Michael Connelly Amitav Ghosh - DDOOSS

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Quand la théorie littéraire devient littérature : cela donne « Bardadrac », un grand livre en forme de dictionnaire. Essais. Page 8. La politique antisémite de Vichy ; les Journaux de Benjamin Schatzman et de Valentin Feldman ; Dictionnaire de la Résistance. Pages 5 et 9. Les « maisons de joie » des Années folles racontées par Hubert et Kerascoët et Sfar ; Enki Bilal ; une biographie d’Hugo Pratt. Page 10. Michael Connelly « La Défense Lincoln », son nouveau roman, est une critique féroce de la justice américaine. Rencontre avec un maître du polar. Page 12. Gérard Genette L’auteur d’« En attendant Godot » aurait eu 100 ans en avril. Immense, essentielle, son œuvre, aussi bien théâtrale que romanesque, donna lieu à des interprétations diverses, parfois contradictoires. Charles Juliet et Raymond Federman, qui furent ses amis, se souviennent de « leur » Beckett. Dossier. Pages 6 et 7. SAMUEL BECKETT LA MUSIQUE DU SILENCE Amitav Ghosh « Le Pays des marées », un magnifique roman venu du golfe du Bengale, en guise d’introduction aux « Etonnants voyageurs » de Saint-Malo. Pages 3 et 11. Histoire Bande dessinée 0123 Des Livres Vendredi 2 juin 2006

Transcript of Michael Connelly Amitav Ghosh - DDOOSS

Quand la théorie littéraire devientlittérature : cela donne « Bardadrac »,un grand livre en formede dictionnaire. Essais. Page 8.

La politique antisémite de Vichy ;les Journaux de Benjamin Schatzmanet de Valentin Feldman ;Dictionnaire de la Résistance. Pages 5 et 9.

Les « maisons de joie » des Annéesfolles racontées par Hubertet Kerascoët et Sfar ; Enki Bilal ;une biographie d’Hugo Pratt. Page 10.

Michael Connelly« La Défense Lincoln », son nouveauroman, est une critique férocede la justice américaine. Rencontreavec un maître du polar. Page 12.

Gérard Genette

L’auteur d’« En attendant Godot »aurait eu 100 ans en avril.Immense, essentielle, son œuvre,aussi bien théâtrale que romanesque,donna lieu à des interprétationsdiverses, parfois contradictoires.Charles Juliet et Raymond Federman,qui furent ses amis, se souviennentde « leur » Beckett.

Dossier. Pages 6 et 7.

SAMUEL BECKETTLA MUSIQUEDU SILENCE

Amitav Ghosh« Le Pays des marées », un magnifiqueroman venu du golfe du Bengale, en guised’introduction aux « Etonnants voyageurs »de Saint-Malo. Pages 3 et 11.

Histoire Bande dessinée

0123

DesLivresVendredi 2 juin 2006

2 0123Vendredi 2 juin 2006

AU FIL DES REVUES

« Geste » en quête de vibration

LETTRE DE NEW YORK

David Remnick, à la recherche de l’instant décisif

Les éditeurs de laCorrespondance1917-1949 entre AndréGide et Marc Allégret(Gallimard) ne sontpas frères, commenous l’avons indiquépar erreur dans « LeMonde des livres » du19 mai ; il s’agit deJean Claude et PierreMasson et non deJean-Claude et PierreMasson.

Que va devenir, le 20 juin, à Drouot, lors de la vente du « cabinet » de livres de Pierre Berès, l’« exemplaire Royer » de « La Chartreuse de Parme » ?

Stendhal, le patrimoine national en péril

Le 20 juin, salle Drouot, aucours de la vente du« cabinet » de livres dePierre Berès, seront mis auxenchères cinq « cahiers »

autographes du Journal de Stendhal etl’exemplaire interfolié de La Chartreusede Parme, dit « exemplaire Royer », oùStendhal esquissa la réécriture de sonroman selon les avis de Balzac. Cejour-là se dispersera un des plusextraordinaires ensembles de livres etde manuscrits précieux qui soientencore en mains privées. Le grandlibraire Pierre Berès s’est résolu à seséparer de sa collection personnelle,que naguère encore il entendaitconserver jusqu’à son dernier souffle.Or, c’est bien de « conserver » qu’ils’agit. Entre les mains de ce grandlibraire, ce véritable trésor patrimonialnational, réuni au cours d’une longuevie, restait à l’abri de la dispersion, del’éparpillement à travers le monde.

Cette vente, programmée plus tôtque ne le laissait prévoir naguèrel’exposition, partielle, de Chantilly,représente pour le monde de labibliophilie française, collectionneursprivés mais surtout responsables duPatrimoine, de la direction du livre,collectivités locales concernées, unredoutable défi : éviter ledéménagement du patrimoine à partirde la vente d’objets hautementsymboliques et d’une valeurincomparable.

Pour nous, lecteurs et admirateursde Stendhal, elle nous place devant lechoix crucial entre un renoncementinsupportable ou l’acquiescement àune obligation morale demandant des

moyens astronomiques : sauvegardernotre patrimoine littéraire en obtenantl’entrée de l’exemplaire Royer à laBibliothèque nationale et en rendantces cinq cahiers, qui en furent disjointsjadis dans des circonstances malétablies, au fonds des manuscrits deStendhal de la Bibliothèque municipalede Grenoble. Si l’exemplaire Royer,selon les usages établis entre laBibliothèque nationale et Grenoble,devrait faire l’objet d’une préemptionpar la Bibliothèque nationale deFrance, il n’en va pas de même descahiers. Ceux-ci ne constituent pas eneffet à eux seuls ce « splendide Journal,l’un des derniers grands manuscritslittéraires français en mains privées »qu’on annonce, pas plus qu’ils neconstitueraient un « ensemblestructuré ». Ces 335 feuillets, quis’échelonnent de 1806 à 1814, ne sontque des fragments du Journalautographe de Stendhal, éparpilléparmi les 16 000 feuillets du seul« ensemble structuré » qui puisse êtrereconnu comme tel, le Recueil facticede ses papiers, avec ses trente volumesdes cotes R 5 896 et R 302 de laRéserve, légués à Grenoble en 1861 parla veuve de L. Crozet, ami de Stendhalet maire de Grenoble, en même tempsque les grands manuscrits autographesde la Vie de Henry Brulard, LucienLeuwen, Vie de Napoléon, Souvenirsd’égotisme, Lamiel…

La procédure en usage en matièrede préemption demande donc quela Ville de Grenoble, conservatrice dufonds, s’en porte acquéreur, avec l’aidedu département et de la région, pourobtenir l’intervention décisive de l’Etat.

Grenoble et les Grenoblois, malgréle prétendu contentieux avec leur« concitoyen », n’ont cessé depuisl’autre siècle d’entretenir et d’enrichirce dépôt, continûment etsystématiquement, sur les deniersde la ville et quelquefois sans aideaucune. Ainsi le « Fonds Crozet »

s’est-il enrichi, et récemment encore,de plusieurs milliers de feuillets,sans parler d’exemplaires annotésde sa main de ses propres œuvresou d’auteurs divers.

Ils ne peuvent donc pas, aujourd’hui,ne pas se sentir sommés de poursuivrecette tâche en réintégrant ces cahiersà leur fonds d’origine. Cela rendraitau Journal son intégrité et enautoriserait une édition définitive,le texte de ces cahiers n’étant encoreconnu que par une recensionaujourd’hui fort ancienne et sujetteà caution. Grenoble et les stendhaliensont à prendre leur part à cette missiond’intérêt général.

Mais si la Ville et ses partenaires se

résolvaient à la charge financière quecette mission implique, l’actuelleenvolée des prix du marché,maintenant spéculatif, des manuscritslittéraires place ces cinq cahiers horsde toute portée. Un investissement del’ordre de 700 000 à 900 000 euros(fourchette de l’expertise actuelle, horsfrais de vente) est d’une hauteurexorbitante au regard des possibilitésd’une ville, d’un département, mêmed’une région dont la nouvellerépartition des charges entre l’Etat etles collectivités locales a sensiblementréduit les marges de manœuvre. Faireappel au « mécénat » privé ? En si peude temps ? La situation fait craindre,hélas, une mutilation définitive duJournal par la fuite de ces cahiers horsde nos frontières ou, pis, par leurrevente « à la découpe » par quelqueantiquaire indélicat.

Grenoble, qui depuis plusieurs mois– la coïncidence est rude –,entreprenait une réhabilitationcoûteuse du patrimoine stendhalien,voit s’ajouter cette charge ; ledépartement et la région ne peuvent sesubstituer à elle. Seule unemobilisation de toutes les énergies, detous les services, de tous lespartenaires privés, institutionnels,individuels, collectifs, économiques…pourrait permettre qu’à l’occasion decette vente ne recommence pas pournotre patrimoine littéraire ce qui seproduisit après 1860 pour la peinturefrançaise.

Pour notre part, nous appelons àagir pour assurer la « conservation »à tous les sens du terme du patrimoinestendhalien, des manuscrits d’un

écrivain, mieux même, d’un penseur denotre modernité qui reste uneréférence de Londres à Melbourne,de Moscou à Houston ou Rio. On a putrouver, malgré un prix astronomique,les moyens de retenir en France, à laBibliothèque nationale, le manuscritdu Voyage au bout de la nuit. Acquérirun document de la valeur del’exemplaire Royer et restaurerl’intégrité du Journal autographede Stendhal méritent bien la mêmedétermination.

Nous demandons d’abord leclassement de ces deux ensemblescomme trésors du Patrimoine national,nous demandons de recherchercomment réunir en temps utileles moyens de leur préemption.

Michel Crouzet, Béatrice Didier,Gérald Rannaud, Philippe Berthier,Mona Ozouf, Jean Lacouture, PaulHamon…

Les soutiens et signatures (plus de deuxcents actuellement) peuvent être envoyésà : Association StendhalLa Bouquinerie, 9, bd Agutte-Sembat,38000 Grenobleou par e-mail :[email protected]

À MESURE que l’université sespécialise, et que ses territoirestendent vers un cloisonnementde plus en plus suffocant, larevue non académique et trans-disciplinaire apparaît commel’un des derniers refuges d’unejeunesse intellectuelle désireuse

de faire circuler discours et idées.Fondée en 2004 par quelquesamis dont la plupart n’avaientpas 25 ans, Geste est l’un de cesespaces fragiles où s’exprime unenthousiasme collectif pour lesaudaces plurielles de la scèneartistique : « Nous voulions dou-bler le lien amical d’un lien intel-lectuel, afin de faire passerelle nonseulement entre nos diverses spécia-lités, mais aussi entre nos centresd’intérêt, hors de nos domaines derecherche », raconte Damien Bal-din, jeune historien passionnépar la gastronomie.Sans verser dans le culte faciledu « transversal », l’équipe pré-tend donc articuler paroles et pra-tiques, à la charnière de la politi-que et de l’esthétique : « L’idéeest de faire de cette revue un objetde stimulation forte. On a tousenvie d’importer dans notre milieu(celui de la recherche) des chosesqui n’y sont pas courantes, pour en

parler avec la même rigueur »,confie Sylvain Prudhomme, quienseigne les lettres à l’universitéParis-III. D’où la variété desniveaux d’écriture déjà présentsdans le premier numéro (consa-cré à l’improvisation), et que l’onretrouve avec la nouvelle livrai-son de Geste, qui s’ordonneautour du verbe « assembler ».Car le « geste » crucial, d’oùqu’il vienne, c’est celui qui initieet bouscule pour de bon, jusqu’àprovoquer un réagencement del’espace théorique comme de lavie quotidienne. Voilà pourquoi« l’assemblage », ici, s’exposesous des modes tout à fait divers.D’abord dans ses dimensionspolitiques, bien sûr, avec uneréflexion polyphonique sur le« vivre ensemble » : tandis quePaulin Ismard revisite la démo-cratie athénienne et que LambertDousson analyse l’écriture musi-cale en sa portée utopique, Pierre-

Etienne Schmit explore les effetsde la « mise en jeu théâtrale » surla communauté.Mais « l’assembler » est égale-ment interrogé dans ses dimen-sions artistiques et artisanales.Outre un dossier portant sur l’ex-position « Big Bang » du CentrePompidou (Paris), plusieursentretiens viennent apporter deséclairages inattendus : ainsiIngrid Astier fait-elle dialoguerBartabas, fondateur du théâtreéquestre Zingaro, avec le chef cui-sinier Alain Passard. De même,le poète Jean-Michel Espitalliervoisine-t-il avec le coiffeurCédric Vauthier, formateur mon-dial en chignon pour les salonsJacques Dessange, ou encoreavec le professeur d’aïkidoGérard Blaize, qui unit dans unseul et même élan sagesse martia-le et bonheur esthétique : « Tou-te la peinture peut résonner dansun trait qui exprime une vibration

particulière (…). C’est identique enaïkido : ce qui est extrêmement dif-ficile à obtenir, c’est la vibrationjuste du geste, la vague… » a

Jean Birnbaum

Geste no 2, 198 p., 10 ¤,www.revue-geste.fr

Charles JulietAuteur de trèsnombreux poèmes,textes pourle théâtre, récitsautobiographiques etécrits sur les artistes.Il a publié unimportant Journalen quatre volumes,tous chez POL,son principal éditeur.Ses deux derniersouvrages sont Au Paysdu long nuage blanc(POL, 2005) etCézanne, un grandvivant (POL, 2006).

« L’ESPOIR, mais aussi la vanité, du repor-ter se résume à ceci : qu’en dernière instance,les personnages publics baisseront la garde,qu’ils se laisseront aller à être eux-mêmes,qu’ils traverseront cette frontière invisible.Mais de façon générale, ils font tout leur pos-sible pour s’assurer que cela n’arrivejamais. » C’est avec ces mots que DavidRemnick, l’actuel rédacteur en chef duNew Yorker, clôt la préface de son nou-veau livre, Reporting, un recueil de vingt-trois essais écrits entre 1994 et 2006 pourson légendaire magazine.Bel homme, l’œil froid et perçant, un je-ne-sais quoi de méfiant et de retranché dansles gestes, David Remnick est depuis 1998le patron de la plus vénérable institutionculturelle américaine. Son style éditorialreprésente, outre-Atlantique, un idéald’exigence journalistique : impartialité,érudition, limpidité, exactitude.Remnick, dans cette brève préface, avoues’intéresser tout particulièrement « aux

sujets qui tendent à être élusifs », afin de lesobserver de près, « ne serait-ce qu’un seulmoment ». Voici donc Al Gore, en cabotindésabusé après sa défaite. Tony Blair, enmégalomane humaniste se surprenant àrêver à l’élimination des Mugabe de la pla-nète. Vaclav Havel, fantasque et irrésisti-ble, aux commandes de son scooter dansle palais présidentiel de Prague. AlexandreSoljenitsyne, fixant le lecteur de sonregard bleu glace, telle une apparition,dans sa retraite du Vermont. Et PhilipRoth, Don DeLillo, Vladimir Poutine, Ben-yamin Nétanyahou, le dernier Romanovou encore Mike Tyson. Sans oublier lesreportages sur La Nouvelle Orléans aprèsKatrina, la montée du Hamas en Palesti-ne – remarquablement informés, etconstruits avec toutes les articulations dra-matiques d’un livre de fiction.Obnubilé par sa volonté de saisir, dansune situation donnée, ce qu’il appelle« l’instant décisif », Remnick est à l’affût

de détails prégnants : capturer une angois-se au détour d’un regard, fixer le zeitgeist,mais sans pompe, et avec une immensediscrétion. Son style est impeccable, lisse,lucide, et sans complaisance.« J’étais l’inverse d’un spécialiste », écritRemnick de ses premières années passéesau Washington Post. Car c’est dans ce jour-nal de l’establishment qu’il commence, en1982, sa carrière. Débutant encore, il estpréposé aux homicides, pour s’entendredire par l’éditeur du soir : « Pas plus dedeux paragraphes, hein, et pour le titre, tumets juste “tuerie”. » Dès 1988, il devientcorrespondant à Moscou. « Personne nevoulait y aller, se souvient-il. Il faisait froid,il y avait les réunions interminables duPolitburo, et la nourriture était horrible. »Mais à peine est-il arrivé qu’il est témoinde l’un des événements majeurs de la findu siècle dernier : la chute de l’Empiresoviétique. Cette expérience inspire sonpremier livre : Lenin’s Tomb, qui remporte

le prix Pulitzer en 1993. Entre-temps,Remnick est embauché au New Yorker parla très controversée Tina Brown, à laquel-le il succédera six ans plus tard.En 1997, il publie une suite à Lenin’sTomb intitulée Resurrection, mais aussiune première collection de ses articles duNew Yorker : The Devil Problem (and OtherTrue Stories). L’année suivante, fier de sonéclectisme, il se consacre à sa passion, laboxe, avec King of the World : MuhammadAli and the Rise of an American Hero.Ce qui le fascine par-dessus tout ? « Lespersonnages hantés par l’idée de changer lecours de l’histoire. » En cela, Reporting estun petit chef-d’œuvre de ce journalismequi, selon Hegel, fait de la fréquentationassidue du journal le cœur philosophiquede la vie. a

Lila Azam Zanganeh

« Reporting : Writings from the NewYorker », Knopf, 484 p., 27.95 $.

Rectificatif

JACNOet

ALBERT ALGOUDrencontrent à la librairie

L’ ARBRE A LETTRES33/35 Bd du Temple Paris 3è

Tél. 01 48 04 76 52le jeudi 8 juin à partir de 19h.à l’occasion de la parution de

Itinérairedu dandy pop

(Ed. du Rocher)

Contributions

« La situation fait craindre,hélas, une mutilationdéfinitive du “ Journal”par la fuite de ces cahiershors de nos frontièresou, pis, par leur revente“à la découpe” par quelqueantiquaire indélicat »

Proposer un textepour la page « forum »par courrier :[email protected]

par la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

FORUM

0123 3Vendredi 2 juin 2006 3

L’histoire et la géographie– c’est l’Histoire qui ledit – sont deux parentesqui se donnent la main.Avec des discordes etmême des guerres (invaria-

blement, la première s’échappe desbras de la seconde, s’enfle et se gonflejusqu’à lui faire des enfants plus oumoins durables, plus ou moins mons-trueux), mais une inévitable familiari-té. Il est pourtant, ici et là, desendroits où la nature ne veut riensavoir. Des lieux forts et difficiles, oùla géographie a le verbe haut et l’impa-tience orageuse, comme si rien nesavait arrêter son cours. De tellesrégions, évidemment, ne peuvent êtrele simple décor de l’histoire ni celui

d’un récit, AmitavGhosh l’a bien com-pris : ils doivent endevenir la charpen-te, le souffle pro-fond et comme lamatière première.

