulement la portion de leurs avantages que tous le monde reconnaît qu’ils
ne méritent pas. Du côté conservateur, les critiques affirment que l’égalitarisme
mine la responsabilité personnelle en garantissant des résultats indépendants des
choix personnels des individus.16 Pour leur répondre, les égalitaristes de la chance
sont passés d’une conception de la justice fondée sur l’égalité des résultats à une
conception de la justice fondée sur l’égalité des opportunités : ils demandent
seulement que les individus partent avec des opportunités égales de parvenir au
bien-‐être ou d’accéder aux avantages, ou qu’ils partent avec une part égale des
ressources.17 Mais ils acceptent que les inégalités qui résultent des choix volontaires
d’adultes, peu importe lesquelles, sont justes. Ils mettent tous l’emphase sur la
distinction entre les résultats dont l’individu est responsable — c’est-‐à-‐dire, ceux
qui résultent de ses choix volontaires — et les résultats dont il n’est pas responsable
— les bons ou les mauvais résultats qui arrivent indépendamment de ses choix ou
de ce qu’il aurait pu prévoir de manière raisonnable. Les égalitaristes de la chance
appellent cela la distinction entre « la chance optionnelle » et « la chance brute ».18
Par conséquent, les théories de l’égalité de la fortune résultantes partagent
un noyau commun : un hybride de capitalisme et de l’Etat-‐providence. Pour les
résultats dont les individus ne sont pas tenus responsables, les égalitaristes de la
chance prescrivent un individualisme farouche : laissons les marchés capitalistes et
les autres accords volontaires gouverner la distribution des biens.19 Ce recours aux
15 P.T. Bauer, Equality, The Third World, and Economic Delusion (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1981). 16 Lawrence Mead, Beyond Entitlement : The Social Obligations of Citizenship (New York : Free Press, 1986). 17 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », p.235. 18 Dworkin, « Equality of Ressources », p.293. 19 Cohen est le seul égalitariste de la chance connu à concevoir la dépendance de la société envers les marchés capitalistes comme un compromis malheureux mais nécessaire avec la justice dans un futur prévisible plutôt que comme un instrument vital d’allocation juste. Cf. Cohen, « Incentives, Inequality and Community », p.395. John Roemer, Egalitarian Perspectives (Cambridge : Cambridge University
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marchés répond à l’objection selon laquelle l’égalitarisme n’apprécie pas les vertus
du marché comme mécanisme d’allocation efficace et comme espace pour l’exercice
de la liberté.20 Pour les résultats déterminés par la malchance brute, l’égalité de
fortune prescrit que toute bonne fortune soit partagée également et que tous les
risques soient mis en commun. « Bonne fortune » signifie, d’abord, les biens (assets)
non produits comme les terres non cultivées, les ressources naturelles, et les
revenus attribuables aux dons de talents reçus à la naissance. Certains théoriciens
incluraient aussi les opportunités de bien-‐être attribuables au fait de posséder des
traits physiques et mentaux favorables que l’on a pas choisis. « Risque » signifie
n’importe quelle possibilité qui réduit le bien-‐être ou les ressources d’un individu.
Par conséquent, les égalitaristes de la chance voient l’État-‐providence comme une
compagnie d’assurance géante qui assure ses citoyens contre toutes les formes de
malchance brute. Les taxes à des fins de redistribution sont l’équivalent moral des
primes d’assurance contre la malchance. Les paiements de bien-‐être compensent les
individus contre les pertes attribuables à la malchance brute, exactement comme les
polices d’assurance le font.
Ronald Dworkin est celui qui a articulé cette analogie de l’assurance de la
manière la plus élaborée.21 Il soutient que la justice exige que l’État compense
chaque individu pour n’importe quel risque brute contre lequel ils se seraient
assurés eux-‐mêmes, sur la base du présupposé que tous auraient sans doute souffert
également de ce risque. L’État entre en scène pour fournir l’assurance sociale quand
l’assurance privée contre un risque n’est pas disponible pour tous en termes égaux
et abordables. Là où une telle assurance est disponible, la malchance brute est
automatiquement convertie en chance optionnelle, car la société peut tenir les
individus responsables d’acheter l’assurance par eux-‐mêmes.22 Dans sa forme pure,
l’égalitarisme de la chance soulignerait que si les individus échouent par
Press, 1994) supporte une version complexe du socialisme de marché sur des bases distributives, mais ces bases ne semblent pas suffisantes pour démontrer la supériorité du socialisme du marché sur, par exemple, la version du capitalisme de Van Parijs. 20 Voir Hayek. 21 Dworkin, « Equality of Resources ». 22 Rakowski, pp.80-‐81.
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imprudence à le faire, aucune demande de justice ne requiert que la société les
soutiennent financièrement. La plupart des égalitaristes de la chance repoussent
cette idée, cependant, et ils justifient ainsi l’assurance obligatoire, ou d’autres
restrictions sur la liberté des individus de gaspiller leur part de bonne fortune, sur
des bases paternalistes.23
Les égalitaristes se séparent les uns des autres surtout sur la question de
l’espace dans lequel ils promeuvent l’égalité. Les égalitaristes devraient-‐ils chercher
l’égalité des ressources ou des biens (Dworkin, Rakowski, Roemer), la liberté réelle
— c’est-‐à-‐dire des droits légaux et les moyens de parvenir à nos fins (Van Parijs),
l’égale opportunité de bien-‐être (Arneson) ou l’égale accès aux avantages — une
combinaison de capabilités internes, d’opportunités pour le bien-‐être et de
ressources (Cohen, Nagel) ? Cela peut sembler une grande diversité de conceptions,
mais le désaccord principal entre les égalitaristes de la chance les sépare en deux
camps : celui qui accepte l’égalité de bien-‐être comme un objet légitime (si ce n’est
le seul) de souci égalitaire (Arneson, Cohen, Roemer, probablement Nagel) et celui
qui égalise seulement les ressources (Dworkin, Rakowski, Van Parijs). Toutes les
parties acceptent une analyse du bien-‐être de l’individu en termes de satisfaction de
ses préférences informées. Le rôle des préférences des individus dans l’égalité de
fortune sera un élément central de ma critique, par conséquent, il vaut la peine
d’examiner ces différences.
Les égalitaristes devraient-‐ils se soucier que les individus aient des
opportunités égales pour le bien-‐être ou seulement que leur part de ressources soit
égale ? Les égalitaristes des ressources s’opposent à ce que l’on prenne le bien-‐être
comme un equalisandum en raison du problème des préférences dispendieuses.24
Certains individus — les enfants gâtés, les snobs, les sybarites — ont des
préférences qui sont dispendieuses à satisfaire. Cela prend beaucoup plus de
ressources pour les satisfaire au même degré qu’une personne modeste, maître
d’elle-‐même peut être satisfaite. Si égaliser le bien-‐être ou les opportunités pour le 23 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », p.239 ; Dworkin, « Equality of Resources », p.295 ; Rakowski, p.76. 24 Ronald Dworkin, « What is Equality ? I. Equality of Welfare », Philosophy and Public Affairs, 10, (1981) : 228-‐40.
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bien-‐être était l’objet de l’égalité, alors la satisfaction des individus maître d’eux-‐
mêmes serait prise en otage par ceux qui sont indulgents envers eux-‐mêmes. Cela
semble injuste. Par conséquent, les égalitaristes des ressources soutiennent que les
individus doivent avoir droit à des ressources égales, mais qu’ils sont responsables
de développer leur goût de manière à pouvoir vivre de manière satisfaisante avec
leurs moyens.
Contre cette conception, ceux qui croient que le bien-‐être est un espace
légitime de souci égalitaire avancent trois arguments. Premièrement, les individus
valorisent les ressources pour le bien-‐être qu’elles procurent. Les égalitaristes ne
devraient-‐ils pas se soucier de ce qui importe le plus aux individus au lieu de se
concentrer sur des biens purement instrumentaux? 25 Deuxièmement, ils
soutiennent que les égalitaristes des ressources tiennent injustement les individus
responsables de toutes leurs préférences et des coûts pour les satisfaire. Même si
certaines préférences sont cultivées volontairement par les individus, plusieurs
autres sont formées par la génétique et les influences environnementales en dehors
de leur contrôle et sont très résistantes au changement délibéré. Qui plus est, un
individu peut ne pas être responsable du fait qu’il est dispendieux de les satisfaire.
Par exemple, un événement imprévisible peut causer une pénurie dramatique d’un
moyen qui était autrefois abondant pour satisfaire certains goûts et il peut ainsi
faire grimper son prix. Les égalitaristes du bien-‐être soutiennent que cela est injuste
et incohérent avec la prémisse de base des égalitaristes de la chance qui tiennent les
individus responsables de leurs goûts involontaires ou involontairement
dispendieux.26 Troisièmement, ils soutiennent que les individus avec des handicaps
ont droit d’obtenir plus de ressources (traitements médicaux, chiens-‐guide, etc) que
les autres, sur la base de leur handicap, et que les égalitaristes des ressources ne
peuvent accommoder cette intuition. C’est parce qu’être handicapé est
analytiquement équivalent au fait d’avoir des préférences qui sont involontairement
dispendieuses à satisfaire. La préférence pour la mobilité peut bien être la même
entre une personne capable de se déplacer et un paraplégique, mais le coût pour 25 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », p.237. 26 Ibid., pp.230-‐31 ; Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », pp.522-‐23.
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satisfaire la préférence de ce dernier est beaucoup plus élevé, même si ce n’est pas le
choix de la personne paraplégique. Le paraplégique a un goût involontairement
dispendieux pour la mobilité. Si les égalitaristes des ressources acceptent l’exigence
libérale que les théories de la justice doivent demeurées neutres entre différentes
conceptions du bien, ils ne peuvent pas discriminer entre les goûts involontairement
dispendieux pour la mobilité des handicapés et les goûts involontairement
dispendieux pour le champagne des gourmets.27
J’examinerai la première et la troisième défense de l’égalitarisme du bien-‐être
plus loin dans cet article. La seconde défense prête le flanc à la réponse suivante par
les égalitaristes des ressources. La justice exige que les revendications des individus
sont autorisés à faire envers les autres tiennent compte non seulement des
bénéfices que les revendicateurs espèrent obtenir, mais aussi des charges que ces
revendications imposent aux autres. Ces charges sont mesurées par les coûts
d’opportunité des ressources allouées pour les respecter, qui sont une fonction des
préférences des autres pour les mêmes ressources. À des fins égalitaires, la valeur
d’un ensemble de ressources externes devrait par conséquent être déterminée non
par la quantité de bien-‐être qu’un propriétaire peut en tirer, mais par le prix qu’il
atteindrait dans un marché parfaitement compétitif si tous les individus pouvaient
miser sur lui et que tous avaient les mêmes biens monétaires.28
L’importance de cette réponse tient à ce qu’elle montre comment même les
égalitaristes des ressources donnent aux préférences subjectives un rôle central à
jouer dans l’évaluation de l’égalité. Car la valeur des ressources est mesurée par les
prix que le marché commanderait dans une enchère hypothétique et ces prix sont
une fonction des préférences subjectives de chacun pour ces ressources. Chacun
possède une part de ressources égale quand la distribution des ressources est libre
d’envie : personne ne préfère l’ensemble des ressources d’un autre au sien. Les
égalitaristes des ressources admettent que les ressources externes qui n’ont pas été
produites doivent être distribuées également en ce sens libre d’envie et qu’une telle
27 Richard Arneson, « Liberalism, Distributive Subjectivism and Equal Opportunity for Welfare », Philosophy and Public Affairs 19 (1990) : 158-‐94 ; pp.185-‐87, 190-‐91. 28 Dworkin, « Equality of Resources », pp.285-‐89.
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distribution est identique à ce qui serait réalisé dans une enchère parfaitement
compétitive ouverte à tous, si chacun avait une information égale, des talents, des
aptitudes à miser et l’argent pour parier en quantité égale.29 La différence entre les
égalitaristes des ressources et les égalitaristes du bien-‐être ne porte pas par
conséquent sur la question de savoir si la mesure de l’égalité est fondée sur les
préférences subjectives. Ce qui les sépare est que pour les égalitaristes du bien-‐être,
les revendications qu’une personne fait reposent sur ses goûts, alors que pour les
égalitaristes des ressources, elles sont une fonction des goûts de chacun.
Les différentes conceptions de l’égalité de fortune se démarquent les unes
des autres sur plusieurs détails que je ne peux pas présenter ici. J’ai esquissé ce que
je tiens pour les différences cruciales entre elles. Cependant mon but a été
d’identifier les caractéristiques que ces conceptions de la justice partagent, parce
que je veux montrer que ces caractérstiques renvoient à une conception
fondamentalement fausse de la justice. Dans les deux prochaines sections, je
présenterai une série de cas dans lesquels l’égalitarisme de la chance engendre des
injustices. Ce ne sont pas toutes les versions de l’égalitarisme de la fortune qui sont
vulnérables à chaque contre-‐exemple; mais chaque version est vulnérable à l’un ou
plusieurs contre-‐exemples dans chaque section.
LES VICTIMES DE LA MALCHANCE OPTIONNELLE
L’État, dit Ronald Dworkin, devrait traité chacun de ses citoyens avec un égal souci
et un égal respect.30 Virtuellement tous les égalitaristes acceptent cette formule,
mais ils l’ont rarement analysée. À la place, ils invoquent la formule et ils proposent
ensuite leur principe favori de distribution égalitaire en tant qu’interprétation de
celle-‐ci, sans fournir d’argument qui prouve que leur principe exprime réellement
un égal souci et un égal respect pour tous les citoyens. Dans cette section, je
soutiendrai que les raisons qu’avancent les égalitaristes de la chance pour refuser de
venir en aide aux victimes de la malchance optionnelle témoignent d’un échec à
29 Ibid., 285-‐89 ; Rakowski, p.69 ; Van Parijs, Real Freedom for All, p.51. 30 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1977), pp.272-‐73.
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traiter ces infortunés avec un égal souci et un égal respect. Dans la prochaine
section, je soutiendrai que les raisons qu’avancent les égalitaristes de la chance pour
venir en aide aux victimes de la malchance brute témoignent d’un manque de
respect à leur égard.
Si l’on présuppose que chaque individu a une opportunité égale d’être exposé
à un risque particulier, les égalitaristes de la chance affirment que tous les résultats
dus à un choix volontaire de l’agent et dont il aurait pu raisonnablement prévoir les
conséquences doivent profiter à l’agent ou être supporté par lui. Les inégalités qu’ils
engendrent ne peuvent donner lieu à une revendication redistributive envers les
autres si le résultat est mauvais, ni faire l’objet d’une taxe redistributive si le résultat
est bon.31 C’est, en tous les cas, la doctrine dans sa forme dure. Commençons avec la
version de l’égalité de fortune de Rakowski, étant donné qu’elle est celle qui suit le
plus étroitement la ligne dure.
Imaginez un conducteur non assuré qui par négligence fait un tournant illégal
qui cause un accident avec une autre auto. Les témoins appellent la police et ils
rapportent qui est fautif; la police transmet cette information aux techniciens
médicaux d’urgence. Quand ils arrivent sur la scène de l’accident et qu’ils
découvrent que le conducteur fautif n’est pas assuré, ils le laissent mourir sur le côté
de la route. Selon la doctrine de Rakowski, cette action est juste, car ils n’ont aucune
obligation de lui donner des soins d’urgence. Il existe sans aucun doute de bonnes
raisons de ne pas porter de jugement hâtif de responsabilité personnelle sur une
scène d’urgence. La meilleure politique est de porter secours à tous les individus et
de régler les questions de faute plus tard. Mais cela ne peut pas aider les
égalitaristes de la chance. Il y a aussi le cas du conducteur non assuré, branché à un
respirateur qui se bat pour sa vie. Une audience judiciaire a déterminé qu’il était
responsable de l’accident. Selon Rakowski, le conducteur coupable ne peut faire
aucune revendication de justice pour continuer à recevoir des soins médicaux.
Appelons ceci le problème de l’abandon des victimes négligentes.
31 Rakowski, pp.74-‐75.
15
Si le conducteur fautif survit, mais qu’il devient handicapé, la société n’a
aucune obligation d’accommoder son handicap. Arneson rejoint Rakowski sur ce
point.32 Il en découle que le service postal doit laisser le chien guide des aveugles de
naissance guider leur propriétaire à travers l’édifice, mais il peut en toute justice
refuser le chien guide des conducteurs responsables qui ont perdu la vue dans un
accident d’auto. Il ne fait aucun doute qu’il serait trop dispendieux pour l’État
d’administrer un tel système discrétionnaire. Mais ces considérations
administratives ne sont pas pertinentes pour la question qui consiste à déterminer
si les égalitaristes de la chance identifient le bon critère de ce que la justice exige.
Appelons ceci le problème de la discrimination parmi les handicapés.
L’égalitarisme de la chance abandonne même les gens prudents à leur destin
quand les risques auxquels ils sont confrontés tournent mal. « Si un citoyen d’une
nation géographiquement étendue et diverse comme les USA construit sa maison
dans une plaine inondable, ou près de la faille de San Andreas, ou au cœur d’une
région de tornades, alors le risque d’inondation, de tremblement de terre ou de
vents destructeurs est un risque qu’il choisit de supporter, car ces risques
pourraient tous être éliminés en vivant ailleurs. »33 Nous ne devons pas oublier la
menace des ouragans dévastateurs du Golfe et de la côte Est. Faut-‐il en déduire que
les américains devraient tous se rassembler en Utah, par exemple, pour avoir droit à
l’aide fédérale en cas de désastre?34 La conception de Rakowski limite effectivement
l’aide en cas de désastre seulement aux citoyens qui résident dans certaines parties
du pays. Appelons ceci le problème de la discrimination géographique entre les
citoyens.
Imaginez ensuite le cas de travailleurs dans des occupations dangereuses. Les
officiers de police, les pompiers, les membres des forces armées, les fermiers, les
32 Arneson, « Liberalism, Distributive Subjectivism and Equal Opportunity for Welfare », p.187. 33 Rakowski, p.79. 34 Rakowski permet que, dans les régions qui ne souffrent pas plus de risques de désastres naturels que la moyenne, « toute perte qui résulte de n’importe quel risque était nécessairement concomitante à la possession d’une propriété essentielle pour vivre une vie modérément satisfaisante » soit totalement compensable « en tant qu’exemple de malchance optionnelle » Mais dès qu’une assurance privée devient disponible, la chance brute est convertie en chance optionnelle et les parties qui ne sont pas assurées sont livrées à nouveau à elles-‐mêmes (p.80).
16
pêcheurs et les mineurs souffrent de risques significativement plus élevés que la
moyenne de blessures et de mort au travail. Mais ceux-‐ci sont « des cas exemplaires
de chance optionnelle » et, par conséquent, ils ne peuvent générer aucune
revendication pour des soins médicaux subventionnés publiquement ou pour de
l’aide aux dépendants s’il arrive un accident.35 Rakowski devra concéder que les
individus conscrits dans les forces armées seraient autorisés à recevoir des
paiements des vétérans handicapés. Cependant, sa doctrine implique qu’on peut
justement exiger des volontaires patriotes, ayant couru le risque du combat par
choix, qu’ils paient leur réhabilitation eux-‐mêmes. Appelons ceci le problème de la
discrimination occupationnelle.
