Pratiques et limites de la réconciliation après les guerres de religion dans les villes des...
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1
PRATIQUES ET LIMITES DE LA RECONCILIATION
APRES LES GUERRES DE RELIGION
DANS LES VILLES DES PAYS-BAS MERIDIONAUX
(années 1570-années 1590)
Les processus de pacification et réconciliation s’inscrivent dans une temporalité
singulière, de transition, propice à la reformulation des normes politiques, religieuses et
sociales1. Dans les anciens Pays-Bas espagnols, la sortie de crise des guerres de religion est un
processus laborieux, qui connaît des inflexions politiques marquées2. Après l’échec de la
politique ultra répressive du duc d’Albe et la promulgation de pardons généraux en 1570 et
1574, une autre voie négociée voulue par les Habsbourg s’esquisse3. Préparée par la
Pacification de Gand (1576), scellée par l’Union et la Paix d’Arras (1579), étendue aux villes
wallonnes reconquises (Tournai en 1581, Cambrai en 1595), la politique de réconciliation
fonde un nouveau pacte de gouvernance entre le prince naturel, Philippe II d’Espagne, la
noblesse et les pouvoirs locaux des provinces méridionales, autour du choix exclusif du
catholicisme romain et tridentin.
Tournant le dos aux méthodes violentes, cette nouvelle stratégie destinée à rétablir la
paix permet de renouer le dialogue entre le roi et ses sujets par le pardon et la réconciliation.
En particulier sous la gouvernance du duc de Parme Alexandre Farnèse (1578-1592), l’idée de
« gagner les cœurs » sous-tend la politique de retour à l’ordre4. Or l’analyse de ce processus
politique s’est plus portée sur les négociations complexes liées à leur élaboration entre le
souverain et les pouvoirs municipaux et provinciaux des Pays-Bas que sur la question de
l’adhésion des populations à la reformulation des normes. Les villes, impliquées à différents
degrés dans les épisodes de la Révolte comme l’iconoclasme de 1566 ou les troubles de 1578-
1 F. PERNOT, V. TOUREILLE, Lendemains de guerre… De l’Antiquité au monde contemporain : les hommes,
l’espace et le récit, l’économie et le politique, Bruxelles, PIE Lang, 2010, p. 16-18. 2 Sur la Révolte des Pays-Bas et ses développements successifs, voir en particulier G. PARKER, The Dutch
Revolt, Penguin Books, 1990. 3 L’historiographie récente éclaire le rôle actif du pouvoir monarchique dans l’élaboration de la paix civile : pour
les anciens Pays-Bas, la thèse soutenue en 2008 à la KU Leuven par V. SOEN, ‘Par la voye de pacification et
negotiation’. Verzet, verzoening en ‘vredehandel’ tijdens de Nederlandse Opstand. (1564-1598), sous la
direction de J. ROEGIERS (à paraître aux Presses Universitaires d’Amsterdam), et pour la France avant l’Edit de
Nantes, celle soutenue la même année à l’Université de Limoges par J. FOA, Le Tour de la paix. Mission et
commissions d’application des édits de pacification sous le règne de Charles IX (1560-1574), sous la direction
d’O. CHRISTIN (compte rendu par P.-J. SOURIAC, Chrétiens et sociétés, XVIe-XIXe, [En ligne], 15 | 2008, mis en
ligne le 26 février 2009, URL : http://chretienssocietes.revues.org/index1612.html). 4 V. SOEN, “Estrategias tempranas de pacificación de los Países Bajos (1570-1598)”, dans Tiempo de paces
1609-2009. La Pax hispanica y la Tregua de Doce Años, B. J. GARCÍA GARCÍA éd., Madrid, Fundación Carlos
de Amberes, 2009, p. 61.
2
1579 précédant la signature de l’Union d’Arras, sont en effet loin d’accepter de manière
unanime les termes de la réconciliation. Depuis l’émergence du protestantisme et l’éclatement
du conflit avec le pouvoir central, les lignes de fracture traversent l’ensemble de la société
urbaine à Valenciennes, Tournai ou Lille, y compris la composante dirigeante5. L’acceptation
des termes de la réconciliation par les populations civiles s’avère un processus complexe dont
la réussite durable est visible au XVIIe siècle dans le soutien sans faille à la monarchie
hispanique et à l’ultra-catholicisme manifesté par les provinces méridionales des Pays-Bas
exposées aux offensives françaises6.
Comprendre le succès de ce tournant qui se produit dans la société du dernier tiers du XVIe
siècle implique de retracer les dynamiques propres à la mise en pratique de la réconciliation.
Comment une société s’accommode-t-elle des règles ou des modèles qui lui sont imposés ? Il
s’agit d’un processus interactif qui se joue autant des autorités politiques vers les populations
que des individus eux-mêmes à l’adresse du pouvoir. Et s’accommoder de normes nouvelles
implique de les accepter tout en s’interrogeant sur celles-ci, quitte à les remettre en cause ou à
les transgresser.
Ainsi, dans les Pays-Bas réconciliés, les villes expérimentent et systématisent à partir des
années 1570 un nouveau contrôle social dont il faut chercher l’application au sein des espaces
que les protestants ont pu investir avant et pendant la Révolte de 1566 : la sphère municipale,
l’espace public, les lieux d’accueil des étrangers. Outre le contrôle social, la logique de
pacification et de réconciliation promeut l’usage de l’oubli et du pardon de la Révolte
octroyés par le prince, ouvrant la voie à une démarche volontaire d’individus ou de groupes
qui sollicitent des lettres de réconciliation pour (ré)intégrer en bonne et due forme l’espace
social. Enfin, l’analyse des résistances manifestées par la société de l’après-guerre civile
permet d’établir les limites vécues de cette politique et de déterminer où s’opère la distinction
entre ce qui est transgressif et ce qui ne l’est pas.
5 Sur la Révolte dans ces villes, synthèse récente dans A. LOTTIN, P. GUIGNET, Histoire des provinces françaises
du Nord de Charles Quint à la Révolution française, Arras, Artois Presses Universités, 2008, chap. IV et V.
Pour Lille : R. S. DUPLESSIS, Lille and the Dutch Revolt : Urban Stability in an Era of Revolt (1500-1582),
Cambridge, Cambridge University Press, 1991 : la fermeté du gouverneur Rassenghien empêche l’iconoclasme
en 1566 dans cette ville qui demeure globalement fidèle à l’autorité centrale. Pour Valenciennes : Y. JUNOT, Les
bourgeois de Valenciennes. Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Villeneuve d’Ascq, Presses
Universitaires du Septentrion, 2009, p. 79-100 : la ville entre en révolte ouverte contre le roi en 1566-1567 et
connaît une seconde phase de troubles sans basculement politique en 1578-1579. Pour Douai et Arras : F.
DUQUENNE, « Des ‘Républiques calvinistes’ avortées ? La contestation des échevinages à Douai et Arras en
1577 et 1578 », dans Des Villes en révolte. Les ‘Républiques urbaines’ aux Pays-Bas et en France pendant la
deuxième moitié du XVIe siècle, Urban History 23, M. WEIS dir., Turnhout, 2010, p. 53-63. 6 R. VERMEIR, En estado de Guerra. Felipe IV y Flandes, 1629-1648, Córdoba, Universidad de Córdoba –
CajaSur Publicaciones, 2006, p. 331-341.
3
I Les nouvelles modalités du contrôle social dans les villes réconciliées
Epurer l’espace politique :
La rénovation du contrôle social en ville pose en premier lieu la question de la loyauté
des hommes du pouvoir municipal, parce qu’ils sont en charge de larges responsabilités
réglementaires et judiciaires garanties par les privilèges locaux7. Les premiers troubles des
années 1560 ont montré la compromission d’une partie des équipes échevinales, réticentes à
appliquer dans toute sa rigueur la législation du prince contre les hérétiques. C’est après la
première phase de la révolte (1566-1567) que le pouvoir central met en place un processus de
sélection des équipes municipales pour s’assurer de leur orthodoxie. En apparence, aucune
révolution institutionnelle ne se produit. C’est dans la continuité des institutions locales que le
pouvoir central épure les magistrats urbains8. A Valenciennes, les institutions municipales
n’ont été suspendues que temporairement de 1567 à 1574 avant d’être rétablies en l’état. Et la
reconquête de Tournai par Alexandre Farnèse en 1581 est négociée au prix du maintien des
anciens privilèges municipaux9.
