Numéro spécial affaire Outreau

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1 Revue Droit et Cultures : numéro 55-2008/1 Parole(s) : l’affaire d’Outreau Approche pluridisciplinaire d’une construction judiciaire Que reste-t-il de l’affaire d’Outreau deux ans après la remise du rapport de la commission d’enquête parlementaire ? Quel regard porter sur cette affaire qui a bouleversé l’opinion publique et déstabilisé le corps judiciaire ? Les publications en tout genre n’ont cessé de se multiplier depuis l’emballement judiciaire jusqu’à l’apogée du traitement médiatique. Aujourd’hui cet engouement est retombé. La revue Droit et Cultures voudrait avec le recul nécessaire, comprendre le Phénomène Outreau en y portant un regard rétrospectif et distancié. La caractéristique de ce numéro est de présenter une réflexion pluridisciplinaire à partir des archives orales : les auditions de l’enquête parlementaire. Ce corpus complété par le rapport de la commission n’exclut pas pour autant la référence à d’autres sources choisies par les auteurs. Juristes, sociologues, ethnologues, magistrats, linguistes, philosophes, psychiatres et psychologues ont confronté leurs points de vue dans un souci commun de construire un objet de recherche. L’apport des sciences sociales conduit, au-delà des analyses connues, à une compréhension inédite des enjeux de cette affaire.

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Revue Droit et Cultures : numéro 55-2008/1

Parole(s) : l’affaire d’Outreau Approche pluridisciplinaire d’une construction judi ciaire

Que reste-t-il de l’affaire d’Outreau deux ans après la remise du rapport de la

commission d’enquête parlementaire ? Quel regard porter sur cette affaire qui a bouleversé l’opinion publique et déstabilisé le corps judiciaire ? Les publications en tout genre n’ont cessé de se multiplier depuis l’emballement judiciaire jusqu’à l’apogée du traitement médiatique. Aujourd’hui cet engouement est retombé. La revue Droit et Cultures voudrait avec le recul nécessaire, comprendre le Phénomène Outreau en y portant un regard rétrospectif et distancié.

La caractéristique de ce numéro est de présenter une réflexion pluridisciplinaire à partir des archives orales : les auditions de l’enquête parlementaire. Ce corpus complété par le rapport de la commission n’exclut pas pour autant la référence à d’autres sources choisies par les auteurs.

Juristes, sociologues, ethnologues, magistrats, linguistes, philosophes, psychiatres et psychologues ont confronté leurs points de vue dans un souci commun de construire un objet de recherche. L’apport des sciences sociales conduit, au-delà des analyses connues, à une compréhension inédite des enjeux de cette affaire.

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PRESENTATION

Le phénomène Outreau

Ce numéro de Droit et Cultures propose une approche pluridisciplinaire des sciences

humaines, sociales et juridiques à partir d’un objet singulier : les auditions de la commission

d’enquête parlementaire de l’affaire dite d’Outreau1. Ces auditions offrent un matériau inédit

à la fois par son volume et par son contenu : plus de 200 heures d’enregistrement audiovisuel

et près de 1660 pages de compte-rendu. Dès la publication des travaux de la commission en

juillet 2006 nous avons constitué une équipe de recherche en proposant aux participants –

juristes, sociologues, magistrats, ethnologue, linguiste, philosophe, psychologue et psychiatres

– de développer la problématique de leur choix à partir d’un corpus commun : la vidéo des

auditions, leur compte-rendu et le rapport issu des travaux de la commission rédigé par les

parlementaires2.

Les travaux que nous proposons sont une première car jamais une commission

d’enquête dans l’histoire de la Vème République ne s’était s’intéressée au fonctionnement de

la justice pénale à partir d’une affaire criminelle. La création de cette commission est soumise

1 Cette commission d’enquête créée le 7 décembre 2005 par l’Assemblée nationale est chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement. Dans cette affaire dix-sept personnes sont mises en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs de quinze ans en réunion. Quatre d’entre elles sont condamnées par la cour d’assises en première instance et ne feront pas appel. Une personne est décédée en détention. Douze autres sont acquittées en première instance par la cour d’assises de Saint-Omer le 2 juillet 2004 et en appel par la cour d’assises de Paris le 1er décembre 2005 après avoir été placées en détention provisoire pendant deux à trois ans. (Chronologie de l’affaire dans les documents annexes.) 2 Les retransmissions représentent 170 heures de visionnage – nous n’avons pas accès à la trentaine d’heures d’enregistrement à huis clos – et 1664 pages de compte-rendu rédigé sous forme de procès-verbaux. Nous avons visionné les auditions retransmises sur le site de l’Assemblée nationale jusqu’en décembre 2007 : http://www.assemblee-nationale.fr/12/commissions/outreau/. Leur diffusion a été supprimée du site en janvier 2008. Leur compte-rendu est gravé sur CD rom et numérisé à l’adresse suivante : www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-enq/r3125-t2.pdf André Vallini, Philippe Houillon, Au nom du peuple français. Juger après Outreau, n° 3125, Commission d’enquête, Assemblée nationale, Paris, juin 2006, Tome 2, 1664 p. Après la vidéo des auditions et leur compte-rendu, le rapport issu des travaux de la commission est le troisième élément qui consitue le corpus de notre recherche : Houillon Philippe (Rapporteur), A. Vallini (Président), Rapport fait au nom de la commission d’enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, Paris, Assemblée nationale, juin 2006, n° 3125, Tome 1, 628 p. Ouvrage imprimé, gravé sur CD rom, et sur le site de l’Assemblée nationale à l’adresse : www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-enq/r3125-t1.pdf

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à deux conditions3. D’une part, les travaux de la commission ne peuvent porter sur des faits

pour lesquels des poursuites judiciaires seraient en cours. D’autre part, les investigations de la

commission doivent porter sur des faits déterminés. L’examen de l’affaire d’Outreau répond à

ces deux exigences. La procédure pénale est définitivement close par les arrêts rendus par les

cours d’assises de Saint-Omer et de Paris et par l’absence de pourvoi en cassation. Par

ailleurs, la proposition de résolution détermine précisément les faits concernés, il s’agit de

« rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau ».

La commission d’enquête est composée de trente députés choisis à la

proportionnelle par leurs groupes politiques respectifs4. Tous volontaires les membres de la

commission connaissent majoritairement la procédure pénale, à l’exception de quelques uns.

Le Président et le Rapporteur sont eux-mêmes avocats. La formation d’une composition mixte

souhaitée par le Rapporteur a pour vocation d’éviter la sclérose des échanges et d’élargir les

débats au-delà du droit.