Les aides soignants dépendants et leurs enfants font face à des problèmes
spéciaux sous l’égalité de la fortune. Plusieurs individus qui soignent des personnes
à charge — les enfants, les malades, les infirmes — ne commandent aucun salaire du
marché pour les décharger de leurs obligations envers ceux qui ne peuvent prendre
soin d’eux-‐mêmes et de leur manque de temps et de flexibilité pour gagner un
salaire décent. Pour cette raison, les aides soignants dépendants, qui sont presque
toutes des femmes, tendent à être soit financièrement dépendantes d’un salarié, soit
dépendantes de l’aide sociale ou extrêmement pauvres. La dépendance financière
des femmes envers un salarié mâle entraîne leur vulnérabilité systématique à
l’exploitation, à la violence et à la domination.36 Mais la doctrine de Rakowski
implique que cette pauvreté et la subordination qui en résulte est un choix et, par
conséquent, elle ne génère aucune revendication de justice envers les autres. C’est
« un style de vie », peut-‐être choisi en raison de convictions profondes, mais
précisément pour cette raison, ce n’est pas quelque chose que l’on peut poursuivre
aux dépends de ceux qui ne partagent pas leur « zèle » ou leur « croyance » que
chaque individu a des devoirs envers les membres de sa famille.37 Si les femmes ne
veulent pas être sujettes à une telle pauvreté et à une telle vulnérabilité, elles
devraient choisir de ne pas avoir d’enfants.
35 Ibid., p.79. 36 Susan Moller Okin, Justice, Gender and the Family (New York : Basic, 1989), pp.134-‐69. 37 Rakowski, p.109.
17
Les enfants n’ont aucun revendication à l’assistance de quiconque sauf de
leurs parents. Du point de vue de tous les autres individus, ils sont une intrusion
malvenue qui réduit la juste part de ressources naturelles à laquelle les premiers
arrivés auraient droit s’ils étaient autorisés à revendiquer une telle part
indépendamment de leur revendication à la part de leurs parents. « Il est … injuste
de déclarer… que parce que deux individus ont décidé d’avoir un enfant… tous les
autres sont tenus de partager leurs ressources avec le nouvel arrivant et dans la
même proportion que leurs parents. De quel droit deux individus peuvent-‐ils
contraindre tous les autres à accepter moins que leur juste part, en raison d’un
comportement délibéré et non de la malchance brute, après que les ressources aient
été divisées de manière juste ? »38 Le désir de procréer n’est rien qu’un autre goût
dispendieux que les égalitaristes de ressources n’ont pas besoin de subventionner.
La conception de Rakowski est certainement l’une des plus dures parmi les
égalitaristes de la chance. La plupart des égalitaristes de la chance considèreraient
que le moment auquel une personne entre dans la société n’est pas pertinent pour
déterminer sa revendication à une juste part des richesses (bounties) de la nature.
Les enfants ne sont responsables ni du manque d’argent de leurs parents ni de leur
décision de se reproduire. Par conséquent, si les parents manquent de moyens pour
leur donner leur juste part, il s’agit d’un cas de malchance brute qui exige une
compensation. Mais le cas des femmes qui se dévouent pour prendre soin des
enfants est tout autre. Étant donné qu’en moyenne, les femmes ne sont pas moins
talentueuses que les hommes, mais choisissent de développer ou d’exercer des
talents qui commandent un faible salaire ou aucun, il n’est pas évident que les
égalitaristes de la chance ont une base pour corriger les injustices que comporte
leur dépendance envers les salariés mâles. Appelons ceci le problème de la
vulnérabilité des aides-‐soignantes dépendantes.
Dans la version de l’égalité de fortune de Rakowski, une fois que les individus
ont risqué et perdu leur juste part de richesse naturelle, ils ne peuvent émettre
aucune revendication envers les autres pour stopper leur chute libre dans la misère
38 Ibid., p.153.
18
et la destitution. L’égalité de fortune n’impose aucune contrainte sur la structure des
opportunités générée par le libre marché. Rien n’empêcherait les individus, même
ceux qui ont parié prudemment mais souffert de la malchance optionnelle, d’être
soumis au sevrage pour dettes, aux ateliers de misère (sweatshops) ou à d’autres
formes d’exploitation. Les inégalités et la souffrance acceptées par cette conception
sont sans limites. Appelons-‐les les problèmes de l’exploitation et de l’absence de filet
de sécurité.
Rakowski pourrait insister pour que l’assurance privée ou publique soit
disponible pour tous afin de prévenir de telles conditions. Alors ce serait la faute des
individus qui ont échoué à se procurer de l’assurance s’ils sont si destitués et
vulnérables à l’exploitation. Mais la justice ne permet pas l’exploitation ou l’abandon
de personne, même de l’imprudent. Qui plus est, l’échec d’une personne à être à la
hauteur de tous les paiements d’assurance dont elle aurait besoin pour se protéger
contre les catastrophes innombrables ne reflète pas nécessairement l’imprudence.
Si sa chance optionnelle est particulièrement mauvaise, elle peut ne pas être capable
de payer toute cette assurance et couvrir encore les besoins fondamentaux de sa
famille. Dans ces conditions, il est parfaitement rationnel, et même moralement
obligatoire, de servir les besoins urgents de la famille avant ses besoins spéculatifs
— par exemple, de laisser tomber certaines assurance afin de payer la nourriture.
Appelons ceci le problème de l’abandon du prudent.
La version de l’égalité de la fortune de Rakowski traite les victimes de la
malchance optionnelle plus durement. Ses règles distributives sont
considérablement plus dures que celles que l’on trouve même aux Etats-‐Unis, qui ne
rationnent pas les soins de santé sur la base de la faute, protègent les handicapés de
la discrimination, fournissent une aide fédérale en cas de désastre à tous les
résidents du pays, exigent que les employeurs fournissent aux travailleurs une
protection contre les accidents (disability plans), fournissent des bénéfices aux
vétérans et au moins une aide sociale temporaire aux familles appauvries qui ont
des enfants dépendants, exigent un salaire minimum, et interdisent l’esclavage, le
servage pour dettes et au moins certains types d’exploitation dans les ateliers de
misère. Les autres égalitaristes de la chance font-‐ils un meilleur travail que
19
Rakowski pour protéger les victimes de la malchance optionnelle d’un pire destin ?
La théorie de Dworkin n’offre pas de meilleure protection que celle de Rakowski
contre les pratiques prédatrices du libre marché, après que les individus aient perdu
leur juste part de ressources par le biais de la malchance optionnelle. Elle n’aiderait
pas non plus les aides-‐soignants dépendants ni les individus qui deviennent
handicapés à la suite des choix qu’ils ont faits.
Van Parijs garantirait à chacun le revenu d’existence inconditionnel maximal
qu’une société pourrait soutenir. Si ce revenu était significatif, il aiderait
certainement les aides-‐soignantes dépendantes, les handicapés et les chômeurs
involontaires, et n’importe qui d’autre mal pris.39 Cependant, Van Parijs, admet que
le niveau de ce revenu peut être très faible, voire même zéro.40 La principale
difficulté avec sa proposition est que ce revenu de base sera alloué à chacun
inconditionnellement, peu importe s’il est apte à travailler ou capable d’accomplir
un travail socialement utile. Les surfeurs paresseux, aptes à travailler auraient
autant droit à ce revenu que les aides-‐soignants dépendants ou les handicapés. Afin
d’offrir un incitatif pour que les individus travaillent et ainsi qu’ils fournissent les
revenus en taxes pour fonder un revenu d’existence, il faudrait qu’il y ait un écart
substantiel entre le revenu d’existence et le salaire fourni pour l’emploi non qualifié
le moins bien payé. Un tel faible revenu d’existence pourrait être satisfaisant pour
les clochards de plage sans attaches qui pourraient être heureux de camper sur la
plage. Mais ce ne serait vraiment pas assez pour des parents en difficultés,
involontairement au chômage, ou les handicapés qui ont des dépenses spéciales. Si
le revenu d’existence garanti de base était lié à l’exigence que les individus aptes à
travailler s’engagent dans un travail socialement utile, il pourrait être fixé à un
niveau beaucoup plus élevé. La proposition de Van Parijs excuse effectivement les
goûts des paresseux et des irresponsables au détriment de ceux qui ont besoin
d’aide.41
39 Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed », p.131. 40 Van Parijs, Real Freedom for All, p.76. 41 Brian M. Barry, « Equality, Yes, Basic Income, No » in Arguing for Basic Income, ed., Philippe Van Parijs (New York : Verso, 1992), p.138.
20
Arneson propose qu’on garantisse à chaque individu une égalité
d’opportunité de bien-‐être. À l’âge adulte, chacun doit faire face à une gamme de
choix telle que la somme des utilités attendues pour chaque récit de vie également
accessible soit égale à la somme des utilités que n’importe quel personne affronte
dans ses récits de vie possibles. Une fois ces opportunités garanties, les destins des
individus sont déterminés par leur choix et la chance optionnelle.42 Comme les
théories de Dworkin et de Rakowski, la théorie d’Arneson garantit l’égalité, en
l’occurrence une vie minimalement décente, seulement ex ante avant que l’individu
ait fait un choix adulte. Ce n’est pas une grande consolation pour la personne qui a
vécu une vie prudente et sage, mais qui a été victime d’une malchance optionnelle
extrême.43 Arneson pourrait répondre en incorporant dans l’arbre de décisions
attendues des individus leurs préférences pour affronter (ou ne pas affronter)
certaines options à chaque instant dans le temps. Cependant, cela pourrait ruiner la
responsabilité personnelle en permettant aux individus d’écarter même des pertes
mineures découlant de n’importe quel choix qu’ils ont fait.44 De plus, nous avons vu
qu’Arneson n’exigerait pas d’accommodement pour les individus qui sont
handicapés par leur propre faute. Les aides-‐soignantes dépendantes ne recevraient
pas non plus beaucoup d’aide d’Arneson. Comme l’écrit Roemer, en expliquant les
positions de Arneson et de Cohen, « la société ne doit pas compenser les individus
pour leur choix d’un chemin [plus altruiste, impliquant plus de sacrifices de soi]
parce qu’elle ne doit aucune compensation aux individus sur la base de leurs
conceptions morales. »45 Les individus qui veulent éviter les vulnérabilités que
comporte le soin des personnes à charge doivent ainsi décider de prendre
seulement soin d’eux-‐mêmes. C’est de l’égalitarisme pour les égoïstes seuls. On se
demande comment les enfants et les infirmes seront soignés avec un système qui
offre si peu de protection à ses aides-‐soignantes contre la pauvreté et la domination.
42 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare. » 43 John Roemer, Theories of Distributive Justice (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1996), p.270. 44 Rakowski, p.47. 45 Roemer, Theories of Distributive Justice, p.270.
21
Les théories de Cohen et de Roemer sont les seules qui questionnent la
structure d’opportunités générée par les marchés en réponse aux choix des
individus. Cohen soutient que l’égalité demande l’égalité d’accès aux avantages, et il
définit l’avantage pour inclure non seulement le bien-‐être mais aussi le fait d’être
libéré de l’exploitation ou de la soumission aux échanges inéquitables.46 La version
du marché socialiste de Roemer dans laquelle les ménages partageraient également
les ristournes du capital grâce à une bourse universelle préviendrait aussi les pires
résultats générés par le capitalisme du laissez faire, comme le servage pour dettes et
le travail dans les ateliers de misère. Toutefois, en tant que théoriciens de la
tradition marxiste, ils se concentrent sur l’exploitation des travailleurs salariés à
l’exclusion des aides-‐soignantes dépendantes non salariées.47
Qu’est-‐ce que les égalitaristes de la chance ont à offrir en réponse à ces
problèmes? Aucun d’entre eux ne reconnaît les implications sexistes de
l’assimilation de la performance de l’obligation morale de prendre soin des
dépendants à la classe des goûts volontairement dispendieux. Ils sont pour la
plupart sensibles au fait qu’une conception égalitaire qui garantit l’égalité seulement
ex ante, avant que les adultes ne commencent à faire des choix pour eux-‐mêmes et
qui n’offre aucune couverture pour les individus après cela, engendrera des
inégalités substantielles dans le destin des individus au fur et à mesure qu’ils
mènent leur vie au point où les plus démunis seront extrêmement mal pris. Ils
assument que le prudent préviendra un tel destin en prenant avantage de
l’assurance privée disponible (ou en cas de besoin, publique). Par conséquent, ils
s’accordent tous à dire que la principale difficulté pour les égalitaristes de la chance
est de savoir comment s’assurer contre l’extrême pauvreté des imprudents.
Arneson est celui qui a considéré ce problème avec le plus de profondeur
dans les termes de l’égalitarisme de la chance. Il soutient qu’il est parfois injuste de
tenir les individus responsables au degré auquel ils sont des agents responsables.
Les capacités nécessaires à un choix raisonnable — la prévoyance, la persévérance,
une habileté à calculer, la force de la volonté, la confiance en soi — sont en partie 46 Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », p.908. 47 John Roemer, « The Morality and Efficiency of Market Socialism », Ethics 102, (1992) : 448-‐64.
22
une fonction des dons génétiques et en partie de la bonne fortune d’avoir des
parents décents. Par conséquent, les imprudents ont droit à une protection
paternaliste spéciale de la société contre leurs pauvres choix. Elle peut impliquer,
par exemple, des contributions obligatoires à un plan de retraite en prévision du
vieil âge.48 Les autres égalitaristes de la chance s’accordent pour admettre que la
pure égalité de fortune pourrait avoir besoin d’être modifiée par une dose
significative d’intervention paternaliste afin d’épargner aux imprudents les pires
conséquences de leurs choix. Toutefois, selon leur conception, seules des raisons
paternalistes peuvent justifier que l’on rende obligatoire les différents programmes
sociaux universels caractéristiques de l’État-‐providence moderne : la sécurité
sociale, l’assurance santé et maladie, l’aide en cas de désastre et ainsi de suite. Seules
des raisons paternalistes justifient le versement d’un revenu d’existence des
individus sur une base mensuelle au lieu d’une grosse somme rendue à l’âge
adulte.49 Appelons ceci le problème du paternalisme.
Faisons une pause pour considérer si ces politiques expriment du respect
envers les citoyens. Les égalitaristes de la chance disent aux victimes de grande
malchance optionnelle qu’elles ont choisi de courir leurs risques, qu’ils méritent leur
infortune, alors la société n’a pas à les assurer contre la destitution et l’exploitation.
Pourtant, on peut difficilement dire qu’une société qui permet à ses membres de
tomber dans une telle misère, en raison de choix entièrement raisonnables (et, dans
le cas des aides-‐soignantes dépendantes, même obligatoires) les traite avec respect.
Même les imprudents ne méritent pas un tel destin. Les égalitaristes de la chance
proposent des modifications à leur dur système, mais seulement sur des bases
paternalistes. En adoptant des schèmes d’assurance sociale obligatoires pour les
raisons qu’ils avancent, les égalitaristes de la chance disent effectivement aux
citoyens qu’ils sont trop stupides pour mener leurs vies, par conséquent Big Brother
devra leur dire quoi faire. Il est difficile de voir comment les citoyens pourraient
accepter un tel raisonnement et conserver leur estime d’eux-‐mêmes.
48 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », p.239. 49 Van Parijs, Real Freedom for All, p.47 ; Richard Arneson, « Is Socialism Dead ? A Comment on Market Socialism and Basic Income Capitalism », Ethics 102, (1992) : 485-‐511, p.510.
23
Contre ces objections, on pourrait défendre ce qui suit.50 Premièrement, étant
donné leur souci que personne ne souffre d’infortune non méritée, les égalitaristes
de la chance doivent être capables de soutenir que certains résultats sont si
horribles que personne ne mérite de les souffrir, même pas les imprudents. Les
conducteurs négligents ne méritent pas de mourir d’un déni de soins médicaux.
Deuxièmement, le paternalisme peut être un argument honnête et contraignant
pour la législation. Par exemple, ce n’est pas une grosse insulte qu’un État passe une
loi requérant l’utilisation de ceinture de sécurité, si la loi a été démocratiquement
votée. L’estime de soi des individus peut endosser certaines lois paternalistes qui les
protégent simplement de leur propre absence de pensée.
J’accepte l’esprit de ces arguments. Mais ils suggèrent des desiderata à la
théorie égalitariste qui nous éloignent de l’égalité de fortune. Le premier argument
souligne la nécessité de distinguer entre les biens que la société garantit à tous ses
citoyens et les biens qui peuvent être entièrement perdus sans générer aucune
revendication à une compensation. Ce n’est pas une simple affaire de définition d’un
niveau de bien-‐être minimum agrégé garanti ou de titres (endowments) de
propriété. Un conducteur négligent peut souffrir beaucoup plus de la mort de son
fils dans un accident de voiture qu’il a provoqué que du refus d’une chirurgie de
réhabilitation pour sa jambe blessée. La société ne lui doit aucune compensation
pour la pire souffrance, même si cela a pour effet de l’amener en deça d’un certain
seuil de bien-‐être, mais elle ne doit pas le priver de soins de santé, même s’il ne
sombrerait pas sous ce seuil sans eux. Les égalitaristes doivent tenter de sécuriser
certains types de biens pour les individus. Cette idée s’oppose à l’esprit de l’égalité
de fortune qui vise à indemniser de manière inclusive les individus contre les pertes
non méritées de toutes sortes à l’intérieur de l’espace d’égalité qu’ils spécifient
(bien-‐être ou ressources). L’argument de Arneson contre le fait de distinguer les
besoins des handicapés des désirs de n’importe qui d’autres avec des goûts
dispendieux involontaires illustre ceci.
50 Amy Gutman a formulé ces arguments dans ses commentaires publics d’une version antérieure de cet article, présentée au trente-‐et-‐unième Philosophy Colloquium annuel à Chapel Hill, N.C.
24
Le deuxième argument soulève la question de savoir comment justifier des
lois qui limitent la liberté dans le but de fournir des bénéfices à ceux dont la liberté
est limitée. L’exemple des lois sur la ceinture de sécurité est bon, mais il représente
un cas insignifiant, parce que la liberté qu’ils limitent est triviale. Quand la liberté
qui est limitée est significative, comme dans le cas de la participation obligatoire à
un schème d’assurance sociale, les citoyens ont droit à une explication plus digne
que celle que Big Brother sait mieux qu’eux où se trouvent leurs intérêts. C’est un
desideratum de la théorie égalitariste qu’elle est capable d’offrir une telle
explication.
LES VICTIMES DE LA MALCHANCE BRUTE
Examinons maintenant les victimes de la malchance brute : celles qui sont
nées avec des handicaps génétiques ou congénitaux sérieux, ou qui sont devenues
significativement handicapées suite à une négligence de l’enfance, à une maladie, ou
un accident dont elles ne peuvent être tenues pour responsables. Les égalitaristes de
la chance assimilent à cette catégorie ceux qui ont peu de talents innés et ceux dont
les talents ont peu de valeur sur le marché. Van Parijs inclurait également dans ce
groupe tout individu qui est insatisfait de ses autres dons de naissance, qu’il s’agisse
de talents non-‐pécuniers, de la beauté et d’autres caractéristiques physiques, ou de
traits de personnalité agréables.51 Cohen et Arneson ajouteraient aussi les individus
qui ont involontairement des goûts dispendieux ou qui souffrent d’états psychiques
dépressifs chroniques.52 L’égalité de fortune affirme que de tels victimes de la
malchance brute ont droit à une compensation pour les biens (assets) internes
malfonctionnant et leurs états internes.
Alors que les égalitaristes de la chance semblent être soit durs ou
paternalistes envers les victimes de la malchance optionnelle, ils semblent
compatissants envers les victimes de la malchance brute. Le principal attrait de
l’égalité de fortune pour ceux qui ont une tendance égalitaire repose sur cette
51 Van Parijs, Real Freedom for All, p.68. 52 Arneson, « Liberalism, Distributive Subjectivism and Equal Opportuniuty for Welfare » ; Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », pp.930-‐31.