Par contre, le changement des hommes est d’une ampleur inédite, comme le révèle
l’examen des carrières échevinales avant et après les troubles. A Valenciennes, 80 % des
cadres municipaux en charge avant la révolte n’exercent plus aucune fonction après le
rétablissement de l’échevinage en 1574. Or seule une infime proportion (10%) disparaît du
fait de son grand âge ou d’une mort naturelle. C’est le signe indéniable d’une épuration
massive de la sphère municipale. Près de 18 % d’entre eux ont fait l’objet de poursuites. Mais
ils sont 50 % à être épargnés par la répression tout en se retirant des charges officielles, par
retraite volontaire ou par mise à l’écart par une autorité princière qui n’a pas été dupe de
l’ambiguïté de leur position. Finalement, moins de 20% des 102 échevins en poste au cours de
la décennie précédant la révolte de 1566 retrouvent des fonctions à l’hôtel de ville entre 1574
et 1579. Les soumissions successives de Tournai à l’ordre espagnol, en janvier 1567 et
novembre 1581, sont aussi marquées par un renouvellement d’ampleur des responsables
municipaux. 60% des prévôts et jurés de la ville en poste entre 1556 et 1566 ne retrouvent pas
de charge publique après 1567. Et 65% de ceux en fonction entre 1567 et 1578 sont des
7 P. GUIGNET, Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part
et d'autre de la frontière franco-belge, Paris, éditions de l’EHESS, 1990. 8 Y. JUNOT, Les bourgeois de Valenciennes…, op. cit., p. 84-85 et p. 92-95. 9 Archives Générales du Royaume, Bruxelles (désormais AGR), Etat et audience n° 591, f°37r : traité de
réconciliation avec la ville de Tournai.
4
hommes nouveaux, de même que 60% de ceux nommés après les derniers troubles entre 1581
et 159110.
Dans ces villes où la nomination de l’échevinage appartient le plus souvent (sauf à
Douai) aux commissaires du souverain, des procédures de sélection sont mises sur pied pour
filtrer les candidatures. Le Conseil d’Etat à Bruxelles établit désormais des listes d’aptitude ou
d’éligibilité à la veille du renouvellement annuel des équipes11. Il encadre étroitement par des
instructions précises le gouverneur provincial, en recueillant préalablement des informations
sur les candidats et des recommandations fournies par les dignitaires religieux locaux (à
savoir les abbés, les curés de paroisse et le recteur des Jésuites) ainsi que par les juristes de
l’hôtel de ville. Ces listes recensent les échevins en poste et ceux susceptibles de les
remplacer, en séparant ceux qui ont une expérience politique des novices et en signalant
d’éventuels éléments moraux ou religieux rédhibitoires pour la fonction. Cette révision des
procédures de sélection des échevinages ouvre donc la voie à un vivier mieux circonscrit de
notables catholiques sous tutelle des conseils de gouvernement de Bruxelles.
Réinvestir l’espace public, mieux encadrer le temps sacré :
La grande force des protestants a été, dès 1561, d’investir l’espace public. Les
« chanteries » des Psaumes de Marot et les attroupements de nuit puis de jour ont alors
constitué les premières actions de masse et en plein air des partisans de la nouvelle foi à
Tournai et Valenciennes, quelques années avant la vague iconoclaste de 156612.
C’est donc cet espace public qui suscite, à l’issue des troubles, une réglementation
nouvelle pour y contrôler tous les interstices de la sociabilité. Le contrôle s’applique tout
d’abord au temps obscur de la nuit. Ainsi, il est désormais interdit « d’aller en masque ny faire
des obades de nuyct ». Les musiciens professionnels ne peuvent plus accompagner de tels
groupes festifs ni leur livrer masques et déguisements13. Le port d’armes dans la rue est
interdit à tous les habitants, y compris aux bourgeois de statut en dehors de leur service dans
10 Archives de l’Etat, Tournai, ms. 14, liste des prévôts et jurés de la ville : 7 suspendus en cours de mandat dès
février 1567, 32 retirés de la vie politique, 25 en fonction après 1567 sur un total de 64 personnes ; pour les
années 1567-1578, 45 nouveaux pour 24 déjà en fonction avant les premiers troubles sur un total de 69 prévôts et
jurés ; 31 nouveaux sur un total de 52 prévôts et jurés en poste entre 1581 et 1591. 11 Par exemple : AGR, État et Audience 809/29, pièces relatives aux renouvellements de la Loi de Valenciennes
de 1591 à 1626. Sur la « moralisation » des mécanismes de sélection des échevins, voir Y. JUNOT, Les bourgeois
de Valenciennes…, op. cit., p. 109-112. 12 G. MOREAU, Histoire du Protestantisme à Tournai jusqu'à la veille de la Révolution des Pays-Bas, Paris, Les
Belles Lettres, 1962 et A. LOTTIN, Politique, religion et société au XVIe siècle. La révolte des Gueux, Lillers,
Les échos du Pas-de-Calais, 2007, p. 29-42. 13 BM Valenciennes, ms. 734 p. 2-3 et 289, ban du 12 février 1575 ns, renouvelé fin 1587-début 1588, et AGR,
chambre des comptes n°40000 f° 31r, amende de 6 Livres contre deux jeunes hommes de Tournai qui ont « esté
sur rues avecq espées et entré es maisons avecq acoustremens de masques », 1582-1583.
5
la garde civique. Le paysage sonore des fêtes et rassemblements est à son tour encadré de
manière pointilleuse, car sonner le tambourin peut être pris pour le signal d’une émotion
populaire ou d’un coup de force14. Lors des années sensibles de 1578-1579, statuts et bans
relatifs aux compagnies bourgeoises interdisent, sous peine de mort ou bannissement, de
blasphémer et de « disputer de la foy et religion » au sein de la garde civique, de s’injurier en
suscitant « émotion ou division les ungs contre les aultres »15. Les mêmes réglementations
définissent soigneusement les modes de convocation de la garde « par son de tambourin,
bruitcz de harquebouze, criz d’armes » qui peuvent devenir « perturbateurs du repos public ».
Le temps sacré obéit à la même logique réglementaire. Lors des dimanches et des fêtes
religieuses, en application des recommandations tridentines, les habitants sont invités à
modifier leurs mauvaises habitudes : boire dans les tavernes, se promener sur les remparts ou
jouer sur les places publiques, aller pêcher, tenir boutique ouverte, collecter les immondices,
brasser la bière ou mener son grain au moulin, faire sa lessive, activités désormais tenues pour
« scandale, mespris de l’honneur de Dieu » et choses contraires à « l’ordre et police de la
républicque ». Les amendes frappent ceux qui ne se plient pas à la fréquentation du service
divin, notamment à la veille de Pâques16. Les mangeurs d’œufs et de chair en temps de
Carême sont poursuivis, à l’exemple d’un Valenciennois banni en 1591 pour avoir déclaré
publiquement qu’il « alloit faire cuyre demy-douzaine d’œufs et qui les aimoit mieulx que des
herrengs pourris »17. Durant l’année qui suit la reconquête de Tournai, en 1582, les échevins
de la ville sanctionnent une quarantaine de personnes surprises à jouer au jeu de paume, à
asseoir des gens à leur table et servir à boire, à travailler et ouvrir boutique à l’heure de la
messe dominicale18. Dans le cas du jeu de paume, manifestement plus prisé que la
fréquentation de l’église, les sanctions tombent à la fois sur les joueurs s’ils sont adultes, sur
leurs parents quand ils sont enfants ainsi que sur les tenanciers des établissements de jeu
quand la partie ne se déroule pas dans la rue. La journée du dimanche inclut désormais le
temps de l’instruction catholique. L’école dominicale est mise en place dans les années 1570-
1580 pour catéchiser les enfants dès l’âge de 7 ou 8 ans et leur inculquer les rudiments de la
14 BM Valenciennes, ms. 734 p. 102, ban publié le 24 juillet 1577. 15 AM Valenciennes, FF 259 f° 33-36r, statuts de la garde bourgeoise, 6 juin 1579 et AM Lille, fonds ancien 383
f°40v, touchant la garde, 9 octobre 1578. Les injures citées sont « badins, papistes, bening, zélateurs, prouveaulx,
johannistes, gheuz, huguenotz » et appartiennent à plusieurs répertoires : frivoles et modérés contre engagés,
protestants contre catholiques, partisans de Don Juan et du roi d’Espagne. 16 BM Valenciennes, ms. 734 p. 257, ban publié le 29 mars 1586, republié le 22 mars 1597 et p. 184, ban publié
le 18 février 1581, sous peine d’amende et peine arbitraire. 17 AM Valenciennes, FF1 10 f°62-63. 18 AGR, chambre des comptes n°40000 f° 29v-34v, octobre 1582 à septembre 1583.