Né en Inde en1956, il a grandi (aumoins en partie) auBangladesh. C’estlà, autour du golfedu Bengale, danscette contrée stupé-fiante où la réuniondu Gange et du Bra-hmapoutre forme

un immense delta limoneux, que l’écri-vain a construit son sixième roman.

A partir de cette étonnante régiondes Sundarbans, subtilement élevée aurang de métaphore, Amitav Ghoshpose avec beaucoup d’intelligence etde raffinement la question qui par-court de nombreux romans indiens :quelle est l’identité de l’Inde, ou plutôtde ses habitants, tiraillés entre leursdésirs, leur histoire, leurs mythologies,celles des colonisateurs, et les appétitsdu reste du monde ? Et quelle est lapart laissée à l’histoire (et aux hom-mes en général) par la géographie,autrement dit par la personnalité pro-fonde, presque primitive d’un lieu ?

Pour bien comprendre le récitd’Amitav Ghosh, il faut observer unecarte. Voir la côte effrangée qui bordele golfe du Bengale et les centainesd’îles qui flottent au large de cette

zone frontalière, là où l’Inde laisse laplace au Bangladesh. Dans les Sundar-bans, la terre est si basse qu’elledevient la proie de la mer, au rythmequotidien des marées.

C’est au centre de ce « Pays desmarées », régulièrement noyé, qu’évo-luent les personnages très fermementcampés : Piya, la jeune spécialiste desmammifères marins, Américaine d’ori-gine indienne, Kanai, traducteur ethomme d’affaires de Calcutta, Fokir, lepêcheur illettré, ou encore Nirmal,intellectuel en vue, devenu instituteurde campagne. Nirmal a vécu au « Paysdes marées » durant trente ans, avantd’y mourir, tandis que Kanai et Piyas’y trouvent depuis peu – l’un pourdéchiffrer le journal laissé par l’institu-teur et l’autre pour tenter de localiserune espèce de dauphins en voie de dis-parition.

Un univers mouvantChacun porte, à sa manière, l’un des

visages de l’Inde moderne – y comprisPiya, fruit de la diaspora. Mais com-ment ces identités se maintiennent-elles, au contact d’un paysage où toutse brouille et tout mue, où les repèress’effacent au gré des crues et des tem-pêtes ? Le décor que peint AmitavGhosh est saisissant de puissance etd’une sensualité qui finit par contami-ner les personnages. Il y a les mangro-ves qui « effacent le temps » et le « laby-rinthe aquatique » des bras du fleuve,le « fouillis des lignes » de la forêt etenfin la « boue douce et tendre », cettevase omniprésente qui cache des pré-

dateurs, tire les marcheurs vers le baset se referme instantanément sur lestraces de pas. « Il n’existe pas ici defrontière pour séparer l’eau douce del’eau salée, le fleuve de la mer », écritNirma. Dès le départ, le texte nous faitentrer dans un univers mouvant, insta-ble, oppressant, où tout conspire àbrouiller les positions.

Bien que le récit soit bâti de maniè-re suffisamment claire pour qu’il s’yretrouve finalement, le lecteur est lui-même secoué en tous sens, à l’imagede Piya, dans la scène formidable oùelle est poussée dans le fleuve par desgardes corrompus : « Incapable de dis-tinguer le haut du bas », aveuglée parle limon, asphyxiée par la panique etle manque d’air.

De ce milieu troublant, AmitavGhosh fait un emblème et une ques-tion. Les Sundarbans, c’est à la foisl’Inde ancestrale, celle d’avant les colo-nisateurs et même d’avant les Indiens,mais aussi l’endroit où vacillent les cer-titudes. Certes, « il se passe plein de cho-ses en ce moment en Inde et c’est trèsexcitant d’en être », proclame Kanai,porte-parole de l’Inde moderne, maisoù va ce pays ? La civilisation planétai-re le recouvrira-t-elle comme lesmarées le font des Sundarbans, ou res-tera-t-il, toujours, des forces contrai-res ? « En dépit de sa nouveauté et deson énergie, le pays que Kanai habitaitétait rempli de ces fantômes, écritl’auteur, comme pour avancer uneréponse, mais sans jamais verser dans

la caricature, de ces présences invisiblesdont, aussi fort qu’on parlât, on ne pour-rait jamais totalement faire taire lesmurmures. »

Ce pays-là chuchote à l’oreille despersonnages, qui sont eux-mêmes ren-voyés à leurs doutes et à leur solitude.Formant autour d’eux des récits sépa-rés qui ruissellent le long du livre com-me les affluents du Gange, l’auteur aréuni des individus aux profils très dis-tincts, dont les destins convergent sansse rejoindre. Car chacun est une île, àl’image de ces terres qui émergent fugi-tivement dans les bouches du Gange.

Une île extraordinaire, comme Lusi-bari, la plus lointaine, celle où s’est éla-borée une communauté modèle, sousla houlette de la vieille Nilima, respon-sable de l’hôpital – mais une île quandmême. Avec, pourtant, des passagesdérobés, des ponts invisibles qui per-mettent parfois aux êtres de communi-quer. Pas grâce au langage, ou pas tel-lement (Kanai, qui se vante de parlersix langues, est celui qui manque leplus des sens nécessaires à la compré-hension du « Pays des marées »),mais grâce aux rêves qui sont univer-sels, comme le montrent les citationsde Rilke qui ferment chacun des passa-ges du journal de Nirma. Et qui sedressent, derrière les contreforts dumonde, avec leurs géographies secrè-tes – d’où naissent, parfois, de très bel-les histoires. a

Raphaëlle Rérolle

New York, New York… hier, demain, toujours

Les îles ensorcelées d’Amitav Ghosh

On peut détourner la phrase dumagnifique peintre des Women,Wilhelm De Kooning, « Cela ne

me suffit pas d’être américain. Je suisnew-yorkais », en « Il n’est pas besoind’être américain pour être new-yorkais ».Il est même préférable de ne pas l’être,américain, et surtout pas nationaliste,pour aimer ce lieu de mouvementperpétuel, de foules cosmopolites etpressées.

Pour ceux qui se sentent new-yorkais– ou voudraient le devenir –, voiciquelques livres, très différents, mais tousporteurs de désir, de plaisir, desentiments, de réflexion.

Peut-être faut-il commencer par leplus gros, en coffret, qu’on ne pourrapas transporter, New York (1). Lesquelque cinquante pages d’introductionde la romancière Tama Janowitz sontassez banales. On préférera se laisserguider dans la Grosse Pomme par despassionnés dont les phrases rythment lapromenade photographique – presquetoujours en couleurs. Ainsi le cinéasteMartin Scorsese : « Il y a quelque chosedans l’été new-yorkais qui estextraordinaire. Il (…) règne uneatmosphère nocturne qui s’insinue en vouscomme un virus. » Ou bien Ezra Pound :« Dans aucune ville les nuits ne sontéquivalentes à ses nuits. » Et beaucoupd’autres encore, de Jean-Paul Sartre àAnaïs Nin, pour conduire le voyageur,

en images, sur tous les ponts, dans tousles quartiers – y compris le nouveausecteur branché de la 14e Rue, du côtédes 9e et 10e Avenues – arpentés par destouristes, des joggeurs, des familles, despoliciers, des travailleurs… Les soixantedernières pages sont une autreinvitation au séjour new-yorkais, sousforme de guide pratique – hôtels,restaurants, bars, musées, suggestionsde balades…

Si l’on a aimé les citations de cetalbum, on mettra dans sa pochel’anthologie New York, de « LaBibliothèque » Gallimard (2). Certes, cetouvrage pédagogique se donne pour but« une lecture accompagnée ». Mais,même pour ceux qui n’ont pas besoind’accompagnement, il est une mine,offrant 64 extraits d’œuvres littérairescélébrant New York, de Blaise Cendrarsà Truman Capote, en passant par HenryMiller, Federico Garcia Lorca, HenryJames… Et Céline, bien sûr :« Figurez-vous qu’elle était debout leurville, absolument droite. New York, c’estune ville debout (…). Ça fait drôleforcément une ville bâtie en raideur. »

Dans une anthologie sur New York,on ne saurait oublier un auteur bienvivant, qui, s’il passe désormaisbeaucoup de temps à Paris, n’en est pasmoins un New-Yorkais véritable, JeromeCharyn : « Le premier panneaupublicitaire électrique est installé au bas

de Broadway, avec le message : PLAGEMANHATTAN (côte sud de Brooklyn)BALAYÉE PAR LES BRISES MARINES.Le panneau lumineux est un spectacle devaudeville instantané. »

Et comme un périple new-yorkaissuppose tours et détours, on iraimmédiatement lire le dernier Charyn,Dans la tête du frelon (3). Sous ce beautitre énigmatique, il a rassemblé seizeauteurs, symboliques, à ses yeux de « lalittérature juive américaine ». Tous ne

sont pas new-yorkais, à commencer parSaul Bellow. Certains, comme PhilipRoth, n’aimeraient pas se voir étiquetésainsi. Mais on sera heureux de retrouverun New-Yorkais trop oublié, né àBrooklyn en 1914 et mort en 1986,Bernard Malamud. Et ému de relire ledébut de Kaddish d’Allen Ginsberg(1926-1997) : « Etrange de penser à toi,partie sans corsets ni yeux, & marcher surle trottoir ensoleillé de Greenwich Village.

ville basse de Manhattan, clair midid’hiver, et debout toute la nuit, parlant,parlant et lisant le Kaddish à haute voix,écoutant Ray Charles hurlant les bluesaveugles sur le gramophone. »

Comment terminer une aventure àNew York, fût-elle rêvée, sans chercher àvoir les contradictions, les paradoxes, laviolence, l’humour, qui s’y mêlent et s’yheurtent ? Alors voici deux livrespropres à faire sentir ce « grand écart »permanent. Le photoroman de PierretteFleutiaux et JS Cartier (4), et L’Histoirede New York, de Washington Irving (5).

La belle image de JS Cartier, en noiret blanc – un homme seul, de dos,regardant les tours du World TradeCenter –, dit, avec Pierrette Fleutiaux,qu’« il y a désormais, concernant NewYork, un avant et un après »11 septembre 2001. Ce texte, jouanthabilement avec les photos – elles nesont en rien des illustrations, maiss’intègrent au roman –, cherche« l’envers du flamboyant décor de laville-monde », et tente de retrouver « unepartie de [la] ville imaginaire (…) pourlutter contre les images abominables dujour d’horreur ».

Avec Washington Irving, on passeimmédiatement au rire. C’est en 1809qu’il a publié, sous le nom fictif deDiedrick Knickerbocker, cette loufoquehistoire, en sept « Livres », de NieuwAmsterdam, des origines à la mort dePeter Stuyvesant et la fin de ladomination hollandaise. Irving, à partird’une documentation sérieuse, retrace,ironiquement, dans un style parodique(qui va d’Homère à ses contemporains

historiens et à leur pédanterie), lafondation de ce qui allait devenir, endépit d’une « fatalité » touchant tous lespays – « être toujours gouvernés par leshommes les moins habiles de la nation »–, une ville et un mythe indestructibles :New York.

(1) New York, introduction de TamaJanowitz, éd. Assouline, 976 p., 45 ¤.(2) New York, anthologie proposée parMarc-Henri Arfeux « La Bibliothèque »Gallimard n˚ 177, 240 p., 5,50 ¤.(3) Dans la tête du frelon, anthologie de lalittérature juive américaine, textes choisis etprésentés par Jerome Charyn, introductiontraduite de l’anglais (Etats-Unis) parPascale Haas, Mercure de France,« Bibliothèque étrangère », 380 p., 25 ¤.(4) Les Etoiles à l’envers, New York,Photoroman, de Pierrette Fleutiaux etJS Cartier, Actes Sud, 90 p., 23 ¤.(5) Histoire de New York, depuis lecommencement du monde jusqu’à la finde la domination hollandaise, parDiedrick Knickerbocker, de WashingtonIrving, texte établi par Valentin Fonteray(version révisée d’une traduction anonymede 1827), éd. Amsterdam (21, rue duFaubourg-du-Temple, 75010 Paris),380 p., 19 ¤.

Signalons le dernier numéro dumagazine Senso, spécial New York(n˚ 23, 7 ¤).

« Habitants des rivières » dans le delta du Gange et du Brahmapoutre. DANIEL SCHWARTZ/LOOKATONLINE

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Dans les Sundarbans, ce coin du golfe du Bengaleoù l’Inde laisse la place au Bangladesh, vacillentles certitudes. Bienvenue au « Pays des marées »,où naissent parfois de si belles histoires

Extrait

LE PAYSDES MARÉES(The HungryTide)d’AmitavGhosh.

Traduit del’anglais (Inde)par ChristianeBesse,éd. RobertLaffont,« Pavillons »,474 p., 22 ¤.

« En haute mer, Piya n’aurait eu aucune difficulté à sesortir d’une chute pareille à celle qu’elle venait de faire.Elle nageait bien et aurait pu se défendre contre lecourant. Mais la perte d’orientation, due aux conditionsparticulières de la lumière dans l’eau boueuse, la fitpaniquer. A bout de souffle, enveloppée dans le cocond’une vase étrangement brillante, elle était incapable dedistinguer le haut du bas. Dans sa tête régnait uneodeur ou plutôt un goût métallique qu’elle savait êtrenon du sang mais de la boue inhalée, entrée dans sabouche, son nez, sa gorge, ses yeux – formant unlinceul qui se refermait sur elle, l’emmaillotant dans sesplis troubles. Elle se débattit, le griffa, le martela, maisles bords semblaient reculer telles les parois d’une

poche de placenta. Un objet lui frôla le dos, et, à cetinstant, rien n’aurait pu l’empêcher de réagir comme aufrôlement d’un reptile. Son corps fut saisi deconvulsions et elle tenta de regarder par-dessus sonépaule mais ne put rien voir excepté cette lueur sépia.Ses membres se raidissaient et ses forcesl’abandonnaient ; elle essaya quand même de sedéfendre en remuant follement les bras. C’est alors quequelque chose traversa l’eau et vint la frapper en pleinefigure : elle se sentit propulsée et fut incapable derésister. Soudain, sa tête fut libérée et caressée avec unelégèreté qu’elle comprit être celle de l’air. Pourtant, ellene pouvait toujours pas respirer : son nez et sa boucheétaient inondés d’eau. » (p. 70)

LITTÉRATURES

4 0123Vendredi 2 juin 2006

Entre déraison et extravagance, un roman de Julien Bouissoux

Un conte philosophique

AU VOYAGEURQUI NE FAITQUE PASSER,d’Alain AbsireEst-ce la quête desérénité qui unitles personnagesdu recueil denouvelles d’AlainAbsire, oul’esquisse d’une

issue quand tout semble lespromettre à l’impasse ? Du jeunePelayo, qui use de ses derniers souspour découvrir l’amour dans unbordel qui part à la dérive, àSénèque, dialoguant avec un disciplerétif des bienfaits de la mortconsentie, chaque saynète a sonpropre traitement : des éclats dunoir réservés à Manhattan à la fabledésabusée d’un Gabriel tombé duciel dans les bras d’une prostituéelisboète… Et si l’heure des hérossemble révolue, on saluera la luciditétendre qu’Absire offre à la plupart deses personnages. Ph.-J. C.Fayard, 264 p., 16 ¤.

LE SABLIER, de Sofia GuellatyRobe rouge, talons trop hauts. Unsein qu’on entrevoit juste quand ellese penche. Ça donne de drôles depensées. A qui ? Quelle importance…La narratrice de ce premier romantrimballe sa vie dans les rues, lescafés. Elle laisse tout aller, s’enremet au hasard d’improbablesrencontres. Elle traîne au Sablier, un« bistrot de quartier, (…) barimitation marbre éclairé au néon, (…)odeur de cigarettes et de vin, (…)toilettes dégueulasses, clientèlehétéroclite ». Là, tous les jours oupresque, vient un vieil écrivain murédans son silence. Il lui abandonnede petits mots. L’attachementimmobile, les réponses discrètes : onpense à Albert Cossery… Mais,au-delà, Sofia Guellaty a construitune histoire immédiate d’errance, deretrouvailles intimes et d’espoirinsensé. X. H.Ed. Joëlle Losfeld, 106 p., 11,90 ¤.

LE SAUT, d’Anna EnquistDes hommes et des femmesmonologuent. Parfois la parole estsurprise dans l’immédiateté d’unescène de théâtre, parfois elles’organise au gré des souvenirs oud’un récit. Dans le cœur de chacune,il n’y a que le battement del’intimité. Chaque nouvelle est unsanglot qui monte lentement.Opprimés, les mots mijotent dansles têtes chagrines sans pouvoirsortir. Puis quelque chose se libère,mais pas entièrement – comme si cequi restait à dire ne pouvait l’être.On a l’impression que la langue pureet précise d’Anna Enquist se refuse àtirer plus de ses personnages. Maisc’est pourtant ainsi que cesnouvelles trouvent leur solutiondéfinitive. N. C. ATraduit du néerlandais par AnnieKroon, Actes Sud, 124 p., 14 ¤.

Echange spirituel entre Hector Bianciotti et Benoît Lobet

Dieu, le prêtre et l’écrivain

Rencontre « L’Album vert » et « Bobigny centre ville », deux nouveaux livres de Marie Desplechin

Simplement se comprendreI

l s’en trouve des choses dans lestiroirs oubliés des commodes. Desbouts de ficelle, des crayons époin-tés, des pinces à linge, un peigne,

quelques boutons de nacre, des pétalesde roses et des cigarettes sèches, unephoto de vacances, un mouchoir endentelle. Des foules de rien du tout etd’à quoi bon garder. On rangerademain. Enfin, un jour peut-être.