Le dossier judiciaire de l’affaire est le support des travaux de la commission. Le

parquet général de la cour d’appel de Paris met à la disposition du rapporteur –

conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 – l’ensemble du dossier

composé de 28 tomes de procédure, soit plus de 6800 cotes dont 3000 concernant les pièces

de fond. Le rapporteur a le droit d’interroger les magistrats sur la base de ces documents sous

réserve du secret professionnel et du secret du délibéré. Le Conseil supérieur de la

magistrature approuve pour sa part le principe de la commission d’enquête dans un avis du 15

décembre 2005. Il déclare que « compte tenu de l’extrême complexité de l’acte de juger » il

souhaite « qu’à l’occasion de cette enquête parlementaire, une information publique sur les

processus d’élaboration des décisions judiciaires permette de renforcer la confiance dans la

3 Selon l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires ainsi que les articles 140 et 141 du règlement de l’Assemblée nationale. 4 Elle compte dix-neuf députés UMP, huit députés socialistes, deux députés UDF et un député appartenant au groupe des députés communistes et républicains. La commission comprend vingt-huit hommes et deux femmes : M. André Vallini, Président ; MM. Christophe Caresche, Jean-Paul Garraud, Vice-présidents ; MM. Patrick Braouezec, Michel Hunault, Secrétaires ; M. Philippe Houillon, Rapporteur ; MM. Jacques-Alain Bénisti, Etienne Blanc, Marcel Bonnot, François Calvet, Jean-François Chossy, Gilles Cocquempot, Georges Colombier, Léonce Deprez, Bernard Derosier, Georges Fenech, Jacques Floch, Guy Geoffroy, Mmes Arlette Grosskost, Elisabeth Guigou, MM. Jean-Yves Hugon, Thierry Lazaro, Jean-Yves Le Bouillonnec, Guy Lengagne, Alain Marsaud, Christian Philip, Jacques Remiller, Xavier de Roux, François Vannson, Gérard Vignoble.

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justice. » Seul le rapporteur a accès au dossier mais les membres de la commission peuvent

les consulter à leur demande5.

L’examen de l’affaire à partir des pièces du dossier de l’instruction par la commission

d’enquête offre au chercheur l’opportunité d’appréhender l’affaire sous l’angle d’une

réappropriation institutionnelle.

Les auditions et le rapport

La commission d’enquête a entendu 221 personnes pendant plus de 200 heures du 10

janvier au 12 avril 2006. Au début des travaux la majorité des membres de la commission

sont réticents à la publicité des auditions. Après de vives tensions le compromis voté est le

suivant : le huis clos est le principe mais la commission est autorisée à y faire exception si elle

l’estime nécessaire et si les personnes auditionnées sont d’accord. L’audition des acquittés du

18 janvier 2006 déclenche dans l’opinion publique un tel intérêt que la règle de la publicité

s’impose progressivement. Les séances ouvertes à la presse se sont ainsi déroulées pendant

170 heures contre 30 à huis clos : « Tout en respectant les vœux de chaque témoin, le recours

aux auditions ouvertes à la presse est peu à peu devenu la norme. Si votre rapporteur comme

la majorité de la commission admettent qu’ils étaient réservés au départ sur l’ouverture à la

presse des auditions, eu regard de la double nécessité de veiller à la sérénité des débats et de

ne pas encourir le reproche de déstabiliser l’institution judiciaire, ils en ont reconnu les

vertus démocratiques et pédagogiques. 6 » Les retransmissions par la chaîne parlementaire

LCP-AN et sur le site de l’Assemblée nationale ont été très largement suivies.

La durée légale de la commission d’enquête étant limitée à six mois, les auditions et le

rapport qui en découle s’inscrivent dans un cadre temporel limité qui s’étend de janvier à juin

20067. La commission a consacré trois mois aux auditions et deux mois aux propositions de

5 Cette information apparaît à plusieurs reprises au cours des séances de la commission notamment dans l’audition de Madame Hélène Sigala, ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, à l’issue d’un échange avec un parlementaire. Procès-verbal de la séance du 21 février 2006 : M. Léonce Deprez : « Permettez-moi de vous dire, Madame, que seul le rapporteur de cette commission a accès au dossier. » - M. Le Rapporteur : « Je voudrais mettre les choses au point, parce que cette question revient souvent. Seul le rapporteur a qualité pour se faire communiquer toutes les pièces qu’il estime utiles à l’information de la commission. En revanche, ces pièces peuvent ensuite être consultées par tous les membres de notre commission. » Tome 2, p. 640. 6 Rapport, Tome 1, p. 25. 7 Les auditions débutent le 10 janvier 2006 et se terminent le 12 avril 2006. Le rapport a été remis au Président de l’Assemblée nationale le 6 juin.

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réformes et à leur rédaction. La commission d’enquête s’intéresse aux rouages de l’affaire en

interrogeant les acteurs de la procédure et plus généralement, au système judiciaire français en

convoquant des spécialistes. Tous les acteurs de la procédure ont été entendus à l’exception

de l’ensemble des magistrats de la chambre de l’instruction, des quatre accusés reconnus

coupables, des victimes et des jurés8. Les témoignages individuels sont complétés par huit

tables rondes organisées autour des thèmes symptomatiques de l’affaire : le traitement

médiatique des affaires de mœurs, l’enquête policière, l’instruction, le recueil de la parole de

l’enfant, l’expertise et enfin la formation et la responsabilité des magistrats.

Le rapport répond dans son organisation à l’objectif posé par la commission. Dans une

première partie, il énumère les dysfonctionnements et dans une seconde partie, il présente

quatre-vingt propositions de réformes. A ces deux parties s’ajoutent dix contributions qui

présentent des nuances ou des opinions divergentes exprimées par certains membres de la

commission. Le rapport est adopté à l’unanimité le 6 juin 20069.

Les auditions et le rapport appartiennent au corpus commun à partir duquel la

réflexion des auteurs ayant contribué à ce numéro s’est engagée. Que représente ce matériau

au regard des sciences humaines, sociales et juridiques ? L’expression d’une oralité relative à

un dispositif institutionnel mis en place pour examiner, a posteriori, le déroulement d’une

affaire pénale au travers du récit de ses acteurs. Ce dispositif s’inscrit dans une temporalité

qui dépasse le cadre procédural de l’affaire que l’on qualifie : le « phénomène Outreau ».

8 Les catégories d’acteurs convoqués à propos de l’affaire sont : les représentants de la police judiciaire, les représentants du parquet et de la défense, les magistrats instructeurs, les juges des libertés et de la détention, certains magistrats de la chambre de l’instruction, les gardes des Sceaux, les représentants des services sociaux, les psychologues et les psychiatres et également certains représentants des médias et le Président du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Parmi les regards extérieurs sollicités pour enrichir les travaux de la commission sont : les représentants des syndicats d’avocats, les représentants des syndicats de la police judiciaire et de la magistrature, une délégation de magistrats, les premiers présidents de cour d’appel, le président de la Conférence nationale des procureurs généraux, le premier président de la Cour de cassation, le procureur général près la Cour de cassation, le président de la commission de suivi de la détention provisoire, le directeur de l’Ecole nationale de la magistrature et les chargés de formation, les professeurs des facultés de droit, Mireille Delmas-Marty, professeur au Collège de France, et Pierre Truche, Premier président honoraire de la Cour de cassation. La liste complète des personnes auditionnées figure dans les documents annexes. 9 Rapport, Tome 1. Première partie : « La radiographie d’un désastre judiciaire ». Deuxième partie : « Rétablir la confiance des Français dans leur justice ». Synthèse des propositions. Contributions des groupes et des membres de la commission d’enquête. Le détail du sommaire est reproduit dans les documents annexes.