6
lecture et de l’écriture19. Là encore, les parents des enfants absents sont sanctionnés par des
amendes, signe d’une volonté marquée des autorités de voir l’application effective des
nouvelles mesures d’encadrement des populations urbaines.
En réglementant la rue, la milice urbaine, les espaces de sociabilité ou de loisirs, la
ville exerce ses missions politiques usuelles mais elle donne un nouveau sens à son action : le
service de la communauté et du bien public est désormais indissociable de la fidélité politique
au prince et du strict respect de l’orthodoxie religieuse.
Surveiller les étrangers et les déplacements
Le contrôle des migrants en milieu urbain, entre police des métiers et police des
logeurs, ne peut être disjoint des contextes de guerres de religion20. Une politique de
surveillance circonscrit le logement, en systématisant des dispositions qui s’appliquaient
auparavant en temps de guerre depuis une ordonnance de Charles Quint de 153721. Elle est
activée dès les premiers troubles de 1561 à Tournai et Valenciennes, amplifiée ensuite et
appliquée avec rigueur sur les immigrants venant de lieux suspects22.
A partir de 1561, tout arrivant dans ces deux villes doit présenter aux échevins une
attestation de catholicité du curé ou de l’échevinage de sa résidence précédente, et les logeurs
sont tenus de délivrer chaque soir aux autorités urbaines un billet reprenant les noms et
demeure des étrangers. Même un déménagement d’une paroisse à l’autre de l’espace urbain
est soumis à l’attestation du curé. Un recueil général de tous les habitants (« hommes,
femmes, enfants, commensaux, serviteurs et servantes »), enregistrés par paroisse, est établi et
révisé annuellement et il est encore attesté en 1581 après la reconquête de Farnèse à Tournai.
Ce registre de population n’est pas un outil fiscal. Ses sous-entrées concernent la surveillance
19 A. LOTTIN, « Contre-Réforme et instruction des pauvres, le rôle des écoles dominicales vu à travers les
initiatives hainuyères et lilloises », dans Etre et croire à Lille et en Flandre XVIe-XVIIIe siècle, recueil d’études,
Arras, Artois Presses Université, 2000, p. 373-387. A Valenciennes, le catéchisme des enfants de 7 à 17 ans est
rendu obligatoire le dimanche de 15 à 16 heures dans les couvents des Carmes, de St-François et de St-Paul dès
le ban du 1er octobre 1575, bien avant l’ouverture de l’école dominicale des Jésuites en 1584 (BM Valenciennes,
ms. 734 p. 26-28). 20 V. MILLIOT, « La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du XVIe siècle aux années 1830 »,
dans La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe – début XIXe siècle), D. ROCHE dir., Paris, Fayard,
2000, p. 24-35. 21 Recueil des Ordonnances des Pays-Bas, 2ème série 1506-1700, tome IV, J LAMEERE et H. SIMONT éd.,
Bruxelles, 1907, p. 24-25 : ordonnance du 30 avril 1537 relative à l’espionnage, au logement des étrangers et au
vagabondage. Elle prévoit l’interrogatoire aux portes des villes des gens entrant et sortant sur leur qualité, leur
origine ou leur destination, leur lieu de naissance et leur activité, et la déclaration de l’hébergement d’étrangers
par leurs logeurs chaque soir au principal officier du guet. 22 Y. JUNOT, « Autour du droit de bourgeoisie : les immigrants et leur intégration dans les villes des anciens
Pays-Bas méridionaux (XVIe siècle) », dans Histoire comparée des villes européennes, session M16 : The
integration of economic immigrants in early modern and industrialising cities, IXe Conférence Internationale
d'Histoire Urbaine Lyon 27-30 août 2008, CD-ROM Ciham-Lyon 2 éd., Lyon, 2009.
7
des étrangers (1567 et 1581 : recherche des nouveaux résidents étrangers établis sans
autorisation des échevins depuis le précédent recueil), l’assistance aux pauvres, les obligations
militaires (1567, 1568 : dénombrement des hommes aptes au guet ; 1569, 1570 : liste des
habitants logeant des soldats ou contribuant financièrement à cette charge) et les obligations
religieuses (1581 : observation des devoirs religieux des étrangers). Il est bien un outil
moderne du nouveau contrôle social.
Si la tenue du registre général de la population est abandonnée à Tournai et
Valenciennes avec la pacification, la surveillance exercée sur les logeurs ne faiblit pas. Les
hôtelleries et tavernes sont périodiquement inspectées par les autorités municipales. Et à la
lecture des amendes régulièrement infligées aux particuliers contrevenant à déclarer leurs
locataires, c’est bien l’habitude de loger chez soi des gens de passage, au jour ou à la semaine,
en sous-louant une chambre, qui fait l’objet d’un regard policier et moralisateur. Il s’agit de
débusquer voleurs, filles de mauvaise vie, hérétiques bannis et anciens émigrés de retour de
pays protestants, Français suspects d’espionnage ou étrangers de nation sans passeport valide.
La répétition des bans échevinaux sur l’obligation du certificat de catholicité et du billet
déclaratif du logement des étrangers (pas moins de 18 bans à Valenciennes entre 1576 et
1586)23 témoigne certes de la difficulté à surveiller efficacement les lieux d’accueil. Mais elle
est surtout révélatrice du besoin de connaître et maîtriser les flux migratoires incessants qui
mêlent ouvriers du textile et demandeurs d’ouvrages, réfugiés de guerre et vagabonds, fugitifs
et bannis, protestants revenus du Refuge, dans le contexte encore trouble des années 1576-
1598. Des mesures similaires frappent ceux qui sortent de la ville pour se rendre dans les
provinces non réconciliées ou qui entretiennent une correspondance avec des rebelles
notoires24. Il s’agit d’éviter une contagion par des éléments jugés impurs dans les provinces
désormais réconciliées.
23 BM Valenciennes, ms. 734 : 21/01/1576 (aux hôteliers de non loger étrangers sans apporter billet), 18/10/1576
(de non loger étrangers sans apporter billet à l’échevin responsable), 24/11/1576 renouvelé le 09/11/1577
(expulsion des étrangers qui n’ont pas de certificat de leur curé et obligation aux logeurs d’apporter le billet
déclaratif), 15/12/1576 (enregistrement des bourgeois revenant en ville à la faveur de la Pacification de Gand),
24/05/1577 (expulsion des étrangers non natifs des Pays-Bas et des retournés qui ne sont pas enregistrés),
31/03/1578 republié le 17/10/1578 (obligation pour les étrangers de se faire enregistrer sous peine d’expulsion),
28/06/1578 (obligation pour les étrangers de se faire enregistrer), 31/01/1579 (expulsion de tous les étrangers
résidant depuis 2 ans s’ils ne se représentent pas devant le Magistrat pour obtenir autorisation d’y demeurer),
12/06/1579 (expulsion de tous les étrangers résidant depuis 2 ans et interdiction aux bourgeois de les loger ou
faire travailler s’ils n’ont pas autorisation du Magistrat d’y demeurer), 09/10/1579 (expulsion des bannis et
étrangers), 17/04/1580 (obligation pour les étrangers d’apporter certificat de leur curé et Magistrat d’origine),
10/11/1580 renouvelé le 27/11/1580, le 23/01/1581 et le 16/06/1582 (expulsion des étrangers non enregistrés ou
reçus à l’habitation, défense aux logeurs ou bailleurs d’ouvrage de les aider), 15/03/1586 (expulsion des réfugiés
et étrangers non enregistrés, défense aux bourgeois de les loger). 24 AM Lille, fonds ancien 383, f° 102r, ban interdisant d’aller à Anvers et autres villes non réconciliées sans
passeport délivré par le gouverneur Rassenghien , 19 avril 1582, et AGR, chambre des comptes 40000 f°36r,
8
L’idée de cordon sanitaire n’est pas pour autant un système rigide d’exclusion. Les règles du
nouveau contrôle social visent aussi à favoriser l’intégration ou la réintégration des individus
dans le cadre normatif défini par la politique de pacification. C’est pourquoi l’un des volets
importants de cette politique de pacification est une pratique active de la réconciliation visant
à restaurer la concorde au sein d’une société se définissant désormais par son intolérance
catholique25.