25
apparence d’humanitarisme. L’égalité de fortune affirme que personne ne devrait
souffrir d’une infortune non méritée et que la priorité dans la distribution devrait
être donnée à ceux qui sont les moins à blâmer des démunis. Je soutiendrai ici que
l’apparence d’humanitarisme est trahie par la doctrine de l’égalité de fortune de
deux manières. Premièrement, ses règles pour déterminer qui doit être inclus parmi
les moins à blâmer des plus démunis échouent à exprimer un souci pour tous les
démunis. Deuxièmement, les raisons qu’ils avancent pour offrir de l’aide aux plus
démunis sont profondément irrespectueuses de ceux envers qui l’aide est dirigée.
Quand un déficit de biens (assets) internes est-‐il si mauvais qu’il requiert une
compensation? Personne ne veut qu’un individu avec une insatisfaction triviale
comme le fait d’avoir de mauvais cheveux ait le droit de recevoir une compensation.
Dworkin soutient que les individus qui doivent être compensés pour un défaut de
biens internes sont ceux qui auraient acheté une assurance contre le fait d’avoir ce
défaut s’ils étaient derrière un voile d’ignorance et qu’ils ne savaient pas s’ils auront
ou non ce défaut. Il en découle, ce qui n’est guère charitable, que les individus qui
ont un handicap extrêmement rare mais sévère ne pourraient pas être éligibles à
une aide spéciale parce que les chances que n’importe qui en souffre sont si infimes
qu’il était rationnel ex ante pour les individus ne pas acheter d’assurance contre lui.
Cette proposition discrimine entre les gens qui ont un handicap rare et ceux qui ont
un handicap commun.53 De plus, la proposition de Dworkin traiterait deux individus
avec le même handicap de manière différente, dépendamment de leur goût.54 Une
personne aveugle qui n’aime pas les risques aurait droit à une aide refusée à une
personne aveugle qui aime le risque, parce que ce dernier ne se serait probablement
pas assuré contre le risque d’être aveugle, étant donné les probabilités. Ces cas sont
d’autres cas de discrimination parmi les handicapés.
Le critère de compensation des handicaps de Dworkin, parce qu’il dépend
des préférences individualisées des gens pour une assurance, tombe également sous
la coupe du problème des goûts dispendieux. 55 Supposons qu’une personne
53 Rakowski, p.99. 54 Van Parijs, Real Freedom for All, p.70. 55 Ibid.
26
vaniteuse devenait hystérique devant la perspective d’être génétiquement
déterminée à avoir un nez crochu. L’anxiété de la personne devant cette perspective
pourrait être suffisante pour qu’il soit rationnel pour elle de s’assurer pour une
chirurgie plastique avant de savoir comment sera son nez. Il est difficile de voir
comment une telle préférence pourrait créer une obligation à la société de payer sa
chirurgie plastique. De plus, plusieurs individus ne voient pas les nez crochus
comme une si mauvaise chose et plusieurs de ces individus ont des nez crochus : ils
seraient justement insultés si la société traitait le fait d’avoir un nez crochu comme
un défaut si grave qu’il donne droit à une compensation.
Afin d’éviter d’être l’otage des goûts dispendieux, idiosyncrasiques et frivoles,
Van Parijs, à la suite Ackerman56, propose qu’on détermine la classe des individus
dont les biens internes déficients donne droit à une compensation avec le principe
de la diversité non-‐dominée. L’idée est d’arriver à un critère objectif de handicap
auquel consentirait tous les individus, étant donné la grande hétérogénéité de biens
internes et les goûts pour eux. Examinons le total des biens internes d’une personne
A. S’il existe une personne B telle que tous les individus préfèreraient posséder le
total des biens internes de B plutôt que celui de A, alors la diversité des biens de A
est dominée par B. A est alors considéré si ruiné que personne ne croit qu’aucun de
ses biens internes a assez de valeur pour compenser ses défauts internes au point de
rendre ses biens au moins égaux à B. Cette condition semble assez mauvaise pour
exiger une compensation, de n’importe quel point de vue. La quantité de
compensation est déterminée par le point à partir duquel pour tout B, au moins une
personne préfère l’ensemble des biens internes et externes de A à ceux de B.
Contre le critère de la diversité non-‐dominée, on peut faire valoir que si une
secte religieuse étrange considère ceux qui sont sévèrement handicapés comme des
élus parce qu’ils sont plus proches de Dieu en raison de leur handicap, alors aucun
handicapé n’aurait droit à une aide spéciale, même ceux qui ont rejeté la religion.
Van Parijs trouve cet exemple tiré par les cheveux : on devrait compter uniquement
dans le test les préférences de ceux qui ont une réelle appréciation du désavantage 56 Bruce Ackerman, Social Justice in the Liberal State (New Haven, Conn. : Yale University Press, 1980), pp.115-‐21.
27
de posséder un handicap et dont les préférences sont compréhensibles pour un plus
large public. Mais un cas réel est disponible : la plupart des individus qui se
reconnaissent comme membre de la communauté des sourds ne croient pas qu’être
sourd est un défaut si lourd qu’il existe des personnes entendantes dont les
habiletés sont préférables aux leurs. Van Parijs accepte cet argument à ce stade, et
affirme que s’il en est ainsi, alors les sourds n’ont droit à aucune aide spéciale peu
importe qu’ils se reconnaissent comme membres de la communauté des sourds ou
non. De leur propre jugement, ils trouvent que leurs habiletés sont satisfaisantes
sans aide, alors pourquoi leur en fournir?57
Un problème similaire afflige les théories égalitaires du bien-‐être comme
celle de Arneson. Cohen oppose à la conception de Arneson que si Tiny Tim était
heureux sans chaise roulante et que Sullen Scrooge était consolé avec l’argent
qu’elle coûte, alors Tim devrait donner sa chaise roulante à Scrooge.58 Le problème
est que ces théories en s’appuyant sur des évaluations subjectives et en aggrégeant
différentes dimensions du bien-‐être permettent à la satisfaction privée de compter
en tant que désavantage publiquement imposé. Si les individus trouvent leur
bonheur dans leur vie en dépit du fait d’être opprimés par les autres, cela justifie
difficilement l’oppression continue. De manière similaire, serait-‐il bien de
compenser les inégalités naturelles, comme le fait d’être né laid, au moyen des
avantages sociaux, comme une préférence à l’embauche par rapport aux beaux?59
Appelons ceci le problème d’utiliser l’(in)satisfaction privée pour justifier l’oppression
publique. Cela suggère un autre desideratum de la théorie égalitariste à savoir que la
forme de la solution est fournie par le type d’injustice qu’elle corrige.
Jusqu’ici, j’ai souligné l’injustice que l’égalité de fortune inflige à ceux qui sont
exclus de l’aide. Examinons maintenant ceux que l’égalité de fortune cible comme
des bénéficiaires exemplaires de l’aide. Examinons la conception de Thomas Nagel :
« Quand l’injustice raciale et sexuelle aura été réduite, nous serons encore aux prises
57 Van Parijs, Real Freedom for All, p.77. 58 Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », pp.917-‐18. 59 Thomas Pogge, « Three Problems with Contractarian-‐Consequentialist Ways of Assessing Social Institutions » in The Just Society, ed., Ellen Frankel Paul, Fred Miller, Jr., and Jeffrey Paul (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), pp.247-‐48.
28
avec la grande injustice du stupide et de l’intelligent, qui sont récompensés de
manière si différente pour leurs efforts…. Peut-‐être que quelqu’un découvrira une
façon de réduire les inégalités socialement produites (surtout celles qui sont
économiques) entre l’intelligent et le non-‐intelligent, le talentueux et le non-‐
talentueux, ou même le beau et le laid. »60 Qu’est-‐ce que l’égalitarisme de la chance a
à dire à ceux qui sont accablés par de tels défauts dans leurs biens internes?
Supposons que leurs chèques de compensation arrivent par la poste avec une lettre
du State Equality Board expliquant les raisons pour lesquelles ils sont compensés.
Imaginons ce que cette lettre dirait :
Aux handicapés : vos dons défectueux de naissance ou vos handicaps actuels, hélas, font en sorte que votre vie vaut moins la peine d’être vécue que la vie des gens normaux. Pour compenser cette infortune, nous, ceux qui sont capables, vous donnerons des ressources supplémentaires, assez pour rendre la valeur de vivre votre vie assez bonne pour qu’au moins une personne ici pense qu’elle est comparable à la vie de quelqu’un d’autre. Aux stupides et aux sans talents : Malheureusement, les autres personnes ne valorisent pas le peu que vous avez à offrir dans le système de production. Vos talents sont trop minces (meager) pour commander beaucoup de valeur sur le marché. À cause de l’infortune d’être nés avec aussi peu de talents à la naissance, nous, les productifs allons compenser pour vous : nous allons vous laissez partager le tas (bounty) de ce que nous avons produit avec nos habiletés grandement supérieures et hautement valorisées. Aux laids et aux socialement bizarres : Comme il est triste que vous soyez si repoussants que personne autour de vous ne veut être votre ami ou votre partenaire pour la vie. Nous n’allons pas devenir votre ami ou votre partenaire de mariage pour compenser — nous avons notre propre liberté d’association à exercer — mais vous pouvez vous consoler dans votre solitude misérable en consommant les biens matériels que nous, les beaux et les charmants, vous fourniront. Et qui sait ? Peut-‐être que vous ne serez pas aussi perdant en amour quand les partenaires potentiels verront à quel point vous être riche.
Un citoyen qui se respecte lui-‐même pourrait-‐il manquer de ne pas être insulté par
tels messages ? Comment l’État peut-‐il oser émettre des jugements sur la valeur de
60 Nagel, « The Policy Preference », p.105.
29
ses citoyens en tant que travailleurs et amoureux ! De plus, exiger des citoyens qu’ils
affichent leur infériorité personnelle pour obtenir de l’aide de l’État est les réduire à
ramper pour un soutien. Ce n’est pas non plus le rôle de l’État d’émettre des
jugements sur la valeur des qualités dont les citoyens font montre ou qu’ils exercent
dans leur vie privée. Même si tout le monde pensait que A est tellement laid ou
socialement peu attirant qu’ils préfèrent les qualités personnelles de B qui est
socialement séduisant, ce n’est pas le rôle de l’État d’émettre un timbre officielle de
reconnaissance sur de tels jugements privés. S’il est humiliant d’être largement
considérés par ses associés comme un repoussoir social, pensez à quel point il serait
plus dégradant que l’État érige de tels jugements privés au statut d’opinions
publiquement reconnues, acceptées comme vraies aux fins d’administration de la
justice. L’égalité de fortune dénigre ceux qui sont désavantagés en termes de biens
internes et élève le mépris privé au statut de vérité officiellement reconnue.
Ne croyons pas ici que le problème tient seulement aux conséquences de
l’envoi d’une note insultante avec les chèques compensatoires. Évidemment,
envoyer effectivement de telles notes ajouterait seulement l’insulte à la blessure.
Même si de telles notes n’étaient pas envoyées, la connaissance générale des bases
sur laquelle les citoyens fondent leur droit à une aide spéciale serait stigmatisante.
Un conséquentialiste recommanderait par conséquent que le State Equality Board
mène une investigation secrète et masque son raisonnement en euphémismes et
dissimulation. Il est difficile de voir comment le Board pourrait réunir l’information
dont il a besoin pour mettre en œuvre les principes de l’égalitarisme de la chance
sans étiquetter certains de ses citoyens comme inférieurs. Comment pourrait-‐on
dire que l’état de quelqu’un est si pitoyable que n’importe qui préfèrerait les biens
internes d’un autre aux siens sans prendre un vote? Pourtant, de telles objections au
gouvernement maison de l’utilitarisme, aussi formidables soient-‐elles, ne mènent
pas au cœur du problème de l’égalité de fortune.
Peu importe qu’elle communique ses raisons pour l’aide ou non, l’égalité de
fortune base ses principes distributifs sur des considérations qui peuvent seulement
exprimer de la pitié pour ses supposés bénéficiaires. Revenons sur les raisons
avancées pour distribuer des ressources supplémentaires aux handicapés et à ceux
30
qui ont peu de talent ou de séduction personnelle : dans chaque cas, c’est quelque
déficience ou défaut relatif dans leurs personnes ou dans leurs vies. Les individus
fondent leur droit aux ressources d’une redistribution égalitaire en vertu de leur
infériorité aux autres, non en vertu de leur égalité aux autres. La pitié est
incompatible avec le respect de la dignité des autres. Fonder les récompenses sur
des considérations de pitié est échouer à suivre des principes de justice distributive
qui expriment un respect égal pour tous les citoyens. Par conséquent, les
égalitaristes de la chance violent l’exigence expressive fondamentale de n’importe
quelle bonne théorie égalitaire.61
On pourrait soutenir que la préoccupation exprimée par l’égalité de fortune
est une simple compassion humanitaire, non de la pitié méprisante. Nous devons
bien clarifier la différence. La compassion est fondée sur une prise de conscience de
la souffrance, une condition intrinsèque d’une personne. La pitié, au contraire, est
suscitée par une comparaison de la condition du spectateur avec la condition de
l’objet de la pitié. Son jugement caractéristique n’est pas « elle est mal en point »,
mais « elle est pire que moi ». Quand les conditions comparées sont des états
internes dont les individus s’ennorgueillisent, la pensée de la pité est « elle est
tristement inférieure à moi ». La compassion et la pitié peuvent toutes les deux
motiver une personne à agir de manière bénévole, mais seule la pitié est
condescendante.
En vertu de leurs bases cognitives distinctes, la compassion humanitaire et la
pitié motivent l’action sur différents principes. La compassion ne comporte pas de
principe égalitaire de distribution : son but est de soulager la souffrance, non de
l’égaliser. Après que les individus aient été soulagés de leur souffrance et de leurs
61 La préoccupation ici porte sur les attitudes que la théorie exprime et non sur les conséquences qui découlent du fait d’exprimer ces attitudes. Des citoyens qui se respectent rejeteraient une société fondée sur des principes qui les traitent comme des êtres inférieurs, même si ces principes étaient gardés secrets. Par conséquent, le gouvernement maison de l’utilitarisme n’est pas une solution. Recommander que la société adopte des politiques plus généreuses de redistribution que ce que la théorie exige pour ne pas insulter les individus n’est pas non plus une manière satisfaisante de défendre l’égalité de fortune. La question ne consiste pas à déterminer si l’on doit dévier de ce que la justice exige afin d’éviter de mauvaises conséquences. Elle consiste plutôt à déterminer si une théorie de la justice fondée sur une pitié méprisante pour ses supposés bénéficiaires satisfait l’exigence égalitaire que la justice doit être fondée sur le respect égal des personnes.
31
besoins, la compassion ne génère aucun impetus de plus vers l’égalité de
conditions.62 Qui plus est, la compassion cherche à soulager la souffrance partout où
elle existe, sans émettre de jugement moral sur ceux qui souffrent. Les organisations
internationales humanitaires comme la Croix Rouge fournissent de l’aide à toutes
les victimes de la guerre, ce qui inclut même les agresseurs. Au contraire, l’égalité de
fortune cherche à égaliser les biens même quand les individus ne souffrent pas de
leur déficit interne pour leur donner simplement quelques avantages de plus que les
autres peuvent obtenir de leurs biens. Et elle limite sa sympathie aux désavantagés
qui ne sont pas à blâmer. Par conséquent, l’égalité de fortune n’exprime pas de
compassion. Elle ne se concentre pas sur la misère absolue de la condition d’une
personne, mais plutôt sur l’écart entre les moins et les plus fortunés. Ainsi parmi les
plus fortunés qui sont motivés par l’égalité de fortune, elle évoque le pathos de la
distance, une conscience que les bienfaiteurs ont de leur propre supériorité sur
l’objet de leur compassion. C’est pitoyable.
Si la pitié est l’attitude que les plus fortunés exprime envers les moins
fortunés quand ils adoptent l’égalitarisme de la chance en tant que principe d’action,
quelle est l’attitude que les moins fortunés expriment envers les plus fortunés
quand ils font leurs revendications selon cette théorie? Les égalitaristes de la chance
des ressources sont explicitent sur ce point : c’est l’envie. Leur critère de
distribution égale des ressources est une distribution libre d’envie : une distribution
qui est telle que personne ne désire l’ensemble des ressources d’un autre.63 Les deux
attitudes vont bien ensemble : l’attitude la plus généreuse que les enviés peuvent
avoir envers les envieux est la pitié. Bien que ceci rende l’égalité de fortune
émotionnellement cohérent, cela justifie difficilement la théorie. La pensée de
l’envie est « je veux ce que tu as ». Il est difficile de voir comment de tels désirs
peuvent générer des obligations du côté de l’envié. Même offrir sa propre envie en
tant que raison à l’envié pour satisfaire ses désirs est profondément irrespectueux.
62 Raz, The Morality of Freedom, p.242. 63 Dworkin, « Equality of Resources », p.285 ; Rakowski, pp.65-‐66 ; Van Parijs, Real Freedom for All, p.51
32
Par conséquent, l’égalitarisme de la chance échoue à exprimer un souci pour
ceux qui sont exclus de l’aide et il échoue à exprimer du respect pour ceux qui sont
inclus parmi ses bénéficaires aussi bien que pour ceux qui payeront pour ses
bénéfices. Il échoue au test le plus fondamental que n’importe quelle théorie
égalitaire doit réussir.
LES MAUX DE L’ÉGALITARISME DE LA CHANCE : UN DIAGNOSTIC
Nous avons vu que l’égalité de fortune sous-‐tend un schème institutionnel
hybride : le libre marché, pour gouverner la distribution de biens attribuable aux
facteurs dont l’individu est responsable, et l’État-‐providence, pour gouverner la
distribution de biens attribuable aux facteurs au-‐delà du contrôle des individus.
L’égalité de fortune peut ainsi être conçue comme une tentative de combiner le
meilleur du capitalisme et du socialisme. Son aspect libre marché promeut
l’efficience, le liberté de choix, la « souveraineté du consommateur » et la
responsabilité individuelle. Son aspect socialiste procure à chacun un juste départ
dans la vie et protège les innocents de la malchance brute. On peut voir l’égalité de
fortune comme une doctrine qui attirerait naturellement des socialistes qui ont
appris les leçons des folies de la vaste économie centralisée planifiée par l’État et les
vertus considérables des allocations du marché. En accordant un grand rôle aux
décisions du marché dans leurs arrangements institutionnels, les égalitaristes de la
chance peuvent sembler avoir désarmé les critiques traditionnelles conservatrices
et libertariennes de l’égalitarisme.
Mais les jugements contre-‐intuitifs que les égalitaristes de la chance émettent
dans les cas discutés plus haut suggèrent un jugement plus sombre : l’égalité de
fortune semble nous donner certains de pires aspects du capitalisme et du
socialisme. L’égalitarisme doit refléter une vision généreuse, humaine, cosmopolite
de la société qui reconnaît les individus comme des égaux dans toute leur diversité.
Il doit promouvoir des arrangements institutionnels qui permettent à la diversité
des talents, des aspirations, des rôles et des cultures des individus de profiter à
chacun et d’être reconnue comme étant mutuellement bénéfique. Au lieu de cela,
l’hybride du capitalisme et du socialisme considéré par les égalitaristes de la chance
33
reflète une vision paroissale de la société, méprisante et mesquine, qui représente la
diversité humaine de manière hiérarchique, opposant de manière moralisatrice le
responsable et l’irresponsable, le supérieur de naissance et l’inférieur de naissance,
l’indépendant et le dépendant. Il n’offre aucune aide à ceux qu’il étiquette comme
irresponsables et de l’aide humiliante à ceux qu’il étiquette comme inférieurs. Il
nous donne la vision étroite de la Loi sur les Pauvres dans laquelle les infortunés
respirent les mots de la supplication et se soumettent au jugement moral humiliant
de l’État.