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La temporalité du phénomène Outreau

Une lecture transversale de l’affaire, de l’instruction judiciaire à la réforme législative,

implique d’envisager une temporalité qui dépasse le cadre procédural. C’est pourquoi nous

proposons une qualification qui rend compte de l’affaire judiciaire mais aussi de sa

réappropriation institutionnelle10. Le phénomène Outreau présente une réalité composée de

quatre périodes. D’une part, la procédure judiciaire : la phase d’instruction (temps 1) et les

deux procès d’assises (temps 2). D’autre part, les travaux parlementaires : les auditions de la

commission d’enquête (temps 3) et les débats parlementaires sur la réforme (temps 4). Le

temps 1, celui de l’instruction, commence par le déclenchement de l’action publique du

procureur de la République de Boulogne-sur-Mer et se termine par le renvoi de l’affaire

devant la cour d’assises (janvier 2001-mars 2003)11. Le temps 2 est celui des audiences

devant le jury des cours d’assises en première instance à Saint-Omer (mai 2004) et en appel à

Paris (novembre 2005). Le temps 3, celui des auditions de la commission d’enquête, s’inscrit

dans le cadre des travaux parlementaires qui débute avec la création de la commission

d’enquête et s’achève avec la remise du rapport (janvier 2006 – juin 2006). Le temps 4 est

celui des débats parlementaires à l’origine des réformes menés à partir des propositions du

rapport de la commission d’enquête.

Après avoir décomposé le phénomène Outreau en faisait apparaître une succession de

temps nous constatons la présence de l’oral à tous les stades du phénomène. La phase

d’instruction renvoie à une oralité centrée sur la parole transcrite (temps 1) dans une relation

bilatérale, entre l’autorité représentée par la police judiciaire, le juge ou l’expert et la personne

interrogée. La parole de l’audience (temps 2), qui caractérise le procès des assises, exprime

une oralité contradictoire et publique avec l’intervention d’un tiers entre les parties. La parole

publique (temps 3) est celle des acteurs de la procédure et des spécialistes auditionnés qui

exposent leur pratique et leur expérience devant la commission d’enquête. Enfin, les débats

parlementaires (temps 4) conduisent au vote de la loi du 5 mars 2007 qui consolide la parole

de l’audience contradictoire et publique au cours de l’instruction.

10 Cette affaire ne peut être dissociée d’un environnement social et institutionnel. Sa réappropriation à la fois médiatique, judiciaire et politique, commence dès l’instruction du dossier et se poursuit au-delà de la procédure. Nous nous référerons uniquement à la réappropriation parlementaire de l’affaire qui débute après le jugement de la cour d’assises de Paris par la création de la commission d’enquête et s’achève par l’adoption de la loi du 5 mars 2007. 11 Par instruction nous entendons l’enquête judiciaire dirigée par le magistrat instructeur et celles menées parallèlement par la police judiciaire et la gendarmerie.

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Nous analyserons la parole publique dans le cadre du dispositif des auditions avant de

présenter l’oralité liée à la procédure telle quelle apparaît au cours des travaux de la

commission d’enquête : la parole transcrite de l’instruction et la parole contradictoire et

publique de l’audience.

La parole publique des auditions

La parole publique des auditions est celle des acteurs de l’affaire et des spécialistes de

la procédure pénale devant la commission d’enquête. La parole des acteurs est rendue

publique, avec l’accord des personnes auditionnées, par l’enregistrement et la retransmission

des séances. La singularité de cette oralité tient au cadre qui la gouverne – le face à face entre

les acteurs et les membres de la commission – et aux objectifs poursuivis – évaluer la pratique

des acteurs à la lumière d’une affaire instruite et définitivement jugée. Ce dispositif exprime

des situations de communication qui définissent des modes de circulation de la parole. La

parole publique se déploie sous la forme d’une organisation rythmée par des « prises de

parole » imposée par la structure des échanges. La distribution de la parole, alternativement

donnée et reprise par le Président, élabore le récit d’une construction judiciaire au travers de

laquelle chaque intervenant exprime sa propre vérité. Par ce récit les auditions sont

l’expression orale d’une réalité vécue qui utilise le mode narratif. Cette restitution narrative

témoigne la présence d’au moins deux protagonistes dont la personne auditionnée. Elle

renvoie à un jeu de citation entre les différents protagonistes en décrivant une scène qui se

déroule dans un lieu circonscrit de l’instruction : les locaux de la police judiciaire, le cabinet

du juge d’instruction, le bureau du juge des libertés et de la détention, la chambre de

l’instruction, le cabinet de l’expert ou encore les cours d’assises. La parole des personnes

auditionnées manifeste une oralité à deux niveaux : le verbal et le para-verbal. Le verbal : les

énoncés. Le para-verbal : les intonations de voix, les modulations du rythme vocal, l’intensité

vocale, la mélodie, l’accentuation, les silences et les éléments qui traduisent l’échange dans

son contexte, les mimiques faciales, la gestuelle, les postures du corps et enfin la distance

physique entre les acteurs.

Les auditions proposent deux formes d’expression orale dans l’organisation des

échanges. Le monologue qui caractérise la forme de présentation liminaire des acteurs au

début de l’audition. Ce mode d’expression orale a été la règle à quelques exceptions près. On

a pu noter que seuls les greffiers et les représentants de la police judiciaire ne développent pas

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de propos liminaires12. La majorité des auditions débutent le plus souvent par un exposé très

dense au cours duquel les acteurs développent leur pratique et proposent des réformes. La

seconde forme d’expression est celle du dialogue, des questions/réponses qui introduisent une

dynamique de l’échange entre les acteurs et les membres de la commission. Les échanges

restituent les moments de la procédure selon deux configurations : les acteurs développent

librement un récit sans référence à un support écrit ou, à l’inverse, en s’appuyant sur une

pièce écrite : procès-verbal, rapport d’expertise, article du Code de procédure pénale.

L’ensemble des interactions verbales devant la commission d’enquête présente un

enchâssement des formes d’oralité qui renvoie à des cadres spatio-temporels relatifs à la

procédure. Ces séquences d’oralité font apparaître un chevauchement de deux temporalités :

le temps présent des auditions devant la commission et, le temps révolu de la procédure

auxquels les propos des acteurs se réfèrent. Le temps présent des auditions relate les

dépositions devant les services de police, les interrogatoires et les confrontations dans le

cabinet du juge d’instruction, l’entretien avec l’expert, les auditions devant le juge des libertés

et de la détention, les audiences devant la chambre de l’instruction et enfin le débat

contradictoire devant la cour d’assises. Ces contextes situationnels créent des relations

particulières entre les participants selon le contrat de communication établi avant l’interaction.