II Discours de réconciliation : pardon civil et réintégration catholique
Amnistie et amnésies volontaires : l’usage politique de l’oubli
Une politique de réconciliation nécessite de jeter un voile au moins partiel sur les faits
liés aux guerres de religion et à leurs auteurs. S’agit-il pour autant d’enterrer le passé26 ? Ce
devoir d’oubli comme élément important de l’économie morale et politique de la paix fait
partie du discours des édits de pacification dans les guerres de religion du royaume de France
dès 1563 et il s’y traduit, dans sa phase d’application, par la lacération des registres
consulaires ou parlementaires ainsi que l’arrachage des feuillets contenant des délibérations
compromettantes27. Dans les Pays-Bas espagnols, la Pacification de Gand de novembre 1576
pose le principe d’une amnistie après l’expérience limitée du pardon général de 157428.
L’article Ier annonce que les méfaits et offenses liés aux troubles seront pardonnés et oubliés,
stoppant du coup toute poursuite. Dans la foulée, l’article X stipule la restitution des biens
confisqués et la révocation des sentences judiciaires prononcées depuis 1566 pour le fait de la
religion comme pour la rébellion armée. Il préconise que les personnes et sujets soient
« restituez en leur bon nom et renommée » et qu’en conséquence, toutes procédures, escripts,
actes pour ce faits seront mis à néant, royez es registres ».
L’épuration des archives relatives aux troubles est effectivement mise en œuvre par les
gouverneurs provinciaux. A Valenciennes, l’officier du souverain ordonne en 1578 de brûler
mise à l’amende de 6 habitants de Tournai pour avoir reçu lettres de leurs parents à Anvers sans les avoir
exhibées au Magistrat, 1582-1583. 25 M. DE WAELE, « Entre concorde et intolérance : Alexandre Farnèse et la pacification des Pays-Bas », dans De
Michel de L’Hospital à l’Edit de Nantes. Politique et religion face aux Eglises, T. WANEGFFELEN éd., Clermont-
Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 51-70. 26 Sur les mécanismes psychologiques et sociétaux de l’oubli, voir R. HELMICK, R. L. PETERSEN éd.,
Forgiveness and reconciliation : religion, public policy and conflict transformation, Philadelphia, Templeton
Foundation Press, 2001, p. 171 et suivantes. 27 M. CASSAN, « Eloquence et pacification à la fin des guerres de religion », dans Lendemains de guerre… De
l’Antiquité au monde contemporain, op. cit., p. 398-402. 28 Ordonnance et déclaration nouvelle du roy sur l’entretenement de la Pacification de Gand, Anvers, chez C.
Plantin, 1578, et M. WEISS, « Deux confessions pour deux Etats ? La Pacification de Gand de 1576, un tournant
dans la Révolte des Pays-Bas », dans Les affrontements religieux en Europe du début du XVIe au milieu du
XVIIe siècle, V. CASTAGNET, O. CHRISTIN, N. GHERMANI éd., Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2008, p. 45-56.
9
les papiers des procès criminels et informations judiciaires laissés par les commissaires qui
ont administré la ville entre 1567 et 157429. Le recueil échevinal contenant le nom des bannis
de 1566 est déchiré à cette occasion, et les registres criminels antérieurs à la Pacification de
Gand disparaissent. Les archives qui ne peuvent être détruites sont maquillées pour dissimuler
les compromissions, comme dans un registre de la comptabilité de la ville de 1566 où
l’appartenance de notables au consistoire calviniste est maquillée30. A Douai, des effacements
au cas par cas sont effectués dans le « catalogue de ceulx ayans esté enrollez et notez de avoir
refuser de (…) prester le serment au commenchement des troubles », sur avis du gouverneur
et du conseil de la ville31.
Même les derniers troubles de 1578, à la veille de la signature de l’Union d’Arras, sont
immédiatement mis entre parenthèse pour éviter le déclenchement d’une nouvelle lutte de
factions retardant la conclusion de la paix civile. A Valenciennes, alors que les partisans du
prince d’Orange et des Etats-Généraux manquent d’en venir à l’affrontement avec les
catholiques pro-espagnols en août 1578, l’échevinage catholique, appuyé par le conseil d’Etat
et le gouverneur du Hainaut, ordonne que l’épisode soit « réputé comme non advenu sans en
pooir estre aucunement recherché » par la justice, ordonnant aux bourgeois de ne pas « se
reprochier l’un à l’aultre de ce qu’il s’est passé »32. La gestion d’un passé violent (iconoclaste
et rebelle) est donc confiée aux échevinages sous supervision des officiers provinciaux pour
générer l’oubli et éloigner une possible résurgence des guerres de religion. Le climat
d’apaisement et la volonté de concorde sont un choix minimum accepté par toutes les parties
prenantes des négociations permettant l’adhésion à l’Union d’Arras et la signature de la Paix
d’Arras quelques mois plus tard en 1579. Mais dès la conclusion de l’accord, les meneurs
orangistes et calvinistes sont bannis collectivement de Lille, Douai, Arras et Valenciennes33.
La promesse d’oubli est devenue un instrument politique habilement maîtrisé par le pouvoir
espagnol qui pose les jalons de la restauration catholique.
29 Histoire des troubles à cause des hérésies 1562-1579, tirée de plusieurs écrits en 1699 par P. J. Le Boucq,
Bruxelles-Gand-Leipzig, 1864, p. 169-170. 30 AD Nord, 5B 241, dépositions des juristes Adrien De Lesteulle et François Cocqueau en 1606, et AM
Valenciennes, CC 753 f°245r° : «« A Nicolas Vivien le père, Vinchant Resteau, Jacques Bizou, Jehan Godin et
Philippes Muchet, requis et députez de la part du consistoire de ceulx de ladicte Religion suyvant la conclusion
dudict conseil » devient en 1578, après ratures (---) et rajouts (en italique), « (aux mêmes), requis et députez de
la part --- de ladicte -- ville de Vallenciennes suyvant la conclusion dudict conseil ». 31 AM Douai, BB3, f°19v, cas de Léon Dablaing, 4 mars 1575 n.s. 32 BM Valenciennes, ms. 734, p. 129-130, ban publié le 27 août 1578. 33 A. LOTTIN, « Le bannissement des protestants de Lille après la Paix d’Arras (1579-1582) », dans Etre et
croire…, op. cit., p. 294-314 et Histoire des provinces françaises du Nord…, op. cit., p. 105-111.
10
Remettre, pardonner, réintégrer : une politique de la main tendue par la réconciliation
individuelle
L’oubli des faits ouvre la porte au pardon. Sa dialectique est très semblable à celle
exprimée habituellement dans les lettres de rémission de justice émanant du souverain, à la
fois roi justicier et débonnaire34. Le modèle du droit de grâce français a été importé par les
ducs de Bourgogne aux Pays-Bas. Sous Philippe II, le terme d’ « amnistie » utilisé dans la
rémission individuelle des délits contre la religion est abandonné au profit de celle de « grâce
et pardon général »35. Dans le cadre du pardon collectif, les demandes individuelles
continuent d’être traitées par le Conseil privé sur instructions du gouverneur général des Pays-
Bas. L’institution bruxelloise examine les requêtes, mène une enquête sérieuse sur la sincérité
des requérants (en demandant des informations aux échevins et religieux de leur ville
d’origine ou à défaut à des concitoyens réfugiés dans des villes réconciliées), puis elle dresse
l’acte de réconciliation36.
