Pratiques et limites de la réconciliation après les guerres de religion dans les villes des...

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1 PRATIQUES ET LIMITES DE LA RECONCILIATION APRES LES GUERRES DE RELIGION DANS LES VILLES DES PAYS-BAS MERIDIONAUX (années 1570-années 1590) Les processus de pacification et réconciliation s’inscrivent dans une temporalité singulière, de transition, propice à la reformulation des normes politiques, religieuses et sociales 1 . Dans les anciens Pays-Bas espagnols, la sortie de crise des guerres de religion est un processus laborieux, qui connaît des inflexions politiques marquées 2 . Après l’échec de la politique ultra répressive du duc d’Albe et la promulgation de pardons généraux en 1570 et 1574, une autre voie négociée voulue par les Habsbourg s’esquisse 3 . Préparée par la Pacification de Gand (1576), scellée par l’Union et la Paix d’Arras (1579), étendue aux villes wallonnes reconquises (Tournai en 1581, Cambrai en 1595), la politique de réconciliation fonde un nouveau pacte de gouvernance entre le prince naturel, Philippe II d’Espagne, la noblesse et les pouvoirs locaux des provinces méridionales, autour du choix exclusif du catholicisme romain et tridentin. Tournant le dos aux méthodes violentes, cette nouvelle stratégie destinée à rétablir la paix permet de renouer le dialogue entre le roi et ses sujets par le pardon et la réconciliation. En particulier sous la gouvernance du duc de Parme Alexandre Farnèse (1578-1592), l’idée de « gagner les cœurs » sous-tend la politique de retour à l’ordre 4 . Or l’analyse de ce processus politique s’est plus portée sur les négociations complexes liées à leur élaboration entre le souverain et les pouvoirs municipaux et provinciaux des Pays-Bas que sur la question de l’adhésion des populations à la reformulation des normes. Les villes, impliquées à différents degrés dans les épisodes de la Révolte comme l’iconoclasme de 1566 ou les troubles de 1578- 1 F. PERNOT, V. TOUREILLE, Lendemains de guerre… De l’Antiquité au monde contemporain : les hommes, l’espace et le récit, l’économie et le politique, Bruxelles, PIE Lang, 2010, p. 16-18. 2 Sur la Révolte des Pays-Bas et ses développements successifs, voir en particulier G. PARKER, The Dutch Revolt, Penguin Books, 1990. 3 L’historiographie récente éclaire le rôle actif du pouvoir monarchique dans l’élaboration de la paix civile : pour les anciens Pays-Bas, la thèse soutenue en 2008 à la KU Leuven par V. SOEN, Par la voye de pacification et negotiation. Verzet, verzoening en ‘vredehandel’ tijdens de Nederlandse Opstand. (1564-1598), sous la direction de J. ROEGIERS (à paraître aux Presses Universitaires d’Amsterdam), et pour la France avant l’Edit de Nantes, celle soutenue la même année à l’Université de Limoges par J. FOA, Le Tour de la paix. Mission et commissions d’application des édits de pacification sous le règne de Charles IX (1560-1574), sous la direction d’O. CHRISTIN (compte rendu par P.-J. SOURIAC, Chrétiens et sociétés, XVI e -XIX e , [En ligne], 15 | 2008, mis en ligne le 26 février 2009, URL : http://chretienssocietes.revues.org/index1612.html). 4 V. SOEN, Estrategias tempranas de pacificación de los Países Bajos (1570-1598)”, dans Tiempo de paces 1609-2009. La Pax hispanica y la Tregua de Doce Años, B. J. GARCÍA GARCÍA éd., Madrid, Fundación Carlos de Amberes, 2009, p. 61.

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PRATIQUES ET LIMITES DE LA RECONCILIATION

APRES LES GUERRES DE RELIGION

DANS LES VILLES DES PAYS-BAS MERIDIONAUX

(années 1570-années 1590)

Les processus de pacification et réconciliation s’inscrivent dans une temporalité

singulière, de transition, propice à la reformulation des normes politiques, religieuses et

sociales1. Dans les anciens Pays-Bas espagnols, la sortie de crise des guerres de religion est un

processus laborieux, qui connaît des inflexions politiques marquées2. Après l’échec de la

politique ultra répressive du duc d’Albe et la promulgation de pardons généraux en 1570 et

1574, une autre voie négociée voulue par les Habsbourg s’esquisse3. Préparée par la

Pacification de Gand (1576), scellée par l’Union et la Paix d’Arras (1579), étendue aux villes

wallonnes reconquises (Tournai en 1581, Cambrai en 1595), la politique de réconciliation

fonde un nouveau pacte de gouvernance entre le prince naturel, Philippe II d’Espagne, la

noblesse et les pouvoirs locaux des provinces méridionales, autour du choix exclusif du

catholicisme romain et tridentin.

Tournant le dos aux méthodes violentes, cette nouvelle stratégie destinée à rétablir la

paix permet de renouer le dialogue entre le roi et ses sujets par le pardon et la réconciliation.

En particulier sous la gouvernance du duc de Parme Alexandre Farnèse (1578-1592), l’idée de

« gagner les cœurs » sous-tend la politique de retour à l’ordre4. Or l’analyse de ce processus

politique s’est plus portée sur les négociations complexes liées à leur élaboration entre le

souverain et les pouvoirs municipaux et provinciaux des Pays-Bas que sur la question de

l’adhésion des populations à la reformulation des normes. Les villes, impliquées à différents

degrés dans les épisodes de la Révolte comme l’iconoclasme de 1566 ou les troubles de 1578-

1 F. PERNOT, V. TOUREILLE, Lendemains de guerre… De l’Antiquité au monde contemporain : les hommes,

l’espace et le récit, l’économie et le politique, Bruxelles, PIE Lang, 2010, p. 16-18. 2 Sur la Révolte des Pays-Bas et ses développements successifs, voir en particulier G. PARKER, The Dutch

Revolt, Penguin Books, 1990. 3 L’historiographie récente éclaire le rôle actif du pouvoir monarchique dans l’élaboration de la paix civile : pour

les anciens Pays-Bas, la thèse soutenue en 2008 à la KU Leuven par V. SOEN, ‘Par la voye de pacification et

negotiation’. Verzet, verzoening en ‘vredehandel’ tijdens de Nederlandse Opstand. (1564-1598), sous la

direction de J. ROEGIERS (à paraître aux Presses Universitaires d’Amsterdam), et pour la France avant l’Edit de

Nantes, celle soutenue la même année à l’Université de Limoges par J. FOA, Le Tour de la paix. Mission et

commissions d’application des édits de pacification sous le règne de Charles IX (1560-1574), sous la direction

d’O. CHRISTIN (compte rendu par P.-J. SOURIAC, Chrétiens et sociétés, XVIe-XIXe, [En ligne], 15 | 2008, mis en

ligne le 26 février 2009, URL : http://chretienssocietes.revues.org/index1612.html). 4 V. SOEN, “Estrategias tempranas de pacificación de los Países Bajos (1570-1598)”, dans Tiempo de paces

1609-2009. La Pax hispanica y la Tregua de Doce Años, B. J. GARCÍA GARCÍA éd., Madrid, Fundación Carlos

de Amberes, 2009, p. 61.

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1579 précédant la signature de l’Union d’Arras, sont en effet loin d’accepter de manière

unanime les termes de la réconciliation. Depuis l’émergence du protestantisme et l’éclatement

du conflit avec le pouvoir central, les lignes de fracture traversent l’ensemble de la société

urbaine à Valenciennes, Tournai ou Lille, y compris la composante dirigeante5. L’acceptation

des termes de la réconciliation par les populations civiles s’avère un processus complexe dont

la réussite durable est visible au XVIIe siècle dans le soutien sans faille à la monarchie

hispanique et à l’ultra-catholicisme manifesté par les provinces méridionales des Pays-Bas

exposées aux offensives françaises6.

Comprendre le succès de ce tournant qui se produit dans la société du dernier tiers du XVIe

siècle implique de retracer les dynamiques propres à la mise en pratique de la réconciliation.

Comment une société s’accommode-t-elle des règles ou des modèles qui lui sont imposés ? Il

s’agit d’un processus interactif qui se joue autant des autorités politiques vers les populations

que des individus eux-mêmes à l’adresse du pouvoir. Et s’accommoder de normes nouvelles

implique de les accepter tout en s’interrogeant sur celles-ci, quitte à les remettre en cause ou à

les transgresser.