C’est ainsi que le dispositif des auditions présente un renversement du rôle des acteurs. par

exemple, alors que le magistrat instructeur interroge dans son cabinet les personnes mises en

examen au cours de l’instruction, il est lui-même interrogé par les membres de la commission

au moment de son audition devant la commission.

Le dispositif des auditions manifeste ainsi une parole publique selon le sens juridique de

déposition orale (déclaration, témoignage, interrogatoire) et selon le sens linguistique d’acte

de langage qui consiste à donner ou à prendre la parole. Au sein de ce dispositif les travaux

de la commission soulèvent une problématique liée à l’expression orale dans le cadre de la

procédure pénale. L’oralité au cœur de la réflexion parlementaire renvoie à la question de la

restitution des témoignages. Comment restituer l’oralité des personnes mis en examen ?

Comment écouter et transcrire les dépositions, les interrogatoires et les confrontations ?

Quelles traces garder d’une déclaration ? Quel support envisager pour conserver l’oral ? En 12 A l’exception de deux greffiers qui développent quelques lignes très succinctes (p. 496 et 505 du tome 2) et François-Xavier Masson, commissaire au Service régional de police judiciaire de Lille, qui expose au cours de sa deuxième audition rendue publique les grandes lignes de l’enquête. Séance du 9 mars 2006, tome 2, p. 1001.

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d’autres termes, quelle forme d’oralité est plus propice à l’émergence de la vérité ? Quelle est

la validité de l’oralité dans la construction du processus judiciaire ? Comment les formes

d’oralité inscrites dans la procédure participent-elles à la manifestation de la vérité ? En

traitant l’oralité comme élément fondateur au centre de la procédure, la commission met en

évidence la corrélation constitutive de l’instruction : le passage de l’oral à l’écrit. La mise en

valeur de ce lien inextricable entre l’oralité des échanges et la rédaction des pièces du dossier

conduit à envisager l’instruction au-delà de sa définition juridique classique. L’instruction

n’apparaît plus en effet seulement comme la phase écrite du procès pénal mais comme la

transcription d’une oralité à plusieurs stades de la procédure entre différents acteurs.

Associé à l’étymologie du terme – instruere, élever, bâtir13 – le traitement de l’oralité nous

renvoie directement aux failles qui structurent les fondations de l’instruction de l’affaire

d’Outreau : la transcription des dépositions en garde à vue, des interrogatoires et des

confrontations dans le cabinet du juge d’instruction ; la formulation des questions du

magistrat instructeur dans le cadre des missions confiées aux experts ; la rédaction des

rapports d’expertise au cours des entretiens avec les enfants et les adultes. Afin de déceler les

fissures des fondations de l’instruction, la commission d’enquête recherche l’oralité originelle

des échanges, celle que l’écrit n’a pas encore figée. Elle pointe les défaillances de

l’instruction en décomposant les formes d’oralité qui participent à l’élaboration des éléments

à charge et à décharge. Au travers de cette quête c’est la parole des acteurs liés à l’affaire qui

met en valeur les formes d’oralité relative à la procédure : la parole transcrite de l’instruction

et la parole de l’audience des assises.

La parole de l’audience et la parole transcrite

Alors que la parole transcrite de l’instruction est dénoncée au cours des auditions la

parole contradictoire et publique de l’audience est légitimée par les acteurs de la procédure

qui évoquent de manière abusive pour la qualifier « le miracle de l’audience ».

- Le Rapporteur : « Plusieurs magistrats nous l’ont dit avec des formes différentes que

pendant l’instruction – on englobe l’enquête – (…) et on répète ça quasiment à chaque séance

de ces auditions – qu’il y avait le miracle de l’audience.14»

13 « Instruction » du latin instructio : élever, bâtir, disposer. Vocabulaire juridique (1987), Gérard Cornu, PUF, 2003, p. 478. 14 Audition de François-Xavier Masson, commissaire au Service régional de police judiciaire de Lille, séance du 9 mars 2006, retransmission de la vidéo : 22’49. Passage non reproduit dans le compte-rendu, tome 2.

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Le fameux « miracle de l’audience » désigne en réalité les conditions favorables de

l’audience qui produisent l’émergence de la manifestation de la vérité : l’unité d’espace,

l’unité de temps, la présence des parties, l’arbitrage d’un tiers15. L’image excessive du

« miracle » exprime le caractère salutaire de la parole de l’audience, opposé à la parole

transcrite de l’instruction. La parole de l’audience est contradictoire et publique. C’est celle

qui caractérise les échanges des parties au sein du prétoire devant la cour d’assises. Elle

suscite la dynamique des interactions, le va-et-vient des questions-réponses réalisé grâce à

l’unité spatio-temporelle de l’audience. La confrontation des parties dans un lieu circonscrit

avec la présence d’un tiers, le président, crée les conditions d’une véritable oralité où la parole

devient active et féconde sous le regard extérieur du public. Cette parole renferme le pouvoir

de produire du sens dans l’interaction, de créer l’événement, de produire la vérité judiciaire.

A l’inverse, la parole transcrite est celle recueillie dans les locaux de la police

judiciaire, dans le cabinet du juge d’instruction et dans le bureau de l’expert. Cette parole est

celle de la personne interrogée qui s’exprime dans la confidentialité de l’instruction. C’est le

témoignage de la parole de l’enfant et de l’adulte. Cette parole est bilatérale, elle circule du

locuteur qui décrit un fait, une histoire vécue ou inventée à l’auditeur qui mène l’entretien.

C’est la parole des entretiens et des interrogatoires retranscrite dans les procès-verbaux et les

rapports d’expertise qui élaborent le dossier d’instruction. C’est la parole qui énonce et qui

dénonce. C’est celle des dénonciations à l’origine de l’affaire.

La distinction de ces deux formes d’oralité est présente tout au long des auditions. Elle

apparaît de manière manifeste à partir du questionnement de la formulation des questions du

juge soumises aux experts psychiatres et psychologues. Comment arrive t-on à la démarcation

de ces deux paroles ? L’affaire d’Outreau présente un trait caractéristique des affaires de

mœurs : l’absence de preuve matérielle au sein d’une configuration classique où s’oppose « la

parole de l’un contre la parole de l’autre ». Pour surmonter cet obstacle, le juge d’instruction

sollicite le savoir des experts au travers des questions énoncées dans le cadre des missions

d’expertise. Les travaux de la commission soulèvent la validité de ces questions et leurs

conséquences dans l’élaboration de la vérité judiciaire. Démuni par la fragilité de la preuve, le

juge sollicite le savoir de l’expert jusqu’à l’entraîner volontairement sur le champ de 15 Les notions d’espace et de temps liées à l’audience sont développées in : « La notion spatio-temporelle dans le processus judiciaire : l’exemple du procès criminel » C. Besnier in E. Rude-Antoine (dir.), Le procès, enjeu de droit, enjeu de vérité, Paris, PUF, 2007, p. 41-54.