Le prince y rappelle en premier sa souveraineté et sa bienveillance. Il écoute et a
regard aux remontrances émanant de ses sujets. Il fait preuve de miséricorde, préférant
« traicter en toute clémence et doulceur les bons subjectz qui se veullent réconcilier à icelle ».
La réintégration dans la communauté des fidèles sujets du roi est assortie de « l’oubli de
toutes choses mal passées ». Le souverain étend sa sauvegarde et protection à la famille et aux
biens du requérant. Le salut des sujets du roi est une préoccupation très présente. Le
bénéficiaire s’engage à se tenir sous l’ancienne religion catholique et à veiller que sa
maisonnée fasse de même et « ne se laisse infecter par lesdicts héréticques », ce qui implique
l’obligation de se confesser, de communier et de se présenter à l’évêque du lieu. L’obéissance
au souverain est bien sûr rendue indissociable du retour sous le giron de l’Eglise catholique
romaine, sans « adhérer aux factions du prince d’Orange et aultres rebelles et héréticques ».
Le bénéfice de la réconciliation et la restitution des biens confisqués sont effectifs dès le
retour dans une ville ou un lieu « de l’obéissance de Sa Majesté », après prestation d’un
serment.
L’un des points d’achoppement du dispositif de réconciliation est le lieu de résidence
du bénéficiaire. Celui-ci s’engage généralement à réintégrer les provinces déjà réconciliées
(c’est le cas majoritaire) ou à demeurer dans un lieu neutre aux portes des Pays-Bas (comme
34 C. GAUVARD, "De Grace especial" : crime, état et société en France à la fin du Moyen Age, tome II, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1991, p. 906 et suivantes. 35 M. VROLIJK, Recht door gratie. Gratie bij doodslagen en andere delicten in Vlaanderen, Holland en Zeeland
(1531-1567), Amsterdam, Hilversum Verloren, 2004, p. 28-38 et p. 235-236. 36 AGR, Conseil Privé Espagnol (désormais CPE) n°1420, lettre-type, 1581 et 1591.
11
Calais en France ou Cologne dans l’Empire). Mais au début des années 1580, certains
requérants demandent et obtiennent le maintien de leur résidence dans des lieux non
réconciliés sous le contrôle des Etats Généraux et de Guillaume d’Orange. C’est un moyen
pour Alexandre Farnèse de se concilier des appuis et des partisans alors que la reconquête
militaire de la Flandre et du Brabant se précise depuis 1581 pour aboutir en 1584-1585 à la
capitulation de Gand, Anvers et Bruxelles. C’est aussi une manière pour le souverain
d’affirmer le maintien de sa souveraineté sur ses sujets au-delà de la nouvelle frontière
politique esquissée entre les provinces réconciliées avec l’Espagne en 1579 et celles de
l’Union d’Utrecht, indépendamment des étapes des opérations militaires en cours.
La réconciliation vue par ses bénéficiaires :
Les requêtes adressées au Conseil privé en vue d’obtenir l’acte de réconciliation sont à
la fois une supplique au souverain, un compte-rendu des actions passées et un récit reconstruit
des évènements comme dans le cas des lettres de rémission de justice37. Une quarantaine de
lettres de réconciliations accordées entre 1581 et 1600 à des naturels des villes wallonnes des
Pays-Bas espagnols sont conservées dans le fonds du Conseil privé et révèlent des parcours
individuels diversifiés par les conjonctures politiques locales.
Les hommes de négoce de Lille, Douai, Mons, Tournai, basés à Anvers, forment un
groupe bien représenté dans les demandes de réconciliation jusqu’à la reconquête de 1585
opérée par Farnèse38. Tous attestent généralement de leur bonne vie catholique et de leur
fréquentation des églises dans la métropole anversoise jusqu’à l’interdiction du culte public,
sans plus s’étendre sur les affaires politiques ou religieuses. Exceptionnellement, l’un d’eux,
Jacques Le Candèle, natif de Lille, exprime sa haine des « apostats » qui ont voulu lui faire
abjurer le catholicisme et qui ont expulsé les marchands catholiques en août 1583. Dans le cas
(3 requêtes) des jeunes facteurs de marchand, âgés de 15 à 20 ans, placés par leurs parents
auprès de confrères à Anvers pour y apprendre le flamand et la bonne marche des affaires,
c’est l’excuse de jeunesse qui est mise en avant : chacun se décrit « nullement coulpable des
guerres et divisions présentes » et non « capable pour entendre les affaires de ces troubles »39.
Cette dialectique très homogène des requêtes des hommes de négoce, minorant largement le
conflit civil et ses compromissions, vise surtout à lever les entraves dans leurs trafics
37 N. ZEMON DAVIS, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au XVIe siècle, Paris, éditions du Seuil, 1988, p.
19-22. 38 10 demandes au Conseil privé entre 1581 et 1584. 39 AGR, CPE n° 1420, réconciliations de Grart Henniart, 15 ans, de Lille, fils d’un défunt marchand et receveur
de la bourse des pauvres à Anvers, retiré d’Anvers à Rouen, réconcilié le 05/05/1583, et de Mahieu
Fourmestraux, 22 ans, de Lille, facteur des Delobel à Anvers, réconcilié après le 12/12/1583.
12
marchands de part et d’autre des nouvelles frontières qui coupent les villes manufacturières
wallonnes de leur débouché maritime anversois.
Les lettres adressées par les habitants de Tournai au Conseil privé dénotent plus
d’inquiétudes dans le rapport à l’autorité espagnole et à sa dynamique de reconquête40. La
ville est en effet sous le contrôle des Etats-Généraux et les calvinistes y pratiquent
ouvertement leur culte jusqu’au siège de Farnèse en novembre 158141. Ses habitants ont été
invités en 1580 par Philippe II à se retirer dans les provinces réconciliées. Or beaucoup n’ont
pas obtempéré. C’est ce groupe qui formule des requêtes empruntes d’excuses : le grand âge
et le danger des chemins, les menaces de saisie ou destruction de leurs biens par le prince
d’Epinoy, gouverneur de la ville, ont anéanti toute possibilité de partir. Deux anciens jurés,
Nicolas Le Ricque (en fonction en 1569 et 1570) et Caron Cocquiel, avancent à leur décharge
d’avoir évacué leurs femmes et enfants dans les villes voisines réconciliées de Mons et Douai
dès 1580. Mais l’information menée par les officiers loyalistes du bailliage du Tournaisis,
retirés à Douai, révèle les compromissions du passé de la veuve de Jehan Frappe qui obtient
tout de même de rester à Tournai : ses biens ont déjà été confisqués à l’issue des troubles de
1566 du fait des engagements rebelles de son mari…D’autres se sont retirés opportunément à
Anvers pour leurs affaires commerciales ou pour « aller veoir du pays » mais ne sont donc pas
inclus dans le bénéfice de la réconciliation de Tournai en 1581.
Le positionnement des habitants de Cambrai, terre d’Empire entre Pays-Bas et France,
est tout autre : d’éminents citoyens réfugiés chez leurs voisins du sud se posent en victimes du
« gouvernement illégitisme » du seigneur d’Inchy, qui a pris le contrôle de la ville en 1578 au
nom des Etats-Généraux et du prince d’Orange, puis du seigneur de Balagny qui s’y maintient
avec l’appui de la France jusqu’en 159542. Beaucoup ont perdu fonction, prestige ou argent à
l’occasion de la dissidence de leur cité et se plaignent de persécutions, comme le receveur
d’Havrincourt, l’appariteur de la cour spirituelle de l’archevêque, le maître des monnaies et
plusieurs négociants en blé et en toiles. Réfugiés à Péronne, Saint-Quentin et Châlons en
Champagne, ils avancent qu’ils « n’ont rien moins que le cœur françois » et tous se déclarent
affectionnés au service du roi d’Espagne et au catholicisme. Leur requête a pour but d’obtenir
le droit de résider à Arras, Douai ou Valenciennes, où vivent déjà d’autres concitoyens
réfugiés dans les provinces réconciliées.
40 13 requêtes au Conseil privé entre 1580 et 1592. 41 T. DESPLANCQ, « Le retour de Tournai dans le giron espagnol en 1581 », Mémoires de la Société royale
d’histoire et d’archéologie de Tournai, tome IX, 1997, p. 99-151. 42 10 requêtes au Conseil privé entre 1581 et 1583.