En 1993, Marie Desplechin publiaitson premier livre à L’Ecole des loisirs.Le Sac à dos d’Alphonse raconte l’histoi-re d’un petit garçon qui découvre unlutin caché dans sa chambre. Un drôlede bonhomme chargé d’un sac trèslourd tout empli de souvenirs. Chaqueenfant a le sien qui ne le quitte pas. Lesenfants seulement ? Des lutins, il doiten habiter une colonie entière dans l’ap-partement parisien de Marie Desple-chin. De ces lutins farceurs qui mettentle bazar, qui cachent les affaires et lesfont retrouver où on ne s’y attend pas.Elle avait prévenu : « C’est pas mal endésordre. » Ça l’est oui, en effet. Maisc’est si rassurant. Un fouillis quotidien,un vivant pêle-mêle. « Je fais toujours,dit-elle, toutes les choses en mêmetemps. »

La famille, les enfants. Deux grands,et le dernier qui a juste 10 ans. Leslivres, les articles pour la presse maga-zine, des préfaces, un scénario aussipour Robert Guédiguian. « J’aime bientravailler », glisse-t-elle dans un souri-re. Et elle insiste : « J’en ai besoin. Jesuis une laborieuse. » Dans le nord de laFrance dont elle est originaire et où

elle a passé son enfance et son adoles-cence, on se souhaite à la nouvelleannée « du cœur et de l’ouvrage ». Ellea été exaucée. Une trentaine de titresen à peine plus de dix ans. Beaucoupprennent place dans la littérature jeu-nesse. Des récits qui tendrementemportent, qui entre-bâillent l’imaginairejuste ce qu’il faut, usésde relectures, reracontéssans cesse… C’est Ma Col-lection d’amours, conted’apprentissage, Verte,qui décrit avec humourles relations mère-filledans une famille de sor-cières, Satin grenadine etSéraphine, des destinsd’enfants au petit pointdans le XIXe siècle finis-sant, Le Monde de Joseph,ou comment doucementon franchit le miroir(tous à L’Ecole des loi-sirs).

« J’aime écrire pour lajeunesse, explique MarieDesplechin, c’est unemanière de se retrouverdans ce que l’on a de plusintime. » Depuis long-temps, la jeune femme écrit aussi desnouvelles. En ce début des années1990, elle en fait lire quelques-unes àOlivier Cohen, qui s’enthousiasme. Por-traits de femmes. Moments croisés. Cesera Trop sensibles (éd. de L’Olivier,1995). Viendront ensuite Sans moi et

Dragons, deux romans chez le mêmeéditeur. Une autre carrière ? Pas vrai-ment… Marie Desplechin a cette modes-tie évidente du je ne fais pas exprès.« Même si elle occupe maintenant lamajeure partie de ma vie, confie-t-elle,je continue à penser que l’écriture n’est

pas un “vrai” travail. »Malgré les succès de seslivres « pour adultes »,elle ne lâche pas la fragili-té complice qui la rend siproche de ses jeunes lec-teurs. Et presque malgréelle, les mots se rejoi-gnent, se relient. Elle tiredes bords entre les textes.Etrange archipel faitd’îlots éloignés de quel-ques encablures. Le Mon-de de Joseph fait écho àDragons. Le Sac à main(éd. Estuaire. 2004),minutieux inventaire sen-timental illustré par EricLambé renvoie à Ma Col-lection d’amours. Géogra-phie serrée. L’enfancetoujours à vue, et cetteirrépressible volonté d’al-ler à contre-courant de ladouleur. En janvier 2005,

elle publie avec Lydie Violet, son atta-chée de presse, aux éditions de L’Oli-vier, La Vie sauve, chronique à l’empor-te-pièce de la maladie de Lydie. Le livreévite le scabreux, dévoile page à pageune infinie tendresse. Couronné par leprix Médicis de l’essai, il est mainte-

nant disponible en format poche(Seuil, « Points » n˚ 1470).

Marie Desplechin construit uneœuvre pointilliste faite du refus de l’in-tolérable et du besoin de témoigner dutemps enfui. L’Album vert qui vient deparaître chez Nicolas Chaudun partd’un petit classeur toilé contenant desnégatifs (on pense à La Photo, toujourschez Estuaire) que lui a confiés sagrand-mère. Une manière de remonterle fil, de laisser à nouveau la parole auxabsents. C’est touchant, sans effet, dis-cret à en sourire, les yeux un peumouillés. Vacances à Blankenberg. Lejardin tout en long, au 19, rue Kléber, àCroix, près de Roubaix. Les vivantsd’autrefois balayent la nostalgie. Car lepassé est fait de pulpe, d’émois, demains très fort serrées et de terreur duvide. Il faut se rassembler, se parler,s’approcher. Simplement se compren-dre. Le credo est lâché.

L’autre livre récent de Marie Desple-chin, Bobigny centre ville (1), conçuavec le photographe Denis Darsacq,parle de Bobigny, cette ville de Seine-Saint-Denis qu’elle a découverte de l’in-térieur il y a deux ans au hasard d’unecommande de récits. Galerie de visa-ges, mots d’espoir, histoire des bruitsdu sol et du désir de ceux qui veulentsimplement y poser leurs attentes. Ona le temps pour les choses. Laissonsparler les gens. a

Xavier Houssin

(1) Bobigny centre ville, Actes Sud,160 p., 25 ¤.

ZOOM

UNE ODYSSÉEde Julien Bouissoux.

Ed. de l’Olivier, 204 p., 18 ¤.

B esançon étant « le centredu monde. Tout au moinsen ce qui concerne la pro-

duction de slogans francopho-nes », rien d’étonnant à ce quele narrateur habite cette ville oùil exerce le métier de faiseur deslogans et de romans ; riend’étonnant non plus à ce qu’unordinateur tombe en panne etqu’il se rende chez un répara-teur ; il n’y a pas davantage às’étonner qu’il s’y rende à l’heu-re du déjeuner, prenant letemps d’un arrêt au restaurantoù, ce qui est assez banal, il com-mande des huîtres. Tout com-mence à être curieux quand onle voit les partager avec un ren-ne, convive auquel il offre undessert, et qu’on apprend quepour rester avec lui, il quitte sontravail et part sur les routes.

A ce moment du récit, on sedit que Julien Bouissoux, lui, ne

tiendra pas la route, que d’éton-nement en étonnement, il lasse-ra vite son lecteur, or il l’attacheà son récit en rapportant lespéripéties d’une pérégrinationau cours de laquelle ce coupleétrange est exposé au contrairede ce que l’homme en attendait.

Où il pensait trouver la paixd’une espèce de retour aux sour-ces – que les autres voient com-me une « inexcusable désertionsociale » –, il est exposé à l’in-compréhension et à l’hostilité.Soumis qu’il est à dire les rai-sons de son amitié pour ce com-pagnon, inquiétant d’être insoli-te, avec lequel il part pourl’Amérique, ce qui est l’occasiond’une traversée où le bizarre aencore sa place quand, parexemple, on veut le jeter par-dessus bord parce qu’il com-prend qu’une fillette lui deman-de, en toute innocence, de mon-trer son nombril ; ou quand, unmoustique ayant dormi avec luisans le piquer, il lui offre, à leurréveil, une main que l’insectepique très délicatement.

Il en va ainsi, dans le fantas-tique et le merveilleux, jusqu’àla fin pleine d’émotion et detendresse de ce roman qui, aus-si bien par son sujet délirantque par son style qui allie lasimplicité de l’expression etl’efficacité d’un humour jamaisappuyé, résonne d’une tonalitédes plus originales. Non sansune jubilation que le lecteurpartage, Julien Bouissoux maî-trise la déraison et l’extrava-gance pour un conte philoso-phique qui fait écho à ce qu’il ya, dans notre époque, de troprationnel, de trop convenu.

Romancier pourvu d’imagi-nation – cela arrive encore –, ildivertit en posant des ques-tions auxquelles nous inviteson personnage, plus sagequ’il y paraît lorsqu’il s’inter-roge : « Est-ce que, finalement,les moments les plus gravesseraient aussi les moins sérieux,les plus aléatoires ? » La ré-ponse est dans cette sédui-sante fable. a

Pierre-Robert Leclercq

L’ALBUM VERTde Marie Desplechin.

Ed. Nicolas Chaudun(7, rue des Francs-Bourgeois, 75004 Paris),110 p., 12 ¤.

LETTRES À UN AMIPRÊTRE, 1989-1994d’Hector Bianciottiet Benoît Lobet.

Préface de René de Ceccatty,Gallimard, 172 p., 15 ¤.

S pirituel, cet échange de let-tres entre un écrivain, Hec-tor Bianciotti, et un prêtre

catholique belge, Benoît Lobet,ne l’est pas d’abord parce qu’il yest beaucoup question de Dieu.Non plus parce que l’un affirmesa foi et que l’autre habite, esti-me-t-il, « les marges d’ombre »du christianisme et « marche àtâtons, où le seul recours sont lesmots, le rôle d’écrivain public ».Ce qui est spirituel ici, chargédu mystère que le sens du sacréménage et entretient toujours,c’est l’amitié fervente qui sedéveloppe entre les deux hom-mes sous un double signe : la lit-térature et le désir de se proje-ter, corps et âme, intellect etémotion, au-delà des apparen-ces. C’est pourquoi René de Cec-

catty, ami des deux et fin lec-teur, a raison, dans sa préface,de repérer tout ce qui interpelleou interroge cet au-delà dansles livres de l’écrivain.

Benoît Lobet est un lecteur etun admirateur de l’œuvre deBianciotti, dont il est le cadet –le premier est né en 1957, lesecond en 1930. Une fois les pré-sentations faites, l’aîné se hâtede confier à celui que le sacerdo-ce investit d’une sorte de créditillimité auprès des plus hautesinstances – « notre cher BonDieu », dit-il drôlement – soninquiétude, ses tourments.Benoît Lobet n’accueille pas cesparoles avec condescendanceou esprit de prosélytisme. Com-ment le pourrait-il, lui qui acompris, depuis longtemps sansdoute, que la littérature est aus-si une voie de connaissance etque la question n’est pas de laplier à une croyance ou de lacontraindre à mimer un autrelangage ? « Croirez-vous ? Necroirez-vous pas ? Peu importe aufond… », dit-il sans avoir à se

forcer. Mais c’est en « enfantnécessiteux » que Bianciotticontinue de s’adresser à Lobet :« Vous êtes le seul qui a le pou-voir de me faire entendre, del’autre côté du grand mur, neserait-ce que l’écho d’une paroledont j’ai depuis si longtempsbesoin… » Ce « besoin » traduitsobrement la grande, l’insis-tante vérité de ces lettres.

La mort des amis – HervéGuibert, Gilles Barbedette – dra-matise l’interrogation, rendl’amitié plus vive. Et cette« parole » plus nécessaire enco-re. Benoît Lobet travaille à unlivre sur Marie Noël, écrivain àla foi douloureuse. Il sait, et cesavoir est son seul privilège,que, « dans le domaine des cho-ses spirituelles (…), si l’on donnequelque chose, on donne… cequ’on n’a pas ». Il sait surtoutque tout, finalement, sera « uneaffaire de misère et de miséricor-de ». Et cela, à leur manière, leslivres d’Hector Bianciotti l’illus-trent avec éloquence. a

P. K.

Gaspard Koenig décrit d’un style éclatant des héroïnes impudiques

Les puzzles de ClaraUN BAISER À LA RUSSEde Gaspard Koenig.

Grasset, 292 p., 17.90 ¤.

G aspard Koenig aime les héroïnesvolubiles, impudiques et livréessans façon, dures et fantasques

qui ont « des états d’âme et des amoursfous », celles qui embrassent, se frot-tent un peu, bouillonnent et décam-pent, celles encore qui suscitent « unepassion trop évidente, trop courue d’avan-ce pour devenir vraiment folle » ; bref,les filles qui trouvent vite leur bonheuret ne portent pas de soutien-gorge.

Depuis son enfance, Clara se passion-ne pour les puzzles. Elle se met bientôtà fabriquer elle-même ses jeux depatience, tire les portraits de ses amou-reux sur papier toilé, les découpe, leséparpille : morceaux choisis. Tous

mélangés, « les limites de son syncrétis-me amoureux » sont atteintes quandles modèles refusent « les greffes deleurs rivaux » : les pièces ne s’assem-blent pas. Depuis ce jour de ses 16 ansoù elle décide, gourmande et précipi-tée, d’hypothéquer, ou plutôt d’ampu-ter, l’avenir de son pucelage, Clara faitdes ravages, enchaîne les aventures, lesfractionne et les emboîte. « Elle adoraitrompre, si possible en fin de matinée etdans une rue pavée. Elle s’en allait sansse retourner, en roulant des hanches,avec devant elle toute l’après-midi pourpleurer. Joyeuse perspective : elle recom-posait sa Petite fille, échangeait avec elleun regard entendu, et lorsqu’elle en avaitassez profité, rangeait le tout dans sa boî-te. » Elle épuise tour à tour un diploma-te libanais, un Espagnol frileux, un poè-te élégiaque et impuissant. Elle épuiseencore et surtout Luciano Frateschi,

un beau pianiste italien, virtuose derenommée internationale – qu’elle pla-quera pour un pomologue, entendezun spécialiste de la bigarade et de lanavel –, harcelé aussi par le frère de lajeune femme, Antonin, philosophecauseur et rationnel dont elle partagel’appartement et qui assomme Lucianoavec Philolaos de Crotone, Boèce, lenéopythagorisme et les règles del’harmonie.

Personnage baroqueA 26 ans, Clara choisit de se marier

et d’avoir un enfant, « sa propre chairne lui suffisait plus » et « son corps (…)voulait floconner sur le bout des seins ».Le docteur Paval, surnommé « petitdocteur », est élu : « Il se montrait sédui-sant à l’occasion et faisait des promessesquand il ne savait plus quoi dire. » Maiscette affaire est reléguée au second

plan quand une petite troupe de Rus-ses vient s’installer près de chez Clara,avec à sa tête Alexeï, un mystérieuxadolescent hémophile et polyglotte surlequel veillent Igor et Irina.

Le décor ? Une usine désaffectée,une ancienne câblerie, dédale de piècesdécorées à la mode pétersbourgeoise.Clara se passionne pour Alexeï, person-nage baroque dont on apprend qu’uneorganisation secrète composée de nos-talgiques de la Russie tsariste veutfaire l’héritier des Romanov. Le puzzle,cette fois, est complexe et Clara s’yperd comme le lecteur de ce roman –Gaspard Koenig aurait-il vu tropgrand ? – pourtant écrit avec virtuo-sité. Koenig a un style éclatant, fouilléet un sens aigu de l’aphorisme. Il amu-se et envoûte. C’est rare, très rare.Voilà l’important ! a

Vincent Roy

LITTÉRATURES

0123 5Vendredi 2 juin 2006 5

LA DÉMENCE COLONIALESOUS NAPOLÉONd’Yves Benot

Préface de Marcel Dorigny,La Découverte/Poche, 420 p., 12,50 ¤.

NAPOLÉON, L’ESCLAVAGEET LES COLONIESde Thierry Lentz et Pierre Branda

Fayard, 374 p., 25 ¤.

Fruit de la loi du 10 mai 2001, fai-sant de la pratique de l’esclavageet de la traite un « crime contrel’humanité », l’instauration

d’une journée commémorant le souve-nir de la multitude asservie et exploitéedans les colonies françaises jusqu’aumilieu du XIXe siècle a permis, il y atrois semaines, de célébrer pour la pre-mière fois la mémoire, longtemps occul-tée, de ces victimes de la geste nationale.Loin d’apaiser les passions, la prise encompte de cette tragédie humaine aréveillé des revendications, plus radica-les que réfléchies, fondées sur un affectet une émotion qui font fi de l’analysesereine du passé, jusqu’à déchaîner unecampagne aussi calomnieuse qu’absur-de contre le meilleur historien de la trai-te, Olivier Pétré-Grenouilleau, dont lemagistral « essai d’histoire globale »,Les Traites négrières (Gallimard, 2004),est d’une exemplaire hauteur de vue.

Cette agitation conduisit l’Etat à faireprofil bas à l’occasion du bicentenaired’Austerlitz (2 décembre 1805) quandparaissait le brûlot du Guadeloupéen

Claude Ribbe stigmatisant Le Crime deNapoléon, à savoir le rétablissement del’esclavage (1802), aboli en 1794.

Si la sottise du parallèle établi entreNapoléon, « aventurier négrophobe », etHitler dispense qu’on s’y arrête, laisserentendre qu’on a refusé de faire l’histoi-re de ce moment crucial est simplementmalhonnête. On se souvient du sillon tra-cé par Yves Benot (1920-2005) dont l’es-sai décapant sur La Démence colonialesous Napoléon (1992), qui suivait le toutaussi dérangeant La Révolution françaiseet la fin des colonies (La Découverte,1987), épinglait l’abandon délibéré sousl’Empire des idéaux égalitaires de laRévolution.

Mentionnons également l’ouvrage deJacques Solé sur Les Révolutions de la findu XVIIIe siècle aux Amériques et en Euro-pe qui consacre près de cinquante pagesà l’expérience caraïbe et à la naissanced’Haïti (Seuil, « Points Histoire »,384 p., 12), utilisant à bon escient les tra-vaux de Laurent Dubois – Esclaves de laRépublique (Calmann-Lévy, 1998) etVengeurs du Nouveau Monde (paru en2006 aux Perséides).

L’enrichissement de la métropoleSans doute la polémique en cours

a-t-elle pesé sur la rédaction du livre quecosignent Thierry Lentz et Pierre Bran-da. On le sent à certaines tournures quiaccompagnent les strictes mises aupoint en se défendant d’être des réfuta-tions partisanes dans une querelle quine peut distraire de l’essentiel : donner àcomprendre la politique coloniale deNapoléon – et son cuisant échec.