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l’imputation des faits. L’affaire d’Outreau met à jour ce glissement de la réalité psychique du

sujet – domaine de l’expert – vers la réalité des faits – domaine réservé au juge. La question

du juge conduit alors l’expert à se prononcer sur le champ de la vérité judiciaire: « Existe-t-il

des raisons particulières permettant de penser que le sujet a inventé les faits qu’il décrit ou

qu’il les impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par ces faits ? 16»

- L’expert psychologue à un membre de la commission : « La question que me pose le juge, qui est très nouvelle, et qui porte très directement sur l’imputation des faits, je ne vois pas le piège qu’elle recèle. Mais je me suis permis de faire remarquer à la commission que personne ne l’a vu. Je ne comprends pas pourquoi. Car comment peut-on demander à un expert de raisonner sur l’imputation des faits ? C’est cela qui est extraordinaire.17»

Face aux effets détournés de la parole transcrite en matière d’expertise, le docteur

Coutanceau défend la thèse d’un modèle contradictoire qui introduit la parole de l’audience

au cours de la procédure. Cette proposition rétablit le débat contradictoire au cœur du débat

scientifique. Le psychiatre revendique la force de l’oralité du débat et la dynamique du

contradictoire de l’audience qu’il transpose dans le cadre de l’expertise :

« J’étais hier à ce procès d’ « Outreau bis ». J’ai vu l’importance du procès pénal, de l’oralité, même si les parties ont pu se demander si elles n’étaient pas un peu « secouantes » pour ces enfants. (…) C’était difficile, mais c’est tout de même ce contradictoire, cette oralité, cette noblesse du procès, qui faisait avancer la réflexion.18 »

Cette conviction pose la parole de l’audience comme facteur favorable à la progression

de l’échange vers la recherche de la vérité. La reconnaissance d’une valeur bénéfique de la

parole de l’audience dans le processus judiciaire conduit les parlementaires à renforcer cette

parole en amont de la procédure. La loi du 5 mars 2007 confirme la prééminence de la parole

de l’audience en réaffirmant le modèle contradictoire et son corollaire la publicité des débats

devant le juge des libertés et de la détention et devant la chambre de l’instruction19. En

introduisant des éléments du modèle accusatoire, l’oral, le contradictoire et la publicité, le

législateur renforce les droits du mis en examen. Selon l’article 221-3 du Code de procédure

pénale la chambre de l’instruction a désormais le pouvoir de contrôler la légalité du maintien

de la détention provisoire. La chambre peut ainsi procéder à une véritable instruction et tenir

16 Audition du psychologue Jean-Luc Viaux, séance du 7 mars 2006, Tome 2, p. 953. 17 Audition Viaux, op. cit.. 18 Roland Coutanceau, séance du 5 avril 2006, table ronde : « Quelle place pour les experts dans le procès pénal », Tome 2, p. 1555. 19 Avant la loi du 5 mars 2007, la personne mise en examen pouvait déjà solliciter la publicité de l’audience devant le juge d’instruction. Très peu de cas ont été recensés, les magistrats pouvant sans difficulté rejeter cette demande. Cf Jean Pradel, « Les suites législatives de l’affaire dite d’Outreau. A propos de la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 », in La semaine juridique, édition générale, n° 14, 4 avril 2007, p. 15.

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une audience au cours de laquelle les avocats des parties et des témoins assistés sont

convoqués. Les débats relatifs à la détention et la décision elle-même se font en public dans le

cabinet du juge des libertés et de la détention et dans la chambre de l’instruction20.

L’organisation d’audiences contradictoires et publiques au cours de l’instruction répond à une

volonté d’équilibrage entre l’omniprésence du « dossier papier » et l’absence de la présence

de l’humain dénoncée par les acteurs de la procédure.

- Jocelyne Rubantel, juge des libertés et de la détention (JLD) : « La loi a fait du juge

des libertés et de la détention un juge dépourvu de sensations. Ayant passé dix années dans

des fonctions pénales, je me suis rarement sentie aussi mal à l’aise que dans celles de JLD.

J’ai entendu des acquittés qui disaient : « mais enfin, quand même, ces JLD qui rejetaient mes

demandes de mise en liberté, je ne les ai jamais vus ». Je me disais : « mais moi non plus ! Je

ne les avais jamais vus ». J’ai découvert physiquement ceux qui ont été condamnés ou

acquittés à la télévision, au moment du procès de Saint-Omer. Jamais je n’avais vu aucun

d’eux. Jamais je n’ai pu me faire une autre idée que celle du dossier papier, avec ses

cohérences et ces incohérences. Un juge dépourvu de sensations peut-il vraiment bien

juger ? 21»

L’introduction de la parole de l’audience est la réponse au constat de la domination

d’une parole transcrite élaborée dans la confidentialité et la solitude du juge. Toutefois,

même si la volonté du législateur d’instaurer le principe de publicité est manifeste elle n’en

reste pas moins une orientation à nuancer : alors que la parole de l’audience est annoncée

comme un instrument favorable à la réduction des cas de mise ou de maintien en détention,

cette publicité est dans le même temps strictement encadrée. La publicité est exclue pour les

mineurs mais elle peut l’être pour les majeurs dans certains cas mentionnés par la loi. La

décision est prise, à la demande du ministère public ou du mis en examen, par le juge des

libertés et de la détention statuant en audience de cabinet ou par la chambre de l’instruction

statuant en chambre du conseil22.

20 Concernant le juge des libertés et de la détention article 145 al. 6 du Code de procédure pénale (loi du 5 mars 2007, art. 10-II) : « Si la personne mise en examen est majeure, le débat contradictoire a lieu et le juge statue en audience publique. » Concernant la chambre de l’instruction article 199 alinéa 2 du Code de procédure pénale (loi du 5 mars 2007 art. 12-I) : « En matière de détention provisoire, et par dérogation aux dispositions du premier alinéa, si la personne mise en examen est majeure, les débats se déroulent et l’arrêt est rendu en audience publique. » 21 Séance du 21 février 2006, tome 2, p. 678. 22 Les limites de l’audience publique concernant le juge des libertés et de la détention, article 145 al. 6 du Code de procédure pénale : « Si la personne mise en examen est majeure, le débat contradictoire a lieu et le juge statue en audience publique. Toutefois, le ministère public, la personne mise en examen ou son avocat peuvent s’opposer à cette publicité si l’enquête porte sur des faits visés à l’article 706-73 ou si celle-ci est de nature à

13

En réalité la situation changera peu car il est très facile aux magistrats de refuser la

publicité tant les exceptions sont nombreuses et renferment une large acception. Les raisons

pour lesquelles la publicité des débats peut être entravée sont les suivantes : si l’enquête porte

sur des faits visés à l’article 706-73 du Code de procédure pénale (qui énumère les infractions

de criminalité organisée) ; si l’enquête est de nature à entraver les investigations spécifiques

nécessitées par l’instruction, à porter atteinte à la présomption d’innocence ou à la sérénité des

débats ou à nuire à la dignité de la personne ou aux intérêts d’un tiers.

Au travers des limites de la parole transcrite la commission mesure la perte de la

dimension orale dans la transcription de l’échange. L’enregistrement audiovisuel semble alors

s’imposer comme un support fiable à la restitution fidèle d’un oral amoindri par l’écriture.