13
Les femmes, veuves ou épouses en rupture, formulent leurs requêtes de réconciliation
de manière plus singulière. Leurs récits, plus que ceux des hommes, exposent les fractures
internes de la société et notamment l’impact de la question religieuse à l’intérieur des
familles. Une veuve montoise émigrée à Anvers depuis 1571 demande en 1583 à être
réconciliée pour rentrer à Mons43. Catholique, elle a suivi la messe plus de vingt fois
secrètement dans la chambre du grand vicaire d’Anvers lorsque les rebelles ont interdit le
culte public. Pourtant, son époux ne cachait pas ses convictions calvinistes. Déjà suspecté de
la nouvelle religion avant son départ de Mons, il tenait boutique ouverte les jours de fêtes à
Anvers « comme les héréticques ». Mais « combien que sondict marit hantasse les presches en
la ville d’Anvers, (sa femme) n’y avoit oncques vollu aller » : cette attitude de résistance
catholique en milieu hostile permet à la veuve d’obtenir sa réconciliation. Une marchande de
filés menant ses affaires à Anvers et Paris au moment de la reconquête de Tournai en 1581,
veut désormais y revenir avec ses enfants. Liant rébellion et immoralité, elle fait valoir la
séparation d’avec son mari, à présent « vagabond tenant parti contraire du roi » et persistant
« dans la rébellion et vie prodigue », ayant dissipé tout son bien, dont elle est sans nouvelle
depuis presque deux ans44. Quant à une petite lingère de Tournai mariée à l’âge de 13 ans en
1580 en « assemblée secrète des hérétiques », elle finit par échouer dans une autre ville
rebelle, Bruxelles, où elle recherche son mari qui « suyvoit la religion réprouvée » et l’a
abandonné45. La veuve du concierge de l’hôtel de ville de Tournai, dont le mari a été démis de
ses fonctions à cause de « son grand zèle à la saincte foy catholicque, apostolique et
romaine », quitte la ville à Pâques 1581, avant la reconquête. Mais c’est dans la Hollande
rebelle qu’elle se réfugie, contrainte « par vraye amour maternelle d’aller veoir un sien filz
quy de longtemps s’y estoit allié »46.
L’expression de protestation de fidélité à la foi catholique ou au service du souverain,
la victimisation et la mise en avant de persécutions, ou au contraire les silences sur
d’éventuels engagements dans un camp ou l’autre, permettent en tous cas de créer l’illusion
d’une concorde retrouvée, celle d’une société réconciliée avec son prince prêt à recueillir tous
les siens dans l’intérêt de l’Etat en oubliant magnanimement les offenses faites à sa majesté.
Et ce parti pris est suivi par les administrations en charge des demandes : presque toutes les
requêtes en réconciliation sont acceptées, en dépit parfois de tâches relevées dans le passé des
solliciteurs par les officiers du prince. L’adhésion des populations au nouveau cadre imposé
43 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Philippotte Taymont, veuve de Charles Le Séneschal, 18/06/1583. 44 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Jacqueline De La Fosse, épouse de Guillaume Meullenaire, 20/05/1583. 45 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Jehenne Casier, veuve de Thomas Le Febvre, 22/06/1592. 46 AGR, CPE n° 1420, réconciliation de Marguerite Roche, veuve de Jehan Du Bauzoit, 30/04/1583.
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par la pacification religieuse et civile, obtenue par la coercition ou par une démarche
volontaire, suppose la transformation des identités collectives et la délimitation d’espaces aux
marges du modèle « hispano-tridentin ».
III Aux marges des nouvelles normes : quelles transgressions dans une société
réconciliée?
Les circulations entre villes des Pays-Bas réconciliés et communautés du refuge
protestant : une tolérance?
La fracture religieuse a séparé des familles depuis 1566, voir même auparavant. La
Paix d’Arras en 1579 pérennise le Refuge wallon à l’étranger, dont la dynamique migratoire
déborde largement les années de plomb subies par les zones de départ au temps du duc d’Albe
et perdure jusqu’au XVIIe siècle47. La reconquête de Farnèse autorise d’ailleurs les départs sur
le modèle du traité de réconciliation de Tournai permettant que « ceulx qui ne vouldront se
soubzmettre et vivre selon lesdictes ordonnances se pourront retirer (en) emportans leurs
biens », modèle étendu aux autres villes reconquises en Flandre et Brabant. C’est une manière
douce d’expurger la société de ses éléments non réconciliables. À Canterbury, les registres de
l’Église calviniste wallonne répertorient entre 1591 et 1600 les mariages de 32 natifs de
Valenciennes, suivis d’une trentaine d’autres entre 1600 et 1630. Et le dernier mariage d’un
Valenciennois de naissance y est célébré en 1658, presque un siècle après les troubles. Outre
l’Angleterre, les Provinces-Unies deviennent un autre pôle d’attraction à partir des années
1590. Autant si ce n’est parfois plus que les motivations religieuses, les opportunités de
travail offertes par les ports et les villes textiles en croissance comme Leyde en Hollande ou
Amiens en France, qui abritent aussi des communautés calvinistes, agissent indéniablement
sur les artisans des villes des Pays-Bas espagnols, en pleine recomposition manufacturière et
commerciale48.
47 W. FRIJHOFF, « Migrations religieuses dans les Provinces-Unies avant le second Refuge », Revue du Nord,
volume LXXX, n°326-327, 1998, p. 573-598 ; R. ESSER, Niederländische Exulanten im England des 16. und
frühen 17. Jahrhunderts, Berlin, Duncker Humblot, 1996 et A. SPICER, The French-speaking Reformed
community and their church in Southampton, 1567-c.1620, London, Huguenot Society of Great-Britain and
Ireland, 1997. 48 L. LUCASSEN, B. DE VRIES, « The Rise and Fall of a Western European Textile-Worker Migration System:
Leiden, 1586-1700 », dans Les ouvriers qualifiés de l’industrie (XVIe-XXe siècle). Formation, emploi,
migrations. Actes du colloque de Roubaix, 20-22 novembre 1997, G. GAYOT et P. MINARD éds., Revue du Nord,
collection Histoire n°15, 2001, en particulier p. 24-29 ; AC Amiens, FF 1301, registre des ouvriers étrangers,
f°2-4, juillet août 1618 : 95 migrants arrivant des Pays-Bas, travaillant presque tous dans le textile lainier, dont
dix se déclarent catholiques et 15 calvinistes, comme Tristan Mangon, tisserand sorti un mois auparavant de
Valenciennes « pour raison qu’il est de la religion prétendue réformée ».
15
Or ces départs pour raisons religieuses combinées ou non à des motivations
économiques n’excluent pas des retours définitifs vers les Pays-Bas espagnols, ou même des
allers et venues entre Pays-Bas espagnols, Angleterre, Provinces-Unies et France
correspondant à des migrations professionnelles temporaires et circulaires usuelles chez les
travailleurs de la laine. Ces mouvements multiples brouillent la classification des immigrants
par des autorités municipales49. Celles-ci sont soucieuses à la fois du respect de la bonne
orthodoxie et de la flexibilité de la main d’œuvre nécessaire à la régulation des activités
manufacturières. Les retours font donc l’objet d’un regard attentif de la part des responsables
politiques et religieux et nécessitent parfois une (re)mise en conformité à la société hispano-
tridentine. Lorsque les époux Barré, pauvres gens mariés dans la communauté calviniste de
Canterbury en 1589, rentrent dans leur ville natale de Valenciennes en 1599, l’évêque d’Arras
ordonne au curé de paroisse la tenue d’une cérémonie publique pour le baptême catholique de
leur fils de huit ans, spectacle ostentatoire de leur réintégration spirituelle offert à la
population50.