D’entrée, les deux historiens rappel-lent l’optique qui préside à l’aventurecoloniale française. Colbert, d’abord,qui, loin d’envisager une colonie de peu-plement, ne visait que l’enrichissementde la métropole, via l’exploitation écono-mique des terres gagnées. Le régime del’exclusif – les colons sont de simplesconcessionnaires de l’Etat – commel’adoption du code noir (1) appuient le« miracle sucrier » qui fait la fortune dela France. Dès lors, l’agitation qui gagneles Antilles dès les prémices de la Révolu-tion inquiète Paris, qui craint plus quetout la perte de Saint-Domingue, la« perle » de l’empire. Par réalisme, laConvention abolit l’esclavage pour évi-ter que l’île n’échappe à la France.

Tout aussi pragmatique, Bonaparterêve de faire du golfe du Mexique un

« lac français » baignant la Louisiane, laFloride et les Antilles sucrières. Il s’ac-commoderait de la percée de ToussaintLouverture, leader des révoltés de 1791,qui tient Saint-Domingue depuis 1797,si celui-ci se soumettait à son autorité.Le double jeu du général noir pousse lepremier consul à décider une expéditionarmée pour remettre au pas le pays decocagne. L’affaire tourne mal. Arrêté,Louverture est déporté. Il meurt enFrance en 1803. La colonie bascule dansla violence et dans une authentiqueguerre « patriotique » où chaque campcombat moins l’ennemi qu’il ne vise àl’exterminer.

Le retour progressif à l’esclavageamorcé par la loi du 30 floréal an X(20 mai 1802), censé épargner Saint-Domingue, n’empêche pas la spirale san-

glante de ruiner le lien entre la colonieet sa métropole. Abandonnant son rêvebrisé, Napoléon se détourne de la ques-tion antillaise – la vente de la Louisianedans ce contexte en est l’aveu –, accapa-ré par sa guerre contre l’Angleterre, qu’ila déjà perdue à l’échelle du monde.

Intelligent, vivant et argumenté, celivre tonique évite toutes les interféren-ces contemporaines qui brouillent lesens et obscurcissent le débat contempo-rain. Souhaitons-lui au moins le succèsde certain pamphlet fantaisiste. a

Philippe-Jean Catinchi

(1) Signalons la publication de Codesnoirs. De l’esclavage aux abolitions,recueil de textes présentés par AndréCastaldo (introduction de ChristianeTaubira, Dalloz, 192 p., 2 ¤).

Deux ouvrages racontent ce moment où l’empereur abandonna les idéaux égalitaires de la Révolution

Napoléonl’esclavagiste

DICTIONNAIREHISTORIQUE DELA RÉSISTANCESous la direction de FrançoisMarcot avec la collaborationde Bruno Leroux et ChristineLevisse-Touzé

Ed. Robert Laffont, « Bouquins »,1 248 p., 32 ¤.

L a Résistance est l’une despériodes les mieux serviesdans la production éditoria-

le. De quoi s’égarer dans les déda-les d’une bibliothèque pléthori-que. On peut certes s’orienteravec le précieux guide proposépar Laurent Douzou, La Résistan-ce française, une histoire périlleuse(Seuil, « Points », 2005). Et voilàque « Bouquins » accueille uncopieux dictionnaire, composépar les meilleurs spécialistesd’un épisode que les chercheursarrachent peu à peu à une image-rie simplificatrice ou brouillée.

L’avant-propos du comitéscientifique, où l’on retrouvenotamment Claire Andrieu,Robert Frank et Pierre Laborie,expose clairement l’ambition decette somme : « comprendre »,faisant sien l’impératif de Marc

Bloch dans Apologie pour l’histoi-re. « Limiter la Résistance à desapproches organisationnelles, poli-tiques ou militaires, n’est-ce pasporter atteinte à son identité ? »

Pointant l’absence significati-ve de synthèse sur la Résistanceintérieure quand la France librebénéficie du maître ouvrage deJean-Louis Crémieux-Brilhac,les auteurs ont scindé le volumeen trois temps : « Acteurs et terri-toires », « Evénements etactions », « Les résistants, leurtemps et le nôtre », qui déclinentchacun, après de didactiques« vues d’ensemble », leur dic-tionnaire thématique – au risquede ne pas mentionner en indexles doubles entrées, tel le cas dede Gaulle, abordé par Crémieux-Brilhac puis par Douzou. Si l’in-dex a ses limites – un renvoi deVercors à Bruller, Jean permet deretrouver l’auteur du Silence dela mer, chance que n’a pas leColonel Fabien, présent pour-tant à Georges, Pierre –, fâcheu-ses pour une consultation rapi-de, la qualité du volume commel’accessibilité de son écriture, enimposent la lecture.

Double mention spéciale à l’in-grat tour d’horizon des « Mouve-

ments, réseaux et structures »,d’une impressionnante préci-sion, et à l’« Anthropologie de lavie résistante », qui ménage debelles surprises quand il s’agitd’aborder la peur, le doute, lerefus, « parler, ne pas parler »…

Côté notices biographiques,hormis quelques scories – Elisa-beth de Miribel est née en 1915,Georges Bidault en 1899, ce quedit le texte, infirmant la présenta-tion de l’entrée (1889-1983),incomplète aussi pour LouisArmand, décédé en 1971 –, on seréjouit de lire le Jean Moulin deDaniel Cordier comme la Ger-maine Tillion de Julien Blanc, deretrouver les historiens engagésque furent Marc Bloch, HenriMichel ou Jean-Pierre Vernant,même si Jean Cassou auraitmérité lui aussi son entrée.Gageons que le succès de cevolume permettra une rééditionaugmentée. a

Ph.-J. C.

Signalons, dans la nouvellecollection de Larousse, « L’œildes archives », le collectif dirigépar Robert Belot, paru en 2003,Les Résistants. L’histoire de ceuxqui refusèrent (240 p., 22 ¤).

Les Noirs de Saint-Domingue affrontent les troupes françaises (30 juin 1803). COLLECTION KHARDINE-TAPADOR

SANS OUBLIERLES ENFANTS, Les campsde Pithiviers et deBeaune-la-Rolande(19 juillet-16 septembre1942), d’Eric ConanC’est une enquête pourL’Express sur les campsd’internement du Loiret,utilisés au lendemain de la rafledu Vel’d’Hiv’pour la détentiondes enfants juifs, qui est àl’origine de ce livre. Angle mortde cet épisode terrible, cetteétape du calvaire des enfants

de 2 à 16 ans n’a retrouvé samémoire qu’au lendemain dela parution de l’hebdomadaire(avril 1990), les langues sedéliant près de cinquante ansaprès le drame. Ph.-J. C.Le Livre de poche, 224 p., 5,50 ¤.

LA VIE À EN MOURIRLettres de fusillés(1941-1944)Dans l’avant-propos inédit qu’ilsigne en hommage aux frèresen résistance de son père,Jean-Jacques Goldman saluece recueil admirable, paru chezTallandier en 2003, « ce livrequi change, tout, ces lettres demourants qui ne parlent que de

vie (…), où derrière l’arroganceface à la mort, au sacrifice, on litla peine à quitter la vie, les siens,l’avenir. » Comment ne pasentendre ces gens simples, quiécrivent, à l’heure de leur mort,à ceux qu’ils aiment plus quetout, parents, maris, fiancé(e)s,enfants, qui comprendront plustard… La lecture de ces dernierscris qui chantent la foi d’unejuste cause, les raisons d’unsacrifice assumé, estbouleversante, poignante,éprouvante. Une arme ultimepour remporter un combatposthume. C’est fait. Ph.-J. C.Choix et présentation de GuyKrivopissko, Points, 336 p., 6 ¤.

Un Dictionnaire historique dans la collection « Bouquins »

Comprendre la Résistance

ZOOM

LIVRES DE POCHE

6 0123Vendredi 2 juin 2006

Samuel Beckett aurait eu 100 ans le 13 avril. Son œuvre, l’une des plusincontestables du XXe siècle, n’a rien perdu de sa puissance et de sa jeunesse

Le vertigeet l’euphorie

Dans la littérature du XXe siècle,l’œuvre de Samuel Beckett,romanesque aussi bien quethéâtrale ou radiophonique,s’impose comme l’une des plushautes, des plus incontestables.

Nul ne songerait à remettre en question sabeauté et sa puissance tragique. Aucuncontemporain ne se hasarderait à soutenirqu’elle décrit un monde étranger, imaginaireou lointain. Née pour l’essentiel après 1945,ayant investi deux univers linguistiques, ellenous entretient de l’homme habité, ici etmaintenant, par l’angoisse, interrogeant jus-qu’au vertige sa problématique finitude.C’est de cela que Molloy, Murphy, Watt,Knott, Vladimir ou Winnie, et toute une théo-rie de clowns et de clochards, de créaturesexsangues réduites à rien ou presque – untorse, une bouche, un simple filet de voix –,nous parlent. La parole est d’ailleurs la gran-de, l’interminable affaire de Beckett. « Je vaisle leur arranger, leur charabia. Auquel je n’airien compris du reste, pas plus qu’aux histoiresqu’il charrie, comme des chiens crevés… », fait-il dire à l’Innommable. En fait, à force deconcentration et d’ironie, il la magnifie, cettelangue humaine, en anglais aussi bien qu’enfrançais. Avec génie.

Une légende réductrice et paradoxalementédifiante accompagna longtemps SamuelBeckett. Elle fit de l’écrivain un héraut dunihilisme moderne. Cette distorsion n’est pasétrangère aux premières lectures que firent,au début des années 1950, Maurice Blanchotet Georges Bataille. William Marx dansL’Adieu à la littérature (Minuit, 2005), notecependant que l’interprétation qui faisait deBeckett la « plus parfaite illustration de lanégativité attachée à tout projet littéraire »n’avait prévalu qu’en France – et encore pastout à fait, puisque, dès 1966, Ludovic Janvierplaida Pour [un] Samuel Beckett virtuosedans l’art du langage. Mais, de fait, « la criti-que anglophone eut une tout autre percep-tion ». Où d’autres s’enchantaient de la déré-liction et la prenaient au mot, elle vit du « cou-rage », un « noble stoïcisme », une vision

« euphorisante » de la réalité « dans la symé-trie, le rythme, le mouvement et le rire ».

En France même, des lecteurs surent cepen-dant s’écarter d’une vision unilatéralementdésespérée et désespérante. Ils prirent lamesure de la formidable énergie qui se déga-ge de cette œuvre, certes noire, mais aussijubilante, multiple, admirablement drôle, mar-quée par le souci d’une parole constammenttenue, scrupuleusement agencée, relancée jus-qu’au bord de sa propre exténuation. « ASamuel Beckett a été confié le mouvement de lafin qui ne finit pas », écrivit d’ailleurs Blan-chot après la mort de l’écrivain. Dans un livreparu il y a onze ans, Beckett, l’increvable désir,Alain Badiou s’était ainsi fixé pour tâche dedémontrer la « leçon de mesure, d’exactitude, etde courage » contenue dans les livres deSamuel Beckett. « Ni existentialisme ni baro-que moderne », tranchait le philosophe (1). Unan plus tôt, en 1994, Bruno Clément insistaitsur la rhétorique de Beckett (L’Œuvre sansqualité, Seuil) (2). De même, Pascale Casano-va tentait de le soustraire aux « dévots de lamystique poétique », en soulignant la « révolu-tion » formelle dont il restait le promoteur(Beckett, l’abstracteur, Seuil, 1997).

Salut dédié à un homme réelNathalie Léger, dans Les Vies silencieuses de

Samuel Beckett (Allia, 118 p., 6,10 ¤), s’atta-che elle aussi, avec délicatesse, à désencrasserla légende. Citant notamment les témoigna-ges récents des amis de l’écrivain – AndréBernold (3), ou, plus récemment, Anne Atik(4) –, elle n’additionne pas les « vies » deSamuel Beckett. Elle ne totalise pas davanta-ge ses « silences ». La somme globale man-que, et c’est très bien ainsi. En fragments,Nathalie Léger, qui possède une connaissan-ce profonde de Beckett, note des faits, dessinedes silhouettes, des contours, souligne des cir-constances et des coïncidences…

Dans les années 1980, on pouvait parfoiscroiser Samuel Beckett sur le boulevard duMontparnasse. Quelques personnes le recon-naissaient. Lecteurs fervents peut-être, ils luiadressaient, on le devinait, un salut silen-

cieux, un signe imperceptible de reconnais-sance, avec une émotion contenue, un respectinfini. Il était hors de question de le déranger.Le livre de Nathalie Léger ressemble à cesalut dédié à un homme réel, à un écrivainqui n’est écrivain que pour avoir perçu, tra-duit, écrit cette réalité, c’est-à-dire une partde notre humanité. «… Il n’y a là rien d’unemystique de l’écriture, rien non plus qui puisseêtre réduit à de petits effets de récupérationménagère, mais (…) il s’agit bien d’une disposi-tion infiniment subjective, secrète et opiniâtre,une façon péremptoire et tremblante de se dres-ser dans la langue pour avancer quelque chosed’un peu plus grand que soi seul : “à cetendroit, en ce moment, l’humanité c’est nous,que ça nous plaise ou non”. »

Avec ses mots toujours justes et une affec-tueuse admiration, Nathalie Léger parle de lapersonne visible de Beckett, de ces « lignesimpeccablement tirées en arêtes, avec ce considé-rable crédit de force, d’intériorité, de pénétrationsubtile octroyée par leur beauté redoublée. Silen-ce, concentration. Le point reste insaisissable. »Ce petit livre démontre que la critique, lors-qu’elle accepte de se mettre librement àl’écoute d’une œuvre, de lui être disponible,parvient à approcher, comme l’air de rien,son plus secret repli. a

Patrick Kéchichian

(1) Réédité chez Hachette littératures,« Pluriel », 96 p., 5,20 ¤.(2) Bruno Clément a participé (avec NicoleCaligaris, Muriel Pic et Christian Prigent,pour les textes) à un recueil de 86 portraitsphotographiques de Despatin & Gobeli, enhommage au texte de Beckett, Compagnie(Cie, Abstème & Bobance, 5, rue Lalande,75014 Paris, 144 p., 28 ¤).(3) L’Amitié de Beckett (1979-1989),1992, réédité chez Hermann, 110 p., 20 ¤.(4) Comment c’était. Souvenirs sur SamuelBeckett, Ed. de L’Olivier, 2003, rééditéen Points (no 1429, 148 p., 7 ¤).Signalons aussi la réédition de Mercieret Camier (Ed. de Minuit, « Double »,240 p., 7,50 ¤).

L’œuvre de Beckett a été pour moiune longue brûlure. Elle m’a enva-hi à une époque où je vivais sur un

mode mineur ce qu’il avait vécu avantmoi. Quand j’ai rencontré ses livres,j’étais d’une grande avidité, et c’est toutnaturellement qu’ils ont pris possessionde moi. J’étais aussi dans la confusion,et cette confusion, ils l’ont aggravée. Ceque je découvrais là n’avait rien de com-mun avec ce que j’avais lu auparavant.J’étais dépaysé, ne comprenais pas où jem’engageais, alors même que de nom-breux passages m’atteignaient dans mapart la plus secrète.

Beckett a souffert comme un damnéet son œuvre n’est qu’une longue couléede souffrance. Une souffrance qui l’amuré en lui-même et l’a empêché de sedonner à la vie. Massive, accablante, nelui laissant aucun répit, elle l’a plongédans de graves dépressions, accompa-gnées et suivies par des crisesd’alcoolisme.

L’origine de cette souffrance est évi-demment à chercher dans son enfance.May, sa mère, une femme impossible,insupportable. Insomniaque, elle passeses nuits à rôder dans la maison, persua-dée qu’elle est habitée par un revenant.Samuel, son second fils, lui ressemble.Inflexible, il lui tient tête, refuse de plier,de se soumettre, reçoit de sévèresraclées. Crises de rage de la mère quin’admet pas qu’on lui résiste. Mais ellese veut une mère exemplaire. Alternan-ce de démonstration d’affection et derejet, de silence glacial. Bon vivant, lepère fuit et sa femme lui voue une sour-de détestation. Samuel adore son pèretoujours prêt à rire et à raconter de bon-nes histoires. Ainsi il déborde d’affec-tion pour celui qu’il faudrait tenir à dis-

tance et n’a que haine pour une mèrequ’il devrait aimer. Ce déchirement aété la source constamment éruptive dela culpabilité qui a dévasté sa vie.

Jusqu’à quarante ans, il se cherche.En pleine détresse, incapable de se tenirà une quelconque activité, il sombre,boit, se clochardise, suit pendant deuxans une analyse, est considéré commeperdu par ses parents et ceux qui l’ontconnu quand il était un universitairepromis à un brillant avenir.

Tourment d’existerAprès avoir réussi à s’échapper de la

maison familiale, il vit à Londres, àParis, voyage en Allemagne. De tempsà autre, il ne peut s’empêcher de retour-ner en Irlande, quand bien même ilsait qu’il n’a rien à y gagner. A chaqueretour, de violentes crises se déclen-chent. Parfois, la nuit, il fait de tels cau-chemars, a de telles bouffées d’angois-se, que son frère, pour l’apaiser, doitvenir se coucher près de lui.

A 40 ans, après avoir écrit quelqueslivres où il ne s’était pas encore appro-ché du foyer le plus douloureux, ilentreprend d’écrire ce qu’il a considérécomme l’essentiel de son œuvre : Mol-loy, Malone meurt, En attendant Godot,L’Innommable. De tous ses ouvrages,c’est à L’Innommable et aussi aux Tex-tes pour rien que va ma préférence.Dans ces deux livres extrêmes dont àma connaissance n’existe aucun équi-valent dans la littérature, que dit-il ?