Comment les égalitaristes de la chance peuvent-‐ils se tromper à ce point ?
Examinons premièrement la façon dont l’égalité de fortune invite les problèmes
dans la façon dont elle s’appuie sur les décisions du marché. Elle offre un filet de
sécurité très inadéquat aux victimes de la malchance optionnelle. Ceci renvoie au
fait que l’égalité de fortune est essentiellement « une théorie des points de départ » :
tant et aussi longtemps que les individus jouissent d’une juste part au début de leur
vie, elle ne se préoccupe pas tellement de la souffrance et de la soumission générées
par les accords volontaires dans le libre marché.64 Le fait que ces maux soient le
produit de choix volontaires les justifient difficilement : le libre choix parmi un
ensemble d’options ne justifie pas l’ensemble d’options lui-‐même. En se concentrant
sur la correction des supposées injustices de la nature, les égalitaristes de la chance
ont oublié que le premier sujet de la justice sont les arrangements institutionnels
que génère les opportunités des individus à travers le temps.
Certains égalitaristes de la chance, notamment Dworkin, utilisent aussi les
décisions du marché pour fournir une orientation sur les allocations d’État
appropriées au début de la vie. L’idée de base ici est que l’autonomie individuelle est
protégée par la « souveraineté du consommateur ». Par conséquent, Dworkin
suggère que les prix du marché payés par les individus pour leur assurance contre
les blessures coporelles pourraient servir de guide pour l’attribution de
compensation étatique aux individus qui se sont blessés sans faute de leur part de la
64 Dworkin nie que sa théorie soit « une théorie des points de départ » (starting-‐gate), mais seulement parce qu’il allouerait une compensation pour les talents inégaux durant toute la vie (« Equality of Resources », pp.309-‐311).
34
même manière.65 Mais les prix actuels du marché pour l’assurance reflètent deux
facteurs non pertinents pour déterminer la compensation que l’État pourrait devoir
aux blessés involontaires : le besoin de garder la compensation extrêmement basse
pour réduire le hasard moral de blessures non fatales (de hautes compensations
pourraient inciter les individus à risquer de plus grandes blessures) et le fait que les
individus s’assurent seulement contre les coûts des blessures dont l’État ne les
indemnise pas déjà (i.e. handicaps au travail, accommodements publics pour les
handicapés).
L’appel de Dworkin au marché hypothétique d’assurance d’individus qui ne
connaissent pas leurs habiletés souffre d’un plus gros problème : il n’explique jamais
pourquoi un tel marché hypothétique de choix est pertinent pour déterminer ce que
les citoyens se doivent les uns aux autres. Étant donné que ces choix, en réalité,
n’ont pas été faits, l’échec à les réfléchir dans les allocations de l’État ne viole aucun
choix autonome actuel des individus. Les choix des individus sur le marché varient
en fonction de leurs goûts. Mais ce qu’un individu est obligé de faire pour les autres
n’est pas, en général, déterminé par ses propres goûts ni par ceux des bénéficiaires.
Nous avons vu que la relativité de tels goûts autoriserait la discrimination contre les
citoyens qui ont des maladies rares et ceux qui aiment le risque. Mais même si
certains individus sont prêts à assumer certains risques, cela n’implique pas qu’ils
abandonnent leur revendication envers les concitoyens de leur procurer les mêmes
bénéfices de l’assurance sociale contre les handicaps causés involontairement auquel
leurs concitoyens qui n’aiment pas le risque ont droit. Qui plus est, même s’il est
rationnel pour tous les individus de se procurer un certaine assurance pour eux-‐
mêmes — par exemple, pour une chirurgie plastique qui corrige des défauts
mineurs d’apparence — dans les faits, ce n’est pas assez pour générer une obligation
pour que la société en acquitte les frais. Si tous les individus le veulent, ils
pourraient évidemment voter pour inclure la chirurgie plastique dans un plan
national de soins de santé. Mais s’ils votent pour ne pas l’inclure et laissent chacun
se procurer un telle assurance à l’aide de ses propres ressources privées, il est
65 Ibid., p.299.
35
difficile de voir comment un citoyen pourrait se plaindre d’une injustice à cause des
décisions des autres électeurs. C’est une chose pour chacun de décider que quelque
chose vaut la peine d’être acheté pour sa consommation privée, c’est en une autre de
décider que les citoyens agissant collectivement sont obligés de socialiser les coûts
de le fournir à chacun. J’en conclus que les choix réels des individus ou les choix du
marché hypothétique n’offrent aucune orientation sur ce que les citoyens sont obligés
de se procurer les uns aux autres sur une base collective. Cela suggère un autre
desideratum pour une théorie égalitaire : elle doit fournir des principes pour une
volonté collective — c’est-‐à-‐dire pour ce que les citoyens devraient vouloir
ensemble, pas seulement pour ce que chacun devrait vouloir individuellement.
Maintenant examinons les manières dont l’égalitarisme de la chance invite
les problèmes dans la façon dont il s’appuie sur les principes socialistes. L’égalité de
fortune nous dit que personne ne devrait souffrir d’une infortune non méritée. Afin
de mettre en œuvre ce principe, l’État doit émettre des jugements de mérite moral
ou de responsabilité en attribuant les résultats à la malchance optionnelle ou brute.
Pour déterminer si un fumeur qui a pris l’habitude de fumer pendant qu’il était
soldat a droit à une aide médicale de l’État pour un traitement contre le cancer du
poumon, les autres individus doivent juger s’il aurait dû faire preuve d’une plus
forte résolution contre la tentation de la cigarette, étant donné les pressions sociales
de ses pairs et des publicitaires auxquels il a fait face pendant qu’il servait dans
l’armée, les bénéfices réducteurs de l’anxiété de la cigarette dans une situation
hautement stressante de combat, les opportunités qui lui étaient offertes de
surmonter cette habitude après la guerre, et ainsi de suite.66
66 Que se passe-‐t-‐il si un individu court un risque de santé qui augmente seulement ses chances déjà importantes de maladie ? Laissons les scientifiques évaluer les risques de maladie dues à des causes involontaires (i.e. de mauvais gènes) et à des causes volontaires (i.e. une alimentation riche en gras) et soustrayons les ressources qui contribuent au soin du malade par la proportion selon laquelle son risque est un risque qu’il a choisi librement (Rakowski, p.75), Roemer accepte cette logique, mais il souligne que la responsabilité des individus pour leurs conditions doit être soustraite des influences sociologiques et génétiques non choisies. Par conséquent, si deux individus avec le cancer du poumon ont fumé le nombre médian d’années pour leur type sociologique (déterminé par le sexe, la race, la classe, l’emploi, les habitudes de fumeurs des parents, etc.) alors ils ont droit, toutes choses étant égales, à des indemnisations égales pour le coût de leur cancer, même si l’un d’entre eux a fumé pendant huit ans et l’autre pendant vingt-‐cinq ans. (Roemer, « A Pragmatic Theory of Responsability for the Egalitarian Planner », p.183). Son intuition est que des individus qui exercent des degrés
36
F.A. Hayek a identifié le problème central avec un tel système de récompense
fondé sur le mérite : pour déposer une revendication à certains bénéfices
importants, les individus sont forcés d’obéir au jugement des autres sur l’utilisation
qu’ils auraient dû faire de leurs opportunités au lieu de suivre leur propre
jugement.67 Un tel système requiert que l’État émette des jugements moralisateurs
grossièrement intrusifs sur les choix des individus. Par conséquent, l’égalité de
fortune interfère avec la vie privée des citoyens et la liberté. Qui plus est, comme
Arneson et Roemer l’expliquent clairement, de tels jugements exigent que l’État
détermine combien de responsabilité le citoyen était capable d’exercer dans chaque
cas. Mais il est irrespectueux de l’État de juger à quel point les individus sont
responsables de leur goûts dispendieux ou de leurs choix imprudents.68
Qui plus est, l’égalité de fortune ne ferait pas vraiment la promotion de la
responsabilité personnelle comme elle le prétend. Évidemment, elle refuse les
récompenses compensatoires aux individus qui sont jugés responsables de leur
infortune. Mais elle donne aux individus un incitatif à nier leur responsabilité
personnelle pour leur problème et à représenter leur situation comme s’ils étaient
impuissants face à des forces incontrôlables. On pourrait difficilement construire de
meilleures conditions sociales pour alimenter la diffusion d’une mentalité de victime
geignarde, passive. Ils permettent aux citoyens de fonder leur revendication sur des
biens tels que les bénéfices médicaux de base seulement au prix du spectacle
indigne d’eux-‐mêmes. Qui plus est, il est plus facile de construire une histoire
pleurnicharde racontant son infortune non méritée que de s’engager dans un travail
productif qui est valorisé par les autres. En donnant aux individus un incitatif pour
canaliser leurs énergies dans la première plutôt que dans la seconde direction,
l’égalité de fortune génère un énorme poids mort pour la société.
comparables de responsabilité, ajustés pour tenir compte des différentes influences sociales sur leur comportement, devraient avoir droit à des degrés égaux de compensation contre le coût de leur comportement. Roemer ne considère pas les implications expressives de l’État qui assume que différentes classes de citoyens devraient répondre à différents critères de comportement responsable. 67 Hayek, p..95-‐97. 68 Christine Korsgaard, « Commentary on G.A. Cohen and Amartya Sen » in The Quality of Life, ed., Martha Nussbaum and Amartya Sen (Oxford : Clarendon, 1993), p.61.
37
En faisant la promotion d’une combinaison malheureuse d’institutions
capitalistes et socialistes, l’égalité de fortune ne réussit pas à établir une société
d’égaux, mais seulement à reproduire le régime stigmatisant de la Loi sur les
Pauvres dans lequel les citoyens ont droit à l’aide de l’État seulement à condition
qu’ils acceptent un statut inférieur. La mentalité de la Loi sur les Pauvres imprègne
la raison des égalitaristes de la chance. Cela est le plus évident dans leur distinction
entre les désavantages mérités et non mérités — entre ceux qui ne sont pas
responsables de leur infortune et ceux qui le sont. Comme le régime de la Loi sur les
Pauvres, il abandonne ceux qui sont désavantagés à cause de leurs propres choix à
leur sort misérable, et il définit les désavantages mérités en termes d’infériorité de
talent, d’intelligence, d’habileté et de séduction sociale.
Qui plus est, en classant ceux qui consacrent le gros de leurs énergies à
prendre soin des personnes à charge avec ceux qui ont un goût volontairement
dispendieux pour la charité, l’égalité de fortune présuppose un égoïsme atomique et
l’auto-‐suffisance comme étant la norme pour les êtres humains. Elle promet l’égalité
seulement à ceux qui recherchent uniquement leur propre intérêt, qui évitent
d’entrer dans des relations avec les autres qui pourraient générer des obligations de
s’engager dans la dispensation de soins aux dépendants, et qui, par conséquent,
peuvent prendre soin d’eux-‐mêmes à l’aide de leurs propres salaires, sans avoir à
dépendre d’un revenu généré par le marché fourni par autrui. Mais une telle norme
pour les êtres humains ne peut pas être universalisée. De longues périodes de
dépendances envers les soins des autres sont une part normale et inévitable du
cycle de la vie de chacun. C’est par conséquent une condition indispensable de la
continuité de la société humaine que plusieurs adultes consacrent une grande part
de leur temps à la dispensation de soins, aussi pauvrement rémunéré par le marché
un tel travail soit-‐il. Et ceci, en retour, implique une certaine dépendance des
dispensateurs de soins envers le revenu généré par les autres. L’égalité de fortune,
en représentant la dépendance des dispensateur de soins comme un déviance
volontaire d’une norme androcentrique universelle fausse, finit par justifier la
subordination des femmes aux salariés mâles et la stigmatisation des dispensateurs
de soins dépendant de la famille par rapport au salaire auto-‐suffisant. On peut
38
difficilement imaginer une reproduction sociale aussi parfaite de la mentalité de la
Loi sur les Pauvres, y compris de son sexisme et sa confusion du travail responsable
avec le salaire du marché.69
QUEL EST L’ENJEU DE L’ÉGALITÉ ?
Il doit y avoir une meilleure façon de concevoir l’enjeu de l’égalité. Pour ce faire, il
est utile de rappeler comment les mouvements politiques égalitaires ont
historiquement conçus leurs buts. Quels ont été les systèmes inégalitaires auxquels
ils se sont opposés? L’inégalitarisme affirmait qu’il était juste ou nécessaire de
fonder l’ordre social sur une hiérarchie des êtres humains, classés selon leur valeur
intrinsèque. L’inégalité ne renvoie pas tant à la distribution de biens qu’aux
relations entre les personnes inférieures et supérieures. Celles de rang supérieur
pensaient avoir le droit d’infliger de la violence sur les inférieurs, de les exclure ou
de les ségréger de la vie sociale, de les traiter avec mépris, de les forcer à obéir, à
travailler sans réciprocité, et d’abandonner leur propre culture. C’est ce que Iris
Young a identifié comme étant les visages de l’oppression : la marginalisation, la
hiérarchie des status, la domination, l’exploitation et l’impérialisme culturel.70 De
telles relations sociales inégales génèrent, et on pensait qu’elles justifiaient, des
inégalités dans la distribution des libertés, des ressources et du bien-‐être. C’est le
cœur des idéologies inégalitaires du racisme, du sexisme, du nationalisme, des
castes, des classes et de l’eugénisme.
69 Iris Marion Young, « Mothers, Citizenship and Independence : A Critique of Pure Family Values », Ethics 105 (1995) : 535-‐56, fait une critique similaire, qui n’est pas liée à l’égalitarisme de la chance, des mouvements de réforme contemporains du bien-‐être. La version de l’égalitarisme de la chance de Van Parijs peut sembler échapper à la mentalité de la Loi sur les Pauvres parce qu’elle promet un revenu inconditionnel à chacun, peu importe qu’il travaille pour un salaire ou non. Toutefois, comme nous l’avons remarqué plus haut, même sa conception fait implicitement des goûts des adultes égoistes sans responsabilité parentale la norme. Car l’écart entre le salaire minimum et le revenu inconditionnel sera réglé par les incitatifs nécessaires pour amener les égoistes marginaux libres de toutes attaches sur le marché du travail. Le sort des donneurs de soins dépendants qui ne gagnent pas de salaires dépendra ainsi de l’échange travail/loisir des clochards de plage plutôt que de leurs propres besoins. Plus les clochards de plage sont attachés au loisir, plus le niveau du revenu inconditionnel devra être bas. 70 Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1990).
39
Les mouvements politiques égalitaires s’opposent à de telles hiérarchies. Ils
affirment la valeur morale égale de toutes les personnes. Cette affirmation ne
signifie pas que tous ont des vertus ou des talents égaux. De manière négative, cette
revendication répudie les distinctions de valeurs morales fondées sur la naissance
ou l’identité sociale — sur l’appartenance familiale, le statut social hérité, la race,
l’ethnicité, le genre et les gènes. Il n’y a pas d’esclaves, de plébéiens, d’aristocrates
naturels. De manière positive, la revendication affirme que tous les adultes
compétents sont des agents moraux égaux : chacun a un pouvoir égal de développer
et d’exercer une responsabilité morale, de coopérer avec les autres en accord avec
les principes de justice, de former et de développer une conception de leur bien.71
Les égalitaristes fondent les revendications à l’égalité sociale et politique sur
le fait de l’égalité morale universelle. Ces revendications ont aussi un aspect négatif
et un aspect positif. De manière négative, les égalitaristes cherchent à abolir
l’oppression — c’est-‐à-‐dire les formes de relations sociales par le biais desquelles
certains individus dominent, exploitent, marginalisent, méprisent et infligent de la
violence aux autres. Les diversités en matière d’identité sociale assignée, de rôles
distincts dans la division du travail ou les différences dans les traits personnels, peu
importe qu’ils s’agissent de différences biologiques neutres ou psychologiques, de
talents et de vertus de valeur, ou d’handicaps malchanceux et d’infirmités, ne
justifient jamais les relations sociales inégales mentionnées plus haut. Rien ne peut
justifier de traiter les individus de cette manière, à l’exception de la juste punition
pour les crimes et la défense contre la violence. De manière positive, les égalitaristes
cherchent un ordre social dans lequel les personnes se tiennent dans des relations
d’égalité. Ils cherchent à vivre ensemble dans une communauté démocratique, et
non hiérarchique. La démocratie est comprise ici en tant qu’auto-‐détermination
collective par le biais de discussion ouverte entre égaux en accord avec des règles
71 John Rawls, « Kantian Constructivism in Moral Theory », Journal of Philosophy 77 (1980) : 515-‐72, p.525. L’emploi de l’adjectif « égaux » pour qualifier « agents moraux » pourrait sembler inutile : pourquoi ne pas dire simplement que tous les adultes compétents sont des agents moraux ? Les égalitaristes nient une hiérarchie des types d’agencitivité morale — i.e. toute théorie qui affirme qu’il existe un type humain inférieur seulement capable de suivre des commandements moraux données par les autres et un type supérieur capable de donner ou de découvrir des commandements moraux pour eux-‐mêmes.
40
acceptables pour tous. Se tenir en tant qu’égal devant les autres dans la discussion
signifie que chacun a le droit de participer, que les autres reconnaissent une
obligation de l’écouter respectueusement et de répondre à ses arguments, que
personne ne courbe l’échine et ne rampe devant les autres ni ne se représente
comme inférieur aux autres comme une condition pour que sa revendication soit
entendue.72
Opposons cette conception démocratique de l’égalité à l’égalité de la fortune.
Premièrement, l’égalité démocratique vise à abolir l’oppression créée par la société.
L’égalité de la fortune vise à corriger ce qu’elle tient pour des injustices générées par
l’ordre naturel. Deuxièmement, l’égalité démocratique est ce que j’appellerai une
théorie relationelle de l’égalité : elle conçoit l’égalité comme une relation sociale.
L’égalité de la fortune est une théorie redistributive de l’égalité : elle conçoit l’égalité
comme un pattern de distribution. Par conséquent, l’égalité de la fortune considère
les individus en tant qu’égaux tant et aussi longtemps qu’ils jouissent de la même
quantité de biens distribuables — revenus, ressources, opportunités pour le bien-‐
être, et ainsi de suite. Les relations sociales sont largement conçues de manière
instrumentale, i.e. comme des moyens de générer de tels pattern de distribution. À
l’opposé, l’égalité démocratique considère que deux individus sont égaux quand
chacun accepte l’obligation de justifier ses actions par des principes acceptables aux
yeux de l’autre, et pour lesquels ils tiennent la consultation mutuelle, la réciprocité
et la reconnaissance comme acquise. Certains pattern de distribution des biens
peuvent être des moyens de sécuriser de telles relations, découler d’elles, voire
même être constitutifs d’elles. Mais les égalitaristes démocratiques sont
fondamentalement préoccupés par les relations à l’intérieur desquelles les biens
sont distribués, pas seulement par la distribution des biens eux-‐mêmes.
72 Elizabeth Anderson, « The Democratic University : The Role of Justice in the Production of Knowledge », Social Philosophy and Policy 12 (1995) : 186-‐219. Cette exigence signifie-‐t-‐elle que l’on doit toujours écouter patiemment ceux qui ont démontré eux-‐mêmes qu’ils sont stupides, malades ou malhonnêtes ? Non. Elle signifie (1) que chacun doit initialement recevoir le bénéfice du doute, (2) qu’une personne peut être ignorée ou exclue de la discussion seulement sur la base d’une incompétence communicationnelle démontrée ou d’une mauvaise volonté à s’engager dans une discussion juste, et (3) que des opportunités raisonnables doit être disponible pour permettre aux exclus de démontrer leur compétence communicationnelle et ainsi regagner leur place dans la conversation.