La récupération de biens familiaux confisqués motive aussi des retours parmi les
exilés ou leurs descendants. Là encore s’applique la logique de normalisation élaborée par les
autorités de Bruxelles comme le montre le dossier de l’orfèvre Jehan Delecourt en 1594. Né à
Londres où son père s’est installé quarante ans plus tôt, il hérite à la mort de ses parents d’un
droit sur les biens confisqués à son oncle, un marchand valenciennois exécuté en 1568 pour
son rôle dans l’iconoclasme. Or la détérioration des rapports entre Philippe II d’Espagne et
Elisabeth Ière d’Angleterre conduit en 1589 à la mise sous séquestre des biens des naturels des
Pays-Bas expatriés outre-Manche. Le demandeur opère un retour en plusieurs étapes : il
rejoint tout d’abord une ville neutre (en l’occurrence Cologne) pour introduire sa demande
avant de gagner les Pays-Bas et il se réconcilie à Mons, s’engageant à vivre catholiquement
pour prendre possession de son patrimoine51. Il existe une « économie morale » ou
« politique » des confiscations dans la logique de réconciliation et de pacification. De l’autre
côté de la nouvelle frontière politique, en Hollande et Zélande, les légitimistes partisans de
Philippe II voient leurs biens confisqués et transférés aux anciens hors-la-loi protestants qui
49 Y. JUNOT, « Heresy, War, Vagrancy and Labour Needs: Dealing with Temporary Migrants in the Textile
Towns of Flanders, Artois and Hainaut in the Wake of the Dutch Revolt (1566-1609) », dans Gated
Communities? Regulating Migration in Early Modern Cities, B. DE MUNCK, A. WINTER éd., Farnham-
Burlington, Ashgate, 2012, p. 61-80. 50 AM Valenciennes, registre des baptêmes, paroisse Saint-Jacques, 22 mars 1599. 51 AD Nord, B 18287. Les archives de la Chambre des comptes de Lille conservent les correspondances relatives
aux demandes de restitution des biens confisqués aux héritiers des condamnés et émigrés protestants.
16
assurent ainsi leur réintégration dans la future République52. Dans les Pays-Bas restés
espagnols, la perspective de mainlevée sur des biens confisqués depuis 1567 permet à la
monarchie hispanique de réaffirmer les liens de sujétion sur les descendants des rebelles et
protestants au-delà des frontières et devient un incitatif au retour.
Les derniers feux de la répression
Quelle est la logique répressive en temps de réconciliation ? L’examen du registre
criminel de la ville de Valenciennes entre 1590 et 1593 révèle 18 affaires de transgression des
nouvelles normes imposées par la pacification : un cas de banditisme en connivence avec les
vrybutters hollandais, deux cas de détention de livres protestants interdits, trois cas
d’insoumission aux nouveaux devoirs religieux, quatre cas de propos scandaleux (visant la
messe, la confession, l’eau bénite, le Carême ou les jésuites) et huit cas de déplacements
suspects (qui concernent deux réfugiés de Cambrai, trois émigrés de Valenciennes rentrés
d’Angleterre et des Provinces-Unies et trois hérétiques revenant aux Pays-Bas). Dans ces
affaires ayant trait au respect de la nouvelle discipline tridentine ou aux relations avec les
provinces restées rebelles à la souveraineté du roi d’Espagne, les autorités municipales font
preuve d’une relative clémence dans leur verdict qui se conclut souvent par des obligations
spirituelles (messe et confession). Les trois affaires les plus graves permettent de comprendre
où les échevins fixent la limite entre ce qui est réparable et ce qui est inacceptable au regard
de la nouvelle cohésion sociale.
Le cas de Jaspart Dupret, brûlé vif en 1590, est vite réglé. Certes, l’enquête n’arrive
pas à établir clairement son appartenance religieuse : s’il avoue être de la nouvelle religion
depuis 1576 et s’être marié à Londres, il affirme le lendemain son appartenance à une « Eglise
catholicque, apostolique mais non romaine », puis refuse de déclarer de quelle religion il est.
Il a surtout obstinément porté les armes depuis 1578 avec les Gueux actifs en Flandre,
espionné pour le compte du roi de France Henri IV les troupes de Farnèse près de Paris en
août 1590 et commis des actes de brigandage en Flandre et Hainaut depuis les bases des
vrybutters à Dordrecht et Berg-op-Zoom dans les Provinces-Unies53. Les autorités locales
identifient les razzias des rebelles du nord à la cause des Etats généraux et du protestantisme.
En envoyant Dupret au bûcher, elles conjurent un désordre satanique menaçant la société
52 G. H. JANSSEN, «°Exiles and the Politics of Reintegration in the Dutch Revolt°», History, vol. 94, 313, 2009,
p. 36-52. 53 AM Valenciennes, FF1 10 f° 25r et 26v-30 : Jaspart Dupret alias Léon Dumont, 35 ans, scieur de long, natif
d’Antoing.
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réconciliée et permettent paradoxalement de renforcer l’unité de celle-ci face aux dangers
extérieurs54.
Plus délicate est la situation de Daniel Piètre, un passementier de 22 ans des faubourgs
de Valenciennes, arrêté en 1592 à son retour des Provinces-Unies après deux ans d’absence.
Son interrogatoire permet de reconstituer un parcours individuel et familial largement
imprégné par le calvinisme depuis la première phase de la Révolte. Son père, banni par le
Conseil des troubles en 1568, s’est réfugié à Londres où Daniel est né et a été baptisé au
prêche vers 1570. La famille a profité ensuite du pardon général de 1574 pour revenir à
Valenciennes où elle fréquente l’église paroissiale. Mais l’enfant n’est alors pas présenté ni
réconcilié officiellement, même s’il est ensuite inscrit à l’école du clerc St-Géry pour son
instruction catholique. Cette réconciliation apparemment réussie d’une famille passée par le
refuge anglais se lézarde en 1590 à l’occasion d’un différent entre le père et le fils. Daniel
quitte Valenciennes avec sa fiancée pour Londres où ils se marient au temple. Les époux
s’installent ensuite à Leyde en Hollande pour y exercer leur métier mais aussi pour pratiquer
librement la religion calviniste : Daniel participe deux fois à la Cène. Il rentre finalement aux
Pays-Bas sans passeport pour revoir sa mère malade. Le réquisitoire prononcé en août 1592
est sévère : pendaison pour crime contre Dieu et contre les placards du roi. Mais Piètre,
réinterrogé, demande pardon et se montre prêt à abjurer publiquement son hérésie. La
sentence définitive, en mai 1593, est emprunte de clémence. Elle prévoit l’abjuration publique
du prévenu, son confinement en ville pendant un an, l’obligation de communier et de se
confesser tous les mois, et la mise en conformité de son baptême, de celui de ses enfants et de
son mariage55. Daniel Piètre est admis à réintégrer la société des chrétiens « légitimes ».
Ce n’est pas le cas de Marguerite Piéronne, garrottée en 1593 comme hérétique
obstinée. Dans les années 1560, elle a quitté son village du Hainaut et son mari (qui la battait
car elle ne voulait pas fréquenter la messe) pour s’établir quelques temps à la frontière
française, en Picardie. Revenue comme d’autres à l’occasion du pardon en 1574, elle a repris
la vie commune dans les faubourgs de Valenciennes, sans pour autant faire ses devoirs de
réconciliation. Elle exprime aux enquêteurs son dégoût pour la messe, disant qu’elle n’y
trouve son salut, et leur répond qu’elle est « enffant de Dieu et ne voeult estre hérectique ». À
propos des livres interdits saisis chez elle, le Catéchisme de Théodore de Bèze, l’Ancien et le
54 J. J. RUIZ IBÁÑEZ, « La presentación de las amenazas exteriores como sustento de la monarquía hispana »,
dans Los enemigos de España. Imagen del otro, conflictos bélicos y disputas nacionales (siglos XVI-XX), X. M.
NUÑEZ SEIXAS, F. SEVILLANO CALERO éd., Centro de estudios políticos y constitucionales, Madrid, 2010, p. 48-
49. 55 AM Valenciennes, FF1 10 f° 157, 160, 164, 165v, 183r, 187r : Daniel Piètre, fils d’Alexandre dit Sandrin.