Au stade où il en est, il lui faut coûteque coûte déverser sur le papier ce quile harcèle. Lorsqu’un homme souffreintensément, la voix qui murmure enchacun de nous, donc en lui, ne cessede parler. Plus il souffre et plus cette

voix se fait insistante. Elle emplit toutl’espace mental, rend sourd et aveugleau monde extérieur. Beckett transcritce flux verbal qui surgit en lui sans relâ-che. Il se tient là au-dedans du dedans,là où perce ce dont il lui a fallu se proté-ger, là où sans fin ça ressasse, « confor-mément aux termes mal compris d’unedamnation obscure ». Il laisse ainsi sedévider son soliloque, nous attire etnous maintient au vif de sa souffrance,de sa détresse : la table rase, la solitu-de, le non-sens de tout, l’impossibilitéde s’échapper, la honte, la pensée dusuicide, la folie côtoyée, les motsinsuffisants et qui trahissent, l’obli-gation de poursuivre en dépit de l’épui-sement… Et comment mieux traduirecet état où l’énergie fait défaut qu’ennotant : « le sujet meurt avant d’attein-dre le verbe » ?

Quand j’ai lu ces ouvrages, j’étaisdans une grande incertitude, et chaquephrase s’imprimait en moi, rencontraitun même vécu, m’enfonçait dans monmarasme tout en jetant de décisiveslueurs dans ma nuit. Lentes et richesjournées de découverte d’un mondeautre et pourtant proche. Eprouvantesjournées de face-à-face avec soilorsque « c’est chaque instant qui est lepire ».

J’ai aimé ces heures où je coïncidaisavec les mots qui m’étaient offerts, cesheures où je percevais ce silence quipeuple les Textes pour rien. Un silenceque leur auteur n’a pu atteindre qu’ense portant à l’extrême d’un état detotale dénudation. La voix qui parledans ces pages a oublié que « rien n’estplus drôle que le malheur ». Refusantl’humour, la dérision, le sarcasme, elleréussit la prouesse de dire avec une

totale simplicité la douleur d’être, letourment d’exister, l’insondable de lacondition humaine.

Ainsi, au long de son œuvre, il nousrelate ce qui advient de l’être humainquand il est privé de toute raison devivre. Claquemuré en lui-même, allantet venant à l’intérieur de sa prison, Bec-kett se déteste, se débat, laisse s’écou-ler les mots qui lui sont murmurés.Mais s’ils soulagent ses tensions,l’aident à rendre sa vie moins inferna-le, ils ne le délivrent pas pour autant.Les blessures et fractures psychiquessubies pendant l’enfance n’ont pu êtreréparées, si bien qu’il n’a pu mettre finà sa souffrance. « Que voulez-vous, je nepeux pas naître (…) Ils sont tous pareils,ils se laissent tous sauver, ils se laissenttous naître. »

Action mortifèreIl est de fait qu’il n’a pu naître, mais

l’aurait-il voulu ? « Je suis celui qu’onn’aura pas, qui ne sera pas délivré. »Lors d’une de nos rencontres, abordantcette question, je lui avais demandé s’ilavait lu les penseurs orientaux, et ilm’avait répondu : « Ils proposent uneissue, et moi, je sentais qu’il n’y en avaitpas. Une solution, c’est la mort. » Sur cedernier point, je ne pensais pas commelui. J’aurais dû le pousser à m’en direplus, mais je n’ai pas osé, et au lieu delui poser la question qui me brûlait leslèvres, je suis resté silencieux. Par la sui-te, je l’ai vivement regretté. Il m’impor-tait au plus haut point de connaître laréponse qu’il m’aurait donnée.

J’ai dévoré cette œuvre lentement,avec passion, mâchant et remâchantchaque mot, mais face à elle je n’étaispas qu’un simple lecteur. J’étais aussi

quelqu’un qui était entré en écriture. Orque raconter après une œuvre de cetteimportance ? Impossible de dire mieuxet d’aller plus loin. Un temps, elle m’aécrasé, m’a convaincu que je devaisrenoncer à écrire. De surcroît, je consta-tais qu’elle avait sur moi une actionmortifère.

Insensiblement, sans que je l’aie vou-lu, sans que je m’en sois rendu compte,je me suis éloigné des Molloy, Moran,Godot, et n’ai plus éprouvé le désir derevoir celui qui les avait créés. Lebesoin de vivre s’était emparé de moi, eten intervenant sur ma réalité interne, jem’employais à panser mes blessures,arracher mes entraves, me tirer de monépuisement. Je pense en effet que si onen a les moyens et surtout l’impérieuxdésir, on peut arriver à se faire naître, àprovoquer en soi une mutation, laquelledétermine un autre rapport à soi, auxautres, au monde. Du dégoût de la vieet de la haine de soi, on passe au consen-tement à soi-même et à la joie d’exister.

Beckett n’a pas pu, n’a pas voulu sor-tir de sa souffrance. Bien que je ne lelise plus depuis longtemps, bien que jene me réfère plus à ce qu’il a écrit, il mereste proche. Il est de la famille des Höl-derlin, des Van Gogh, des Artaud, etquand je pense à eux, à lui, à ce qu’ilsnous ont donné, c’est chaque fois avecune profonde compassion, une infiniegratitude. a

Charles Juliet est l’auteur de« Rencontres avec Samuel Beckett »,(POL, 1999). Il vient de faire paraîtreD’une rive à l’autre. Entretiens avecCypris Kophidès (éditions Diabase,BP 31, 1, place de Nazareth, 22130Plancoët. 160 p., 14 ¤).

Une œuvre-miroir par Charles Juliet

Samuel Beckett, Paris, septembre 1989, par François-Marie Banier.

DOSSIER

0123 7Vendredi 2 juin 2006 7

RÉSOLUMENT apolitique, et neutrepar sa nationalité irlandaise, SamuelBeckett n’en rejoint pas moins ungroupe de résistance dèsseptembre 1941. Il avait vu leshitlériens à l’œuvre en Allemagne,durant un séjour d’étude en 1936-1937.« J’étais si révulsé par les nazis, etd’abord par la façon dont ils traitaientles juifs, que je ne pouvais rester inactif.Je combattais contre les Allemands quifaisaient de la vie de mes amis un enfer,et pas pour la nation française. »

Lecteur d’anglais à l’Ecole normalesupérieure depuis 1930, il est lié àAlfred Péron, angliciste avec qui iltraduit Anna Livia Plurabelle, de Joyce.Après la défaite, il reste à Paris, pourmarquer sa solidarité à ses amisémigrés ou français juifs, comme Paul

Léon, l’ami de Joyce arrêté en 1941,torturé, déporté et assassiné par laGestapo. Par l’intermédiaire d’AlfredPéron, il intègre une cellule du réseauGloria SMH qui rassemble, traduit etfait parvenir à Londres desinformations sur les mouvements detroupes de l’occupant. Alfred Péron estarrêté. Beckett et sa femme Suzanne seplanquent, d’abord chez NathalieSarraute, en zone occupée, puis àRoussillon (Vaucluse), d’où il continueses activités clandestines tout enécrivant Watt.

En 1944, durant les combats pourla libération, il conduit des camionsde la Croix-Rouge évacuant lesblessés. Décoré de la croix de guerre,il n’en a jamais fait état. a

M. Ct.

Né en 1928 à Paris, RaymondFederman passe son enfance àMontrouge avec ses deuxsœurs. Le 16 juillet 1942, safamille est embarquée pour unvoyage sans retour. Et c’est surce qu’il nomme – préférant l’hu-mour à l’indicible horreur –cette « énormité impardonna-ble » qu’il n’a, depuis, cesséd’écrire. Avec « Sam » – l’écri-vain Samuel Beckett qu’il aconnu – sur son épaule, etdepuis les Etats-Unis, où il rési-de désormais. Une partie del’œuvre (bilingue) de RaymondFederman est disponible enFrance aux éditions Le Mot etle Reste (où vient de paraître unessai, Surfiction, traduit de l’an-glais par Nicole Mallet, 204 p.,16 ¤) et chez Al Dante. Cettemaison publiera, le 15 septem-bre, Le Livre de Sam, dont nouspublions un extrait.

Oui, Sam me regarde tout letemps. Surtout quandj’écris, et parfois il me

murmure quelque chose que jenote rapidement, et puis il mefait un clin d’œil. Maisseulement quand je suis seulavec lui. Ou alors c’est moi quilui fais un clin d’œil.

Sam, c’est mon surveillantcomme j’ai une fois expliquédans un poème en prose. (…)

Sam voit tout ce que je fais. Ilme regarde quand je me brosseles dents, quand je mange,quand je lis, quand j’écris,quand je rêve tout éveillé. Et

même quand je dors. Sam est làme faisant des clins d’œilcomme s’il voulait savoir si toutva bien. Il semble toujourscontent pour moi. Je le voisdans ses yeux.

Bon je ne vais pas racontertout ce que je fais nuit et joursous le regard de Sam. Celadeviendrait ennuyeux etrépétitif. Je fais, plus ou moins,ce que tout le monde fait chaquejour : je me réveille, je bâille, jepisse, je me brosse les dents, jeme regarde dans le miroir, je mefais des grimaces, je prendsmon petit déjeuner, je prendsmes vitamines, et après unevisite dans ce qui est appelédans Murphy « the necessaryhouse », où je lis le résultat dessports dans le journal poursavoir qui a gagné le match degolf, je me mets au travail.

Vous ne savez peut-être pasque Sam était un très bonjoueur de golf dans sa jeunesse.Il jouait avec un handicap desept. Seulement un vrai golfeuraurait pu décrire, comme il lefait dans Murphy, le son que faitune balle de golf quand elletombe dans le petit trou commele son d’une note de flûte.

Sam était un grand sportifquand il était à Portora RoyalSchool et Trinity College. C’estconnu que son nom est inscritdans l’encyclopédie mondiale ducricket. Il était aussi bon nageur,et il a même fait de la boxe. Ilme raconta une fois commentun grand mec dans sa classe à

Trinity College « knocked him onhis ass ». Il me raconta cela enanglais. Sans doute de serappeler comment ce gars l’avaitmis sur le cul a fait culbuterSam dans sa langue natale.Sam aimait aussi faire de labicyclette. Il y a des bicyclettespartout dans ses livres.

Bon assez pour les sports etBeckett. Je parlais de ma routinejournalière. Après le petitdéjeuner et la section des sportsdans le journal, le reste de lajournée – having notalternative, comme il est dit audébut de Murphy (je sembleavoir Murphy dans la têteaujourd’hui) – j’écris, ou jepense à ce que je vais écrire, ouje prétends écrire, ou je réécrisce qui a déjà été écrit. Et toutcela avec Sam toujours présentautour de moi.

Pendant que j’étais en trainde relire ce que je venaisd’écrire, une lettre arrive d’uneamie beckettienne qui me dit :« Beckett est aujourd’hui dans cetailleurs dont nul ne revient, etnous restons seuls, glorieuxhéritiers de son questionnementmoqueur, écartelés entrel’obscurité de sa cécité et de sondésespoir, et le soleil de sonhumour et de son amour pourl’humanité. »

C’est beau ce que dit là monamie beckettienne, mais pourelle Sam n’est plus là. Il estailleurs. Alors elle se sentécartelée entre sa cécité et sondésespoir.

Pour elle, Sam est absent. Ehbien, pour moi, Sam est toujoursprésent, et sachant que Sam esttout le temps avec moi, je resteécartelé entre le fou rire et lesinévitables foirades.

Oui Sam est avec moi tout letemps. Même quand je joue augolf. Oh comme j’aurais voulufaire une partie de golf avecSam. J’aurais perdu bien sûr.Mais quel match formidablecela aurait été. Pour moi,en tout cas. Dommage. Maisj’ai une fois joué au billardavec Sam. (…)

Ah Sam ! Il manquait lescoups exprès. Voilà ce quiexplique Sam le mieux. Sagénérosité. His kindness. Sonsens de l’humour. Son sens dujeu aussi.

Sam prenait plaisir à jouerdes tours aux autres. Comme letruc de Godot, par exemple,qu’il nous a collé dans les bras.Ah s’il y en a eu des discussionssur qui était Godot, où étaitGodot, quand viendrait Godot,etc. Mais Godot c’est de lablague.

En fait, c’était ça, Sam nousavait joué, à Ludovic et à moi,un tour au billard. Et je suis sûrque cela lui a donné du plaisirde ne pas nous avoir démolis.

Je me demande même,comme on le sait de Proust,Joyce, Kafka, si Beckett nerigolait pas des trucs qu’ilécrivait. Je suis sûr qu’il a dûéclater de rire le jour où il ainventé le mot Godot. a

Le 5 janvier 1953, En attendantGodot est joué pour la premièrefois au Théâtre de Babylone, àParis, dans la mise en scène de

Roger Blin. Il n’y a pas grand monde,jusqu’au jour où des spectateurs, excé-dés qu’il « ne se passe rien », en vien-nent aux mains. La chose se sait, et iln’en faut pas plus pour que tout le mon-de veuille voir. Le scandale appelle letriomphe : Godot reste plus d’un an àl’affiche.

2 janvier 1957 : En attendant Godotest joué pour la première fois à Varso-vie. Près de la moitié des spectateursquittent la salle à l’entracte. Les dixjours suivants, il y a beaucoup de placesvides dans le théâtre. Puis, tout d’uncoup, les réservations « explosent ».Des samizdats qui circulent en ville rap-portent des informations sur le rapportque Krouchtchev a tenu devant leXXe congrès du parti sur les crimes deStaline. Les Polonais ovationnentGodot. Pour eux, ce qu’il représente estdevenu clair : c’est le socialisme.

Des exemples de ce type, il y en a plusd’un : Godot n’étant pas Dieu (« Sij’avais voulu dire Dieu, j’aurais écrit enattendant Dieu (God) », a dit un jourBeckett), il sera d’abord celui par qui lemalentendu arrive, ce que son auteurne cessera de regretter, sans jamais sejustifier. Malentendu au double sens,d’ailleurs, de la confusion sur le sens etde la mauvaise audition.

Aucune pièce dans l’histoire duXXe siècle n’a eu un tel effet. Le théâtrene s’en est jamais remis. Si, aujour-d’hui, toute l’œuvre de Beckett estjouée, et s’il y a en elle des pièces quipoussent plus loin l’exploration, jus-qu’au dernier souffle de l’humain, jus-qu’à Catastrophe et Quad, c’est encore ettoujours à Godot qu’on revient, commeon se penche sur le tracé d’une ligne defracture, après un tremblement de terre.

Car, oui, la terre a tremblé quandsont apparus ces deux hommes sur une« route à la campagne, avec arbre ». Unseul arbre, Beckett y tenait beaucoup.Un arbre, cela suffit pour se pendre.Deux hommes, cela fait une humanité :Vladimir et Estragon la contiennent,dans leur longue marche immobile, surle chemin de la vie où ils attendentGodot, mais « Monsieur Godot m’a ditde vous dire qu’il ne viendra pas ce soirmais sûrement demain », leur dit unpetit garçon envoyé en messager. Alorsils attendent, en vain et sans fin, et leurattente occupe tout, jusqu’à l’air qu’ilsrespirent. Et ce n’est pas le passage surla route de Lucky et Pozzo, le maître et

le valet drôlement enchaînés, qui les endétourne.

« Alors, on y va ? », dit à la fin Vladi-mir. « On y va », répond Estragon. Tom-be la dernière phrase, l’indication deBeckett : « Ils ne bougent pas. »« Rideau. » Ce qui a infiniment bougé,dans l’immobilité des deux hommes,c’est précisément cette immobilité. Bec-kett avait pour usage de répondre à unami chaque fois que ce dernier luidemandait : « Comment ça va ? » : « Jeme le demande ! » Il disait aussi : « Tou-te ma vie j’ai tapé sur le même clou. »

MalentenduOn a trop souvent et trop longtemps

dit que ce clou était celui de la fin de lalittérature. Hypothèse rassurante, sansdoute, parce qu’elle donne une raison àla démarche de l’écrivain et laisse lechamp libre à l’analyse. C’est plutôtdans le « Je me le demande ! », avec l’iro-nie qu’il contient, que repose Godot. Ouqu’il s’épuise, comme s’épuisait le silen-ce de Beckett, quand il était en compa-gnie, dans une insondable prostration.

Traquer la moindre étincelle de vie,repérer ce qui bouge encore, observerce que Georges Bataille nommait « lemouvement forcené de ruine », et Mauri-ce Blanchot « le silence [qui] éternelle-ment se parle », cela revient, dans Godot,à s’enfoncer dans le Temps, un tempsqui n’a plus ni commencement ni fin,tant ce qui peut encore arriver s’est res-treint. La perception des instants, del’espace et de la mémoire virent à laritournelle. La dissonance des mouve-ments renvoie à un monde sans som-

meil. Tout est fragmenté et déchirant,tout appelle la disparition.

Mais tout vit, dans ce tremblementfigé qui fait des personnages de Beckettdes frères en scène des statues de Gia-cometti, des figures au bord de l’efface-ment (à ce jeu, l’acteur David Warrilow,à qui plusieurs pièces furent dédiées, aété le plus grand), des hommes sur pat-tes cherchant une harmonie dans la syn-cope, à la manière des danseurs de Mer-ce Cunningham. Tout vit, oui, maisdans un temps où il n’y a plus d’histoi-re. Il est là le malentendu et le scandaled’En attendant Godot, et, avec lui, detout le théâtre de Beckett.

Ce n’est d’ailleurs sûrement pas unhasard si l’Eglise catholique a voulu fai-re interdire les annonces de la créationde Godot, en Espagne, à la fin desannées 1950. Elle avait senti qu’à traverscette pièce, écrite en 1948-1949, se jouaitle contraire d’une fin portant l’espoird’une rédemption. Vladimir et Estragonsont, sur les scènes, les premiers habi-tants d’un monde tout juste sorti de ladeuxième guerre mondiale, des camps etd’Hiroshima. Leur ciel est vide, inutiled’y chercher la transcendance. Un seularbre pourrait leur suffire à en finir,mais il n’est pas dit que la ficelle dont ilsdisposent résistera au poids des corps.Alors, ils continuent. Et nous avec. a

Brigitte Salino

Signalons l’essai sur le théâtre de Beckettde Gérard Piacentini, Samuel Beckett misà nu par ses auteurs, même (LibrairieNizet, 37500 Saint-Genouph, 158 p.,18 ¤).