41
Troisièmement, cela implique que l’égalité démocratique est sensible au besoin
d’intégrer les demandes d’égale reconnaissance avec celle de la distribution égale.73
Les biens doivent être distribués en fonction de principes et de processus qui
expriment du respect pour tous. Les individus ne doivent pas être tenus de ramper
ou de se rabaisser devant les autres pour obtenir de déposer leur revendication à
une part égal de biens. Le fondement des revendications des individus aux biens
distribués est qu’ils sont égaux, non inférieurs aux autres.
Ceci nous donne une conception de l’égalité grossière. Comment dérivons-‐
nous des principes de justice à partir d’elle ? Notre investigation de l’égalité de
fortune a été complètement stérile : de ses échecs, nous avons recueilli quelques
desiderata des principes égalitaires. Premièrement, de tels principes doivent
identifier certains biens auxquels tous les citoyens doivent avoir un accès réel
(effective) tout au long de leur vie. Certains biens sont plus importants d’un point de
vue égalitariste que d’autres, peu importe l’espace d’égalité qui est identifié en tant
que préoccupation principale des égalitaristes. Et les théories de l’égalité des points
de départ ou de n’importe quel autre principe qui permet à des citoyens obéissants
à la loi de perdre leur accès à des niveaux adéquats de tels biens sont inacceptables.
Deuxièmement, les égalitaristes doivent être capables de justifier de tels garanties
d’accessibilité tout au long de la vie sans faire appel au paternalisme.
Troisièmement, les principes égalitaristes doivent offrir des solutions qui
correspondent au type d’injustice corrigée. Les satisfactions privées ne peuvent pas
compenser pour l’oppression publique. Quatrièmement, les principes égalitaristes
doivent maintenir la responsabilité des individus pour leur propre vie sans passer
de jugement méprisant et intrusif sur leurs capacités d’exercer leur responsabilité ni
sur la manière dont ils ont employé leurs libertés. Finalement, de tels principes
doivent être des objets possibles de volonté collective. Ils doivent être capables de
fournir des raisons suffisantes pour que les citoyens agissent ensemble afin de
garantir les biens particuliers dont se préoccupent les égalitaristes.
73 Nancy Fraser, « From Redistribution to Recognition ? Dilemmas of Justice in a ‘Postsocialist’ Age » in her Justice Interruptus (New York : Routledge, 1997), pp.11-‐39 ; Axel Honneth, The Struggle for Recognition, trans. Joel Anderson (Cambridge : Polity Press, 1995).
42
Prenons pour commencer le dernier desideratum. La détermination de ce qui
peut ou doit être collectivement voulu a été la tâche traditionnelle de la théorie du
contrat social. Dans les versions démocratiques libérales de la théorie du contrat
social, le but fondamental de l’État est de sécuriser la liberté de ses membres. Étant
donné que l’État démocratique n’est rien de plus que ses citoyens agissant
collectivement, il en découle que l’obligation fondamentale des citoyens les uns
envers les autres est de sécuriser les conditions sociales de la liberté de chacun.74
Parce que les libertariens défendent également cette formule, on pourrait penser
qu’elle entraîne des implications inégalitaires. Au lieu de répudier cette formule,
l’égalité démocratique l’interprète. Elle soutient que la condition sociale pour vivre
une vie libre est que les individus se tiennent dans des relations d’égalité avec les
autres.
Cette revendication peut sembler paradoxale étant donné la conception
prédominante qui représente l’égalité et la liberté comme des idéaux conflictuels.
Nous pouvons en percevoir la vérité en considérant les relations sociales
oppressives que l’égalité sociale nie. Les égaux ne sont pas sujets à la violence
arbitraire ou à la coercition physique par les autres. Un choix non contraint par la
coercition physique arbitraire est l’une des conditions fondamentales de la liberté.
Les égaux ne sont pas marginalisés par les autres. Par conséquent, ils sont libres de
participer à la politique et aux institutions majeures de la société. Les égaux ne sont
pas dominés par les autres; ils ne vivent pas à la merci de la volonté des autres. Cela
signifie qu’ils gouvernent leur vie par leur propre volonté, ce qui est la liberté. Les
égaux ne sont pas exploités par les autres. Cela signifie qu’ils sont libres de sécuriser
la juste valeur de leur travail. Les égaux ne sont pas soumis à l’impérialisme
culturel : ils sont libres de pratiquer leur propre culture, soumis à la contrainte de
respecter chacun. Par conséquent, pour vivre dans une communauté d’égaux, il faut
être libre de l’oppression, y participer et jouir des biens de la société et participer à
l’auto-‐gouvernement démocratique.
74 Korsgaard.
43
Par conséquent, les égalitaristes diffèrent des libertariens en défendant une
compréhension plus large des conditions sociales de la liberté. Il est important de
remarquer qu’ils conçoivent les relations privées de domination, même celles dans
lesquelles on est entré par consentement ou par contrat, comme des violations de la
liberté individuelle. Les libertariens tendent à identifier la liberté avec la liberté
formelle, négative : jouir du droit légal de faire ce que l’on désire sans avoir à
demander la permission à personne et sans interférence des autres. Cette définition
de la liberté néglige l’importance d’avoir les moyens de faire ce que l’on désire. De
plus, la définition assume de manière implicite qu’étant donné les moyens matériels
et la capacité interne de faire ce que l’on désire, l’absence d’interférence des autres
est tout ce dont on a besoin pour faire ce que l’on désire. C’est ignorer le fait que la
plupart des choses que les individus veulent faire exige la participation dans des
activités sociales et ainsi la communication et l’interaction avec les autres. On ne
peut pas faire ces choses si l’on fait de vous un paria. Un libertarien pourrait
soutenir que la liberté d’association implique le droit des individus de refuser de
s’associer avec les autres sur n’importe quelle base. Pourtant, une société incarnant
un tel droit inconditionnel n’a pas besoin de recourir à la coercition physique pour
forcer les autres à obéir aux souhaits de ceux qui ont le pouvoir d’exclure les autres
de la participation dans la vie sociale. Le même argument s’applique à une société
dans laquelle la propriété est distribuée de manière si inégale que certains adultes
vivent dans une dépendance abjecte envers les autres et vivent ainsi à la merci des
autres. Les sociétés qui permettent la création de paria et de classes subordonnées
peuvent être aussi répressives que n’importe quel régime despotique.
L’ÉGALITÉ DANS L’ESPACE DE LA LIBERTÉ :
UNE APPROCHE PAR CAPABILITÉS
Amartya Sen a proposé une meilleure façon de comprendre la liberté.
Examinons les états d’être et de faire qui constituent le bien-‐être d’une personne :
une personne peut être en santé, bien nourrie, physiquement en forme,
alphabétisée, participante active dans une communauté de vie, mobile, heureuse,
respectée, confiante et ainsi de suite. Une personne peut également se soucier
44
d’autres états d’être et de faire qui reflètent ses fins autonomes : elle peut vouloir
être bout en train, élever des enfants, pratiquer la médecine, jouer au soccer, faire
l’amour et ainsi de suite. Appelons de tels état des fonctionnements. Les capabilités
d’une personne consistent dans l’ensemble des fonctionnements qu’elle peut
réaliser, étant donné les ressources sociales, personnelles, matérielles disponibles
pour elle. Les capabilités mesurent non seulement les fonctionnements réalisés,
mais aussi la liberté d’une personne de réaliser les fonctionnements qu’elle valorise.
Plus grande est la gamme d’opportunités différentes significatives effectivement
accessibles qu’elle a pour fonctionner ou mener sa vie de la manière qu’elle valorise
le plus, plus une personne jouit de liberté.75 Nous pouvons comprendre le but
égalitaire de sécuriser les conditions sociales de la liberté de chacun en termes de
capabilités. À la suite de Sen, je soutiens que les égalitaristes doivent chercher
l’égalité dans la sphère des capabilités.
L’égalitarisme des capabilités de Sen laisse une grande question ouverte
cependant. Quelles capabilités une société a-‐t-‐elle l’obligation d’égaliser ? Certains
individus se préoccupent de bien jouer aux cartes, les autres de jouir de vacances
luxueuses en Tahiti. Les égalitaristes doivent-‐ils, au nom de l’égale liberté, offrir des
leçons gratuites de cartes et des vacances subventionnées par l’État dans des pays
exotiques ? Il y a certainement des limites aux capabilités que les citoyens sont
obligés de fournir les uns aux autres. Nous devrions tenir compte de notre premier
desideratum [qui était] d’identifier les biens particuliers dans l’espace d’égalité qui
sont un souci égalitaire spécial.
La réflexion sur les buts négatifs et positifs de l’égalitarisme nous aide à
répondre à cette exigence. De manière négative, les individus ont droit à toutes les
capabilités qui sont nécessaires pour leur permettre d’éviter ou d’échapper à
l’enfermement dans des relations sociales oppressives. De manière positive, ils ont
droit aux capabilités nécessaires pour fonctionner en tant que citoyen égal dans un
État démocratique. Bien que les buts négatif et positif de l’égalitarisme se recoupent
dans une large mesure, ils ne sont pas identiques. Si fonctionner en tant que citoyen 75 Amartya Sen, Inequality Reexamined (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1992), pp.39-‐42, 49.
45
égal était la seule chose dont se préoccupait les égalitaristes, ils ne pourraient pas
s’opposer à l’excision par laquelle les hommes contrôlent la sexualité des femmes
dans les relations privées. Mais les égalitaristes visent aussi à abolir les relations
privées de domination, et, par conséquent, ils supportent les fonctionnements
nécessaires à l’autonomie sexuelle individuelle. Si avoir les capabilités nécessaires
pour éviter l’oppression était la seule chose qui compte, alors les égalitaristes ne
pourraient pas s’opposer à la discrimination parmi les relativement privilégiés —
par exemple, le plafond de verre pour les femmes dans les postes exécutifs. Mais les
égalitaristes visent aussi à permettre à tous les citoyens de se tenir en tant qu’égaux
les uns envers les autres dans la société civile et cela exige que les carrières soient
ouvertes aux talents.
L’égalité démocratique vise ainsi l’égalité à travers une large gamme de
capabilités. Mais elle ne supporte pas une égalité englobante (comprehensive) dans
l’espace des capabilités. Être un médiocre joueur de cartes ne fait pas d’un individu
une personne plus opprimée. Plus précisément, l’ordre social peut et doit être
arrangé de manière à ce que l’habileté d’un individu aux cartes ne détermine pas son
statut dans la société civile. Ni qu’être un bon joueur de cartes soit nécessaire pour
fonctionner en tant que citoyen. Par conséquent, la société n’a pas d’obligation de
fournir des leçons gratuites de cartes aux citoyens. L’égalité démocratique satisfait
le premier desideratum de la théorie égalitariste.
Examinons les capabilités que l’égalité démocratique garantit à ses citoyens.
Concentrons-‐nous sur les capacités nécessaires pour fonctionner en tant que citoyen
égal. La citoyenneté implique de fonctionner non seulement en tant qu’agent
politique — voter, s’engager dans des débats politiques, pétitionner contre le
gouvernement, et ainsi de suite — mais aussi participer en tant qu’égal à la société
civile. La société civile est la sphère de la vie sociale qui est ouverte au public
général et qui n’est pas une partie de la bureaucratie de l’État, en charge de
l’administration des lois. Ses institutions incluent les rues et les parcs publics, les
services publics comme les restaurants, les magasins, les théatres, les autobus et les
avions, le système de communication comme la télévision, les téléphones, Internet,
les libraires publiques, les hopitaux, les écoles et ainsi de suite. Les entreprises
46
engagées dans la production pour le marché sont aussi une partie de la société
civile, parce qu’elles vendent leurs produits à n’importe quel consommateur et
sélectionnent leurs employés du public général. Une des réalisations importantes du
mouvement pour les droits civiques a été de défendre une conception de la
citoyenneté qui inclut le droit de participer en tant qu’égal à la société civile aussi
bien qu’aux affaires du gouvernement. Un groupe qui est exclus ou ségrégé à
l’intérieur des institutions de la société civile ou discriminé sur la base des identités
sociales attribuées par les institutions dans la société civile est relégué à une
citoyenneté de seconde classe, même si ses membres jouissent de tous leurs droits
politiques.
Ainsi être capable de fonctionner en tant que citoyen égal n’implique pas
seulement l’habileté d’exercer effectivement des droits politiques spécifiques, mais
aussi de participer à différentes activités de la société civile plus largement, y
compris de participer à l’économie. Et fonctionner de cette manière présuppose de
fonctionner en tant qu’être humain. Examinons, alors, trois aspects des
fonctionnements individuels : en tant qu’être humain, en tant que participant à un
système de production coopérative et en tant que citoyen d’un état démocratique.
Être capable de fonctionner en tant qu’être humain exige un accès réel (effective)
aux moyens de soutenir son existence biologique — la nourriture, le logement,
l’habillement, les soins médicaux — et l’accès à des conditions fondamentales de
l’agencivité humaine — la connaissance de ses circonstances et de ses options,
l’habilité à délibérer en termes de moyens et de fins, les conditions psychologiques
de l’autonomie, y compris la confiance pour penser et juger par soi-‐même, la liberté
de pensée et de mouvement. Être capable de fonctionner en tant qu’égal participant
dans un système de production coopérative exige un accès réel aux moyens de
production, un accès à l’éducation nécessaire pour développer ses talents, la liberté
d’emploi, le droit de faire des contrats et d’entrer dans des accords coopératifs avec
les autres, le droit de recevoir la juste valeur de son travail et la reconnaissance par
les autres de sa contribution productive. Être capable de fonctionner en tant citoyen
exige des droits à la participation politique, tel que la liberté de parole et la
franchise, et aussi un accès réel aux biens et aux relations de la société civile. Cela
47
implique la liberté d’association, l’accès à des espaces publics tels que les routes, les
parcs et les services publics y compris le transport public, le service postal et les
télécommunications. Cela implique aussi les conditions sociales pour être accepté
par les autres, telles que l’habileté d’apparaître en public sans honte, et de ne pas se
voir attribuer un statut de paria. La liberté de former des relations dans la société
civile exige aussi un accès à des espaces privés, étant donné que de telles relations
peuvent seulement fonctionner quand elles sont protégées du regard et de
l’intrusion des autres. Être sans abris — c’est-‐à-‐dire posséder seulement un
logement public — est une condition de profonde non-‐liberté.
Trois points doivent être faits à propos de la structure de garantie égalitaire
dans l’espace de liberté des capabilités. Premièrement, l’égalité démocratique ne
garantit pas des niveaux actuels de fonctionnement, mais l’accès réel à ces
fonctionnements. Les individus sont libres de choisir de fonctionner à un niveau
plus faible que celui qu’on leur garantit. Par exemple, ils peuvent choisir de se
joindre à un groupe religieux qui décourage la participation politique. Qui plus est,
l’égalité démocratique peut rendre l’accès à certains fonctionnements — ceux qui
exigent un revenu — conditionnel au fait de travailler pour eux, si les citoyens ont
un accès réel à ces conditions — ils sont physiquement capables de travailler, le
faire est cohérent avec leurs autres devoirs, ils peuvent trouver un emploi, et ainsi
de suite. L’accès réel à un niveau de fonctionnement signifie que les individus
peuvent réaliser ce fonctionnement en déployant les moyens déjà à leur disposition,
non que ce fonctionnement est inconditionnellement garanti sans aucun effort de
leur part. Par conséquent, l’égalité démocratique est cohérente avec la construction
d’un système d’incitatifs à une économie moderne pour supporter la production
nécessaire pour supporter les garanties égalitaristes en premier lieu.
Deuxièmement, l’égalité démocratique garantit non un accès réel à des
niveaux égaux de fonctionnement, mais un accès réel aux niveaux de
fonctionnement suffisants pour se tenir en tant qu’égal dans la société. Pour certains
fonctionnements, la citoyenneté égale exige des niveaux égaux. Par exemple, chaque
citoyen est autorisé au même nombre de votes dans une élection comme tous les
autres. Mais pour d’autres fonctionnements, se tenir en tant qu’égal n’exige pas de
48
niveaux égaux de fonctionnement. Être capable de se tenir en tant qu’égal dans la
société civile exige l’alphabétisation. Mais dans le contexte américain, cela n’exige
pas l’alphabétisation dans une langue autre que l’anglais, ni l’habileté d’interpréter
des travaux obscures de théorie littéraire. L’égalité démocratique ne s’objecte pas à
ce que chacun connaisse une langue étrangère et que seules quelques personnes
aient un niveau doctoral de formation en littérature. Dans d’autres pays, une
alphabétisation dans plusieurs langues pourrait être exigée pour un statut égal.
Troisièmement, l’égalité démocratique garantit un accès réel à un ensemble
de capabilités suffisant pour un statut égal tout au long d’une vie entière. Ce n’est
pas une théorie de l’égalité des points de départ (starting gate) dans laquelle les
individus pourraient perdre leur accès à un statut égal par la malchance optionnelle.
L’accès aux capabilités égalitaires est aussi inaliénable au marché : les contrats dans
lesquels les individus transfèrent de manière irrévocable leurs libertés
fondamentales aux autres sont nuls et non avenus.76 L’argument pour établir de tels
droits inaliénables peut sembler difficile à saisir du point de vue du détenteur de
droits. Pourquoi ne devrait-‐il pas être libre d’échanger certaines de ses libertés
égalitaires garanties contre d’autres biens qu’il préfère ? N’est-‐il pas paternaliste de
nier la liberté d’échanger ?
Nous pouvons éviter cette pensée en considérant le point de vue du
détenteur de l’obligation. La contrepartie au droit inaliénable d’un individu aux
conditions sociales de sa liberté est une obligation inconditionnelle des autres de
respecter sa dignité ou son égalité morale. Kant défendrait cette idée de la manière
suivante : chaque individu a une valeur ou une dignité qui ne dépend pas des désirs
ou des préférences des autres, pas même des désirs de l’individu. Cela implique
qu’il y a certaines choses qu’on ne peut jamais faire à d’autres personnes, comme les
réduire en esclavage, même si elles y consentent ou qu’elles le permettent. Les
contrats d’esclavage ou de servitude sont par conséquent invalides. En fondant les
droits inaliénables sur ce que les autres sont obligés de faire plutôt que sur les
76 Margaret Radin, « Market Inalienability », Harvard Law Review 100 (1987) : 1849-‐1937. Une personne pourrait avoir à renoncer à certaines de ses libertés inaliénables du marché, cependant, si elle était reconnue coupable d’un crime sérieux.
49
intérêts subjectifs du porteur de droits, l’égalité démocratique satisfait le second
desideratum de la théorie égalitaire : justifier des garanties à vie sans recourir au
paternalisme.
L’un des avantages de l’approche par capabilités de l’égalité est qu’elle nous
permet d’analyser les injustices qui concernent d’autres affaires que la distribution
des ressources et d’autres biens divisibles. Les capabilités d’un individu sont une
fonction non seulement des traits personnels fixes des individus et des ressources
divisibles, mais aussi des traits mutables de l’individu, des relations sociales et des
normes, et de la structure des opportunités, des biens publics et des espaces publics.