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Nouveau Testament imprimés à Genève, les Psaumes de Marot et de Bèze, elle explique
qu’elle les a trouvés dans le grenier de sa nouvelle habitation. Les lit-elle ? Elle avoue avoir
« quelquefois esté (y) lire quelques motz », malgré les réprimandes de son époux (qui
dissimule aux enquêteurs le fait de savoir lui-même lire et écrire de peur d’être soupçonné
d’avoir lu les livres réprouvés). L’instruction montre que le mari et les voisins sont au courant
qu’elle ne fréquente pas la messe, passant usuellement son dimanche à travailler et « assistans
sa servante allenthour de ses bestiaux ». Et tous la tiennent pour « femme paisible ». Les
échevins lui proposent d’abjurer son hérésie : elle accepte mais se bloque sur la question du
serment d’abjuration. Un premier réquisitoire demande de la brûler vive avec ses livres.
Réinterrogée deux fois sur une possible abjuration, porte de sortie offerte par les échevins
pour échapper à la peine capitale, elle s’enferme dans le refus. Le dernier réquisitoire en
janvier 1593 prévoit l’autodafé des livres et la peine de garrot56. Comme le notent les
chroniqueurs locaux du XVIIe siècle, elle est la dernière condamnée à mort exécutée pour
protestantisme à Valenciennes, au terme d’une procédure exceptionnellement longue.
Les nouvelles représentations de la société hispano-tridentine des Pays-Bas :
La surveillance de l’hérésie dans les villes réconciliées et la traque des déviants créent
des réflexes d’enquête aisément décelables dans toutes les procédures judiciaires :
reconstitution des parcours migratoires et de la fréquentation du prêche dans les pays du
Refuge protestant ; recherche de messagers susceptibles d’entretenir les liens et de transmettre
des correspondances entre les Refuges anglo-hollandais et les villes réconciliées ; dans les
villes réconciliées, questions sur la foi et la pratique religieuse dominicale ou pascale,
recherche des livres défendus, recherche de pratiques collectives clandestines encadrées ou
non par un prédicant. Cette inspection de toutes les zones où peut se développer une
résurgence clandestine de la foi calviniste n’exclut pas un changement profond de vision.
L’hérésie n’est plus qu’exceptionnellement réprimée en tant que telle, comme lors de
l’exécution de Marguerite Piéronne. Elle est devenue affaire d’obstinés, de marginaux ou
asociaux au regard de la nouvelle société qui se construit en cette fin de XVIe siècle. La
législation des Pays-Bas réconciliés met désormais l’accent sur la chasse au scandale public57.
Et les autorités municipales suivent tout à fait cette nouvelle logique : le « scandale à la
république ou chose commune » est causé par les « chrestiens illegistismes », ces gens non
56 AM Valenciennes, FF1 10 f° 150-152r, 156v-157r, 159v-160r, 164r, 173-174, 180r, 184v : Marguerite
Piéronne, épouse d’Ambroise Marchant. 57 A. GOOSENS, Les inquisitions modernes dans les Pays-Bas méridionaux 1520-1633, Bruxelles, éditions de
l’Université de Bruxelles, tome I, 1997, p. 176-181.
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réconciliés dans la forme, ou encore par les paroles hostiles prononcées devant témoins à
l’encontre des autorités politiques et catholiques. La publicité donnée aux cérémonies de
réconciliation ou d’abjuration jusqu’à la fin du siècle vise à montrer la réussite de la nouvelle
société hispano-tridentine, purifiée de ses éléments hétérodoxes, et le triomphe de
l’orthodoxie religieuse qui récupère ses brebis égarées.
Une redéfinition des images s’opère autour de ce nouveau loyalisme58. Le rebelle qui
refuse de se remettre sous l’autorité du roi d’Espagne est désormais le « hollandais »,
l’homme des Provinces-Unies contre lesquelles la lutte armée se poursuit jusqu’à la trêve de
1609. L’hérétique devient un étranger, ressortissant des Etats protestants ou tolérants
(Angleterre, Provinces-Unies, villes d’Allemagne) voire de la France qui a légalisé depuis
l’Edit de Nantes de 1598 la dualité religieuse. La poursuite tardive d’une émigration à
destination du refuge protestant anglais ou hollandais doit être comprise dans ce sens. Il n’y a
plus d’espace pour les crypto-protestants dans la société des Pays-Bas espagnols et
catholiques, calée dans ses nouveaux repères hispano-tridentins. Ceux qui n’acceptent pas ce
nouveau cadre créent le scandale et par là même se dévoilent : ils sont mis dans l’obligation
de fréquenter la messe dominicale et de se soumettre la confession pascale, à moins qu’ils ne
partent. Y a-t-il une survie possible de communautés crypto-protestantes dans cet
environnement hostile ? Au-delà de la difficulté à appréhender ce qui est clandestin, ces
conditions ne semblent pas réunies dans les villes des Pays-Bas espagnols. Il n’y a pas de
signe d’une solidarité de rue autour des rares suspects d’hérésie, les apports extérieurs de
nouveaux arrivants protestants sont limités du fait de la surveillance efficace des allers et
venues du Refuge et la recherche des messagers, sans omettre l’impossibilité d’avoir un lieu
de culte extérieur (ce qui est par exemple permis chez un seigneur autorisé à la campagne par
les édits de pacification en France)59.
58 R. MUCHEMBLED, « Le loyalisme des Pays-Bas espagnols », dans La Belgique espagnole et la principauté de
Liège 1585-1715, P. JANSSENS dir., Bruxelles, Dexia-La renaissance du Livre, vol. I, 2006, p. 185-192. 59 C. DURUPT, « Les protestants dijonnais au XVIe siècle : d’une clandestinité réfléchie à une clandestinité subie
(vers 1540 – vers 1600) », dans Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (XVIe-XXe), S.
APRILE, E. RETAILLAUD-BAJAC éd., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 311-327. Après les
années 1560 et l’échec de la coexistence confessionnelle, les protestants français de Dijon, ville catholique,
vivent en milieu hostile et sous le vernis de la religion romaine : un groupe nicodémite se maintient, pratiquant
son culte en secret tout en menant une vie quotidienne en apparence identique à celle des voisins catholiques. Sur
la configuration différente des Marranes, N. MUCHNICK, « Du secret imposé à la clandestinité revendiquée : les
communautés crypto-judaïsantes madrilènes face à l’Inquisition (XVIe-XVIIIe siècles) », dans ibidem, p. 23-34.
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La mise en œuvre de la politique de réconciliation amène une redéfinition des cadres
collectifs de la société des Pays-Bas espagnols dans les dernières années du XVIe siècle.
L’épuration lente et silencieuse des éléments protestants s’opère par le développement d’un
contrôle social pointilleux qui reprend et affine les méthodes administratives déjà
expérimentées avec la réglementation sur les pauvres, la salubrité publique et les épidémies,
l’accueil des étrangers. Elle s’accompagne aussi d’une réorganisation des sociabilités
collectives qui s’imprègnent au cours des années 1580-1590 de la nouvelle morale hispano-
tridentine. Ces formes plus resserrées de surveillance et de discipline veillent à éviter le
scandale public et à étouffer lentement mais surement toute résurgence possible de la foi
calviniste, désormais absente de l’espace public et rejetée dans la clandestinité de l’espace
domestique.
Le contraste est important entre l’action répressive des années 1560, focalisée sur l’hérésie et
son extirpation violente, et les méthodes graduées et plus souples du temps d’Alexandre
Farnèse. Désormais, la pacification autorise les retours au pays et les réintégrations mises en
scène par des cérémonies publiques de réconciliation fêtées comme un triomphe de l’ancienne
foi et de l’obéissance au prince. Et les autorités municipales veillent davantage à rééduquer les
personnes qui enfreignent les nouvelles règles qu’à les punir, sauf cas exceptionnels. Dans
l’environnement géostratégique devenu hostile des Etats protestants (Angleterre et Provinces-
Unies) ou tolérants (la France de 1598 à 1685), les Pays-Bas espagnols s’érigent en bastion
avancé de la cause catholique. Pour vivre à côté d’un ennemi avec lequel les relations
économiques et les migrations n’ont jamais cessé et restent nécessaires à la bonne marche des
villes manufacturières, ce choix de modalités souples de pacification et de réconciliation
s’avère efficace. Il permet de renouer les liens entre le prince et ses sujets, et, entre coercition
et incitation, d’amener à leur acceptation par les populations civiles.
Yves JUNOT
Maître de conférences en Histoire moderne
EA 4343 CALHISTE
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis
Mots-clés : pacification, réconciliation, Refuge protestant, migrations, contrôle social,
identités collectives