13 avril 1906. Naissance dans la ban-lieue de Dublin. Sa famille fait partie dela petite-bourgeoisie protestante.1923. Etudie le français et l’italien àTrinity College. Découvre Dante.1926. Premier voyage en France.1928. S’installe à Paris, où il est lecteurd’anglais à l’Ecole normale supérieure.Début de son amitié avec Joyce.1929. Ecrit Dante, Bruno, Vico, Joyce.1930. Retour à Dublin. Commence latraduction d’une partie de Work in Pro-gress de Joyce. Publie un poème à Paris,Whoroscope.1931. Assistant de français au TrinityCollege de Dublin. Publication deProust à Londres. Commence une pério-de difficile, pendant laquelle il ne cesse-ra de voyager.1933. Après la mort de son père, ils’établit à Londres.1934. Publie à Londres, sans succès,More Pricks Than Kicks1935. Murphy refusé par les éditeurs.1937. Retour à Paris. RencontreDuchamp et Giacometti. Fait ses pre-miers essais d’écriture en français.1938. Publie Murphy à Londres et letraduit en français.1942. Pour fuir la Gestapo, il gagne leVaucluse, où il compose Watt.1946-1950. Pendant l’après-guerre,intense phase de création en français.En 1948-1949, écrit sa trilogie romanes-que Molloy, Malone meurt (1951, Minuitqui restera son éditeur), l’Innommable,ainsi qu’En attendant Godot (1952).1953. Le 5 janvier, première d’En atten-dant Godot, mise en scène par RogerBlin. Se met de plus en plus à traduireses livres écrits en français.1957. Fin de Partie, monté à Londres,puis à Paris, par Roger Blin. Tous ceuxqui tombent (All That Fall) à la BBC.1958. Krapp’s Last Tape (La DernièreBande) est publiée en anglais, et créée àLondres (à Paris en 1960).1961. Prix international des éditeurs(partagé avec Borgès). Publication deComment c’est en français, et de HappyDays (Oh les beaux jours) à New York,où la pièce est créée. Elle sera publiéeet créée (avec Madeleine Renaud) àParis en 1963.1964. Participe au tournage de Film,d’Alan Schneider, avec Buster Keaton.1967. Têtes mortes. Fait sa premièremise en scène : Fin de partie, à Berlin.1969. Prix Nobel de littérature.1970. Le Dépeupleur.1976. Pour en finir encore.1978. Pas.1980. Compagnie.1981. Mal vu mal dit.1988. L’Image1989. Soubresauts.22 décembre 1989. Meurt à Paris.

« Sam, mon surveillant » par Raymond Federman

« En attendant Godot »,le jour où la terre a tremblé

Biographie

Un résistant antinazi

DOSSIER

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Il finit par un « Zut », son abécédaire d’unevie, qu’il nomme joliment un « barda-drac », comme une sienne cousine appelaitle bric-à-brac de son grand sac. Et il com-mence bien sûr par l’« Aa », nom d’un petitfleuve connu de tous les cruciverbistes et

autres amoureux actifs du mot plus que de la cho-se. Voici donc le fameux Gérard Genette.

Sous sa férule théorique, au moins deux généra-tions de lycéens, étudiants, khâgneux et norma-liens auront appris à traiter la littérature en objetscientifique, à décrire un texte avec des mots ausens précis plutôt qu’à l’interpréter avec des senti-ments et des notions brumeuses. Ils auront ainsisouffert le martyre des idées claires mais arides.Quand le Genette de Bardadrac raconte que, pei-nant à lire un « manuel d’utilisation » traduit litté-ralement du coréen, il appelle un technicien et s’en-

tend répondre au téléphone, après avoir déclinéses nom et prénom : « Cher monsieur, quand on aécrit Figures III, on doit pouvoir décoder le moded’emploi d’un lecteur de DVD », on rit avec lui decette sortie vengeresse. La narratologie, en effet,

est devenue méthode officiellede l’enseignement littéraire ensuivant son exemple. Dans Figu-res III, justement, il démembraitProust pour la servir. Il proposedonc, dans le petit dictionnairede « médialecte » et d’idéesreçues qui occupe cent vingtpages de Bardadrac, l’entrée sui-vante : « Narratologie. Pseudo-

science pernicieuse, son jargon a dégoûté de la littéra-ture tout une génération d’analphabètes. Ne dissèqueque des “cadavres de récit” (encore heureux). »

On attendait de lui peut-être une fiction, certai-nement pas une autofiction (il a le genre et sesdéboutonnages en horreur), mais quelque dictionsur sa trajectoire, comme un intellectuel septuagé-naire est maintenant tenu d’en produire, s’il nes’est pas exécuté plus tôt. Le voilà qui donne uneautobiographie. Bien évidemment, le théoriciendont les lecteurs connaissent l’humour pince-sans-rire et le goût pour Borges ne peut procédercomme tout le monde et se raconter dans l’ordrechronologique pour dresser de lui-même un por-trait en pied. Il le livre donc en vrac, selon uneesthétique du mobile en art plastique, ou du laby-rinthe, invitant à le pénétrer de façon stroboscopi-que, en le feuilletant un peu au hasard, comme undictionnaire justement ou un flip book (qui donneune image en mouvement quand on le feuillettetrès vite). Il admire Gilles Deleuze improvisant

ainsi sa partie dans un jury de thèse. Roland Bar-thes, qui fut son mentor et qu’il admire toutautant, il l’aime pour sa délicatesse, son goût desnéologismes. Le portrait qu’il trace de son modèleà petites touches d’anecdotes se résume le mieuxdans celle où il le montre s’ennuyant dans unautre jury de thèse, crayon en main, une feuilleblanche posée devant lui, qu’il froisse et jette à lafin de la soutenance. Une étudiante groupie etcurieuse la récupère dans la corbeille et constateque la feuille ne porte aucune inscription. Com-mentaire de Barthes quand Genette lui rapportece geste un peu plus tard : « Je n’avais pas trouvéune seule idée méritant d’être notée. Mais je

n’aurais pas dû jeter ce papier. » Conclusion :« L’absence de trace est encore une trace. »

Un portrait ébahissant, celui de LouisAlthusser, « caïman » à l’Ecole normale supé-rieure de la rue d’Ulm. Genette, alors, estcommuniste, comme la plupart des norma-

liens (l’encartement, chez lui, date de l’hypo-khâgne au lycée Lakanal). Le rôle d’Althusser est

d’écouter les militants intellectuels en proie auscrupule, de les confesser en quelque sorte

et de les raffermir. 1956 est l’année de tousles doutes : rapport Khrouchtchev sur lescrimes de Staline, dénégations du PCF,révolte de Budapest écrasée par les charssoviétiques. Genette, accablé, expose cequ’il sait, Althusser l’écoute avec sympa-thie : « Si ce que tu dis était vrai, il n’yaurait plus qu’à quitter le parti. Doncc’est impossible… » Credo quia absur-dum. Genette a compris ; sans retirerson affection au bon Louis, il déchire sacarte du PC en douceur et va voir du

côté des oppositionnels ex-trotskistes deSocialisme ou Barbarie. Il passera un

« entretien d’embauche » avec Jean-FrançoisLyotard, qui le trouve un peu tordu d’avoir été

tenté par le trotskisme avant de devenir stalinien.Désormais, il sera politiquement incroyant, ce

qui n’empêche pas les sentiments, méfiants àl’égard de Mai-68, par exemple. A l’entrée « Scor-pion », on lit : « En France, la gauche est nulle, ladroite est presque pire et réciproquement sans dou-te ; heureusement il n’y a pas de centre. Pour s’yretrouver, on ne lira jamais trop Machiavel, Hob-bes, Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, Tocque-ville, Marx, Weber, Aron, mais on devrait plus enco-re lire ou revoir tout ensemble Le Parrain, LeSapeur Camember, Gribouille, Les Pieds Nicke-lés, L’Arroseur arrosé, le chapitre VIII du QuartLivre, sans oublier quelques fables de La Fontaine,dont au moins Les Grenouilles qui demandent unroi. »

Et il enchaîne avec l’histoire de la grenouille etdu scorpion : elle a accepté de le transporter surson dos d’une rive à l’autre ; au milieu de la riviè-re, il la pique, ils vont couler tous les deux :« C’est idiot », lui dit-elle. « Je sais bien, répond-il,c’est mon caractère. » Dans la liste que Bardadracdonne des « mots chimères », on lit celui-ci :« Sarkome : tumeur à droite. »

Agitant fièrement les couleurs de Montaigne,de Proust, de Borges (admirable portrait) et dePerec, Gérard Genette nous donne donc sesEssais en forme de Dictionnaire personnel d’unevie française (toute une vie, qui les vaut toutes, etque vaut n’importe laquelle), comme il n’y a passi longtemps François George livra son Histoirepersonnelle de la France et Perec ses Je me souviensqui valaient pour une génération entière. Quant àlui, il souhaite « modestement, comme Stendhal,être lu en 1930 ». Cette boutade non-sensiques’éclaire quand on pense que cette vie de profes-seur, chercheur, lecteur, cinéphile, jazzomane,architecte des textes, conférencier voyageur, ama-teur de musique et de peinture, se réfère à la trèsriche culture des intellectuels français nés dansles années 1930 et restés à chaque étape de leurvie attentifs à leurs entours plus qu’à leurpersonne. Bardadrac est leur grand livre, ungrand livre de littérature française ouverte sur lemonde. a

Michel ContatIllustration Gilles Rapaport

Et Gérard Genettedevint

Elles ont longtemps vécuséparées. Philo, durantquelques siècles, ne se souciait

guère des événements du jour. Sonregard était tourné vers l’éternité. Cequi l’intéressait se nommait « dieu »,« souverain bien », « être en tantqu’être ». Ou encore « infini »,« vérité », ou « âme ». Jamais il ne luiserait venu à l’idée de se préoccuperdu cours du blé, des champs debataille ou des révolutions de palais.Philo contemplait la perfection desnombres, la majesté des cieux, lemouvement immuable des étoiles.Quand il lui arrivait, marchant la têteen l’air, de tomber dans un puits, lesservantes riaient.

Malgré les airs hautains de la nobledame, ses amis ne furent jamaistotalement indifférents à leur temps.Platon abhorrait la démocratied’Athènes, Aristote justifiaitl’esclavage, leurs successeurs se sonttous, peu ou prou, mêlés de questionspolitiques. Mais on reste encore loindu compte : appartenir à une époque,ce n’est pas du tout la même chose

qu’analyser ses situations concrètes.Or la bouillante Actu, avec son cortègede journaux, d’agences de presse, dedépêches et de reportages, ne vint aumonde que bien plus tard.

Quand elle commença à grandir,on s’aperçut qu’elle habitait une autreplanète que Philo. Dans son universrègnent d’autres rythmes du temps,d’autres rapports à l’espace, desmanières différentes et de faire et dedire. Actu n’a jamais le tempsd’attendre, de prendre de la distance,d’approfondir les questions, d’élaborerdes outils d’analyse. Elle file si viteque sa grande aînée, avec tout sonattirail de concepts, ne parvient pas àla rattraper. Car elle essaie, la grandePhilo, parfois. Mais, le temps qu’ellerassemble ses instruments, d’autresdépêches sont tombées, un titrenouveau a chassé l’ancien.

Cela n’a pas empêché, depuis deuxsiècles, quelques amis de Philo, et nondes moindres, de se mêler aux troupesde la princesse Actu. Ils furentconvaincus que la pensée avait pourtâche de se coltiner au présent, fût-il

éphémère. Ils furent persuadés que laréalité est chaque jour à comprendre,et que l’aide des concepts ne nuit pas.On vit ainsi Hegel rédacteur en chefde La Gazette de Bamberg, Sartreécrivant pour France-Soir, Aron pourL’Express. Peut-être n’a-t-on pas assezremarqué, dans ces hybridationsdiverses, combien chaque lignée se

trouvait affectée : les philosophesassurément sont modifiés par lesjournaux, la presse, de son côté, en esttransformée.

Cette rencontre instable est toujoursà réinventer, selon les moments et lescirconstances. Car le bon réglage n’estpas commode à trouver : trop près dePhilo, on perd de vue Actu. Trop prèsd’Actu, on est noyé dans le flux.Il convient donc de fabriquerconstamment des points de vue

adaptés, des styles qui conviennent,éventuellement des publicationsadéquates. L’un des efforts les plusoriginaux, dans ce domaine, cesdernières années a été fourni parYves Charles Zarka. Cet universitaire,spécialiste de philosophie politique,éditeur et commentateur de Hobbes,notamment, a consacré une partimportante de son activité, cesdernières années, au renouvellementdes approches philosophiques desquestions d’actualité.

C’est ainsi qu’on l’a vu créer unecollection intitulée « Interrogationphilosophique », qui s’attache àéclairer des questions comme lalaïcité, la tolérance ou le terrorisme,mais aussi la revue Cités, qui se donnepour objectif une nouvelle approchedes faits de société et des perplexitésde notre époque. Relire aujourd’huises éditoriaux, formant une suite deréflexions intempestives dephilosophie et de politique, permetde prendre la mesure d’un parcoursoriginal, à la fois cohérent et divers.

Sans doute son approche des points

les plus controversés de l’actualitéfera-t-elle trépigner quelques bonnesâmes ultra. Considérer, par exemple,que le 11-Septembre ouvre un nouvelâge de la guerre, que le terrorismen’annonce pas la démocratie, que CarlSchmitt est un penseur nazi et qu’ilfaut, contre Heidegger, reconstruireun nouvel humanisme, ce n’est paspartout très tendance. Prendre ausérieux le rôle des chansons, résisterà l’éloge convenu de la pornographie,se méfier de la logique du produitqui envahit la culture, ce n’est pasnon plus consensuel.

Moralité : quand Philo rencontreActu, il arrive qu’elles ouvrentles fenêtres. Objectif : résisteraux asphyxies. Quitte à provoquerdes remous.

RÉFLEXIONS INTEMPESTIVESDE PHILOSOPHIEET DE POLITIQUEd’Yves Charles Zarka.

PUF, « Interrogation philosophique »,178 p., 19 ¤.

écrivain

Philo rencontre Actu (fable)

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

« Bardadrac », les Essais d’un théoricien de la littérature en formede dictionnaire personnel d’une vie. Un grand livre, tout simplement

BARDADRACde GérardGenette

Seuil, « Fiction& Cie », 454 p.,21,90 ¤.

ESSAIS

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Une révélation : le « Journal de guerre » de Valentin Feldman

La résistance d’un intellectuel

Après les trois volumes pion-niers de Joseph Billig sur leCommissariat général auxquestions juives (CGQJ),

publiés entre 1955 et 1960, et la synthè-se de Robert Paxton et Michaël Marrus,Vichy et les juifs (Calmann-Lévy, 1981),sur la politique antisémite de l’Etat fran-çais, Laurent Joly reprend le lourd dos-sier du CGQJ, en ne laissant dans l’om-bre aucun recoin d’une institution pour-tant difficile à caractériser, à traversune somme appelée à faire date.

Si, dès l’été 1940, des lois xénopho-bes visent prioritairement les juifs, sansles nommer, c’est avec le statut adoptéle 3 octobre 1940 que le gouvernementde Vichy s’autorise une politique antisé-mite en adéquation avec son projet idéo-logique. Six mois plus tard, enmars 1941, la création par Vichy duCGQJ, conformément au vœu de l’occu-pant, change la donne. Désormais, poli-tiques allemande et française se rejoi-gnent, avec pour cible commune lesjuifs « étrangers » et pour opérateurunique le CGQJ. Tout un arsenal législa-tif est mis en œuvre en 1941, radicali-sant la politique antisémite de l’Etatfrançais sans parvenir à la détacher del’influence allemande.

Selon Joly, l’opposition classiqueentre les antisémitismes vichyssois– « modéré » et non « racial » – et nazi– par essence « exterminateur » –empêche, en effet, de voir que les diri-geants de l’Etat français arrêtèrent, dèsce printemps 1941, une position inter-médiaire tendant à livrer aux nazis,dont nul n’ignorait l’antisémitisme mor-tifère, les juifs étrangers, jugés « indési-rables ». Il réfute la distinction commu-ne entre la période Vallat(mars 1941-mai 1942), caractérisée parun « antisémitisme d’Etat » rival de lapolitique nazie, et l’ère Darquier de Pel-

lepoix (mai 1942-février 1944), mar-quée par un antisémitisme collabora-tionniste au service de la Gestapo. Laseule différence fut de méthode, Vallats’appuyant sur Vichy vis-à-vis des Alle-mands et Darquier sur les autoritésoccupantes pour faire ployer Vichy.

A dater de l’été 1942, avec le secrétai-re général à la police René Bousquet,Laval développe un anti-sémitisme « gouverne-mental » qui supplantecelui du CGQJ, qui n’endemeure pas moins uneadministration légitimeau même titre que lesautres avec les pouvoirsétendus que lui confèresa soi-disant compéten-ce pour ce qui toucheaux juifs.

A la Libération, lebilan est dramatiqueavec 50 000 procéduresd’aryanisation engagées,plus de 2 000 personnesinterdites d’exerciced’une profession libéraleet plus de 75 000 juifs deFrance déportés vers lescamps d’extermination.Au-delà des chiffres, lesjuifs ont été rendus vul-nérables par une extrê-me fragilisation socialeet économique. Ils ontaussi été soumis à un cli-mat permanent de peur attisé par lapolice du CGQJ, où sévissaient d’ar-dents antisémites volontiers cruels.

L’épuration menée à la Libérationparmi les 2 500 agents salariés par leCGQJ entre 1941 et 1944 fut clémente.La passionnante analyse de l’état d’es-prit et des motivations de ce personnelfait pourtant apparaître son lot d’oppor-

tunistes et de fanatiques. La typologie,incarnée par des itinéraires individuels,que dresse l’auteur – de l’antisémitelégaliste à l’antisémite crapuleux en pas-sant par le fonctionnaire zélé et imbude l’« esprit maison » – est éclairante.A côté du petit personnel, volatil et malrétribué, le CGQJ abrita un noyau durde 750 personnes qui agirent en auxi-

liaires efficaces de la poli-tique génocidaire desnazis.