Ainsi, dans les Pays-Bas réconciliés, les villes expérimentent et systématisent à partir des

années 1570 un nouveau contrôle social dont il faut chercher l’application au sein des espaces

que les protestants ont pu investir avant et pendant la Révolte de 1566 : la sphère municipale,

l’espace public, les lieux d’accueil des étrangers. Outre le contrôle social, la logique de

pacification et de réconciliation promeut l’usage de l’oubli et du pardon de la Révolte

octroyés par le prince, ouvrant la voie à une démarche volontaire d’individus ou de groupes

qui sollicitent des lettres de réconciliation pour (ré)intégrer en bonne et due forme l’espace

social. Enfin, l’analyse des résistances manifestées par la société de l’après-guerre civile

permet d’établir les limites vécues de cette politique et de déterminer où s’opère la distinction

entre ce qui est transgressif et ce qui ne l’est pas.

5 Sur la Révolte dans ces villes, synthèse récente dans A. LOTTIN, P. GUIGNET, Histoire des provinces françaises

du Nord de Charles Quint à la Révolution française, Arras, Artois Presses Universités, 2008, chap. IV et V.

Pour Lille : R. S. DUPLESSIS, Lille and the Dutch Revolt : Urban Stability in an Era of Revolt (1500-1582),

Cambridge, Cambridge University Press, 1991 : la fermeté du gouverneur Rassenghien empêche l’iconoclasme

en 1566 dans cette ville qui demeure globalement fidèle à l’autorité centrale. Pour Valenciennes : Y. JUNOT, Les

bourgeois de Valenciennes. Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Villeneuve d’Ascq, Presses

Universitaires du Septentrion, 2009, p. 79-100 : la ville entre en révolte ouverte contre le roi en 1566-1567 et

connaît une seconde phase de troubles sans basculement politique en 1578-1579. Pour Douai et Arras : F.

DUQUENNE, « Des ‘Républiques calvinistes’ avortées ? La contestation des échevinages à Douai et Arras en

1577 et 1578 », dans Des Villes en révolte. Les ‘Républiques urbaines’ aux Pays-Bas et en France pendant la

deuxième moitié du XVIe siècle, Urban History 23, M. WEIS dir., Turnhout, 2010, p. 53-63. 6 R. VERMEIR, En estado de Guerra. Felipe IV y Flandes, 1629-1648, Córdoba, Universidad de Córdoba –

CajaSur Publicaciones, 2006, p. 331-341.

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I Les nouvelles modalités du contrôle social dans les villes réconciliées

Epurer l’espace politique :

La rénovation du contrôle social en ville pose en premier lieu la question de la loyauté

des hommes du pouvoir municipal, parce qu’ils sont en charge de larges responsabilités

réglementaires et judiciaires garanties par les privilèges locaux7. Les premiers troubles des

années 1560 ont montré la compromission d’une partie des équipes échevinales, réticentes à

appliquer dans toute sa rigueur la législation du prince contre les hérétiques. C’est après la

première phase de la révolte (1566-1567) que le pouvoir central met en place un processus de

sélection des équipes municipales pour s’assurer de leur orthodoxie. En apparence, aucune

révolution institutionnelle ne se produit. C’est dans la continuité des institutions locales que le

pouvoir central épure les magistrats urbains8. A Valenciennes, les institutions municipales

n’ont été suspendues que temporairement de 1567 à 1574 avant d’être rétablies en l’état. Et la

reconquête de Tournai par Alexandre Farnèse en 1581 est négociée au prix du maintien des

anciens privilèges municipaux9.

Par contre, le changement des hommes est d’une ampleur inédite, comme le révèle

l’examen des carrières échevinales avant et après les troubles. A Valenciennes, 80 % des

cadres municipaux en charge avant la révolte n’exercent plus aucune fonction après le

rétablissement de l’échevinage en 1574. Or seule une infime proportion (10%) disparaît du

fait de son grand âge ou d’une mort naturelle. C’est le signe indéniable d’une épuration

massive de la sphère municipale. Près de 18 % d’entre eux ont fait l’objet de poursuites. Mais

ils sont 50 % à être épargnés par la répression tout en se retirant des charges officielles, par

retraite volontaire ou par mise à l’écart par une autorité princière qui n’a pas été dupe de

l’ambiguïté de leur position. Finalement, moins de 20% des 102 échevins en poste au cours de

la décennie précédant la révolte de 1566 retrouvent des fonctions à l’hôtel de ville entre 1574

et 1579. Les soumissions successives de Tournai à l’ordre espagnol, en janvier 1567 et

novembre 1581, sont aussi marquées par un renouvellement d’ampleur des responsables

municipaux. 60% des prévôts et jurés de la ville en poste entre 1556 et 1566 ne retrouvent pas

de charge publique après 1567. Et 65% de ceux en fonction entre 1567 et 1578 sont des

7 P. GUIGNET, Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part

et d'autre de la frontière franco-belge, Paris, éditions de l’EHESS, 1990. 8 Y. JUNOT, Les bourgeois de Valenciennes…, op. cit., p. 84-85 et p. 92-95. 9 Archives Générales du Royaume, Bruxelles (désormais AGR), Etat et audience n° 591, f°37r : traité de

réconciliation avec la ville de Tournai.

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hommes nouveaux, de même que 60% de ceux nommés après les derniers troubles entre 1581

et 159110.

Dans ces villes où la nomination de l’échevinage appartient le plus souvent (sauf à

Douai) aux commissaires du souverain, des procédures de sélection sont mises sur pied pour

filtrer les candidatures. Le Conseil d’Etat à Bruxelles établit désormais des listes d’aptitude ou

d’éligibilité à la veille du renouvellement annuel des équipes11. Il encadre étroitement par des

instructions précises le gouverneur provincial, en recueillant préalablement des informations

sur les candidats et des recommandations fournies par les dignitaires religieux locaux (à

savoir les abbés, les curés de paroisse et le recteur des Jésuites) ainsi que par les juristes de

l’hôtel de ville. Ces listes recensent les échevins en poste et ceux susceptibles de les

remplacer, en séparant ceux qui ont une expérience politique des novices et en signalant

d’éventuels éléments moraux ou religieux rédhibitoires pour la fonction. Cette révision des

procédures de sélection des échevinages ouvre donc la voie à un vivier mieux circonscrit de

notables catholiques sous tutelle des conseils de gouvernement de Bruxelles.

Réinvestir l’espace public, mieux encadrer le temps sacré :

La grande force des protestants a été, dès 1561, d’investir l’espace public. Les

« chanteries » des Psaumes de Marot et les attroupements de nuit puis de jour ont alors

constitué les premières actions de masse et en plein air des partisans de la nouvelle foi à

Tournai et Valenciennes, quelques années avant la vague iconoclaste de 156612.

C’est donc cet espace public qui suscite, à l’issue des troubles, une réglementation

nouvelle pour y contrôler tous les interstices de la sociabilité. Le contrôle s’applique tout

d’abord au temps obscur de la nuit. Ainsi, il est désormais interdit « d’aller en masque ny faire

des obades de nuyct ». Les musiciens professionnels ne peuvent plus accompagner de tels

groupes festifs ni leur livrer masques et déguisements13. Le port d’armes dans la rue est

interdit à tous les habitants, y compris aux bourgeois de statut en dehors de leur service dans

10 Archives de l’Etat, Tournai, ms. 14, liste des prévôts et jurés de la ville : 7 suspendus en cours de mandat dès

février 1567, 32 retirés de la vie politique, 25 en fonction après 1567 sur un total de 64 personnes ; pour les

années 1567-1578, 45 nouveaux pour 24 déjà en fonction avant les premiers troubles sur un total de 69 prévôts et

jurés ; 31 nouveaux sur un total de 52 prévôts et jurés en poste entre 1581 et 1591. 11 Par exemple : AGR, État et Audience 809/29, pièces relatives aux renouvellements de la Loi de Valenciennes

de 1591 à 1626. Sur la « moralisation » des mécanismes de sélection des échevins, voir Y. JUNOT, Les bourgeois

de Valenciennes…, op. cit., p. 109-112. 12 G. MOREAU, Histoire du Protestantisme à Tournai jusqu'à la veille de la Révolution des Pays-Bas, Paris, Les

Belles Lettres, 1962 et A. LOTTIN, Politique, religion et société au XVIe siècle. La révolte des Gueux, Lillers,

Les échos du Pas-de-Calais, 2007, p. 29-42. 13 BM Valenciennes, ms. 734 p. 2-3 et 289, ban du 12 février 1575 ns, renouvelé fin 1587-début 1588, et AGR,

chambre des comptes n°40000 f° 31r, amende de 6 Livres contre deux jeunes hommes de Tournai qui ont « esté

sur rues avecq espées et entré es maisons avecq acoustremens de masques », 1582-1583.