L’enregistrement audiovisuel

L’incapacité pour les personnes acquittées à faire entendre leur innocence soulève

devant la commission d’enquête la question de la restitution de l’oralité et de son utilisation

dans le processus d’élaboration de la vérité judiciaire à tous les stades de la procédure.

- Sandrine Lavier : « On ne nous a jamais écoutés. On a eu beau dire que nous étions innocents, on parlait à un mur » - Jean-Yves Hugon : « Qui était ce mur ? » - « Les enquêteurs, le juge Burgaud, le procureur, le juge des enfants, la chambre d’appel de Douai, tous. » - Frank Lavier : « Le fait de prouver notre innocence, c’est un peu comme vous dire : il y a du vent mais vous ne le voyez pas. Là, c’est pareil : on est innocent, mais on ne peut pas vous le prouver. Le vent existe mais on ne le voit pas. 23»

Les acquittés expriment leur désarroi face à une évidence qu’ils n’arrivent pas à

démontrer. Mais comment parvenir à convaincre un interlocuteur circonspect alors même que

la preuve matérielle fait cruellement défaut ? Prouver son innocence sans élément de preuve

c’est faire admettre une évidence, une vérité indémontrable. Les membres de la commission

s’interrogent sur la difficulté de déceler la sincérité d’un témoignage, de décrypter la part

d’authenticité de l’humain, de reconnaître la vérité dans ce qui est dit au cours d’un

interrogatoire.

- Le Rapporteur au commissaire de la police judiciaire de Lille : « Les personnes que vous avez entendues, nous le savons maintenant, étaient innocentes. Vos collaborateurs et entraver les investigations spécifiques nécessitées par l’instruction, à porter atteinte à la présomption d’innocence ou à la sérénité des débats ou à nuire à la dignité de la personne ou aux intérêts d’un tiers. » Concernant la chambre de l’instruction la publicité des débats peut être limitée pour les mêmes raisons : article 199 al. 2 (loi du 5 mars 2007, art. 12-I). 23 Audition de Sandrine et Frank Lavier, séance du 31 janvier 2006, Tome 2, p. 347 et 348.

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vous-même, comment avez-vous vécu à ce moment, humainement ? Les futurs acquittés ont-ils clamé fermement leur innocence ? Comment avez-vous ressenti leurs dénégations ? »

- Le commissaire de la police judiciaire : « Ils nous ont tous dit, chacun avec leurs mots, leurs attitudes et leur personnalité « nous sommes innocents nous ne comprenons pas ce qu’il nous arrive » ils semblaient totalement abasourdis. Mais nous disposions alors d’accusations précises (…). Nous avons donc envisagé, car il était de notre devoir de le faire, que les accusateurs disaient vrai et que les gardés à vue pouvaient mentir – comme cela arrive fréquemment, charge à nous de mettre à profit la relation qui s’instaure pendant le court laps de temps dont nous disposons pour démêler le vrai du faux.24 »

Comment évaluer la crédibilité de la parole des innocents et de celle des accusés ? Le

Rapporteur interroge la greffière présente dans le cabinet du juge d’instruction au cours des

premiers interrogatoires de Thierry Delay et Myriam Badaoui pour appréhender cette fois la

parole des accusateurs. Par ces questionnements pressants le rapporteur tente de saisir l’oralité

d’un instant de la procédure au-delà de la parole transcrite du procès-verbal.

Le Rapporteur : « Vous étiez présente, le 22 février 2001, à l’interrogatoire de première comparution de Mme Myriam Badaoui, au cours duquel celle-ci a fait certaines déclarations spontanées, passé beaucoup d’aveux, a été présentée au juge des libertés et de la détention, puis est revenue pour audition devant le juge d’instruction et a fait de nouvelles déclarations. D’autre part, M. Thierry Delay a été entendu le même jour et a fait des déclarations tout à fait contraires, puisqu’il niait totalement les faits qui lui étaient reprochés. Pouvez-nous nous parler de ces trois interrogatoires ? Comment se sont-ils passés ? Ces personnes vous paraissez-elles crédibles ? Les contradictions entre les déclarations de Mme Myriam Badaoui et celles de M. Thierry Delay ont-elles pu interpeller le juge d’instruction ? »

Le Rapporteur insiste à propos de Madame Badaoui la principale accusatrice : « Je veux seulement savoir quelle était l’ambiance de ces auditions. Cette personne paraissait-elle crédible ? Sa déposition paraissait-elle normale ? La contradiction avec son mari vous a-t-elle interpellée ? Le juge d’instruction vous en a-t-il parlé ?25»

Comment discerner le vrai du faux d’une déposition et d’un interrogatoire pour les

acteurs de la procédure ? Si des mécanismes de contrôle sont prévus ils ne sont pas toujours

opératoires. La référence aux seules pièces du dossier – procès verbaux et rapports d’expertise

– semblent aller plutôt dans le sens d’une confirmation de ce qui a été décidé que dans le sens

d’une infirmation. Les propos retranscrits lors d’un interrogatoire en garde à vue ou dans le

cabinet du juge ne rendent pas compte de la dimension orale de la déclaration, de l’intonation

de la voix, de l’expression du visage ou encore de la gestuelle du corps. Au-delà du contenu

24 Audition de François-Xavier Masson, commissaire au Service régional de police judiciaire de Lille, séance du 9 mars 2006, Tome 2, p. 1004. Retransmission de la vidéo à 24’. Le compte-rendu des propos du commissaire dans le tome 2 est très incomplète c’est pourquoi nous précisons les deux sources. 25 Audition de Nicole Frémy-Walczak, greffière du juge d’instruction Fabrice Burgaud, séance du 7 février 2006, tome 2, p. 488.

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sémantique fixé dans le procès-verbal, seul l’enregistrement garde la trace d’une oralité fidèle

de l’échange qui peut être consultée à tous les stades de la procédure. En stigmatisant les

limites de la parole transcrite les auditions font émerger la nécessité de généraliser le support

audiovisuel26. La commission évalue les limites du passage de l’oral à l’écrit dans l’examen

de la transcription des procès-verbaux, seules traces tangibles de l’échange, rédigés par le

greffier. L’enregistrement est envisagé pour surmonter les carences de l’écrit concernant la

transcription des propos du mis en examen en cas de contestation et dans l’hypothèse d’une

question inductive posée par du juge d’instruction. Voici deux exemples qui illustrent ces

éventualités. Tout d’abord, la contestation des propos tenus dans le cabinet du juge

d’instruction par le mis en examen :

« Pendant cette confrontation, Mme Badaoui a dit que j'étais venue deux fois chez elle, une fois en 1998, et une fois en novembre 1999. Quand elle dit ça, je regarde mon avocate et je suis toute contente. Parce que j'ai quitté le Nord en octobre 1999 et donc je n'ai pas pu être là en novembre 1999, comme le dit Mme Badaoui. Mon avocate me fait signe d'attendre et de laisser finir Mme Badaoui. Puis elle prend la parole et dit à M. Burgaud : « Écoutez, là, il y a un problème. Parce que Mme Badaoui dit que Mlle Duchochois a fait des choses en novembre 1999, alors que ma cliente n'était plus là : elle est partie en octobre 1999. » Et là, le juge lui répond : « Ah non, non, je n'ai pas entendu ça. » Et il se tourne vers tout le monde, vers le greffe, vers l'avocate d'Aurélie Grenon : « Vous avez entendu novembre 1999, vous ? » Non, non, à part mon avocate et moi, personne n'avait entendu novembre 1999 ! 27»

Enfin, second exemple, l’hypothèse d’une question induite par le juge d’instruction non

transcrite dans le procès-verbal.