En complément del’étude de Laurent Joly, ilfaut lire le travail trèsneuf de Tal Bruttmann.Cet exercice de « micro-histoire à partir de l’exem-ple isérois » ne concerneni le CGQJ ni les diri-geants politiques et leshauts fonctionnaires,mais les milliers d’agentspublics à l’ouvrage dansl’administration entre1940 et 1944. Etayée surune connaissance appro-fondie des archives iséroi-ses et nationales, ladémarche est originaleparce qu’elle place en soncentre les documentsadministratifs, qui sontici lus pour ce qu’ils sontavant tout : le reflet dufonctionnement de l’ad-ministration et le résultat

du travail routinier d’agents publics.Elle est stimulante parce que, au-delàdu CGQJ, qui cristallise la représenta-tion de l’antisémitisme de Vichy, ellemet en évidence le maillage institution-nel qui servit l’Etat et appliqua la légis-lation, avec des pouvoirs et des attribu-tions dépassant grandement dans cer-tains domaines ceux du CGQJ.

En décryptant le langage administra-tif, Tal Bruttmann montre que ce sontaussi des comportements individuels, àtous les degrés de la pyramide, qui, enconjuguant leurs effets, permirent àl’Etat de mener une politique antisémi-te. Au sein de la préfecture de l’Isère,aucun bureau spécifique ne fut créépour effectuer les tâches que supposaitla traque des juifs, chaque service exis-tant intégrant cette norme administrati-ve inédite qu’était l’antisémitisme. L’ap-parition spontanée et prestement géné-ralisée, sans instructions venues d’enhaut, de la « mention de la race » dansles rapports individuels témoigne de lafacilité avec laquelle l’antisémitismes’agrégea aux normes administrativesétablies. Les seules récriminations offi-cielles de l’administration à l’endroitdes procédés brutaux et arbitraires desAllemands dont l’auteur ait retrouvé tra-ce tenaient dans le rappel de la nécessi-té d’une stricte observance des règlesen vigueur.

C’est donc « un antisémitisme quoti-dien, consciencieux », celui d’agentsordinaires en poste ordinaire, qui estscruté et mis en lumière. Il y eut, biensûr, aussi des comportements résis-tants dans l’administration. Tal Brutt-mann, tout en expliquant pourquoi ilsne sont pas aisés à repérer et à authenti-fier, en donne quelques exemples. Unbeau travail qui ouvre de prometteusesperspectives. a

Laurent Douzou

AU BUREAUDES AFFAIRES JUIVESL’administration françaiseet l’application de la législationantisémite (1940-1944)de Tal Bruttmann

La Découverte, 290 p., 22 ¤.

WEHRMACHTETPROSTITUTIONSOUSL’OCCUPATION,d’Insa MeinenEncadrée,réglementée,contrôlée : sousl’Occupation, lasexualité des

soldats allemands a littéralementobsédé les dirigeants de laWehrmacht. Pour préserver l’imaged’une armée disciplinée et correcte,éviter les liaisons dangereuses avecdes Françaises mal intentionnées, etempêcher la propagation desmaladies vénériennes, ils n’ont cesséd’encourager leurs hommes àfréquenter les maisons closes qui leurétaient spécialement réservées. Lacontrepartie : une répression sévèrede la « prostitution non contrôlée ».Des centaines de prostituéesfrançaises soupçonnées de vendreleur corps en dehors de ces maisonscloses ont ainsi été enfermées àl’hôpital, en prison, voire dans descamps d’internement. C’est ce« maquerellage administratif »,auquel Vichy a activement participé,que restitue l’historienne allemandeInsa Meinen dans cette étudesolidement documentée. T. W.Traduit de l’allemand par BeateHusser. Payot, 384 p., 25 ¤.

LA RÉSISTANCE SANSDE GAULLE, de Robert BelotContre une histoire« gaullocentrique » de « la »Résistance, Robert Belot ressusciteles « résistances » qui se sontaffirmées « hors du gaullisme, voirecontre lui ». En soi, l’idée directrice– « la Résistance est un phénomèneintrinsèquement fractal qui naît dansla dispersion, hors de tout pland’ensemble, à partir d’une multitudede décisions individuelles qui vonttenter peu à peu de faire coagulation »– n’est guère originale. Maisl’ouvrage a pour mérite de raconterde façon synthétique – ambitionsuffisamment rare pour être signalée– l’histoire de la Résistance nongaulliste, jusqu’à son incapacité à setransformer en force politique aprèsla Libération. T. W.Fayard, 682 p., 28 ¤.Signalons, à l’heure où Robert Belotinterroge une Résistance sans deGaulle, la reprise du De Gaulle etRoosevelt (Perrin, « Tempus », 544 p.,10,50 ¤), de François Kersaudy dansla collection qui accueillait dès 2003son De Gaulle et Churchill. Après la« mésentente cordiale », le « duel ausommet »… « Roosevelt est fou,Churchill est un gangster », pestaitle chef de la France libre, tenu parl’hôte de la Maison Blanche pour« un fanatique ». C’est dire si lapeinture de ces rapports humainsdévoile un fossé dans lesreprésentations nationaleset interroge encore les différendssensibles des relationsfranco-américaines.

VICHY EN PRISONLes épurés à Fresnesaprès la Libérationde Bénédicte Vergez-Chaignon

Gallimard, « La Suite des temps »,432 p., 24,90 ¤.

A uteur en 2001 d’une biographiede Bernard Ménétrel, médecindu maréchal Pétain dont il fut, à

Vichy, l’éminence grise (Perrin), Béné-dicte Vergez-Chaignon avait entrevu,en le pistant à la prison de Fresnes en1945 où il était incarcéré pour intelli-gence avec l’ennemi, que les digni-taires de la collaboration et de Vichy y

avaient mené une vie très éloignée del’image de confinement en cellule quesuggère d’ordinaire l’évocation d’unétablissement pénitentiaire. Intriguée,elle a mené l’enquête, au-delà desmurs de Fresnes, brossant le tableaud’une microsociété vaincue mais nulle-ment convaincue de ses torts.

Stupeur d’avoir à rendre des comp-tes, volonté de minimiser sa responsa-bilité et d’exciper de services rendus àla Résistance, telles sont les lignes deforce des plaidoyers des épurés qui,par-delà divergences et haines recui-tes, communient dans un antigaul-lisme forcené, un anticommunismeviscéral, un antisémitisme intact et une

inextinguible haine des résistants. Ilsse repaissent de chiffres gonflés et derécits outranciers qui fabriquent lalégende noire de l’épuration.

Regroupés au dernier étage dugrand quartier de Fresnes, leurs cellu-les ouvertes plusieurs heures par jour,les justiciables de la Haute Cour de jus-tice, mieux lotis que le menu fretin,vont et viennent à leur guise, se reçoi-vent, tiennent salon. Dans les procédu-res d’instruction, ils se ménagent ets’entraident le plus souvent. Ils ne man-quent ni d’habileté ni de morgue, telRené Bousquet qui, à l’en croire,n’aurait en somme dirigé la police quepour en contrecarrer l’action !

S’il a fallu à l’historienne « surmon-ter une répulsion de la sensibilité pour semettre au travail sur ce sujet », le résul-tat donne excellemment à voir lesconditions de vie et l’état d’esprit d’unecohorte qui se réduisit vite au gré deslois d’amnistie, remises de peine, grâ-ces, libérations. Il y avait, en 1948,dans les prisons françaises,16 200 condamnés des cours de jus-tice. Il en restait 2 000 en 1952 et 19 en1958. Les tout derniers furent libérésen 1964 quand intervint la prescrip-tion. Ainsi s’achevait la phase carcéralede l’épuration que cet ouvrage restituede façon vivante et claire. a

L. Do.

JOURNAL DE GUERRE,1940-1941de Valentin Feldman

Edition établie par LéoneTeyssandier-Feldman etPierre-Frédéric Charpentier,éd. Farrago, 348 p., 25 ¤.

V alentin Feldman a trente-trois ans lorsqu’il est exé-cuté au Mont-Valérien, le

27 juillet 1942. Avant de tomber,il lance à ses bourreaux cetteinvective, qui a été placée en sous-titre de la première édition deson Journal : « Imbécile, c’estpour vous que je meurs ! » Laphrase fera date. Maurice Schu-mann la citera au Sénat en 1997.Avant lui, Louis Parrot, ClaudeRoy, José Corti, Jean-Paul Sartreet… Jean-Luc Godard (dans uncourt métrage en 1988) se sou-viendront du défi superbe quiappartient à la mémoire de laRésistance. Il est parfaitement àl’image de ce surprenant journal,

véritable révélation comme le futcelui de Boris Vildé.

Né à Odessa en 1909 dans unefamille juive bourgeoise, Valen-tin Feldman débarque en Franceen 1922. Exceptionnellementdoué (sauf en grec ancien !), ilfait ses classes de philosophie audébut des années 1930, se lieavec Victor Basch et publie en1936, chez Alcan, son premier (etseul) essai, L’Esthétique françaisecontemporaine. L’année suivante,il entre dans le cercle des jeunesintellectuels du Parti communis-te. Il rencontre Jacques Soustelle,Maurice Schumann ou encoreGaston Bachelard. Il croisera aus-si Simone de Beauvoir et Sartre.En août 1939, le pacte germano-soviétique le désespère. Il « pleu-rait comme un enfant », rapporteJosé Corti.

C’est au début de 1940 quecommence le Journal de ValentinFeldman. Engagé volontaire, ilest basé à Rethel (Aisne). Sixmois se passent là, dans l’ennui

et l’inaction forcée. Le 31 juillet,il est démobilisé, puis nomméprofesseur à Dieppe. En octobre,le premier statut des juifs est pro-mulgué. Il divorce pour protégersa femme et sa fille. Quelquesmois plus tard, il est révoqué. LeJournal s’interrompt à la fin de1941. En janvier 1942, il brise lavitrine d’un photographe quiexposait des portraits de soldatsallemands à Rouen. Il est arrêtéquelques jours plus tard, et trans-féré à Fresnes, torturé, puis som-mairement jugé. Il refuse dedemander grâce.

Certes, les circonstances histo-riques sont présentes, commen-tées, mais ce Journal vaut surtoutpar l’admirable liberté d’esprit etla force de conviction, par l’aisan-ce de la langue et le bouillonne-ment philosophique qui habitentle jeune homme. Une sorte d’ur-gence de penser transcende l’im-puissance et l’ennui, se fait elle-même action. a

P. K.

Deux ouvrages importants sur la politique antisémite de l’Etat français en 1940-1944

Vichy, auxiliaire du génocide

Le journal de Benjamin Schatzman, un témoignage unique

Cristallisation de l’internement

ZOOM

VICHY DANSLA « SOLUTIONFINALE »Histoiredu Commissariatgénéralaux questions juives(1941-1944)de Laurent Joly.

Grasset, 1 020 p., 35 ¤.

La description d’une microsociété incapable d’assumer ses responsabilités

Quand les épurés tenaient salon à Fresnes

JOURNAL D’UN INTERNÉCompiègne – Drancy –Pithiviers. 12 décembre1941-23 septembre 1942de Benjamin Schatzman

Présenté par Evry Schatzmanet Ruth Schatzman,Fayard, 736 p., 25 ¤.

N é en Roumanie en 1877,Benjamin Schatzmanbourlingua beaucoup, de

la Palestine à la Nouvelle-Zélan-de, avant de s’établir en Franceen 1905. Naturalisé deux ansplus tard, il devint chirurgien-dentiste et fit la Grande Guerre.

Le 12 décembre 1941, le destinde cet homme de 64 ans basculaquand il fut arrêté à Paris lors dela rafle dite « des notables »juifs. Le lendemain, il était inter-né au camp juif de Royallieu.Après de multiples transferts aucamp de Drancy, à Pithiviers etBeaune-la-Rolande, il fut dépor-té vers Auschwitz, où il mourut.

Placé dans une situation àlaquelle rien ne l’avait préparé,cet homme cultivé dont la vieétait régie par des principes fortstint jusqu’au 30 août 1942 unjournal que son épouse put sau-vegarder, tout comme les lettresqu’il rédigea pendant son interne-ment. Le tableau que dressentces écrits fait froid dans le dos.

Benjamin Schatzman écrivitbeaucoup dans l’attente d’unehypothétique libération à laquel-le il crut longtemps. Il consignaminutieusement la quotidienne-té de l’internement. A le lire, onprend la mesure de l’extrêmesouffrance morale des internéscomme des effets délétères d’unepromiscuité difficile à vivre. Onvoit aussi comment il lutta pourtenir physiquement, s’auscultantet se soignant comme il pouvait,non sans noter lucidement :« Quelle tristesse tout de mêmed’être réduit à penser jour et nuit àla santé et à la mangeaille ! On estramené à l’état mental d’un vulgai-

re animal. » On voit surtout àquel point l’écriture lui servit dethérapie : « Cela me donne uneimpression de soulagement quandj’extériorise l’agitation mentale etaffective de mon être. »

Mais, en livrant son expérien-ce inouïe, Benjamin Schatzmanvisait un autre but : « Toutes lesimpressions que je fixe sur lepapier seraient oubliées si j’avaisattendu à plus tard pour les com-muniquer. Elles n’ont d’autre inté-rêt que la cristallisation d’un évé-nement important de ma vie, ettout ce qui se passe avec moi, enmoi, pendant que je suis loin etqu’on se demande ce que je fais,comment je vis et dans quel état jesuis. » Il a réussi au-delà de sesespérances. En décrivant le cal-vaire qu’il endura, BenjaminSchatzman fait pénétrer le lec-teur dans un univers qui se déro-be d’ordinaire au regard. Untémoignage d’une inestimablevaleur. a

L. Do.

ESSAIS

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MISS PAS TOUCHETome I : La Vierge du bordelde Hubert et Kerascoët.

Dargaud, « Poisson-Pilote », 48 p.,9,80 ¤.

PASCINde Joann Sfar.

L’Association, 186 p., 23 ¤.

Le Bal des chimèresTome II : Labyrinthesde Nelly Moriquandet Fabien Lacaf.

Albin Michel, 56 p., 13,90 ¤.

Les Années folles avaient aussileurs tueurs en série, réels ouinventés. Dans Miss Pas Touche,le « Boucher des guinguettes »

surine et mutile des jeunes femmes quis’aventurent sur les bords de Marne,avec une prédilection pour les prosti-tuées. Pour découvrir celui qui a assassi-né sa sœur Agathe, Blanche, petite bon-ne aux allures de Sainte-Nitouche, entredans un bordel parisien, le Pompadour.

Intouchable, celle que les clients sur-nommeront rapidement la « vierged’acier » découvre les jalousies mais aus-

si la solidarité régnant au sein des « pen-sionnaires », les caprices masochistesdes clients, les amours saphiques, lespunitions infligées par des sous-maîtres-ses hommasses et les cachots. Sanscéder au graveleux ni tomber dans lafacilité du détail historique, le scénaristeHubert offre un tableau vraisemblable etdocumenté de la vie quotidienne dansles « maisons de joie » du début duXXe siècle, tandis que le couple de dessi-nateurs Marie et Sébastien, unis par lepatronyme de Kerascoët, joue d’une agi-lité de trait qui n’est pas sans rappeler lestyle inspiré de Joann Sfar. C’est sansdoute une forme d’hommage à l’un des

auteurs les plus prolifiques et les plusdoués de la BD d’aujourd’hui. Et aussiun clin d’œil, Joann Sfar s’étant aussiintéressé aux filles de joie des Années fol-les en contant la vie de Jules Pascin, figu-re de l’Ecole de Paris et du Montmartredes années 1920.

Des critiques baptisèrent Pascin dusurnom de « maquereau de la peintu-re » tant son art dut à la fréquentationdes femmes de petite vertu. Mais ce nesont pas les seuls personnages qui traver-sèrent la vie de Pascin et la fresquequ’en a tirée Joann Sfar, avec une libertéde ton et de trait qui redouble le plaisirde lire. On y croise des collectionneursde tableaux avides, des péripatéticiennesfardées comme des fillettes qui rêventque l’homme d’une nuit les aimera « tou-te la vie ». On y entend les souvenirs dePascin, l’enfant juif et pauvre de Bulga-rie et de Russie, ses délires d’artiste etses provocations d’homme blessé et depeintre suicidaire – il s’ouvrira les vei-nes, en 1930, à l’âge de 45 ans, la veilled’une exposition de ses œuvres –, expli-quant pêle-mêle : « Quand j’ai dessinéune fille, je n’ai plus envie de la sauter »,ou : « Je n’ai plus aucune ambition, j’aitrop mesuré l’inutilité de tout »…

Fruit de la demi-douzaine de livretsque Sfar consacra entre 2000 et 2002 àla vie « bordélique » mais intensémentcréatrice de ce peintre maudit, ce Pascinambitieux et torrentueux vaut toutes lesmonographies. Entre bistrots et fêtes, lecorps, le sexe et l’art y exultent, au granddam de la bonne société des années1920 et de l’Académie.

Plus classique est la trame du Bal deschimères, de Fabien Lacaf et Nelly Mori-quand. En 1900, un colonel enquêteavec une belle aristocrate sur des meur-tres perpétrés dans une caserne-citadel-le du Queyras. Un schéma classique,mais qui offre de jolies scènes commecelle de ce bordel où le rouge des unifor-mes laisse des traînées de sang sur lesdentelles des courtisanes. a

Y.-M. L.

Enki Bilal publie le troisième tome du « Sommeil du monstre »

Rendez-vous en 2026Une biographie intime du « père » de Corto Maltese

Hugo Pratt, citoyen du monde

LES PETITS RUISSEAUX, de Pascal RabatéPierre est retraité. Avec son ami Edmond, il taquine lebrochet. Boit un coup au « Penalty », le bar du village.Laisse aller, sans envie, les derniers chapitres de sa vie.Et puis Edmond meurt. Pierre hérite de sa collection detableaux inspirés de photos de Playboy. Fuit le long desroutes dans sa petite voiture rouge, tente de s’évaderdans un faux suicide. Séjourne dans une communautéd’anciens babas, fume un peu, fait l’amour avec une« jeunesse ». Et Pierre revit, s’amusant en lesdétournant des slogans de la jeunesse : sexe (« on fera ce

qu’on pourra »), drogue (« surtout contre le cholestérol ») et rock’n roll (« je suismeilleur en musette »). Pascal Rabaté a dessiné en couleur directe cette histoired’un vieil homme qui ne renonce ni à s’amuser ni à aimer. Un récit émouvant,frais comme un petit vin de pays, débordant d’espoir et de gravité enjouée.Ed. Futuropolis, 96 p., 15,90 ¤.