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la garde civique. Le paysage sonore des fêtes et rassemblements est à son tour encadré de

manière pointilleuse, car sonner le tambourin peut être pris pour le signal d’une émotion

populaire ou d’un coup de force14. Lors des années sensibles de 1578-1579, statuts et bans

relatifs aux compagnies bourgeoises interdisent, sous peine de mort ou bannissement, de

blasphémer et de « disputer de la foy et religion » au sein de la garde civique, de s’injurier en

suscitant « émotion ou division les ungs contre les aultres »15. Les mêmes réglementations

définissent soigneusement les modes de convocation de la garde « par son de tambourin,

bruitcz de harquebouze, criz d’armes » qui peuvent devenir « perturbateurs du repos public ».

Le temps sacré obéit à la même logique réglementaire. Lors des dimanches et des fêtes

religieuses, en application des recommandations tridentines, les habitants sont invités à

modifier leurs mauvaises habitudes : boire dans les tavernes, se promener sur les remparts ou

jouer sur les places publiques, aller pêcher, tenir boutique ouverte, collecter les immondices,

brasser la bière ou mener son grain au moulin, faire sa lessive, activités désormais tenues pour

« scandale, mespris de l’honneur de Dieu » et choses contraires à « l’ordre et police de la

républicque ». Les amendes frappent ceux qui ne se plient pas à la fréquentation du service

divin, notamment à la veille de Pâques16. Les mangeurs d’œufs et de chair en temps de

Carême sont poursuivis, à l’exemple d’un Valenciennois banni en 1591 pour avoir déclaré

publiquement qu’il « alloit faire cuyre demy-douzaine d’œufs et qui les aimoit mieulx que des

herrengs pourris »17. Durant l’année qui suit la reconquête de Tournai, en 1582, les échevins

de la ville sanctionnent une quarantaine de personnes surprises à jouer au jeu de paume, à

asseoir des gens à leur table et servir à boire, à travailler et ouvrir boutique à l’heure de la

messe dominicale18. Dans le cas du jeu de paume, manifestement plus prisé que la

fréquentation de l’église, les sanctions tombent à la fois sur les joueurs s’ils sont adultes, sur

leurs parents quand ils sont enfants ainsi que sur les tenanciers des établissements de jeu

quand la partie ne se déroule pas dans la rue. La journée du dimanche inclut désormais le

temps de l’instruction catholique. L’école dominicale est mise en place dans les années 1570-

1580 pour catéchiser les enfants dès l’âge de 7 ou 8 ans et leur inculquer les rudiments de la

14 BM Valenciennes, ms. 734 p. 102, ban publié le 24 juillet 1577. 15 AM Valenciennes, FF 259 f° 33-36r, statuts de la garde bourgeoise, 6 juin 1579 et AM Lille, fonds ancien 383

f°40v, touchant la garde, 9 octobre 1578. Les injures citées sont « badins, papistes, bening, zélateurs, prouveaulx,

johannistes, gheuz, huguenotz » et appartiennent à plusieurs répertoires : frivoles et modérés contre engagés,

protestants contre catholiques, partisans de Don Juan et du roi d’Espagne. 16 BM Valenciennes, ms. 734 p. 257, ban publié le 29 mars 1586, republié le 22 mars 1597 et p. 184, ban publié

le 18 février 1581, sous peine d’amende et peine arbitraire. 17 AM Valenciennes, FF1 10 f°62-63. 18 AGR, chambre des comptes n°40000 f° 29v-34v, octobre 1582 à septembre 1583.

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lecture et de l’écriture19. Là encore, les parents des enfants absents sont sanctionnés par des

amendes, signe d’une volonté marquée des autorités de voir l’application effective des

nouvelles mesures d’encadrement des populations urbaines.

En réglementant la rue, la milice urbaine, les espaces de sociabilité ou de loisirs, la

ville exerce ses missions politiques usuelles mais elle donne un nouveau sens à son action : le

service de la communauté et du bien public est désormais indissociable de la fidélité politique

au prince et du strict respect de l’orthodoxie religieuse.

Surveiller les étrangers et les déplacements

Le contrôle des migrants en milieu urbain, entre police des métiers et police des

logeurs, ne peut être disjoint des contextes de guerres de religion20. Une politique de

surveillance circonscrit le logement, en systématisant des dispositions qui s’appliquaient

auparavant en temps de guerre depuis une ordonnance de Charles Quint de 153721. Elle est

activée dès les premiers troubles de 1561 à Tournai et Valenciennes, amplifiée ensuite et

appliquée avec rigueur sur les immigrants venant de lieux suspects22.

A partir de 1561, tout arrivant dans ces deux villes doit présenter aux échevins une

attestation de catholicité du curé ou de l’échevinage de sa résidence précédente, et les logeurs

sont tenus de délivrer chaque soir aux autorités urbaines un billet reprenant les noms et

demeure des étrangers. Même un déménagement d’une paroisse à l’autre de l’espace urbain

est soumis à l’attestation du curé. Un recueil général de tous les habitants (« hommes,

femmes, enfants, commensaux, serviteurs et servantes »), enregistrés par paroisse, est établi et

révisé annuellement et il est encore attesté en 1581 après la reconquête de Farnèse à Tournai.

Ce registre de population n’est pas un outil fiscal. Ses sous-entrées concernent la surveillance

19 A. LOTTIN, « Contre-Réforme et instruction des pauvres, le rôle des écoles dominicales vu à travers les

initiatives hainuyères et lilloises », dans Etre et croire à Lille et en Flandre XVIe-XVIIIe siècle, recueil d’études,

Arras, Artois Presses Université, 2000, p. 373-387. A Valenciennes, le catéchisme des enfants de 7 à 17 ans est

rendu obligatoire le dimanche de 15 à 16 heures dans les couvents des Carmes, de St-François et de St-Paul dès

le ban du 1er octobre 1575, bien avant l’ouverture de l’école dominicale des Jésuites en 1584 (BM Valenciennes,

ms. 734 p. 26-28). 20 V. MILLIOT, « La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du XVIe siècle aux années 1830 »,

dans La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe – début XIXe siècle), D. ROCHE dir., Paris, Fayard,

2000, p. 24-35. 21 Recueil des Ordonnances des Pays-Bas, 2ème série 1506-1700, tome IV, J LAMEERE et H. SIMONT éd.,

Bruxelles, 1907, p. 24-25 : ordonnance du 30 avril 1537 relative à l’espionnage, au logement des étrangers et au

vagabondage. Elle prévoit l’interrogatoire aux portes des villes des gens entrant et sortant sur leur qualité, leur

origine ou leur destination, leur lieu de naissance et leur activité, et la déclaration de l’hébergement d’étrangers

par leurs logeurs chaque soir au principal officier du guet. 22 Y. JUNOT, « Autour du droit de bourgeoisie : les immigrants et leur intégration dans les villes des anciens

Pays-Bas méridionaux (XVIe siècle) », dans Histoire comparée des villes européennes, session M16 : The

integration of economic immigrants in early modern and industrialising cities, IXe Conférence Internationale

d'Histoire Urbaine Lyon 27-30 août 2008, CD-ROM Ciham-Lyon 2 éd., Lyon, 2009.

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des étrangers (1567 et 1581 : recherche des nouveaux résidents étrangers établis sans

autorisation des échevins depuis le précédent recueil), l’assistance aux pauvres, les obligations

militaires (1567, 1568 : dénombrement des hommes aptes au guet ; 1569, 1570 : liste des

habitants logeant des soldats ou contribuant financièrement à cette charge) et les obligations

religieuses (1581 : observation des devoirs religieux des étrangers). Il est bien un outil

moderne du nouveau contrôle social.

Si la tenue du registre général de la population est abandonnée à Tournai et

Valenciennes avec la pacification, la surveillance exercée sur les logeurs ne faiblit pas. Les

hôtelleries et tavernes sont périodiquement inspectées par les autorités municipales. Et à la

lecture des amendes régulièrement infligées aux particuliers contrevenant à déclarer leurs

locataires, c’est bien l’habitude de loger chez soi des gens de passage, au jour ou à la semaine,

en sous-louant une chambre, qui fait l’objet d’un regard policier et moralisateur. Il s’agit de

débusquer voleurs, filles de mauvaise vie, hérétiques bannis et anciens émigrés de retour de

pays protestants, Français suspects d’espionnage ou étrangers de nation sans passeport valide.