Le Rapporteur à Fabrice Burgaud : « On sait maintenant que Mme Badaoui ne connaissait pas les Legrand. Et alors qu’elle ne les connaissait pas elle déclare : « Le propriétaire s’appelle bien Daniel Legrand. » Elle le déclare en répondant à une question qui portait sur autre chose. Ma question est la suivante : avez-vous demandé à Mme Badaoui de confirmer que le propriétaire de la ferme s’appelait Daniel Legrand ? Avez-vous, à un moment donné, suggéré le non, posé une question sur ce point sans que le procès-verbal ne la mentionne ? Car je voudrais comprendre dans cette réponse de 33 lignes d’où vient ce « bien » : le propriétaire s’appelle « bien » Daniel Legrand.28 »

L’extrait de ce procès-verbal laisse supposer qu’une question du magistrat qui

n’apparaît pas a induit des informations à la personne interrogée. En remettant en cause la

26 Article 64-1 du Code de procédure pénale : « Les interrogatoires des personnes placées en garde à vue pour crime, réalisés dans les locaux d'un service ou d'une unité de police ou de gendarmerie exerçant une mission de police judiciaire font l'objet d'un enregistrement audiovisuel . « L’enregistrement ne peut être consulté, au cours de l’instruction ou devant la juridiction de jugement, qu’en cas de contestation du contenu du procès-verbal d’interrogatoire, sur décision du juge d’instruction ou de la juridiction de jugement, à la demande du ministère public ou d’une des parties. » 27 Karine Duchochois, séance du 18 janvier 2006, tome 2, p. 105. 28 Audition de Fabrice Burgaud, séance du 8 février 2006, Tome 2, p. 541.

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stratégie d’élaboration des preuves par le juge, les parlementaires touchent à l’éthique du

magistrat par l’examen de sa pratique. La remise en cause de sa pratique conduit à

s’interroger sur la validité de la preuve qui construit le dossier. L’enregistrement de l’échange

est à nouveau envisagé par la commission comme palliatif de toute forme de doute ou de

controverse. Outre la possibilité de vérifier l’exacte formulation d’une question ou son

absence ou encore une information qui ne figure pas dans le procès-verbal, l’enregistrement,

en cas de consultation en cas d’appel, par la chambre de l’instruction, ou par la juridiction de

jugement, donne à voir l’expression entière des relations qui se tissent entre les acteurs au

cours de l’interaction. Par ailleurs, l’éventualité d’une vérification par l’audiovisuel des

entretiens dirigés prédispose les acteurs à une attitude de contrôle.

La remise en cause de l’unique mode de confrontation collective mise en place par le

juge d’instruction conduit les parlementaires à élargir l’utilisation de la confrontation

individuelle en la soumettant au même titre que les interrogatoires des personnes mises en

examen à un enregistrement audiovisuel29.

– Karine Duchochois : « Myriam Badaoui a pris la parole en premier, en racontant tous ses mensonges et en plus en vous regardant et en vous disant des choses du genre : « Quand même ! Tu pourrais avouer ce que tu as fait. » Ensuite, Aurélie Grenon prend la parole et répète ce que Badaoui vient de dire. Forcément elle a tout entendu ! Ce n’est pas compliqué ! Ensuite, c’est le tour de David Delplanque qui ne répond pas au début et qui dit à un moment : « Elle n’a rien fait. Elle n’était pas là. » M. Burgaud le regarde : « Attendez, vous mentez, vous avez toujours dit qu’elle avait participé. » David Delplanque maintient : « Non, elle n’était pas là, elle n’a rien fait. » Et alors à ce moment-là, M. Burgaud s’énerve, il s’emporte. Il se lève, il tape du poing sur la table : « Mais est-ce que vous vous rendez compte ? Si vous mentez, vous allez vous prendre une peine d’emprisonnement encore plus lourde. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? » Le fait que David Delplanque dise que je n’avais rien fait ça l’a complètement mis hors de lui. (…) Les deux autres se sont levées et se sont mises à crier sur David Delplanque : « Espèce de menteur ! » Alors lui il était au milieu

29 Article 116-1 du Code de procédure pénale : « En matière criminelle, les interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d'instruction, y compris l'interrogatoire de première comparution et les confrontations, font l'objet d'un enregistrement audiovisuel ». Toutefois, l’entrée en vigueur des enregistrements concernant les personnes placées en garde à vue (art. 64-1 précité) et des personnes mises en examen interrogées dans le cabinet du juge d’instruction sont reportés dans le temps. La loi 2007-291 du 5 mars 2007 article 30 IV prévoit que les articles 14 et 15 de la présente loi (articles 64-1 et 116-1 du Code de procédure pénale), entreront en vigueur le premier jour du quinzième mois suivant la date de publication de la présente loi. Toutefois, jusqu'à cette date, le procureur de la République ou le juge d'instruction peut, d'office ou à la demande de l'officier de police judiciaire, ordonner qu'il soit procédé à un enregistrement audiovisuel conformément à l'article 64-1 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant du I de l'article 14 de la présente loi, et le juge d'instruction peut, d'office, sur réquisition du procureur de la République ou à la demande des parties, décider de procéder à un enregistrement audiovisuel conformément à l'article 116-1 du même code, dans sa rédaction résultant de l'article 15.

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de tout le monde et au bout d’un moment il a regardé le juge et il a dit : « Si, si. Elle était là. 30»

Cette description d’une scène vécue par la personne qui témoigne dénonce les

confrontations organisées par le magistrat et donc, par là même, une forme particulière

d’expression orale qui n’a pour seul objectif, selon le locuteur, que de produire des éléments à

charge. L’utilisation par le locuteur d’un jeu de citation entre les protagonistes remet en cause

le procédé oral comme moyen d’élaboration de la preuve. Cette mise en scène récurrente au

cours de l’instruction sera stigmatisée par les personnes acquittées et reprochée au juge par les

membres de la commission.