Les mouvements politiques égalitaires n’ont jamais perdu de vue la gamme entière
de buts de l’évaluation égalitaire. Par exemple, les féministes travaillent à surmonter
les obstacles internes au choix — l’auto-‐abnégation, le manque de confiance, et la
faible estime de soi — auxquels les femmes sont souvent confrontées en
intériorisant les normes de la féminité. Les gais et les lesbiennes cherchent la
manière de révéler publiquement leurs identités sans honte ou sans peur, ce qui
exige des changements significatifs dans les relations sociales de mépris et
d’hostilité, et des changements dans les normes de genre et de sexualité. Les
handicapés visent à reconfigurer les espaces publics pour les rendre accessibles et à
adapter leur situation de travail à leurs besoins de manière à pouvoir participer à
l’activité productive. Aucune simple redistribution des ressources ne peut sécuriser
les libertés que ces groupes recherchent.
Évidemment, l’égalité démocratique se soucie aussi de la distribution des
ressources divisibles. Elle exige que chacun ait un accès réel à des ressources
suffisantes pour éviter d’être opprimé par les autres et fonctionner en tant qu’égal
dans la société civile. Ce qui compte comme « suffisant » varie avec les normes
culturelles, l’environnement naturel et les circonstances individuelles. Par exemple,
les normes culturelles et le climat influencent la sorte de vêtement dont on a besoin
pour apparaître en public sans honte et avec une protection adéquate contre les
éléments. Les circonstances individuelles, comme les handicaps, influencent la
quantité de ressources dont on a besoin pour fonctionner en tant qu’égal. Les
individus qui n’ont pas l’usage de leurs jambes peuvent avoir besoin de plus de
50
ressources — des chaises roulantes, des vans spécialement adaptées — pour
atteindre un niveau de mobilité comparable à celui des personnes mobiles. L’égalité
dans l’espace des capabilités peut demander par conséquent une division inégale
des ressources pour accommoder les handicapés.77 Ce que les citoyens se doivent
les uns aux autres en dernière analyse, ce sont les conditions sociales des libertés
des individus pour fonctionner en tant que citoyens égaux. En raison des différences
dans leurs capabilités internes et les situations sociales, les individus ne sont pas
également capables de convertir les ressources en capabilités pour fonctionner. Par
conséquent, ils ont droit à différentes quantités de ressources afin qu’ils jouissent de
la liberté en tant qu’égaux.
Supposons que nous faisions abstraction du fait que les individus ont des
capabilités internes physiques et mentales différentes. L’égalité démocratique
demanderait-‐elle que les ressources externes soient divisées également au départ,
comme le soutient l’égalité de fortune? Il n’y a aucune raison de penser ainsi. Les
capabilités pertinentes pour fonctionner en tant qu’être humain, en tant que
participant au système de coopération sociale et en tant que citoyen égal n’incluent
pas tous les fonctionnements ni tous les niveaux de fonctionnements. Pour
fonctionner en tant qu’être humain, on a besoin de nourriture adéquate. Pour
manger sans être relegué au statut d’un être sous-‐humain, on a besoin d’avoir accès
à des sources de nutrition en dehors de la nourriture pour animaux ou des aliments
passés date. Mais pour être capable de fonctionner en tant qu’être humain digne, on
n’a pas besoin de la quantité ou de la qualité de ce qu’ingère un gourmet. Par
conséquent, l’égalité démocratique exige que chacun ait un accès réel à une
nourriture adéquate, aussi bien qu’aux sources de nutrition qu’une société
considère dignes — bonnes pour la consommation dans les réunions sociales. Cela
n’exige pas que chacun ait les ressources nécessaires à une opportunité égale de
fonctionner en tant que gourmet. Par conséquent, cela n’exige pas un critère pour
l’égalité des ressources qui dépend de l’idée moralement douteuse que la
distribution des ressources devrait être sensible aux considérations de l’envie.
77 Sen, Inequality Reexamined, pp.79-‐84.
51
LA PARTICIPATION EN TANT QU’ÉGAL DANS UN SYSTÈME DE PRODUCTION
COOPÉRATIVE
Jusqu’à maintenant, nous avons examiné ce que les citoyens sont obligés de
fournir les uns aux autres. Mais comment de telles choses seront-‐elles produites et
par quels moyens et par quels principes seront-‐elles distribuées ? En soulignant le
concept d’obligation, l’égalité démocratique écarte l’idée que dans une société
égalitaire chacun pourrait avoir un droit de recevoir des biens sans que personne
n’ait d’obligation de les produire. L’égalité démocratique cherche l’égalité dans la
capabilité ou la liberté réelle de réaliser des fonctionnements qui sont une partie de
la citoyenneté, au sens large. Pour ceux qui sont capables de travailler et qui n’ont
pas accès à l’emploi, la réalisation actuelle de ces fonctionnements est, en temps
normal, conditionnelle à la participation au système productif. Contrairement à la
conception de Van Parijs, la liberté réelle de fonctionner en tant que clochards de
plage ne fait pas partie de ce que les citoyens se doivent les uns aux autres. La
plupart des citoyens aptes à travailler, auraient ainsi accès aux ressources divisibles
dont ils ont besoin pour fonctionner en gagnant un salaire ou une compensation
équivalente qui leur est due sur la base du rôle qu’ils remplissent dans la division du
travail.
En décidant des principes pour une juste division du travail et pour une juste
division des fruits de ce travail, les travailleurs doivent considérer l’économie
comme un système de coopération, de production collective.78 Je veux opposer à
cette image d’une production collective l’image plus familière qui nous invite à
considérer l’économie comme s’il s’agissait d’un système auto-‐suffisant de Robinson
78 Je passe des « citoyens » aux « travailleurs » dans mon discours en partie parce que les implications morales qui découlent du fait de considérer l’économie comme un système de production coopérative traversent les frontières internationales. Comme l’économie devient globale, nous sommes tous impliqués dans une division internationale du travail sujette à une évaluation d’un point de vue égalitaire. Nous avons des obligations non seulement envers les citoyens de notre pays, mais aussi envers nos compagnons travailleurs, qu’on trouve virtuellement dans toutes les parties du globe. Nous avons aussi des obligations humanitaires globales envers chacun, considéré simplement en tant qu’être humain — de le soulager de la famine et de la maladie, d’éviter de fomenter ou de faciliter des guerres d’agressions, et ainsi de suite. Hélas, je n’ai pas l’espace pour considérer les implications internationales de l’égalité démocratique.
52
Crusoé, produisant tout par eux-‐mêmes jusqu’à l’apparition du commerce. Par
« production collective », j’entends que les individus considèrent chaque produit de
l’économie comme étant produit collectivement par la collaboration de chacun. Du
point de vue de la justice, la tentative, indépendante des principes moraux, de
créditer des parties spécifiques de rendement (output) à des parties spécifiques de
contribution (input) d’individus spécifiques représente une coupe arbitraire dans le
réseau causal qui rend la contribution productive de chacun dépendante de ce que
chacun fait. La capacité de chaque travailleur à travailler repose sur un vaste
ensemble de contributions produit par les autres individus — la nourriture,
l’instruction, l’éducation et ainsi de suite. Elle dépend même des travailleurs dans
les industries du divertissement et de la récréaction, étant donné que profiter des
activités de loisirs aide à restorer l’énergie et l’enthousiasme pour le travail. De plus,
la productivité d’un travailleur dans un rôle spécifique ne dépend pas seulement de
ses propres efforts, mais aussi des autres individus qui remplissent leur rôle dans la
division du travail. Michael Jordan ne pourrait pas faire autant de paniers si
personne n’entretenait le terrain de basketball pour qu’il soit propre. Des millions
d’individus ne pourraient même pas aller travailler si les travailleurs du transport
public faisaient la grève. L’étendue de la division du travail dans une économie
moderne implique que personne ne produit tout ni rien qu’il consomme par ses
propres efforts seuls. En considérant la division du travail comme un système
étendu de production collective, les travailleurs et les consommateurs se
considèrent eux-‐mêmes comme s’ils confiaient collectivement à tous les autres le
rôle qu’ils ont choisis de remplir dans l’économie. En remplissant son rôle dans une
division du travail efficace, chaque travailleur est considéré comme un agent des
individus qui consomment ses produits et des autres travailleurs qui, étant délivrés
de remplir ce rôle, deviennent libres de consacrer leurs talents à des activités plus
productives.
En considérant l’économie comme un projet coopératif, les travailleurs
acceptent la demande de ce que G.A. Cohen a défini comme étant le principe de
53
justification interpersonnelle :79 toute considération offerte en tant que raison pour
une politique doit servir à justifier cette politique quand elle est prononcée par
n’importe qui à n’importe qui d’autre qui participe à l’économie en tant que
travailleur ou consommateur. Les principes qui gouvernent la division du travail et
l’attribution de bénéfices particuliers à l’accomplissement des rôles dans la division
du travail doivent être acceptables à tous dans ce sens. Pour comprendre comment
la justification interpersonnelle travaille dans le contexte de l’économie considérée
comme un système de production collective, coopérative, examinons trois des cas
où l’égalité de fortune se trompe : la compensation pour handicap pour les
travailleurs dans les emplois dangereux; l’aide fédérale en cas de désastre, et les
aides-‐soignants dépendants avec leurs enfants.
Rakowski soutient que les travailleurs qui choisissent des emplois
particulièrement dangereux, comme cultivateur, pêcheur, mineur, forestier,
pompier et policier, n’ont aucun droit aux soins médicaux, à une réhabilitation ou à
une compensation s’ils se sont blessés au travail.80 Étant donné qu’ils s’engagent
dans ces occupations par choix, n’importe quelle malchance qu’ils souffrent à
l’emploi est une forme de chance optionnelle dont les conséquences doivent être
supportées par le travailleur seul. Le test de Cohen nous invite à nous demander
jusqu’à quel point cet argument est convaincant quand il est communiqué aux
travailleurs handicappés par des consommateurs qui mangent de la nourriture,
utilisent du métal et du bois et jouissent d’une protection contre le feu et le crime
que ces travailleurs fournissent. Ces consommateurs ne sont pas libres de se
décharger de toute responsabilité pour la malchance qui frappent les travailleurs
dans des occupations dangereuses. Car ils ont confié à ces travailleurs la tâche
d’accomplir ces tâches dangereuses en leur propre nom. Les travailleurs agissaient
en tant qu’agent pour les consommateurs de leur travail. Il ne peut pas être juste de
désigner un rôle au travail dans la division du travail qui implique de tels risques et
ensuite d’attribuer un ensemble de bénéfices à l’accomplissement dans ce rôle qui
échoue, étant donné les risques, à sécuriser les conditions sociales de la liberté pour 79 Cohen, « Incentives, Inequality and Community », p.348. 80 Rakowski, p.79.
54
ceux qui remplissent ce rôle. Le principe « servons-‐nous des emplois compensés de
manière si inadéquate que ceux qui les occupent manqueront des moyens
nécessaires pour sécuriser leur liberté, étant donné les risques et les conditions de
leur travail » ne peut survivre au test de la justification interpersonnelle.
Des réflexions similaires s’appliquent à ceux qui choisissent de vivre et de
travailler dans un domaine propice aux désastres naturels particulièrement sévères,
comme les résidents près de la faille de San Andreas. Rakowski soutient que de tels
résidents devraient être exclus de l’aide fédérale aux désastres parce qu’ils vivent là
par choix.81 Mais ils vivent là parce que les autres citoyens leur ont, par le biais de
leurs demandes pour les produits de la Californie, confié la tâche d’exploiter les
ressources naturelles en Californie. Leur refuser l’aide fédérale aux désastres est
invoqué le principe rejeté plus haut. Les économistes pourraient objecter, qu’au
total, il pourrait ne pas être efficace de continuer la production dans une région
particulière et que l’aide au désastre, en subventionnant les coûts de la vie en région
propice aux désastres, perpétue une erreur coûteuse. Cependant, si, au total, les
citoyens décident qu’une région doit être désignée comme inhabitable, parce que les
coûts de l’aide sont trop élevés, la réponse appropriée n’est pas de laisser les
résidents le bec dans l’eau, mais de concevoir l’aide de manière à les aider à se
relocaliser. Les citoyens ne sont pas privés des capabilités de base en raison de
l’endroit où ils vivent.82
Le cas des aides-‐soignantes dépendantes qui ne gagnent pas de salaire et des
enfants pourrait sembler tomber en dehors du domaine de la société comme
système de coopération. Mais c’est confondre l’économie avec le secteur du
marché. 83 Les aides-‐soignantes dépendantes qui ne gagnent pas de salaires
contribuent à la production au moins de trois façons. Premièrement, la plupart
s’engagent dans la production domestique — nettoyage, cuisine et ainsi de suite — 81 Ibid., 82 Qu’en est-‐il des riches qui construisent leurs chalets dans des régions exposées aux désastres ? Ils n’ont été mandatés par les autres pour vivre là, et cela ne semble pas juste non plus de forcer les payeurs de taxes à assurer leurs résidences luxueuses. L’égalité démocratique ne peut permettre même aux citoyens non productifs de perdre tout, mais elle ne les indemnise pas contre toutes leurs pertes non plus. 83 Marilyn Waring, If Women Counted (San Francisco : Harper Collins, 1990).
55
avec des services qui, s’ils n’étaient pas accomplis, devraient être comblés de
l’extérieur. Deuxièmement, elles élèvent les futures travailleurs de l’économie et
elles aident à réhabiliter ceux qui sont malades ou blessés afin qu’ils puissent
retourner au travail. Troisièmement, en prenant sur elles les obligations que chacun
a envers les dépendants, en tant qu’être humain, et les obligations que tous les
membres de la famille ont envers leurs parents dépendants, elles soulagent les
autres de telles responsabilités et par conséquent les libèrent pour participer à
l’économie de marché. Les pères ne seraient pas si productifs sur le marché si les
mères de leurs enfants, à temps partiel ou qui ne gagnent pas de salaires, ne les
soulageaient pas autant de la responsabilité de s’impliquer directement dans les
soins.84 Le principe « Confions aux autres la responsabilité de nos obligations en
matière de soins envers les personnes à charge et attribuons des bénéfices tellement
maigres à l’accomplissement de ce rôle que ces aides-‐soignants vivront à nos
crochets » ne peut pas survivre à la justification interpersonnelle non plus. Les
aides-‐soignantes ont droit à une part suffisante du salaire de leur partenaire de
manière à ne pas être vulnérable à la domination et à l’exploitation dans cette
relation. Ce principe supporte la proposition de Okin selon laquelle les chèques de
paie devraient être divisés entre époux et épouse.85 Si cela n’est pas suffisant pour
éliminer la vulnérabilité de l’aide-‐soignante dans la relation domestique, il est
possible de défendre un argument pour socialiser certains des coûts des soins des
personnes à charge par le biais d’une aide à l’enfance (child-‐care) ou aux personnes
âges (elder-‐care), comme cela est courant en Europe de l’Ouest. En dernière analyse,
la pleine égalité ne peut se réaliser simplement à l’aide d’une redistribution de
ressources matérielles. L’égalité peut exiger un changement dans les normes
sociales qui amènerait les hommes et les femmes à partager les responsabilités des
soins.86
84 Joan Williams, « Is Coverture Dead ? », Georgetown Law Journal 82 (1994) : 2227-‐90, p.2227. 85 Okin, pp.180-‐181. 86 Nancy Fraser, « After Family Wage : A Postindustrial Thought Experiment » in her Justice Interruptus, pp.41-‐66.
56
Contre la proposition de socialiser les coûts des soins des personnes à charge,
Rakowski souligne que les enfants ont droit seulement aux ressources de leurs
parents, non à celles des autres. Même s’ils apporteront des bénéfices aux autres en
grandissant et en participant à l’économie, il est injuste de faire payer les individus
pour des bénéfices qu’ils n’ont jamais demandé, et dans tous les cas, la plupart des
bénéfices iront aux membres de la famille.87 Si l’économie reposait sur des groupes
familiaux isolés, auto-‐suffisants économiquement, comme dans les sociétés
primitives de chasseurs-‐cueilleurs, on pourrait comprendre l’argument de
Rakowski. Mais dans une société qui comporte une division du travail très poussée,
ces présupposés n’ont aucun sens. Aussi longtemps qu’un individu ne planifie pas de
se suicider quand la prochaine génération entrera sur le marché de l’emploi, on ne
peut s’empêcher de demander des services en matière de travail des générations
futures. Qui plus est, le gros de ce que les individus produisent dans une économie
de marché est consommé par des membres qui n’appartiennent pas à la famille. En
considérant la société dans son ensemble comme un système de coopération qui
produit collectivement le rendement (output) de l’économie entière, l’égalité
démocratique reconnaît la profonde dépendance mutuelle de chacun dans la société
moderne. Elle rejette la norme atomiste de l’auto-‐suffisance inidividuelle fondée sur
un échec à reconnaître la dépendance des salariés envers le travail de ceux dont le
travail n’est pas à vendre. En ajustant les droits pour rendre compte du fait que les
adultes ont la responsabilité morale de prendre soin des dépendants, l’égalité
démocratique rejette aussi la réduction des obligations morales aux goûts
dispendieux de l’égalité de fortune et sa garantie conséquente de l’égalité seulement
aux égoïstes. L’égalité démocratique soutient que personne ne devrait être réduit à
un statut inférieur parce qu’il remplit l’obligation de prendre soin des autres.
La conception de la société comme système de coopération fournit un filet de
sécurité dans lequel même les imprudents ne sont jamais forcés de tomber. Elle
s’assure qu’aucun rôle dans le système productif se voit attribuer des bénéfices
tellement inadéquats qu’étant donné les risques et les exigences du travail, les
87 Rakowski, p.153.
57
individus pourraient être privés des conditions sociales de leur liberté parce qu’ils
ont rempli ses exigences. La société ne pourrait pas définir des rôles au travail qui
sont équivalents à l’esclavage ou à la servitude, ni, si elle peut l’éviter, les rémunérer
si peu qu’une personne apte au travail travaillant à temps plein manquerait toujours
des capabilités de base.88 Un mécanisme pour réaliser un minimum décent serait le
salaire minimum. Un salaire minimum n’élèvera pas le chômage si les travailleurs à
faible salaire ont une formation suffisante pour être plus productifs ou si les hauts
salariés conduisent leurs employeurs à leur fournir des outils qui améliorent leur
productivité. Les bénéfices pourraient aussi être liés au travail d’une autre manière
avec les schèmes de pensions de vieillesse et de handicap fournis socialement et les
crédits de taxe sur les revenus gagnés, par exemple. L’égalité démocratique favorise
aussi un droit qualifié au travail de la part des adultes volontaires aptes à travailler.
L’assurance-‐emploi est un pauvre substitut pour le travail, étant donné l’importance
centrale de la participation à l’activité productive pour vivre une vie en tant qu’égal
dans la société civile. Il en va de même du « travail forcé » (workfare), si, comme
c’est typiquement le cas aux Etats-‐Unis, cela signifie contraindre les individus à
s’engager sur le marché de l’emploi pour obtenir de l’aide tout en les privant de la
dignité d’un véritable travail et d’un véritable salaire.
Il est instructif d’examiner ce que l’égalité démocratique dit à ceux qui ont
peu de talents. L’égalité de fortune n’offrirait aucune compensation à ceux qui ont
peu de talents, précisément parce que leur infériorité innée fait que leur travail a
relativement peu de valeurs aux yeux des autres, du point de vue du marché.
L’égalité démocratique remet en question l’idée même que des dons innés inférieurs
aient quoi que ce soit à voir avec les inégalités observées dans les économies
capitalistes. Les plus grandes fortunes sont faites non par ceux qui travaillent mais
par ceux qui possèdent les moyens de production. Même parmi les travailleurs
salariés, la plupart des différences sont dues au fait que la société a investi beaucoup 88 On pourrait penser que les sociétés pauvres ne peuvent pas offrir les capabilités de base à tous les travailleurs. Toutefois, les études du niveau de vie standard en Inde et en Chine de Sen montrent que même des sociétés extrêmement pauvres peuvent fournir un ensemble impressionnant de capabilités de base — une alimentation décente, la santé, l’alphabétisation, et ainsi de suite — à tous ses membres, si elles s’appliquent elles-‐mêmes à cette tâche. Voir, i.e. Amartya Sen, Commodities and Capabilities (Amsterdam : North-‐Holland, 1985).