La répétition des bans échevinaux sur l’obligation du certificat de catholicité et du billet

déclaratif du logement des étrangers (pas moins de 18 bans à Valenciennes entre 1576 et

1586)23 témoigne certes de la difficulté à surveiller efficacement les lieux d’accueil. Mais elle

est surtout révélatrice du besoin de connaître et maîtriser les flux migratoires incessants qui

mêlent ouvriers du textile et demandeurs d’ouvrages, réfugiés de guerre et vagabonds, fugitifs

et bannis, protestants revenus du Refuge, dans le contexte encore trouble des années 1576-

1598. Des mesures similaires frappent ceux qui sortent de la ville pour se rendre dans les

provinces non réconciliées ou qui entretiennent une correspondance avec des rebelles

notoires24. Il s’agit d’éviter une contagion par des éléments jugés impurs dans les provinces

désormais réconciliées.

23 BM Valenciennes, ms. 734 : 21/01/1576 (aux hôteliers de non loger étrangers sans apporter billet), 18/10/1576

(de non loger étrangers sans apporter billet à l’échevin responsable), 24/11/1576 renouvelé le 09/11/1577

(expulsion des étrangers qui n’ont pas de certificat de leur curé et obligation aux logeurs d’apporter le billet

déclaratif), 15/12/1576 (enregistrement des bourgeois revenant en ville à la faveur de la Pacification de Gand),

24/05/1577 (expulsion des étrangers non natifs des Pays-Bas et des retournés qui ne sont pas enregistrés),

31/03/1578 republié le 17/10/1578 (obligation pour les étrangers de se faire enregistrer sous peine d’expulsion),

28/06/1578 (obligation pour les étrangers de se faire enregistrer), 31/01/1579 (expulsion de tous les étrangers

résidant depuis 2 ans s’ils ne se représentent pas devant le Magistrat pour obtenir autorisation d’y demeurer),

12/06/1579 (expulsion de tous les étrangers résidant depuis 2 ans et interdiction aux bourgeois de les loger ou

faire travailler s’ils n’ont pas autorisation du Magistrat d’y demeurer), 09/10/1579 (expulsion des bannis et

étrangers), 17/04/1580 (obligation pour les étrangers d’apporter certificat de leur curé et Magistrat d’origine),

10/11/1580 renouvelé le 27/11/1580, le 23/01/1581 et le 16/06/1582 (expulsion des étrangers non enregistrés ou

reçus à l’habitation, défense aux logeurs ou bailleurs d’ouvrage de les aider), 15/03/1586 (expulsion des réfugiés

et étrangers non enregistrés, défense aux bourgeois de les loger). 24 AM Lille, fonds ancien 383, f° 102r, ban interdisant d’aller à Anvers et autres villes non réconciliées sans

passeport délivré par le gouverneur Rassenghien , 19 avril 1582, et AGR, chambre des comptes 40000 f°36r,

8

L’idée de cordon sanitaire n’est pas pour autant un système rigide d’exclusion. Les règles du

nouveau contrôle social visent aussi à favoriser l’intégration ou la réintégration des individus

dans le cadre normatif défini par la politique de pacification. C’est pourquoi l’un des volets

importants de cette politique de pacification est une pratique active de la réconciliation visant

à restaurer la concorde au sein d’une société se définissant désormais par son intolérance

catholique25.

II Discours de réconciliation : pardon civil et réintégration catholique

Amnistie et amnésies volontaires : l’usage politique de l’oubli

Une politique de réconciliation nécessite de jeter un voile au moins partiel sur les faits

liés aux guerres de religion et à leurs auteurs. S’agit-il pour autant d’enterrer le passé26 ? Ce

devoir d’oubli comme élément important de l’économie morale et politique de la paix fait

partie du discours des édits de pacification dans les guerres de religion du royaume de France

dès 1563 et il s’y traduit, dans sa phase d’application, par la lacération des registres

consulaires ou parlementaires ainsi que l’arrachage des feuillets contenant des délibérations

compromettantes27. Dans les Pays-Bas espagnols, la Pacification de Gand de novembre 1576

pose le principe d’une amnistie après l’expérience limitée du pardon général de 157428.

L’article Ier annonce que les méfaits et offenses liés aux troubles seront pardonnés et oubliés,

stoppant du coup toute poursuite. Dans la foulée, l’article X stipule la restitution des biens

confisqués et la révocation des sentences judiciaires prononcées depuis 1566 pour le fait de la

religion comme pour la rébellion armée. Il préconise que les personnes et sujets soient

« restituez en leur bon nom et renommée » et qu’en conséquence, toutes procédures, escripts,

actes pour ce faits seront mis à néant, royez es registres ».

L’épuration des archives relatives aux troubles est effectivement mise en œuvre par les

gouverneurs provinciaux. A Valenciennes, l’officier du souverain ordonne en 1578 de brûler

mise à l’amende de 6 habitants de Tournai pour avoir reçu lettres de leurs parents à Anvers sans les avoir

exhibées au Magistrat, 1582-1583. 25 M. DE WAELE, « Entre concorde et intolérance : Alexandre Farnèse et la pacification des Pays-Bas », dans De

Michel de L’Hospital à l’Edit de Nantes. Politique et religion face aux Eglises, T. WANEGFFELEN éd., Clermont-

Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 51-70. 26 Sur les mécanismes psychologiques et sociétaux de l’oubli, voir R. HELMICK, R. L. PETERSEN éd.,

Forgiveness and reconciliation : religion, public policy and conflict transformation, Philadelphia, Templeton

Foundation Press, 2001, p. 171 et suivantes. 27 M. CASSAN, « Eloquence et pacification à la fin des guerres de religion », dans Lendemains de guerre… De

l’Antiquité au monde contemporain, op. cit., p. 398-402. 28 Ordonnance et déclaration nouvelle du roy sur l’entretenement de la Pacification de Gand, Anvers, chez C.

Plantin, 1578, et M. WEISS, « Deux confessions pour deux Etats ? La Pacification de Gand de 1576, un tournant

dans la Révolte des Pays-Bas », dans Les affrontements religieux en Europe du début du XVIe au milieu du

XVIIe siècle, V. CASTAGNET, O. CHRISTIN, N. GHERMANI éd., Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du

Septentrion, 2008, p. 45-56.

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les papiers des procès criminels et informations judiciaires laissés par les commissaires qui

ont administré la ville entre 1567 et 157429. Le recueil échevinal contenant le nom des bannis

de 1566 est déchiré à cette occasion, et les registres criminels antérieurs à la Pacification de

Gand disparaissent. Les archives qui ne peuvent être détruites sont maquillées pour dissimuler

les compromissions, comme dans un registre de la comptabilité de la ville de 1566 où

l’appartenance de notables au consistoire calviniste est maquillée30. A Douai, des effacements

au cas par cas sont effectués dans le « catalogue de ceulx ayans esté enrollez et notez de avoir

refuser de (…) prester le serment au commenchement des troubles », sur avis du gouverneur

et du conseil de la ville31.

Même les derniers troubles de 1578, à la veille de la signature de l’Union d’Arras, sont

immédiatement mis entre parenthèse pour éviter le déclenchement d’une nouvelle lutte de

factions retardant la conclusion de la paix civile. A Valenciennes, alors que les partisans du

prince d’Orange et des Etats-Généraux manquent d’en venir à l’affrontement avec les

catholiques pro-espagnols en août 1578, l’échevinage catholique, appuyé par le conseil d’Etat

et le gouverneur du Hainaut, ordonne que l’épisode soit « réputé comme non advenu sans en

pooir estre aucunement recherché » par la justice, ordonnant aux bourgeois de ne pas « se

reprochier l’un à l’aultre de ce qu’il s’est passé »32. La gestion d’un passé violent (iconoclaste

et rebelle) est donc confiée aux échevinages sous supervision des officiers provinciaux pour

générer l’oubli et éloigner une possible résurgence des guerres de religion. Le climat

d’apaisement et la volonté de concorde sont un choix minimum accepté par toutes les parties

prenantes des négociations permettant l’adhésion à l’Union d’Arras et la signature de la Paix

d’Arras quelques mois plus tard en 1579. Mais dès la conclusion de l’accord, les meneurs

orangistes et calvinistes sont bannis collectivement de Lille, Douai, Arras et Valenciennes33.

La promesse d’oubli est devenue un instrument politique habilement maîtrisé par le pouvoir

espagnol qui pose les jalons de la restauration catholique.