– Le Rapporteur à Fabrice Burgaud : « Durant toute votre instruction vous n’avez mis en œuvre qu’une seule technique, la confrontation collective entre plusieurs accusateurs – Mme Myriam Badaoui, Mlle Aurélie Grenon et M. David Delplanque – et un ou plusieurs accusés. Le scénario était en outre toujours le même : vous commenciez par rappeler à Mme Myriam Badaoui ce qu’elle avait précédemment déclaré, vous lui demandiez de confirmer ses déclarations antérieures, ensuite vous demandiez à la personne accusée de s’expliquer, cette dernière niait, puis vous interrogiez Mlle Aurélie Grenon et ensuite M. David Delplanque qui confirmaient les propos de Mme Myriam Badaoui, généralement de façon plus imprécise. (…) Quels inconvénients y aurait-il eu à entendre séparément les personnes – au moins celles qui criaient leur innocence et le demandaient – pour obtenir la manifestation de la vérité ? 31»

La condamnation unanime de cette forme systématique d’expression orale pour

obtenir des éléments de preuve conduit la commission à proposer une réforme qui élargit la

pratique de la confrontation individuelle32.

L’extension des enregistrements audiovisuels en garde à vue et dans le cabinet du juge

d’instruction introduit l’éventualité d’un contrôle au cours de la procédure en cas de

contestation à partir de la dimension orale de l’échange. Ce support rapporte la fidélité de

l’interaction non transformée par un tiers. Par l’enregistrement, cette oralité, au sens plein du

terme, devient un indice dans la construction de la vérité judiciaire. En cas de litige, elle

supplante la parole transcrite du procès-verbal. L’enregistrement devient ainsi un élément de

preuve à partir duquel l’audience des assises peut discuter sa pertinence. Le procès d’Angers a

30 Audition des acquittés, séance du 18 janvier 2006, Tome 2, p. 104. 31 Audition de M. Fabrice Burgaud, séance du 8 février 2006, Tome 2, p. 524. 32 Cette proposition est validée par la loi du 5 mars 2007, art. 17-II, entrant en vigueur le 1er juillet 2007 : « Art. 120-1 – Lorsque la personne mise en examen ou le témoin assisté sont mis en cause par plusieurs personnes, ils peuvent demander (…) à être confrontés séparément avec chacune d’entre elles. Le juge d’instruction statue sur ces demandes conformément au deuxième alinéa de l’article 82-1. Le refus d’une demande de confrontation individuelle ne peut être motivé par la seule raison qu’une confrontation collective est organisée. »

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été ainsi présenté comme un contre-exemple de l’affaire Outreau où l’enregistrement

audiovisuel est apparu comme un modèle satisfaisant à l’élaboration de la vérité judiciaire33.

Les dispositions législatives présente toutefois une injonction paradoxale. Outre les

moyens nécessaires à sa mise en place effective dans les locaux de la police judiciaire et dans

les cabinets des juges d’instruction, il peut y être contourné aux termes mêmes de la

loi : « Lorsque l’enregistrement ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique,

il en est fait mention dans le procès-verbal d’interrogatoire qui précise la nature de cette

impossibilité. 34» Si l’enregistrement audiovisuel va dans le sens d’une suprématie de l’oral

sur l’écrit où le « dossier papier » cède la place à « l’humain » les conditions de réalisation de

ce dispositif sont en réalité peu opératoires35.

La publicité des audiences et l’enregistrement sont les réponses apportées par le

législateur au constat d’une rude mise à l’épreuve de l’oralité au cours de l’instruction. La

réforme va dans le sens d’une protection des droits de l’accusé en insufflant des

caractéristiques du modèle accusatoire : la prééminence de l’oral comme mode de preuve, la

parole de l’audience qui lève le voile du secret de l’instruction. Cette réforme renferme

toutefois un paradoxe : elle manifeste une volonté d’ouverture de l’instruction au regard

extérieur tout s’efforçant de maintenir le respect de la confidentialité de la procédure. Il est

encore certes trop tôt pour se prononcer sur ses effets, néanmoins deux éléments majeurs

laissent présager les obstacles à sa mise en application : les restrictions contenues dans les

termes même de la loi et les fortes réticences exprimées par les acteurs de la procédure.

L’incursion d’éléments accusatoires dans les pratiques judiciaires a en effet peu de place dans

une procédure marquée par un lourd héritage inquisitoire.

Le schéma présenté ci-dessous résume la temporalité du phénomène Outreau associées aux

formes d’oralité qui le caractérisent.

33 Audition d’Eric Maréchal, président de la cour d’assises du procès d’Angers, séance du 6 avril 2006, Tome 2, p. 1577. 34 Articles 14 et 15 de la loi du 5 mars 2007, chapitre IV « Dispositions renforçant le caractère contradictoire de la procédure pénale ». 35 Voir à ce sujet la contribution de Sylvie Bruxelles et Evelyne Serverin : Enregistrements, procès-verbaux, transcriptions devant la Commission d’enquête : le traitement de l’oral en questions.

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Les contributions rassemblées dans ce numéro proposent des lectures de l’affaire à partir des

problématiques abordées dans le cadre du phénomène Outreau. Denis Salas et Christiane

Besnier présentent le climat émotionnel dans lequel se sont inscrits les travaux de la

commission d’enquête avant de décrire les contours de la réforme votée par la loi du 5 mars

2007. Anne Jolivet et Jean-Marie Fayol-Noireterre s’intéressent aux éléments d’oralité de

l’audience : tandis que la première apporte un regard sur l’audience des assises et du jury à la

lumière du modèle accusatoire italien, le second envisage le passage du débat contradictoire

aux délibérations des juges. Jean Danet, Sylvie Bruxelles et Evelyne Serverin envisagent

l’oralité aux différents stades de la procédure. Jean Danet traite de la parole du plaignant et de

l’auteur de l’infraction dans une procédure pénale qui s’inscrit entre héritage inquisitoire et

influence du modèle accusatoire. Sylvie Bruxelles et Evelyne Serverin développent les

difficultés concernant le passage de l’oral à l’écrit à partir des dimensions institutionnelle et

linguistique : incidence du droit processuel sur les évènements rapportés devant la

commission d’enquête et difficultés inhérentes aux procédés de transcription des auditions.

L’oralité dans le cadre de l’expertise est présentée par Caroline Protais qui traite de la place

de l’expert au sein de la procédure pénale dans sa relation avec l’institution judiciaire tandis

que Jean-Pierre Durif-Varembont examine les techniques de l’entretien utilisées pour le

recueil de la parole de l’enfant. Trois contributions apportent un éclairage qui dépasse les

réflexions liées à la procédure : le rôle du traitement médiatique de l’affaire analysé par Jean-

Marie Charon, une perspective historique des images du monstre sexuel et de sa victime

présentée par Daniel Zagury et enfin, une approche philosophique dans laquelle François

Roussel confronte les éléments de l’affaire aux analyses de la justice instituée développées par

Montaigne dans les Essais.

Sans prétendre à l’exhaustivité de l’analyse de tous les aspects de l’affaire d’Outreau,

ces contributions présentent des lectures singulières en faisant apparaître la richesse du

matériau utilisé. Nous espérons qu’à la lecture de ce numéro, les auditions de la commission

d’enquête suscitent de nouvelles perspectives de recherche afin de poursuivre et d’enrichir ce

qui a été entrepris.

Christiane Besnier