58
plus dans le développement de certains talents des individus que dans d’autres et
qu’elle met des montants très inégaux de capital à la disposition de chaque
travailleur. La productivité est principalement liée aux rôles au travail, non aux
individus. L’égalité démocratique compose avec ces faits en soulignant l’importance
d’éduquer les moins avantagés et en offrant des incitatifs aux compagnies pour
augmenter la productivité des emplois peu rémunérés par le biais de
l’investissement en capital.
De plus, en considérant la société comme un système de coopération, l’égalité
démocratique a une justification moins méprisante que l’égalité de fortune pour des
interventions étatiques conçues pour élever le salaire des travailleurs faiblement
rémunérés. La société n’a pas besoin de rendre des jugements insultants et
impossibles pour savoir si les travailleurs faiblement rémunérés sont là par choix ou
parce que leurs maigres dons innés les ont empêché de trouver un meilleur emploi.
À la place, elle se concentre sur l’appréciation des rôles que les travailleurs
faiblement rémunérés remplissent. En accomplissant des tâches peu qualifiées,
routinières, ces travailleurs libèrent les autres individus pour un usage plus
productif de leurs talents. Ceux qui occupent des emplois plus productifs doivent
une grande part de leur productivité au fait que ceux qui occupent des rôles moins
productifs les ont libéré du besoin de consacrer leur temps à des tâches peu
qualifiées. Les administrateurs de corporation ne pourraient pas négocier autant
d’ententes lucratives s’ils avaient à répondre à leurs propres appels téléphoniques.
De telles réflexions expriment une appréciation des manières dont chacun
bénéficient de la diversité des talents et des rôles dans la société. Elles soulignent
également que les travailleurs au sommet de l’échelle font une contribution
disproportionnée au produit social et ainsi elles contribuent à motiver une
conception de la réciprocité qui diminuerait l’écart entre les travailleurs les mieux
rémunérés et les moins bien rémunérés.
Une conception de l’égalité démocratique supporterait-‐elle une politique de
diminution des écarts de salaire aussi exigeante que celle du principe de différence
de Rawls ? Cela proscrirait toutes les inégalités de revenus qui n’améliorent pas les
59
revenus des plus démunis.89 En donnant une priorité absolue aux plus démunis, le
principe de différence exigerait des sacrifices considérables dans les rangs de la
classe moyenne pour des gains marginaux aux niveaux les plus bas. L’égalité
démocratique recommanderait une forme moins exigeante de réciprocité. Une fois
que tous les citoyens jouissent d’un ensemble décent de libertés, suffisantes pour
fonctionner en tant qu’égaux dans la société, les inégalités de revenus qui restent ne
sont pas tellement troublantes en elles-‐mêmes. Le degré d’inégalité de revenus
acceptable dépendrait d’une part de la facilité avec laquelle on peut convertir
l’inégalité de revenus en inégalité de statut — en différences en matière de bases
sociales de l’estime de soi, en influence sur les élections, et ainsi de suite. Plus fortes
sont les barrières contre la marchandisation du statut social, de l’influence politique
et ainsi de suite, plus acceptables sont les inégalités de revenus significatives.90 Plus
soigneusement est défini le domaine dans lequel les allocations peuvent jouer
librement, plus le statut moral des allocations du libre marché est renforcé.
L’ÉGALITÉ DÉMOCRATIQUE, LA RESPONSABILITÉ PERSONNELLE ET LE
PATERNALISME :
L’égalité démocratique garantit l’accès réel aux conditions sociales de la
liberté de tous les citoyens, peu importe l’imprudence avec laquelle ils mènent leurs
vies. Elle ne prive pas les citoyens négligents ou dont le comportement est auto-‐
destructeur des soins médicaux nécessaires. Elle ne discrimine pas parmi les
handicapés en fonction de la manière dont ils peuvent être tenus responsables de
leur handicap. Sous l’égalité démocratique, les citoyens s’abstiennent d’émettre des
jugements moralisateurs envahissants sur la façon dont les individus auraient dû se
servir des opportunités qui s’ouvraient à eux ou sur la capacité qu’ils avaient
d’exercer leur responsabilité personnelle. Elle n’a pas besoin de rendre de tels
jugements, parce que la jouissance des capabilités des citoyens n’est pas
conditionnelle à leur utilisation responsable. La seule exception à ce principe
89 Rawls, A Theory of Justice, pp.75-‐78. 90 Michael Walzer, Spheres of Justice (New York : Basic, 1983) ; Mickey Kaus, The End of Equality (New York : Basic, 1992).
60
concerne le comportement criminel. Seul le fait d’avoir commis un crime peut
justifier la suspension des libertés fondamentales d’un individu et de son statut
d’égal dans la société civile. Même les criminels convaincus, toutefois, conservent
leur statut d’êtres humains égaux et ils ont encore droit aux fonctionnements
humains de base comme une nutrition adéquate, le logement et les soins médicaux.
On pourrait s’opposer à l’égalité démocratique sur la base que toutes ces
garanties favorisent l’irresponsabilité personnelle, comme les critiques de l’égalité
l’ont soupçonné pendant longtemps. Si les individus seront remis à flot dans les
situations où ils se sont retrouvés en raison de leur imprudence, pourquoi alors
agiraient-‐ils prudemment ? Les égalitaristes doivent faire face à la nécessité de
maintenir la responsabilité personnelle ne serait-‐ce que pour éviter la faillite de
l’État. Il y a deux stratégies générales pour ce faire. La première est d’assurer
seulement contre certaines causes de pertes : distinguer entre les pertes dont les
individus sont responsables et celles dont ils ne le sont pas, et indemniser les
individus seulement pour les dernières. C’est l’approche de l’égalité de la chance qui
conduit à la mentalité de la Loi sur les Pauvres et à des jugements envahissants et
méprisants sur les individus. La seconde stratégie est d’assurer seulement contre les
pertes de certains types de biens : distinguer entre les types de biens garantis et non
garantis à l’intérieur de l’espace du souci égalitaire et assurer les individus
seulement contre la perte des premiers. C’est l’approche de l’égalité démocratique.
L’égalité démocratique n’indemnise pas les individus contre toutes les pertes
dues à leur conduite imprudente. Elle garantit seulement un ensemble de capabilités
nécessaire pour fonctionner en tant citoyen libre et égal et éviter l’oppression. Les
individus doivent supporter plusieurs autres pertes eux-‐mêmes. Par exemple, une
personne qui fume aurait droit au traitement contre le cancer des poumons qui en
résulte, peu importe son degré de responsabilité pour fumer. Mais elle n’aurait pas
droit à une compensation pour la perte de jouissance de la vie engendrée par son
confinement à l’hôpital et une capacité respiratoire réduite, pour la crainte qu’elle
ressent en contemplant sa mortalité, ou pour les reproches de sa parenté qui
désapprouve son style de vie. Ainsi, les individus qui ont beaucoup à perdre de leur
conduite irresponsable et, par conséquent, ils ont un incitatif à se comporter de
61
manière prudente. L’égalitarisme de la chance ne peut prendre avantage de cette
structure incitative parce qu’il indemnise les individus contre la perte de toutes
sortes de biens (sortes de ressources ou sources de bien-‐être) à l’intérieur de
l’espace du souci égalitaire. Par conséquent, il doit faire appel à des jugements
moraux sur la cause de la perte afin de promouvoir la responsabilité individuelle.
L’égalité démocratique possède deux stratégies supplémentaires pour
promouvoir la responsabilité individuelle. Premièrement, elle offre l’égalité dans
l’espace des capabilités, c’est-‐à-‐dire des opportunités ou des libertés. Les individus
doivent encore exercer leur responsabilité pour réaliser la plupart des
fonctionnements réels auxquels la société garantit l’accès. Dans le cas typique d’un
adulte apte à travailler, par exemple, l’accès à un revenu décent serait conditionné à
l’accomplissement responsable de son devoir dans son travail, si on présuppose
qu’un emploi est disponible.
Deuxièmement, la plupart des libertés que l’égalité démocratique garanties
sont des prérequis pour exercer une agencivité responsable. L’agencivité
responsable exige des options réelles, une conscience de ces options, des habiletés
délibératives et le respect de soi nécessaire à la confiance en son propre jugement.
L’égalité démocratique garantit l’éducation nécessaire pour connaître et délibérer
sur ses options et les bases sociales du respect de soi. Qui plus est, les individus
feront presque n’importe quoi pour sécuriser ce dont ils ont besoin pour survivre.
En assurant un accès réel aux moyens de subsistance par le biais de voies légitimes,
l’égalité démocratique prévient le comportement criminel qui est alimenté par une
société qui laisse tomber les individus en deça de la subsistance ou qui prive les
individus de dignes moyens légitimes de subsistance. Elle évite également les
puissants incitatifs qui consistent à nier la responsabilité personnelle construits
dans l’égalité de fortune parce qu’elle assure que les individus auront toujours les
moyens légitimes à leur disposition d’accéder aux capabilités de base sans avoir à
recourir à la tromperie sur le rôle qu’ils ont joué dans leur malheur.
On pourrait objecter que l’égalité démocratique, en garantissant des biens
tels que des soins médicaux pour tous, requiert encore qu’on subventionne le
comportement irresponsable, ce à quoi on peut s’opposer. Pourquoi les non-‐
62
fumeurs prudents devraient-‐ils payer plus pour l’assurance santé universelle, parce
que plusieurs fous ont choisi de fumer? Si les coûts de certaines activités
particulièrement dangereuses sont élevés, et si l’activité n’est pas accomplie dans
notre capacité de participant au système productif, alors la justice permet d’imposer
une taxe sur cette activité pour couvrir les coûts médicaux supplémentaires de ceux
qui se sont blessés en s’y adonnant. Une taxe sur chaque paquet de cigarettes,
ajustée pour couvrir les coûts médicaux du traitement des fumeurs, forcerait les
fumeurs à absorber les coûts supplémentaires de leur comportement.
S’il est juste de forcer les fumeurs à absorber ces coûts ex ante, pourquoi
n’est-‐il pas aussi juste d’absorber ces coûts ex post, comme certains égalitaristes de
la chance le soutiennent? Le plan de Roemer fait ceci, en vendant à rabais l’aide
médicale à laquelle les individus ont droit en fonction de leur degré de
responsabilité personnelle. 91 Nonobstant le fait qu’il entraîne l’État dans des
jugements moralisateurs envahissants de responsabilité personnelle, le plan de
Roemer laisse les individus vulnérables à une telle privation de leurs capabilités
qu’ils ne peuvent plus fonctionner en tant qu’égaux. Cela est injuste. En faisant payer
les fumeurs pour le coût de leur comportement ex ante, l’égalité démocratique
préserve leur liberté et leur égalité tout au long de leur vie entière.
On pourrait objecter que l’égalité démocratique, en garantissant un ensemble
spécifique de capabilités aux citoyens, viole de manière paternaliste la liberté des
citoyens et viole l’exigence libérale de neutralité entre les conceptions du bien.
Supposons qu’un fumeur préfèrerait avoir des cigarettes moins coûteuses plutôt que
des soins médicaux fournis. Les citoyens ne devraient-‐ils pas être libres de choisir
les biens qu’ils préfèrent avoir? Par conséquent, les citoyens devraient avoir droit à
l’équivalent en bien-‐être des soins médicaux et ils ne devraient pas être forcés de
consommer des soins médicaux au prix des autres choses qu’ils pourraient préférer.
Cette ligne de pensée supporte l’égalité dans l’espace des opportunités pour le bien-‐
être plutôt que dans l’espace des capabilités pour la citoyenneté égale.
91 Roemer, « A Pragmatic Theory of Responsability for the Egalitarian Planner », pp.179-‐96.
63
Ces objections échouent à apprécier la distinction entre ce que les individus
désirent et ce que les autres individus sont obligés de leur donner. Le devoir de base
des citoyens, qui agissent par le biais de l’État, n’est pas de rendre chacun heureux,
mais de sécuriser les conditions de la liberté de chacun. En sécurisant seulement les
capabilités dont les citoyens ont besoin pour fonctionner en tant que citoyens égaux,
l’État ne déclare pas que ces capabilités sont plus importantes pour le bonheur
individuel que d’autres qu’ils pourraient préférer. Ils laissent les individus décider
pour eux-‐mêmes de l’utilité ou de l’importance des biens que l’État leur garantit. Il
garantit certaines capabilités aux citoyens non parce que celles-‐ci sont les plus
importantes du point de vue de la meilleure conception du bien, mais parce que
celles-‐ci sont celles que les citoyens sont obligés de fournir les uns aux autres en
commun.
Mais pourquoi un citoyen donné ne pourrait-‐il pas jouer son droit aux soins
de santé garantis en retour d’un équivalent en bien-‐être ? Les citoyens peuvent, avec
raison, refuser de fournir ce que tout individu considère comme l’équivalent en
termes de bien-‐être des soins de santé. Comme Thomas Scanlon l’a souligné, le fait
que quelqu’un préfèrerait qu’on l’aide à construire un temple à son dieu plutôt que
de le nourrir décemment ne génère pas une plus grande revendication que les
autres subventionnent son temple au lieu d’assurer son accès à une nutrition
adéquate. 92 Qui plus est, l’obligation de fournir des soins de santé est
inconditionnelle et ne peut être révoquée, même avec la permission de la personne à
qui cette obligation est due. Nous n’avons pas la permission de laisser les individus
mourir sur le côté de la route, seulement parce qu’ils nous ont donné la permission
de leur refuser des soins médicaux en cas d’urgence.93
On pourrait objecter que l’égalité démocratique échoue à respecter la
neutralité entre différentes conceptions opposées du bien. Certains citoyens
trouveront l’ensemble des capabilités garanties beaucoup plus utile que d’autres.
Par exemple, ceux dont la conception du bien implique une grande participation 92 Thomas Scanlon, « Preference and Urgency », Journal of Philosophy 72 (1975) : 655-‐69, pp.659-‐60. 93 Ce point est entièrement distinct du droit de refuser une aide médicale. C’est une chose pour un individu d’exercer le droit de refuser une aide médicale quand elle est offerte, c’est en une autre pour les autres de refuser d’offrir une aide médicale quand cela est nécessaire.
64
dans la société civile trouveront leur bien plus complètement sécurisé par l’égalité
démocratique que ceux qui préfèrent conduire leur vie dans des cultes religieux
étriqués. L’égalité démocratique est par conséquent biaisée en faveur d’une certaine
conception du bien.
Cette objection ne comprend pas l’enjeu de la neutralité. Comme Rawls l’a
souligné, étant donné le fait que les individus ont des conceptions conflictuelles du
bien, les États libéraux ont besoin d’une certaine base pour juger les revendications
de justice qui ne repose pas sur une conception partisane du bien. Le point de vue
des citoyens agissant collectivement — le point de vue politique — ne revendique
pas son autorité en vertu de la promotion des meilleurs biens ou des plus
importants objectivement parlant mais en vertu du fait qu’il est un objet possible de
volition collective. Les biens neutres sont les biens que nous pouvons
raisonnablement nous accorder à fournir collectivement, étant donné le fait du
pluralisme.94 Par conséquent, les capabilités dont les citoyens ont besoin pour
fonctionner en tant qu’égaux dans la société civile comptent comme des biens
neutres pour les fins de la justice non parce que chacun estime que ces capabilités
ont également de la valeur, mais parce que des individus raisonnables peuvent
reconnaître qu’ils forment une base légitime pour émettre des revendications
morales les uns envers les autres.95 À l’opposé, des personnes raisonnables n’ont
pas besoin de reconnaître le désir de construire un temple à son dieu comme une
base légitime pour émettre une revendication à une aide publique. Une personne qui
ne vénère pas ce dieu peut raisonnablement s’opposer à ce que l’État la taxe pour
subventionner les désirs religieux involontairement dispendieux d’une autre.
Examinons maintenant ce que l’égalité de fortune et l’égalité démocratique
ont à dire à une personne qui décide, de manière prudente ou imprudente, de pas
acheter d’assurance santé pour elle-‐même. Selon l’égalité de fortune, il y a deux
options. L’une est de permettre à la personne de refuser l’assurance-‐santé et de
l’abandonner si elle a besoin de soins urgents. L’autre est de lui dire : « Tu es trop
94 John Rawls, Political Liberalism (New York : Columbia University Press, 1993). 95 Peter De Marneffe, « Liberalism, Libery and Neutrality », Philosophy and Public Affairs 19 (1990) : 253-‐74, pp.255-‐58.
65
stupide pour conduire ta propre vie. Par conséquent, nous te forcerons à acheter
l’assurance-‐santé, car nous savons mieux que toi ce qui est ton propre bien ».
L’égalité démocratique ne rend aucun jugement sur le fait de savoir s’il est prudent
ou imprudent pour un individu donné d’acheter de l’assurance-‐santé. Elle dit à la
personne qui n’achète pas d’assurance-‐santé pour elle-‐même : « Tu possèdes une
valeur morale que personne ne peut négliger. Nous reconnaissons cette valeur dans
ton droit inaliénable à notre aide en situation d’urgence. Tu es libre de refuser cette
aide après qu’on te l’ait offerte. Mais cette liberté ne t’absout pas de l’obligation de
venir en aide aux autres quand leurs besoins de santé sont urgents. Étant donné que
ceci est une obligation que nous devons à tous nos concitoyens, chacun doit être
taxé pour ce bien que nous devrons procurer à tous. Cela fait partie de ta juste
revendication en tant que citoyen égal ». Quel argument pour fournir une assurance
santé exprime le mieux un respect pour ses destinataires ?
LES HANDICAPÉS, LES LAIDS ET LES AUTRES VICTIMES DE LA MALCHANCE
Selon l’égalité démocratique, la distribution de la bonne ou mauvaise fortune
de la nature n’est ni juste ni injuste. Considérer en soi, rien dans cette distribution
appelle la moindre correction par la société. Aucune revendication à une
compensation ne peut être générée par les effets de la nature seuls. Cela peut
sembler une doctrine excessivement dure. Cela ne laisse-‐t-‐il pas les handicapés
congénitaux, les laids et les stupides dans le froid, même s’ils n’ont pas mérités leur
triste sort ?
L’égalité démocratique dit non. Même si la distribution des biens naturels
n’est pas une affaire de justice, ce que les individus font en réponse à cette
distribution l’est. 96 Les individus ne peuvent pas faire de la possession d’un
handicap, d’une apparence répugnante ou d’une faible intelligence une occasion
pour exclure les individus de la société civile, de les dominer, de les battre ou de les
opprimer. Dans un État démocratique libéral, tous les citoyens ont droit aux
conditions sociales de leur liberté et à leur statut en tant qu’égaux dans la société
96 Rawls, A Theory of Justice, p.102.
66
civile, peu importe leur handicap, leur apparence physique ou leur intelligence.97
Qui plus est, ces conditions sont sensibles aux variations dans les circonstances des
individus, y compris leurs handicaps. Les individus qui ne peuvent pas marcher ont
droit à des accommodements dans la société civile : des chaises roulantes, des
rampes dans les édifices publics et ainsi de suite. Cependant, ces conditions ne sont
pas sensibles aux variations des goûts des individus. Chacun a droit au même
ensemble de capabilités, peu importe ce qu’ils ont d’autres, et peu importe ce qu’ils
auraient préféré avoir. Par conséquent, si une personne qui a besoin d’une chaise
roulante pour se déplacer a un goût involontairement dispendieux pour s’engager
dans un rituel religieux particulier et qu’elle préfèrerait satisfaire ce goût plutôt que
d’obtenir une chaise roulante, l’égalité démocratique ne remplace pas l’aide pour sa
chaise roulante par une aide pour son rituel. Car les individus ont besoin d’être
capables de se déplacer dans la société civile pour avoir un statut égal en tant que
citoyens, mais ils n’ont pas besoin d’être capables de vénérer de manière
particulièrement dispendieuse pour fonctionner en tant qu’égaux.