29 Histoire des troubles à cause des hérésies 1562-1579, tirée de plusieurs écrits en 1699 par P. J. Le Boucq,

Bruxelles-Gand-Leipzig, 1864, p. 169-170. 30 AD Nord, 5B 241, dépositions des juristes Adrien De Lesteulle et François Cocqueau en 1606, et AM

Valenciennes, CC 753 f°245r° : «« A Nicolas Vivien le père, Vinchant Resteau, Jacques Bizou, Jehan Godin et

Philippes Muchet, requis et députez de la part du consistoire de ceulx de ladicte Religion suyvant la conclusion

dudict conseil » devient en 1578, après ratures (---) et rajouts (en italique), « (aux mêmes), requis et députez de

la part --- de ladicte -- ville de Vallenciennes suyvant la conclusion dudict conseil ». 31 AM Douai, BB3, f°19v, cas de Léon Dablaing, 4 mars 1575 n.s. 32 BM Valenciennes, ms. 734, p. 129-130, ban publié le 27 août 1578. 33 A. LOTTIN, « Le bannissement des protestants de Lille après la Paix d’Arras (1579-1582) », dans Etre et

croire…, op. cit., p. 294-314 et Histoire des provinces françaises du Nord…, op. cit., p. 105-111.

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Remettre, pardonner, réintégrer : une politique de la main tendue par la réconciliation

individuelle

L’oubli des faits ouvre la porte au pardon. Sa dialectique est très semblable à celle

exprimée habituellement dans les lettres de rémission de justice émanant du souverain, à la

fois roi justicier et débonnaire34. Le modèle du droit de grâce français a été importé par les

ducs de Bourgogne aux Pays-Bas. Sous Philippe II, le terme d’ « amnistie » utilisé dans la

rémission individuelle des délits contre la religion est abandonné au profit de celle de « grâce

et pardon général »35. Dans le cadre du pardon collectif, les demandes individuelles

continuent d’être traitées par le Conseil privé sur instructions du gouverneur général des Pays-

Bas. L’institution bruxelloise examine les requêtes, mène une enquête sérieuse sur la sincérité

des requérants (en demandant des informations aux échevins et religieux de leur ville

d’origine ou à défaut à des concitoyens réfugiés dans des villes réconciliées), puis elle dresse

l’acte de réconciliation36.

Le prince y rappelle en premier sa souveraineté et sa bienveillance. Il écoute et a

regard aux remontrances émanant de ses sujets. Il fait preuve de miséricorde, préférant

« traicter en toute clémence et doulceur les bons subjectz qui se veullent réconcilier à icelle ».

La réintégration dans la communauté des fidèles sujets du roi est assortie de « l’oubli de

toutes choses mal passées ». Le souverain étend sa sauvegarde et protection à la famille et aux

biens du requérant. Le salut des sujets du roi est une préoccupation très présente. Le

bénéficiaire s’engage à se tenir sous l’ancienne religion catholique et à veiller que sa

maisonnée fasse de même et « ne se laisse infecter par lesdicts héréticques », ce qui implique

l’obligation de se confesser, de communier et de se présenter à l’évêque du lieu. L’obéissance

au souverain est bien sûr rendue indissociable du retour sous le giron de l’Eglise catholique

romaine, sans « adhérer aux factions du prince d’Orange et aultres rebelles et héréticques ».

Le bénéfice de la réconciliation et la restitution des biens confisqués sont effectifs dès le

retour dans une ville ou un lieu « de l’obéissance de Sa Majesté », après prestation d’un

serment.

L’un des points d’achoppement du dispositif de réconciliation est le lieu de résidence

du bénéficiaire. Celui-ci s’engage généralement à réintégrer les provinces déjà réconciliées

(c’est le cas majoritaire) ou à demeurer dans un lieu neutre aux portes des Pays-Bas (comme

34 C. GAUVARD, "De Grace especial" : crime, état et société en France à la fin du Moyen Age, tome II, Paris,

Publications de la Sorbonne, 1991, p. 906 et suivantes. 35 M. VROLIJK, Recht door gratie. Gratie bij doodslagen en andere delicten in Vlaanderen, Holland en Zeeland

(1531-1567), Amsterdam, Hilversum Verloren, 2004, p. 28-38 et p. 235-236. 36 AGR, Conseil Privé Espagnol (désormais CPE) n°1420, lettre-type, 1581 et 1591.

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Calais en France ou Cologne dans l’Empire). Mais au début des années 1580, certains

requérants demandent et obtiennent le maintien de leur résidence dans des lieux non

réconciliés sous le contrôle des Etats Généraux et de Guillaume d’Orange. C’est un moyen

pour Alexandre Farnèse de se concilier des appuis et des partisans alors que la reconquête

militaire de la Flandre et du Brabant se précise depuis 1581 pour aboutir en 1584-1585 à la

capitulation de Gand, Anvers et Bruxelles. C’est aussi une manière pour le souverain

d’affirmer le maintien de sa souveraineté sur ses sujets au-delà de la nouvelle frontière

politique esquissée entre les provinces réconciliées avec l’Espagne en 1579 et celles de

l’Union d’Utrecht, indépendamment des étapes des opérations militaires en cours.

La réconciliation vue par ses bénéficiaires :

Les requêtes adressées au Conseil privé en vue d’obtenir l’acte de réconciliation sont à

la fois une supplique au souverain, un compte-rendu des actions passées et un récit reconstruit

des évènements comme dans le cas des lettres de rémission de justice37. Une quarantaine de

lettres de réconciliations accordées entre 1581 et 1600 à des naturels des villes wallonnes des

Pays-Bas espagnols sont conservées dans le fonds du Conseil privé et révèlent des parcours

individuels diversifiés par les conjonctures politiques locales.

Les hommes de négoce de Lille, Douai, Mons, Tournai, basés à Anvers, forment un

groupe bien représenté dans les demandes de réconciliation jusqu’à la reconquête de 1585

opérée par Farnèse38. Tous attestent généralement de leur bonne vie catholique et de leur

fréquentation des églises dans la métropole anversoise jusqu’à l’interdiction du culte public,

sans plus s’étendre sur les affaires politiques ou religieuses. Exceptionnellement, l’un d’eux,

Jacques Le Candèle, natif de Lille, exprime sa haine des « apostats » qui ont voulu lui faire

abjurer le catholicisme et qui ont expulsé les marchands catholiques en août 1583. Dans le cas

(3 requêtes) des jeunes facteurs de marchand, âgés de 15 à 20 ans, placés par leurs parents

auprès de confrères à Anvers pour y apprendre le flamand et la bonne marche des affaires,

c’est l’excuse de jeunesse qui est mise en avant : chacun se décrit « nullement coulpable des

guerres et divisions présentes » et non « capable pour entendre les affaires de ces troubles »39.

Cette dialectique très homogène des requêtes des hommes de négoce, minorant largement le

conflit civil et ses compromissions, vise surtout à lever les entraves dans leurs trafics

37 N. ZEMON DAVIS, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au XVIe siècle, Paris, éditions du Seuil, 1988, p.

19-22. 38 10 demandes au Conseil privé entre 1581 et 1584. 39 AGR, CPE n° 1420, réconciliations de Grart Henniart, 15 ans, de Lille, fils d’un défunt marchand et receveur

de la bourse des pauvres à Anvers, retiré d’Anvers à Rouen, réconcilié le 05/05/1583, et de Mahieu

Fourmestraux, 22 ans, de Lille, facteur des Delobel à Anvers, réconcilié après le 12/12/1583.

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marchands de part et d’autre des nouvelles frontières qui coupent les villes manufacturières

wallonnes de leur débouché maritime anversois.

Les lettres adressées par les habitants de Tournai au Conseil privé dénotent plus

d’inquiétudes dans le rapport à l’autorité espagnole et à sa dynamique de reconquête40. La

ville est en effet sous le contrôle des Etats-Généraux et les calvinistes y pratiquent

ouvertement leur culte jusqu’au siège de Farnèse en novembre 158141. Ses habitants ont été

invités en 1580 par Philippe II à se retirer dans les provinces réconciliées. Or beaucoup n’ont

pas obtempéré. C’est ce groupe qui formule des requêtes empruntes d’excuses : le grand âge

et le danger des chemins, les menaces de saisie ou destruction de leurs biens par le prince

d’Epinoy, gouverneur de la ville, ont anéanti toute possibilité de partir. Deux anciens jurés,

Nicolas Le Ricque (en fonction en 1569 et 1570) et Caron Cocquiel, avancent à leur décharge

d’avoir évacué leurs femmes et enfants dans les villes voisines réconciliées de Mons et Douai

dès 1580. Mais l’information menée par les officiers loyalistes du bailliage du Tournaisis,

retirés à Douai, révèle les compromissions du passé de la veuve de Jehan Frappe qui obtient

tout de même de rester à Tournai : ses biens ont déjà été confisqués à l’issue des troubles de

1566 du fait des engagements rebelles de son mari…D’autres se sont retirés opportunément à

Anvers pour leurs affaires commerciales ou pour « aller veoir du pays » mais ne sont donc pas

inclus dans le bénéfice de la réconciliation de Tournai en 1581.

Le positionnement des habitants de Cambrai, terre d’Empire entre Pays-Bas et France,

est tout autre : d’éminents citoyens réfugiés chez leurs voisins du sud se posent en victimes du

« gouvernement illégitisme » du seigneur d’Inchy, qui a pris le contrôle de la ville en 1578 au

nom des Etats-Généraux et du prince d’Orange, puis du seigneur de Balagny qui s’y maintient

avec l’appui de la France jusqu’en 159542. Beaucoup ont perdu fonction, prestige ou argent à

l’occasion de la dissidence de leur cité et se plaignent de persécutions, comme le receveur

d’Havrincourt, l’appariteur de la cour spirituelle de l’archevêque, le maître des monnaies et

plusieurs négociants en blé et en toiles. Réfugiés à Péronne, Saint-Quentin et Châlons en

Champagne, ils avancent qu’ils « n’ont rien moins que le cœur françois » et tous se déclarent

affectionnés au service du roi d’Espagne et au catholicisme. Leur requête a pour but d’obtenir

le droit de résider à Arras, Douai ou Valenciennes, où vivent déjà d’autres concitoyens

réfugiés dans les provinces réconciliées.

40 13 requêtes au Conseil privé entre 1580 et 1592. 41 T. DESPLANCQ, « Le retour de Tournai dans le giron espagnol en 1581 », Mémoires de la Société royale

d’histoire et d’archéologie de Tournai, tome IX, 1997, p. 99-151. 42 10 requêtes au Conseil privé entre 1581 et 1583.

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Les femmes, veuves ou épouses en rupture, formulent leurs requêtes de réconciliation

de manière plus singulière. Leurs récits, plus que ceux des hommes, exposent les fractures

internes de la société et notamment l’impact de la question religieuse à l’intérieur des

familles. Une veuve montoise émigrée à Anvers depuis 1571 demande en 1583 à être

réconciliée pour rentrer à Mons43. Catholique, elle a suivi la messe plus de vingt fois

secrètement dans la chambre du grand vicaire d’Anvers lorsque les rebelles ont interdit le

culte public. Pourtant, son époux ne cachait pas ses convictions calvinistes. Déjà suspecté de

la nouvelle religion avant son départ de Mons, il tenait boutique ouverte les jours de fêtes à

Anvers « comme les héréticques ». Mais « combien que sondict marit hantasse les presches en

la ville d’Anvers, (sa femme) n’y avoit oncques vollu aller » : cette attitude de résistance

catholique en milieu hostile permet à la veuve d’obtenir sa réconciliation. Une marchande de

filés menant ses affaires à Anvers et Paris au moment de la reconquête de Tournai en 1581,

veut désormais y revenir avec ses enfants. Liant rébellion et immoralité, elle fait valoir la

séparation d’avec son mari, à présent « vagabond tenant parti contraire du roi » et persistant

« dans la rébellion et vie prodigue », ayant dissipé tout son bien, dont elle est sans nouvelle

depuis presque deux ans44. Quant à une petite lingère de Tournai mariée à l’âge de 13 ans en

1580 en « assemblée secrète des hérétiques », elle finit par échouer dans une autre ville

rebelle, Bruxelles, où elle recherche son mari qui « suyvoit la religion réprouvée » et l’a

abandonné45. La veuve du concierge de l’hôtel de ville de Tournai, dont le mari a été démis de

ses fonctions à cause de « son grand zèle à la saincte foy catholicque, apostolique et

romaine », quitte la ville à Pâques 1581, avant la reconquête. Mais c’est dans la Hollande

rebelle qu’elle se réfugie, contrainte « par vraye amour maternelle d’aller veoir un sien filz

quy de longtemps s’y estoit allié »46.

L’expression de protestation de fidélité à la foi catholique ou au service du souverain,

la victimisation et la mise en avant de persécutions, ou au contraire les silences sur

d’éventuels engagements dans un camp ou l’autre, permettent en tous cas de créer l’illusion

d’une concorde retrouvée, celle d’une société réconciliée avec son prince prêt à recueillir tous

les siens dans l’intérêt de l’Etat en oubliant magnanimement les offenses faites à sa majesté.

Et ce parti pris est suivi par les administrations en charge des demandes : presque toutes les

requêtes en réconciliation sont acceptées, en dépit parfois de tâches relevées dans le passé des

solliciteurs par les officiers du prince. L’adhésion des populations au nouveau cadre imposé

43 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Philippotte Taymont, veuve de Charles Le Séneschal, 18/06/1583. 44 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Jacqueline De La Fosse, épouse de Guillaume Meullenaire, 20/05/1583. 45 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Jehenne Casier, veuve de Thomas Le Febvre, 22/06/1592. 46 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Marguerite Roche, veuve de Jehan Du Bauzoit, 30/04/1583.

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par la pacification religieuse et civile, obtenue par la coercition ou par une démarche

volontaire, suppose la transformation des identités collectives et la délimitation d’espaces aux

marges du modèle « hispano-tridentin ».

III Aux marges des nouvelles normes : quelles transgressions dans une société

réconciliée?

Les circulations entre villes des Pays-Bas réconciliés et communautés du refuge

protestant : une tolérance?

La fracture religieuse a séparé des familles depuis 1566, voir même auparavant. La

Paix d’Arras en 1579 pérennise le Refuge wallon à l’étranger, dont la dynamique migratoire

déborde largement les années de plomb subies par les zones de départ au temps du duc d’Albe

et perdure jusqu’au XVIIe siècle47. La reconquête de Farnèse autorise d’ailleurs les départs sur

le modèle du traité de réconciliation de Tournai permettant que « ceulx qui ne vouldront se

soubzmettre et vivre selon lesdictes ordonnances se pourront retirer (en) emportans leurs

biens », modèle étendu aux autres villes reconquises en Flandre et Brabant. C’est une manière

douce d’expurger la société de ses éléments non réconciliables. À Canterbury, les registres de

l’Église calviniste wallonne répertorient entre 1591 et 1600 les mariages de 32 natifs de

Valenciennes, suivis d’une trentaine d’autres entre 1600 et 1630. Et le dernier mariage d’un

Valenciennois de naissance y est célébré en 1658, presque un siècle après les troubles. Outre

l’Angleterre, les Provinces-Unies deviennent un autre pôle d’attraction à partir des années

1590. Autant si ce n’est parfois plus que les motivations religieuses, les opportunités de

travail offertes par les ports et les villes textiles en croissance comme Leyde en Hollande ou

Amiens en France, qui abritent aussi des communautés calvinistes, agissent indéniablement

sur les artisans des villes des Pays-Bas espagnols, en pleine recomposition manufacturière et

commerciale48.

47 W. FRIJHOFF, « Migrations religieuses dans les Provinces-Unies avant le second Refuge », Revue du Nord,

volume LXXX, n°326-327, 1998, p. 573-598 ; R. ESSER, Niederländische Exulanten im England des 16. und

frühen 17. Jahrhunderts, Berlin, Duncker Humblot, 1996 et A. SPICER, The French-speaking Reformed

community and their church in Southampton, 1567-c.1620, London, Huguenot Society of Great-Britain and

Ireland, 1997. 48 L. LUCASSEN, B. DE VRIES, « The Rise and Fall of a Western European Textile-Worker Migration System:

Leiden, 1586-1700 », dans Les ouvriers qualifiés de l’industrie (XVIe-XXe siècle). Formation, emploi,

migrations. Actes du colloque de Roubaix, 20-22 novembre 1997, G. GAYOT et P. MINARD éds., Revue du Nord,

collection Histoire n°15, 2001, en particulier p. 24-29 ; AC Amiens, FF 1301, registre des ouvriers étrangers,

f°2-4, juillet août 1618 : 95 migrants arrivant des Pays-Bas, travaillant presque tous dans le textile lainier, dont

dix se déclarent catholiques et 15 calvinistes, comme Tristan Mangon, tisserand sorti un mois auparavant de

Valenciennes « pour raison qu’il est de la religion prétendue réformée ».

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Or ces départs pour raisons religieuses combinées ou non à des motivations

économiques n’excluent pas des retours définitifs vers les Pays-Bas espagnols, ou même des

allers et venues entre Pays-Bas espagnols, Angleterre, Provinces-Unies et France

correspondant à des migrations professionnelles temporaires et circulaires usuelles chez les

travailleurs de la laine. Ces mouvements multiples brouillent la classification des immigrants

par des autorités municipales49. Celles-ci sont soucieuses à la fois du respect de la bonne

orthodoxie et de la flexibilité de la main d’œuvre nécessaire à la régulation des activités

manufacturières. Les retours font donc l’objet d’un regard attentif de la part des responsables

politiques et religieux et nécessitent parfois une (re)mise en conformité à la société hispano-

tridentine. Lorsque les époux Barré, pauvres gens mariés dans la communauté calviniste de

Canterbury en 1589, rentrent dans leur ville natale de Valenciennes en 1599, l’évêque d’Arras

ordonne au curé de paroisse la tenue d’une cérémonie publique pour le baptême catholique de

leur fils de huit ans, spectacle ostentatoire de leur réintégration spirituelle offert à la

population50.