Richard Arneson s’oppose à cette distinction entre les individus handicapés
et les individus qui ont des goûts involontairement dispendieux. Car les handicaps
sont seulement une autre sorte de goût involontairement dispendieux. Ce n’est pas
la faute de l’individu handicapé si cela lui coûte plus cher pour se déplacer dans une
chaise roulante qu’aux personnes mobiles pour le même trajet. Une fois compris que
c’est le caractère involontaire des coûts de leurs goûts qui leur donne droit à une
aide spéciale, on doit permettre aux individus qui ont d’autres goûts
involontairement dispendieux de faire des revendications égales au nom de leurs
préférences. Arneson prétend que seule une doctrine perfectionniste illégitime — la
revendication que la mobilité est plus importante que la vénération — peut
97 Il faudrait faire certaines exceptions pour ceux qui sont handicapés mentalement si sévèrement ou fous qu’ils ne peuvent pas fonctionner comme agents. De plus, les enfants n’ont pas droit immédiatement à toutes les libertés des adultes, mais aux conditions sociales pour le développement de leurs capacités de fonctionner en tant que citoyens libres et égaux.
67
supporter la discrimination entre les handicapés et ceux qui ont d’autres goûts
involontairement dispendieux.98
L’égalité démocratique ne prend aucune position sur la question de savoir
quels biens les individus devraient valoriser le plus quand ils pensent seulement à
leurs propres intérêts. Elle fournit les conditions sociales de l’égale citoyenneté et
non les conditions de l’égale habileté à honorer les demandes de son dieu, parce que
les citoyens sont obligés de fournir le premier et ne sont pas obligés de fournir le
second. Arneson soutient que les capabilités sont diverses et que les ressources
disponibles pour les fournir sont rares. On doit par conséquent accepter certains
échanges (trade-‐offs) parmi les capabilités. Par conséquent, un certain index est
nécessaire pour classer l’importance des différentes capabilités. Si l’on rejette les
doctrines perfectionnistes, la seule base pour construire un index des capabilités est
subjective, elle est fondée sur l’importance pour l’individu de posséder cette
capabilité.99
Au contraire de Arneson, l’égalité démocratique suit Scanlon en soulignant
que le poids que la revendication d’un citoyen a sur les autres dépend uniquement
du contenu de son intérêt et non de l’importance qu’il lui accorde dans sa propre
conception du bien.100 Dans certains cas, le poids d’un intérêt peut être déterminé
en examinant son impact sur le statut de la personne en tant qu’égale dans la
société. Certaines privations de capabilités expriment un plus grand manque de
respect que d’autres, d’une manière que toute personne raisonnable peut
reconnaître. D’un point de vue public, il est plus irrespectueux de refuser à une
personne en chaise roulante accès à l’école publique que de lui refuser accès à un
tour dans un parc d’amusement qui accommode seulement les personnes mobiles.
Ceci est vrai même si elle préfèrerait aller à la Maison des plaisirs au lieu
d’apprendre à lire. Dans d’autres cas où les concepts de statut égal et de respect ne
nous donnent pas une réponse déterminée quant à la manière de hiérarchiser les
98 Arneson, « Liberalism, Distributive Subjectivism and Equal Opportunity for Welfare », pp.159, 187, 190-‐194. 99 Arneson, « Equality and Equality of Opportunity for Welfare », pp.236-‐37. 100 Scanlon, p.659.
68
capabilités, ce classement peut légitimement être laissé à la législation
démocratique. Même ici, les électeurs ne demandent pas quelles priorités ils
donnent aux différentes capabilités pour la citoyenneté dans leurs choix privées,
mais quelles priorités ils veulent que l’État attribue à ces capabilités, étant donné
que ces biens seront fournis en commun. Les réponses aux questions diffèreront
probablement, ne serait-‐ce que parce que plusieurs capabilités ont plus de valeur
aux yeux des autres qu’aux yeux de ceux qui les possèdent. La plupart des individus
tirent plus de profit de la liberté d’expression des autres que de la leur.101
On pourrait soutenir que l’égalité démocratique est encore trop dure envers
ceux qui sont handicapés en raison de la malchance brute. Elle ne les compenserait
pas pour toutes les misères qu’ils affrontent. Par exemple, l’égalité démocratique
s’assurerait que les sourds ont un accès égal à la société civile, mais non qu’ils sont
compensés pour la perte des plaisirs d’entendre elle-‐même. Pourtant, la vie des
sourds est moins heureuse sans ces plaisirs et devrait être compensée sur cette
base.
Il est utile de demander ce que les sourds demandent en leur nom propre au
nom de la justice. Se plaignent-‐ils de la misère de ne pas être capable d’entendre et
demandent-‐ils une compensation pour ce manque? Au contraire : comme les
handicapés en général, ils n’aiment pas jouer le rôle de l’enfant qui attire la pitié de
ceux qui sont capables, parce qu’ils ne veulent pas avoir à formuler leur
revendication comme des appels à la bienveillance condescendante de leurs gentils
patrons. Plusieurs individus sourds se reconnaissent en tant que membres d’une
communauté Sourde séparée qui répudie la valeur intrinsèque du choix d’entendre
lui-‐même. Ils soulignent que le langage des signes est une forme de communication
aussi valable que la parole et que les autres biens que l’on obtient en entendant,
comme le fait d’apprécier la musique, sont des parties non essentielles de toute
conception du bien. On n’a pas besoin de rendre un jugement sur la valeur
intrinsèque du choix d’entendre pour apprécier l’utilité rhétorique de le nier : les
sourds veulent couper l’herbe sous le pied à ceux qui entendent, les purger de 101 Joseph Raz, « Rights and Individual Well-‐Being » in his Ethics in the Public Domain (Oxford : Clarendon, 1994), pp.52-‐55.
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l’arrogant présupposé des entendants selon lequel la vie des sourds vaut moins la
peine d’être vécue. Ils veulent faire leurs revendications à ceux qui entendent d’une
manière qui exprime la dignité qu’ils perçoivent dans leurs vies et dans leur
communauté et non en faisant appel à la pitié pour leur condition.102 Ils font cela en
niant que leur condition, considérée en elle-‐même, soit quelque chose de pitoyable.
L’égalité de la fortune, en dépit du fait qu’elle considère le traitement des
handicapés comme un cas central, éprouve de la difficulté avec de telles idées. Cela
est dû au fait qu’elle repose sur une mesure subjective du bien-‐être ou de la valeur
des biens (assets) personnels. Une mesure subjective ouvre la porte à toutes les
mauvaises pensées de ceux qui sont capables. Le critère de la diversité non-‐dominée
de Van Parijs permet aux handicapés de faire des revendications de justice en ce qui
concerne leur handicap seulement si chacun considère leur condition comme étant
si désastreuse que tous préférerait être quelqu’un d’autre. Ce test demande à ceux
qui sont capables de prendre l’horreur qu’ils ressentent en imaginant qu’ils ont un
handicap comme leur raison de compenser les handicapés. Considéré la condition
des personnes handicapées comme étant intrinsèquement horrible est insultant
pour les personnes handicapées qui mènent leur vie avec dignité. Le critère de
l’égale opportunité de bien-‐être de Arneson implique qu’aussi longtemps que les
handicapés ont des chances égales pour le bonheur, ils n’ont aucune revendication à
un accommodement spécial. Les sondages montrent que les handicapés
expérimentent la même gamme de bonheur que ceux qui sont capables.103 Par
conséquent, selon le critère de Arneson, il est bien d’exclure les handicapés de la vie
publique parce qu’ils sont assez heureux sans y être inclus.
Une mesure subjective de la condition des individus engendre soit la pitié
pour les handicapés, soit une réticence à considérer leurs revendications de justice.
La façon d’échapper à ce dilemme est de prendre au sérieux ce dont les handicapés
se plaignent. Ils ne demandent pas qu’on les compense pour leur handicap lui-‐
102 Owen Wrigley, The Politics of Deafness (Washington, D.C. : Gallaudet University Press, 1996), discute des potentiels et des problèmes que pose la reconceptualisation du handicap (être sourd) comme communauté (être Sourd) à la manière de la politique de l’identité. 103 Anita Silver, « Reconciling Equality to Difference : Caring (f)or Jsutice for People with Disabilities », Hypatia 10 (1995) : 30-‐55, p.54, n.9.
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même. Au contraire, ils demandent qu’on enlève les désavantages sociaux que les
autres leur imposent en raison de leur handicap. « L’inégalité des individus qui se
déplacent en chaise-‐roulante… se manifeste non dans l’incapacité de marcher, mais
dans l’exclusion des salles de bain, théâtre, transports, lieux de travail, [et] soins
médicaux vitaux ».104 L’égalité démocratique peut prendre en considération cette
distinction. Elle demande, par exemple, que les handicapés aient un accès assez bon
aux services publics pour qu’ils puissent fonctionner en tant qu’égaux dans la
société civile. Être capable de fonctionner en tant qu’égal n’exige pas que l’accès des
individus soient également rapide, confortable ou utile, ni que l’utilitarisation des
services publics procure aux individus une utilité subjective égale. Il se pourrait qu’il
n’y ait aucune façon de réaliser ceci. Mais le fait qu’avec la technologie actuelle, cela
prend une minute supplémentaire pour aller à la mairie ne compromet pas le statut
d’un individu en tant que citoyen égal.
L’égalité démocratique supporte par conséquent l’utilisation de tests
objectifs pour mesurer les désavantages injustes. De tels tests correspondent aux
revendications de justice que les handicapés font en leur propre nom. Par exemple,
ce à quoi s’oppose les sourds, ce n’est pas au fait qu’ils ne sont pas capables
d’entendre, mais que tous les autres ont arrangé les moyens de communication
d’une manière telle qu’ils sont exclus de la conversation. On peut relever l’injustice
sans avoir à investiguer les préférences ou les états subjectifs des individus. Le test
pour une solution satisfaisante est également objectif. L’Acte des américains
handicapés (The American with disabilities Act), par exemple, met en œuvre un
critère objectif d’accommodement : « Au lieu de spéculer sur la manière dont la
réponse personnelle subjective d’un agent non handicapé (unimpaired) serait
transfigurée par le développement d’un handicap physique ou mental, ce critère
recommande d’imaginer comment les pratiques sociales objectives seraient
transformées si le fonctionnement handicapé devenait atypique au point d’être
d’une importance simplement marginale pour la politique sociale. »105 Cet acte nous
demande d’imaginer comment les communications dans la société civile devraient 104 Ibid., p.48. 105 Ibid., p.49
71
être organisées si presque tous le monde était sourd et ensuite d’essayer d’offrir aux
sourds un arrangement qui se rapproche de cela.
Les critères objectifs de l’injustice et de sa solution proposés par l’égalité
démocratique possèdent plusieurs avantages sur ceux proposés par l’égalité de
fortune. Ils correspondent à la solution à l’injustice : si l’injustice est l’exclusion, la
solution est l’inclusion. L’égalité démocratique n’essaie pas d’utiliser la satisfaction
privée pour justifier l’oppression publique. Les critères objectifs ne représentent
pas les handicapés de manière insultante comme méritant de l’aide en raison de leur
pitoyable condition interne. Ils situent le désavantage injuste du handicap dans la
manière dont les autres traitent les handicapés. L’égalité démocratique n’assimile
pas non plus les handicapés à la situation de ceux qui souffrent de goût
volontairement dispendieux. Avoir un handicap, ce n’est pas être si gâté qu’on peut
pas s’empêcher de vouloir des jouets dispendieux.
Les autres victimes de la malchance brute devraient-‐elles être traitées
comme les handicapés? L’égalité de fortune pense que oui — elle étend cette
préoccupation aux laids, aux stupides et aux non-‐talentueux également. L’égalité
démocratique ne rend pas de jugement sur la valeur des dons de naissance des
individus et n’a ainsi rien de spécial à dire aux stupides et aux non-‐talentueux. À la
place, elle se concentre sur les rôles productifs que les individus occupent, en
reconnaissant le fait que la société lie les bénéfices économiques à
l’accomplissement dans un rôle plutôt qu’à la possession d’un talent en lui-‐même.
L’égalité démocratique exige que des bénéfices suffisants soient liés à
l’accomplissement de chaque rôle afin que tous les travailleurs puissent fonctionner
en tant qu’égaux dans la société. Le talent amène également des avantages non
économiques aussi, comme l’admiration des autres. L’égalité démocratique ne voit
pas dans cet avantage une injustice, car on n’a pas besoin d’être admiré pour
fonctionner en tant que citoyen égal. Comme la justice l’exige, la plupart des
résidents des démocraties modernes vivent dans un état de civilisation où l’atteinte
de l’honneur n’est pas une condition pour jouir des libertés fondamentales. Aux
endroits où ce n’est pas le cas, comme dans certains quartiers durs à l’intérieur des
villes, il est clair que l’injustice ne repose pas sur le fait que certains individus sont
72
malheureusement nés avec moins de dons pour le courage à la naissance, mais sur le
fait que l’ordre social est organisé de manière à ce que seuls les individus disposés à
afficher un haut degré de rudesse puissent jouir de la sécurité personnelle.
Qu’en est-‐il des laids ? Ont-‐ils droit à une compensation pour leur apparence
répugnante qui les rend si malvenus dans les réunions sociales ? Certains
égalitaristes de la chance considéreraient que cette malchance appelle une solution,
peut-‐être sous la forme d’une chirurgie plastique publiquement subventionnée.
L’égalité démocratique refuse d’endosser publiquement les jugements privés
méprisants de l’apparence qui servent de fondements à de telles revendications à
une compensation. Au lieu de cela, elle se demande si les normes fondées sur de tels
jugements sont opprimantes. Examinons un défaut de naissance, qui affecte
seulement l’apparence de l’individu, qu’on considère si horrible en fonction des
normes sociales actuelles que les individus tendent à fuir ceux qui le possèdent.
Étant donné que la capabilité de participer à la société civile en tant que citoyen égal
est une liberté fondamentale, les égalitaristes demandent qu’une certaine solution
soit apportée pour cela. Mais cette solution n’a pas besoin d’être une chirurgie
plastique qui corrige ce défaut. Une alternative pourrait consister à persuader
chacun d’adopter de nouvelles normes d’apparence physique acceptable de manière
à ce que les individus avec ce « défaut » de naissance ne soient plus traités comme
des parias. Cela ne revient pas à en appeler à l’abolition des normes de beauté. Les
normes ont seulement besoin d’être assez flexibles pour juger la personne de
présence acceptable dans la société civile. Elles n’ont pas besoin d’autoriser une telle
personne à revendiquer une beauté égale aux autres, étant donné que fonctionner
comme candidat à succès dans un concours de beauté ou comme un parti recherché
dans une sortie de samedi soir, ne font pas partie des capabilités dont on a besoin
pour fonctionner en tant que citoyen égal.
En dirigeant l’attention sur les normes sociales de beauté opprimantes,
l’égalité démocratique évite l’examen désobligeant du laid à la lumière des normes
opprimantes elles-‐mêmes. Cela nous laisse voir que l’injustice ne repose pas sur
l’infortune naturelle du laid, mais sur le fait social que les individus fuient les autres
sur la base de leur apparence. Changer la personne plutôt que la norme suggère de
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manière insultante que le défaut provient de la personne plutôt que de la société.
Par conséquent, toutes choses étant égales, l’égalité démocratique préfère altérer les
normes sociales à la redistribution des ressources matérielles pour répondre aux
désavantages qu’affrontent ceux qu’on ne peut pas regarder. Évidemment, toutes
choses ne sont souvent pas égales. Il peut être très difficile et très coûteux de
changer les normes de beauté dominantes qui dictent cruellement qui peut
apparaître en public sans provoquer un choc et un rejet. L’État libéral ne peut pas
trop faire en cette matière sans dépasser ses propres limites; aussi, cette tâche doit
être confiée principalement aux mouvements sociaux égalitaires dont les habiletés à
changer les normes sociales varient. Dans ces conditions, la meilleure option peut
être de fournir la chirurgie plastique. L’égalité démocratique en se concentrant sur
l’égalité dans les relations sociales plutôt que simplement sur les pattern de
distribution, nous permet au moins de voir que nous avons un choix entre
redistribuer des ressources matérielles et changer d’autres aspects de la société
pour honorer les exigences de l’égalité.
L’ÉGALITÉ DÉMOCRATIQUE ET LES OBLIGATIONS DES CITOYENS
L’égalité démocratique recentre la pensée égalitaire de plusieurs manières.
Elle conçoit la justice comme une affaire d’obligations qui ne sont pas définies par la
satisfaction de préférences subjectives. Cela assure que les droits des individus ne
dépendent pas de la variation arbitraire des goûts des individus et que les individus
ne peuvent pas revendiquer de droits sans accepter les obligations correspondantes
envers les autres. L’égalité démocratique applique les jugements de justice aux
organisations humaines, non à l’ordre naturel. Cela nous aide à voir que ce sont les
individus, non la nature, qui sont responsables de transformer la diversité naturelle
des êtres humains en hiérarchie opprimante. Elle localise les défauts injustes dans
l’ordre social plutôt que dans les dons innés des individus. Au lieu de se plaindre de
la diversité humaine des talents et d’essayer de composer avec ce qu’on représente
comme des défauts innés de talents, l’égalité démocratique offre une manière de
concevoir et d’arrimer la diversité humaine pour qu’elle bénéficie à chacun et qu’elle
soit reconnue en tant que telle. L’égalité démocratique conçoit l’égalité en tant que
74
relation entre les individus plutôt que comme un simple pattern dans la distribution
des biens divisibles. Cela nous aide à voir comment les égalitaristes peuvent prendre
d’autres caractéristiques de la société en dehors de la distribution des biens, telles
que les normes sociales, comme sujet d’un examen critique. Elle nous laisse voir
comment les injustices pourraient être mieux solutionnées en changeant les normes
sociales et la structure des biens publics plutôt qu’en redistribuant des ressources.
Et elle nous permet d’intégrer les demandes de l’égale distribution et de l’égal
respect, en s’assurant que les principes à l’aide desquels on distribue les biens, aussi
égaux les pattern résultants soient-‐ils, n’expriment pas dans les faits de pitié
méprisante pour les bénéficiaires du souci égalitaire. L’égalité démocratique nous
offre par conséquent une manière supérieure de comprendre la demande
expressive de la justice — la demande d’agir seulement sur la base de principes qui
expriment un respect pour tous. Finalement, en recentrant la théorie académique
égalitaire, l’égalité démocratique honore la promesse de réétablir des liens avec les
mouvements égalitaires qui existent actuellement. Ce n’est pas un accident moral si
les clochards de plage et les individus qui se trouvent eux-‐mêmes esclaves de leurs
loisirs dispendieux ne s’organisent pas pour défendre des revendications de justice
au nom de leur style de vie. Ni qu’il soit pertinent que les handicapés répudient les
formes de charité qui font appel à la pitié envers leur condition et se battent pour
obtenir le respect des autres, pas seulement des aumônes. L’égalité démocratique
aide à articuler les demandes des mouvements authentiquement égalitaires dans un
cadre qui offre un certain espoir d’attractivité plus large.
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