La récupération de biens familiaux confisqués motive aussi des retours parmi les

exilés ou leurs descendants. Là encore s’applique la logique de normalisation élaborée par les

autorités de Bruxelles comme le montre le dossier de l’orfèvre Jehan Delecourt en 1594. Né à

Londres où son père s’est installé quarante ans plus tôt, il hérite à la mort de ses parents d’un

droit sur les biens confisqués à son oncle, un marchand valenciennois exécuté en 1568 pour

son rôle dans l’iconoclasme. Or la détérioration des rapports entre Philippe II d’Espagne et

Elisabeth Ière d’Angleterre conduit en 1589 à la mise sous séquestre des biens des naturels des

Pays-Bas expatriés outre-Manche. Le demandeur opère un retour en plusieurs étapes : il

rejoint tout d’abord une ville neutre (en l’occurrence Cologne) pour introduire sa demande

avant de gagner les Pays-Bas et il se réconcilie à Mons, s’engageant à vivre catholiquement

pour prendre possession de son patrimoine51. Il existe une « économie morale » ou

« politique » des confiscations dans la logique de réconciliation et de pacification. De l’autre

côté de la nouvelle frontière politique, en Hollande et Zélande, les légitimistes partisans de

Philippe II voient leurs biens confisqués et transférés aux anciens hors-la-loi protestants qui

49 Y. JUNOT, « Heresy, War, Vagrancy and Labour Needs: Dealing with Temporary Migrants in the Textile

Towns of Flanders, Artois and Hainaut in the Wake of the Dutch Revolt (1566-1609) », dans Gated

Communities? Regulating Migration in Early Modern Cities, B. DE MUNCK, A. WINTER éd., Farnham-

Burlington, Ashgate, 2012, p. 61-80. 50 AM Valenciennes, registre des baptêmes, paroisse Saint-Jacques, 22 mars 1599. 51 AD Nord, B 18287. Les archives de la Chambre des comptes de Lille conservent les correspondances relatives

aux demandes de restitution des biens confisqués aux héritiers des condamnés et émigrés protestants.

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assurent ainsi leur réintégration dans la future République52. Dans les Pays-Bas restés

espagnols, la perspective de mainlevée sur des biens confisqués depuis 1567 permet à la

monarchie hispanique de réaffirmer les liens de sujétion sur les descendants des rebelles et

protestants au-delà des frontières et devient un incitatif au retour.

Les derniers feux de la répression

Quelle est la logique répressive en temps de réconciliation ? L’examen du registre

criminel de la ville de Valenciennes entre 1590 et 1593 révèle 18 affaires de transgression des

nouvelles normes imposées par la pacification : un cas de banditisme en connivence avec les

vrybutters hollandais, deux cas de détention de livres protestants interdits, trois cas

d’insoumission aux nouveaux devoirs religieux, quatre cas de propos scandaleux (visant la

messe, la confession, l’eau bénite, le Carême ou les jésuites) et huit cas de déplacements

suspects (qui concernent deux réfugiés de Cambrai, trois émigrés de Valenciennes rentrés

d’Angleterre et des Provinces-Unies et trois hérétiques revenant aux Pays-Bas). Dans ces

affaires ayant trait au respect de la nouvelle discipline tridentine ou aux relations avec les

provinces restées rebelles à la souveraineté du roi d’Espagne, les autorités municipales font

preuve d’une relative clémence dans leur verdict qui se conclut souvent par des obligations

spirituelles (messe et confession). Les trois affaires les plus graves permettent de comprendre

où les échevins fixent la limite entre ce qui est réparable et ce qui est inacceptable au regard

de la nouvelle cohésion sociale.

Le cas de Jaspart Dupret, brûlé vif en 1590, est vite réglé. Certes, l’enquête n’arrive

pas à établir clairement son appartenance religieuse : s’il avoue être de la nouvelle religion

depuis 1576 et s’être marié à Londres, il affirme le lendemain son appartenance à une « Eglise

catholicque, apostolique mais non romaine », puis refuse de déclarer de quelle religion il est.

Il a surtout obstinément porté les armes depuis 1578 avec les Gueux actifs en Flandre,

espionné pour le compte du roi de France Henri IV les troupes de Farnèse près de Paris en

août 1590 et commis des actes de brigandage en Flandre et Hainaut depuis les bases des

vrybutters à Dordrecht et Berg-op-Zoom dans les Provinces-Unies53. Les autorités locales

identifient les razzias des rebelles du nord à la cause des Etats généraux et du protestantisme.

En envoyant Dupret au bûcher, elles conjurent un désordre satanique menaçant la société

52 G. H. JANSSEN, «°Exiles and the Politics of Reintegration in the Dutch Revolt°», History, vol. 94, 313, 2009,

p. 36-52. 53 AM Valenciennes, FF1 10 f° 25r et 26v-30 : Jaspart Dupret alias Léon Dumont, 35 ans, scieur de long, natif

d’Antoing.

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réconciliée et permettent paradoxalement de renforcer l’unité de celle-ci face aux dangers

extérieurs54.

Plus délicate est la situation de Daniel Piètre, un passementier de 22 ans des faubourgs

de Valenciennes, arrêté en 1592 à son retour des Provinces-Unies après deux ans d’absence.

Son interrogatoire permet de reconstituer un parcours individuel et familial largement

imprégné par le calvinisme depuis la première phase de la Révolte. Son père, banni par le

Conseil des troubles en 1568, s’est réfugié à Londres où Daniel est né et a été baptisé au

prêche vers 1570. La famille a profité ensuite du pardon général de 1574 pour revenir à

Valenciennes où elle fréquente l’église paroissiale. Mais l’enfant n’est alors pas présenté ni

réconcilié officiellement, même s’il est ensuite inscrit à l’école du clerc St-Géry pour son

instruction catholique. Cette réconciliation apparemment réussie d’une famille passée par le

refuge anglais se lézarde en 1590 à l’occasion d’un différent entre le père et le fils. Daniel

quitte Valenciennes avec sa fiancée pour Londres où ils se marient au temple. Les époux

s’installent ensuite à Leyde en Hollande pour y exercer leur métier mais aussi pour pratiquer

librement la religion calviniste : Daniel participe deux fois à la Cène. Il rentre finalement aux

Pays-Bas sans passeport pour revoir sa mère malade. Le réquisitoire prononcé en août 1592

est sévère : pendaison pour crime contre Dieu et contre les placards du roi. Mais Piètre,

réinterrogé, demande pardon et se montre prêt à abjurer publiquement son hérésie. La

sentence définitive, en mai 1593, est emprunte de clémence. Elle prévoit l’abjuration publique

du prévenu, son confinement en ville pendant un an, l’obligation de communier et de se

confesser tous les mois, et la mise en conformité de son baptême, de celui de ses enfants et de

son mariage55. Daniel Piètre est admis à réintégrer la société des chrétiens « légitimes ».

Ce n’est pas le cas de Marguerite Piéronne, garrottée en 1593 comme hérétique

obstinée. Dans les années 1560, elle a quitté son village du Hainaut et son mari (qui la battait

car elle ne voulait pas fréquenter la messe) pour s’établir quelques temps à la frontière

française, en Picardie. Revenue comme d’autres à l’occasion du pardon en 1574, elle a repris

la vie commune dans les faubourgs de Valenciennes, sans pour autant faire ses devoirs de

réconciliation. Elle exprime aux enquêteurs son dégoût pour la messe, disant qu’elle n’y

trouve son salut, et leur répond qu’elle est « enffant de Dieu et ne voeult estre hérectique ». À

propos des livres interdits saisis chez elle, le Catéchisme de Théodore de Bèze, l’Ancien et le

54 J. J. RUIZ IBÁÑEZ, « La presentación de las amenazas exteriores como sustento de la monarquía hispana »,

dans Los enemigos de España. Imagen del otro, conflictos bélicos y disputas nacionales (siglos XVI-XX), X. M.

NUÑEZ SEIXAS, F. SEVILLANO CALERO éd., Centro de estudios políticos y constitucionales, Madrid, 2010, p. 48-

49. 55 AM Valenciennes, FF1 10 f° 157, 160, 164, 165v, 183r, 187r : Daniel Piètre, fils d’Alexandre dit Sandrin.

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Nouveau Testament imprimés à Genève, les Psaumes de Marot et de Bèze, elle explique

qu’elle les a trouvés dans le grenier de sa nouvelle habitation. Les lit-elle ? Elle avoue avoir

« quelquefois esté (y) lire quelques motz », malgré les réprimandes de son époux (qui

dissimule aux enquêteurs le fait de savoir lui-même lire et écrire de peur d’être soupçonné

d’avoir lu les livres réprouvés). L’instruction montre que le mari et les voisins sont au courant

qu’elle ne fréquente pas la messe, passant usuellement son dimanche à travailler et « assistans

sa servante allenthour de ses bestiaux ». Et tous la tiennent pour « femme paisible ». Les

échevins lui proposent d’abjurer son hérésie : elle accepte mais se bloque sur la question du

serment d’abjuration. Un premier réquisitoire demande de la brûler vive avec ses livres.

Réinterrogée deux fois sur une possible abjuration, porte de sortie offerte par les échevins

pour échapper à la peine capitale, elle s’enferme dans le refus. Le dernier réquisitoire en

janvier 1593 prévoit l’autodafé des livres et la peine de garrot56. Comme le notent les

chroniqueurs locaux du XVIIe siècle, elle est la dernière condamnée à mort exécutée pour

protestantisme à Valenciennes, au terme d’une procédure exceptionnellement longue.

Les nouvelles représentations de la société hispano-tridentine des Pays-Bas :

La surveillance de l’hérésie dans les villes réconciliées et la traque des déviants créent

des réflexes d’enquête aisément décelables dans toutes les procédures judiciaires :

reconstitution des parcours migratoires et de la fréquentation du prêche dans les pays du

Refuge protestant ; recherche de messagers susceptibles d’entretenir les liens et de transmettre

des correspondances entre les Refuges anglo-hollandais et les villes réconciliées ; dans les

villes réconciliées, questions sur la foi et la pratique religieuse dominicale ou pascale,

recherche des livres défendus, recherche de pratiques collectives clandestines encadrées ou

non par un prédicant. Cette inspection de toutes les zones où peut se développer une

résurgence clandestine de la foi calviniste n’exclut pas un changement profond de vision.

L’hérésie n’est plus qu’exceptionnellement réprimée en tant que telle, comme lors de

l’exécution de Marguerite Piéronne. Elle est devenue affaire d’obstinés, de marginaux ou

asociaux au regard de la nouvelle société qui se construit en cette fin de XVIe siècle. La

législation des Pays-Bas réconciliés met désormais l’accent sur la chasse au scandale public57.

Et les autorités municipales suivent tout à fait cette nouvelle logique : le « scandale à la

république ou chose commune » est causé par les « chrestiens illegistismes », ces gens non

56 AM Valenciennes, FF1 10 f° 150-152r, 156v-157r, 159v-160r, 164r, 173-174, 180r, 184v : Marguerite

Piéronne, épouse d’Ambroise Marchant. 57 A. GOOSENS, Les inquisitions modernes dans les Pays-Bas méridionaux 1520-1633, Bruxelles, éditions de

l’Université de Bruxelles, tome I, 1997, p. 176-181.

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réconciliés dans la forme, ou encore par les paroles hostiles prononcées devant témoins à

l’encontre des autorités politiques et catholiques. La publicité donnée aux cérémonies de

réconciliation ou d’abjuration jusqu’à la fin du siècle vise à montrer la réussite de la nouvelle

société hispano-tridentine, purifiée de ses éléments hétérodoxes, et le triomphe de

l’orthodoxie religieuse qui récupère ses brebis égarées.

Une redéfinition des images s’opère autour de ce nouveau loyalisme58. Le rebelle qui

refuse de se remettre sous l’autorité du roi d’Espagne est désormais le « hollandais »,

l’homme des Provinces-Unies contre lesquelles la lutte armée se poursuit jusqu’à la trêve de

1609. L’hérétique devient un étranger, ressortissant des Etats protestants ou tolérants

(Angleterre, Provinces-Unies, villes d’Allemagne) voire de la France qui a légalisé depuis

l’Edit de Nantes de 1598 la dualité religieuse. La poursuite tardive d’une émigration à

destination du refuge protestant anglais ou hollandais doit être comprise dans ce sens. Il n’y a

plus d’espace pour les crypto-protestants dans la société des Pays-Bas espagnols et

catholiques, calée dans ses nouveaux repères hispano-tridentins. Ceux qui n’acceptent pas ce

nouveau cadre créent le scandale et par là même se dévoilent : ils sont mis dans l’obligation

de fréquenter la messe dominicale et de se soumettre la confession pascale, à moins qu’ils ne

partent. Y a-t-il une survie possible de communautés crypto-protestantes dans cet

environnement hostile ? Au-delà de la difficulté à appréhender ce qui est clandestin, ces

conditions ne semblent pas réunies dans les villes des Pays-Bas espagnols. Il n’y a pas de

signe d’une solidarité de rue autour des rares suspects d’hérésie, les apports extérieurs de

nouveaux arrivants protestants sont limités du fait de la surveillance efficace des allers et

venues du Refuge et la recherche des messagers, sans omettre l’impossibilité d’avoir un lieu

de culte extérieur (ce qui est par exemple permis chez un seigneur autorisé à la campagne par

les édits de pacification en France)59.

58 R. MUCHEMBLED, « Le loyalisme des Pays-Bas espagnols », dans La Belgique espagnole et la principauté de

Liège 1585-1715, P. JANSSENS dir., Bruxelles, Dexia-La renaissance du Livre, vol. I, 2006, p. 185-192. 59 C. DURUPT, « Les protestants dijonnais au XVIe siècle : d’une clandestinité réfléchie à une clandestinité subie

(vers 1540 – vers 1600) », dans Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (XVIe-XXe), S.

APRILE, E. RETAILLAUD-BAJAC éd., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 311-327. Après les

années 1560 et l’échec de la coexistence confessionnelle, les protestants français de Dijon, ville catholique,

vivent en milieu hostile et sous le vernis de la religion romaine : un groupe nicodémite se maintient, pratiquant

son culte en secret tout en menant une vie quotidienne en apparence identique à celle des voisins catholiques. Sur

la configuration différente des Marranes, N. MUCHNICK, « Du secret imposé à la clandestinité revendiquée : les

communautés crypto-judaïsantes madrilènes face à l’Inquisition (XVIe-XVIIIe siècles) », dans ibidem, p. 23-34.

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La mise en œuvre de la politique de réconciliation amène une redéfinition des cadres

collectifs de la société des Pays-Bas espagnols dans les dernières années du XVIe siècle.

L’épuration lente et silencieuse des éléments protestants s’opère par le développement d’un

contrôle social pointilleux qui reprend et affine les méthodes administratives déjà

expérimentées avec la réglementation sur les pauvres, la salubrité publique et les épidémies,

l’accueil des étrangers. Elle s’accompagne aussi d’une réorganisation des sociabilités

collectives qui s’imprègnent au cours des années 1580-1590 de la nouvelle morale hispano-

tridentine. Ces formes plus resserrées de surveillance et de discipline veillent à éviter le

scandale public et à étouffer lentement mais surement toute résurgence possible de la foi

calviniste, désormais absente de l’espace public et rejetée dans la clandestinité de l’espace

domestique.

Le contraste est important entre l’action répressive des années 1560, focalisée sur l’hérésie et

son extirpation violente, et les méthodes graduées et plus souples du temps d’Alexandre

Farnèse. Désormais, la pacification autorise les retours au pays et les réintégrations mises en

scène par des cérémonies publiques de réconciliation fêtées comme un triomphe de l’ancienne

foi et de l’obéissance au prince. Et les autorités municipales veillent davantage à rééduquer les

personnes qui enfreignent les nouvelles règles qu’à les punir, sauf cas exceptionnels. Dans

l’environnement géostratégique devenu hostile des Etats protestants (Angleterre et Provinces-

Unies) ou tolérants (la France de 1598 à 1685), les Pays-Bas espagnols s’érigent en bastion

avancé de la cause catholique. Pour vivre à côté d’un ennemi avec lequel les relations

économiques et les migrations n’ont jamais cessé et restent nécessaires à la bonne marche des

villes manufacturières, ce choix de modalités souples de pacification et de réconciliation

s’avère efficace. Il permet de renouer les liens entre le prince et ses sujets, et, entre coercition

et incitation, d’amener à leur acceptation par les populations civiles.

Yves JUNOT

Maître de conférences en Histoire moderne

EA 4343 CALHISTE

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

Mots-clés : pacification, réconciliation, Refuge protestant, migrations, contrôle social,

identités collectives