PAPY PLOUF, de Martin VeyronSur le pont du paquebot L’Espoir des mers, il y a presque toutes les castessociales : de riches retraités bien décidés à jouir de leurs fonds de pension, un« pacha » frappé par la maladie d’Alzheimer, des dames bronzées et siliconéesprêtes à se débarrasser de leur vieil époux encombrant, des cadres licenciés quise déguisent en pirates et se lancent dans un abordage pitoyable, un équipagepartagé entre veulerie et ambition… et même un tsunami. Tout à son art dedynamiter les codes et les statuts grâce à des dialogues et des rebondissementsaussi burlesques qu’imprévisibles, Martin Veyron donne sa version de Lacroisière s’amuse, en forçant un trait qui, pour être hilarant, n’en est pas moinsun sérieux et salutaire pied de nez aux tenants de la comédie sociale.Albin Michel, 56 p., 13,90 ¤.

CHELSEA IN LOVE, de David ChelseaDe Portland (Oregon) à New York, deux villes entrelesquelles il fait de fréquents allers et retours,symboliques de son incapacité à s’engager, David,illustrateur branché des années 1980, s’épuise à aimerplusieurs filles. Il y a Minnie, grande bringue blondedont il se croit amoureux mais qui le fait tourner enbourrique, Vera et Paprika, avec qui il vit des instantsd’amitié amoureuse, pimentés d’érotisme joyeux outorride (au choix). Mais il y a aussi ses sœurs, sescopains, les joints et la musique… Cette chronique en

noir et blanc des amours mouvementées d’un jeune homme rarement encolère est aussi une galerie de portraits de jeunes Américaines dont lessentiments vont souvent de pair avec le pragmatisme.Ed. Ça et Là, 190 p., 21 ¤.

BANLIEUE BLANCHE, BANLIEUE ROUGE, d’Annie Goetzingeret Pierre ChristinC’est la « forteresse » Renault de l’île Seguin qui tient le rôle principal de cenouvel épisode d’« Agence Hardy ». Edith Hardy et son adjoint Victor yenquêtent sur le vol d’une maquette sans doute passée à la concurrenceaméricaine, déjà. Directeurs et cadres de Renault côtoient avec une distancetoute paternaliste des ouvriers fiers de leur spécialité mais méfiants vis-à-visdes chefaillons et des « jaunes ». Au rythme de la fabrication à la chaîne des4-chevaux et des déjeuners dans les jardins ouvriers, Annie Goetzinger etPierre Christin font revivre le Billancourt de la fin des années 1950, en s’aidantd’une documentation sans failles et d’un dessin qui réussit à donner vie à unetoilette féminine, à la beauté d’un prototype ou au vacarme d’un atelier.Dargaud, 48 p., 9,80 ¤.

LE PAYS DES CERISIERS, de Fumiyo KounoBien qu’originaire d’Hiroshima, la famille de Fumiyo Kouno n’a pas ététouchée par le drame de 1945. La jeune auteure s’est toutefois lancéedans un récit, en trois chapitres discrètement articulés, autour desconséquences de la catastrophe nucléaire et des questions que se posentles survivants et leurs descendants. Elle raconte l’éveil à l’amour, et son issuedramatique, d’une jeune victime de la bombe A, Hirano Minami, en 1955,puis, trente ans plus tard, suit Nanami, une fillette intriguée par la quêtemémoriale de son père. A la fois violent et empreint de douceur,ce manga dessiné sobrement vaut par ses dialogues comme par la lumièreténue qu’il jette sur la vie sociale nippone.éd. Kana, 104 p., 10 ¤.Sélection réalisée par Yves-Marie Labé

ERIK ORSENNArencontre

AUX CAHIERSDE COLETTE

le jeudi 8 juinà partir de 18h.

à l'occasion de la parution de

Voyage aux paysdu coton

(Ed. Fayard)23-25, rue Rambuteau, Paris 4°

Tél. 01 42 72 95 06

HUGO PRATT,LA TRAVERSÉEDU LABYRINTHE,de Jean-Claude Guilbert.

Presses de la Renaissance,504 p., 24,50 ¤.

I l disait de lui-même qu’ilétait un « mélange d’OmarKhayyam, de Sindbad le

Marin et d’Henri de Monfreid »qu’il avait rencontré en Ethiopie,en 1939. Hugo Pratt disait aus-si : « J’ai treize façons de raconterma vie, et je ne sais pas s’il y en aune de vraie »…

L’écheveau des fils de sa« vraie » vie, Jean-Claude Guil-bert les débrouille à sa manière,celle d’un ami au long cours etd’un confident patient et atten-tif, en lui consacrant cette formi-dable et volumineuse « biogra-phie illustrée », La Traversée dulabyrinthe, titre qu’Hugo Pratt,grand lecteur de Borges, n’auraitsans doute pas renié.

Les admirateurs de Corto Mal-tese et de son « père » en littéra-ture et en songeries s’étaientautrefois précipités sur Le Désird’être inutile, souvenirs etréflexions, recueil d’entretiensque l’auteur des pérégrinations

historico-romantiques du marinmaltais eut avec DominiquePetitfaux, il y a quinze ans. Ilsliront sans doute, avec la mêmepassion dévorante, cette fresquedense, intimement romanesque,nourrie de cinq chapitres auxallures de « parcours », four-millant de souvenirs sur la vied’Hugo Pratt et de digressionssur son œuvre.

Le seul énoncé du triptyquefondateur, tant littéraire que gra-phique, d’Hugo Pratt – Les Celti-ques, Les Ethiopiques, Les Helvéti-ques – suffit à en dire le caractè-re cosmogonique et cosmopolite.Le Graal y côtoie les rites soufiset Heliodore d’Emèse tutoieRobert-Louis Stevenson,l’auteur de L’Ile au trésor ayantété, avec Homère, une des pre-mières lectures du jeune Pratt.

De l’Italie où il naquit (dit-il…) en 1927, sur le Lido deRavennes, à la Suisse où il s’estéteint en 1995 près du lacLéman, Hugo Pratt n’a cessé devoyager, physiquement, intellec-tuellement et spirituellement.Enfant, il vécut en Abyssinie,où il rencontra bien plus tardJean-Claude Guilbert, alorsgrand reporter à Planète (celuide Louis Pauwels) puis réalisa-

teur du bien nommé Magazinede l’aventure pour TF1, avantque la chaîne ne fût privatisée.De cette enfance dans la cornede l’Afrique, Pratt a hérité lesens de l’errance, physique etintellectuelle.

La première le mènera sur laplupart des continents, en Euro-pe et en Amérique du Nord, enAmérique du Sud, en Asie centra-le et dans le Pacifique. La secon-de fut tout aussi féconde. « Hom-me aux 30 000 livres », Prattavoua un jour quatorze auteursfavoris – Rimbaud, Kipling, Cole-ridge ou Jack London, pour neciter que les plus connus –, dontil intégra souvent les personna-ges et les mots, comme autantde signes ou d’arcanes, dans sonœuvre. La variété de ses inclina-tions littéraires (que Jean-Claude Guilbert cite et explicite,notamment dans un vertigineuxappareil de notes) donne le tour-nis, Pindare voisinant avec Gior-gio Baffo, Paul Valéry avec Ken-neth Roberts… De quoi mieuxcomprendre les mots d’UmbertoEco : « Quand je cherche à medétendre, je lis un essai d’Engels,quand je veux quelque chose desérieux, je lis Corto Maltese… » a

Y.-M. L

Dans les « maisons de joie » des Années folles

La BD au bordel

A lors qu’il vient d’être misen vente, Rendez-vous àParis, troisième tome de

la tétralogie « Le Sommeil dumonstre », d’Enki Bilal, pulvéri-se déjà les records de vente. CeRendez-vous, c’est celui que sesont fixé, en 2026, ses troishéros, Nike Hatzfeld (nom choi-si en hommage à Jean Hatzfeld,qui couvrit la guerre en ex-You-goslavie pour le journal Libéra-tion), Leyla Mirkovic et AmirFazlavic – trois noms pourtrois confessions qui cohabi-taient autrefois, dans la Yougos-lavie de Tito. En attendant laquatrième protagoniste, la Rus-

se Sacha, jeune épouse d’Amir,qui devrait intervenir en icôneex-communiste dans le quatriè-me volume à paraître en 2007chez le nouvel éditeur d’EnkiBilal, Casterman, qui remplaceLes Humanoïdes associés.

Dans ce Rendez-vous, EnkiBilal, comme à l’accoutumée,entraîne le lecteur dans le déda-le de ses obsessions – le totalita-risme, l’emprise médiatique, lestechnologies… Surtout, il entrela-ce l’histoire de son trio imaginai-re, né en 1993 dans la mêmematernité de Sarajevo, avec despersonnages réels, dont OlgaSucic et Suada Dilbekovic, pre-

mières victimes de la guerre quiembrasa la Bosnie de 1992 à1996, ou avec ses souvenirs d’en-fance – l’hôtel Moskva de Saraje-vo ou le mythique club de foot,le Red Partizan de Belgrade.

Malgré la perte de repères etd’ancrages, le lecteur est ravi.Car ce récit tentaculaire, immer-gé dans une impressionnanteambiance de fin du monde, estéclairé par le dessin d’EnkiBilal, mine de plomb rehausséed’acrylique et de pastel, inscritdans des perspectives à fairepâlir un Prix de Rome.

Les passionnés se rendrontcompte de l’évolution des tra-vaux d’Enki Bilal en lisant Nou-vel Etat des stocks, recueil de sesillustrations, croquis, portraitset décor, de l’album La Croisiè-re des oubliés jusqu’au filmImmortel (Casterman, 184 p.,39,95 ¤). Par ailleurs, la galerieChristian Desbois expose trenteœuvres originales de Rendez-vous à Paris, du 3 juin au8 juillet (de 14 à 18 heures, 14,avenue de La Bourdonnais,75007 Paris). a

Y.-M. L.

Rendez-vous à Paris, d’EnkiBilal, Casterman, 72 p., 13,95 ¤.

ZOOM

« Pascin », de Joann Sfar.En bas, « Miss pas touche », de Hubert et Kerascoët.

BANDE DESSINÉE

0123 11Vendredi 2 juin 2006 11

Al’origine d’un succès, il y a tou-jours un malentendu. LorsqueMichel Le Bris lance en 1990Etonnants voyageurs à Saint-

Malo, il était loin de s’imaginer que,seize ans plus tard, ce festival prendraitl’ampleur qu’il a aujourd’hui et devien-drait, après le Salon du livre de Paris, laplus importante manifestation de miseen scène de la littérature mondiale sur leterritoire hexagonal.

Du samedi 3 juin au lundi 5 juin, plusde 50 000 personnes sont attenduesdans la cité des corsaires, pour assister àplus de deux cents rencontres, exposi-tions, projections et venir découvrir 190auteurs – des écrivains, mais aussi desréalisateurs de cinéma, des passionnésde la mer et de la montagne, desslameurs, etc.

Au programme, cette année, une dizai-ne d’expositions, dont l’une consacrée àHugo Pratt, une intitulée « Made inIndia » et une sur « Les cavaliers ». Desacteurs comme Ariane Ascaride, Jac-ques Bonnaffé, Emmanuelle Devosliront des textes. Du côté des films, unhommage sera rendu au journalisteChristophe de Ponfilly.

« Je n’ai jamais dit que c’était un festi-val d’écrivains voyageurs. Le mot s’est trou-vé lancé comme ça, en référence àBaudelaire », se défend presque aujour-d’hui Michel Le Bris. Selon lui, ce seraitun contresens de croire que « la littératu-re exotique est la principale sourced’inspiration de ce festival, alors que cequi en constitue la matrice, c’est lalittérature qui dit le monde tel qu’il estaujourd’hui ».

Les aventuriers des mots et des voya-ges, comme Nicolas Bouvier, remis augoût du jour par Etonnants voyageurs,ou Jacques Lacarrière, décédé en 2005,auquel une soirée entière est consacréeet à qui cette seizième édition est dédiée,ont toute leur place ; mais Alvaro Mutis,Jim Harrison, James Crumley, Fran-cisco Coloane, auteurs eux aussi célé-

brés à Saint-Malo, ne sont pas, en revan-che, des écrivains voyageurs.

La France manquait d’un lieu où puis-sent se réunir « tous les petits-enfants deStevenson et de Joseph Conrad, mais aus-si tous les marginaux de la littérature ».C’est d’ailleurs grâce à la réalisationd’une exposition sur Le Maître de Bal-lantrae que Michel Le Bris, avec l’aidede René Couanau, maire (UMP) deSaint-Malo, a lancé l’aventure d’Eton-nants voyageurs. Lui l’ex-mao, grandjeteur de pavés en 1968, qui a mêmefait huit mois de prison, en lieu et placede Jean-Paul Sartre, pour avoir acceptéla codirection de La Cause du peuple.

« Processus d’hybridation »« Nous sommes la dernière génération

de marxistes érudits, explique-t-il. Le cli-mat de cette époque était bizarre. J’étaisclairement plus littéraire que tous mespetits copains. J’étais aussi bien passion-né par les reportages à l’américainefaçon Norman Mailer que par le roman-tisme allemand. »

Dans la foulée, chacun est parti deson côté. A l’écart des modes littérai-res, Michel Le Bris, inspiré notammentpar l’esprit de la revue britanniqueGranta, a souhaité « sortir de sa bulle etse frotter au monde. » Laissant « le dis-cours avant-gardiste d’un côté, et le dis-cours du nombril de l’autre, car le mondene se résume pas à un divan de psychana-lyste », il a choisi comme nouveauxhorizons et pour ligne de crête « une lit-térature aventureuse, voyageuse, ouvertesur le monde et soucieuse de le dire ». Cesont les mots mêmes de son premieréditorial qui servent en quelque sortede manifeste aujourd’hui.

Pour la 17e édition, le thème retenuest « Orients rêvés, Orients réels ».Selon son concepteur, « il ne s’agit pasd’une zone géographique précise, maisd’un pays imaginaire. L’Orient, c’est ceque l’Occident a inventé comme son autreet son ailleurs, c’est celui qui fascine et

qui fait peur ». Aujourd’hui, les deuxmondes se sont interpénétrés :« L’Orient est entré en Occident et viceversa. Les écrivains indiens sont au cœurdu processus de création littéraire et diffu-sent leur production au reste du monde. »D’après Michel Le Bris, « il est en trainde se reproduire ce qui s’est passé avec lesauteurs américains, juste après guerre.L’Amérique de demain se situe là-bas. »

« Ce sont ces jeunes auteurs qui pulvé-risent et renouvellent le roman contempo-rain » : Tarun Tejpal, auteur de Loinde Chandigarh (Buchet-Chastel), Suke-tu Mehta, Maximum City (Knopf),Rana Dasgupta, Tokyo : vol annulé(Buchet-Chastel), qui prend un aéro-port comme métaphore du mondeactuel, ou encore Pico Iyer, auteur deL’Homme global, publié chez Hoëbeke.

Comme Salman Rushdie ou KazuoIshiguro, tous ces écrivains ont pourcaractéristique d’« être au cœur d’unprocessus d’hybridation à partir d’unebase occidentale et d’être les représen-tants d’une culture métisse ». Ils incar-nent « l’extrême diversité du village glo-bal littéraire », et ce qu’il est convenud’appeler aujourd’hui la « World Fic-tion », cette « littérature-monde » queMichel Le Bris contribue à célébrer.Déjà en 1993, Etonnants voyageursavait mis en avant ce concept. Or,constate Michel Le Bris, « nous ne noussommes pas trompés sur les auteurs quiémergeaient à cette époque. Ils sont tousdevenus des écrivains confirmés depuis ».

La littérature de langue française estelle aussi directement concernée par cemouvement. Le festival Etonnant voya-geurs de Bamako (Mali), qui existedepuis 2001, en est une des expres-sions. Il a permis à des écrivains afri-cains comme Alain Mabanckou, FatouDiome, Ken Bugul de se faire connaîtred’un plus large public. a

Alain Beuve-Méry

www.etonnants-voyageurs.com

Les Journées littéraires de Soleure en Suisse

Hommage à Jean Starobinski

Toni Morrison,impératrice noire

Les Journées littéraires de Soleure(Solothurn en allemand) sontune institution suisse vieille devingt-huit ans. Traditionnelle-

ment, la manifestation se tient durant leweek-end de l’Ascension dans cette bel-le et calme cité (qui porte le nom du can-ton alémanique dont elle est la ville prin-cipale), au pied du Jura sur les bords del’Aar. Pour un regard français, il estcurieux et heureux de constater qu’unpublic nombreux et manifestement inté-ressé se presse aux différentes rencon-tres organisées autour des écrivains invi-tés (une soixantaine), venant des quatrehorizons linguistiques du pays. Cetteannée, 8 500 personnes ont participé,du 26 au 28 mai, à ces 28es Journées.

Les activités des différents ateliersd’écriture et de traduction, avec notam-

ment les romanciers suisses PascaleKramer ou Daniel de Roulet, ont préfi-guré le travail qui sera celui de l’Institutlittéraire suisse (ILS). L’installation offi-cielle de cette institution originale, dontl’un des objectifs est de rompre l’isole-ment (supposé) des écrivains, est pré-vue en octobre non loin de là, à Bienne,sous la direction de Marie Caffari etDaniel Rothenbühler. L’événement futcette année une lecture du Sud-AfricainJ. M. Coetzee qui attira quelque cinqcents auditeurs.

La place des écrivains francophonesest toujours mesurée – et donc mena-cée – dans ce lieu de culture principale-ment allemande. Deux personnes,Anne Fournier et Aline Delacretaz,défendent cette présence avec énergie.Un hommage qui n’avait rien d’acadé-

mique fut ainsi rendu au grand écri-vain et critique qui réside à Genève,Jean Starobinski, âgé de 86 ans. YvesBonnefoy et Gérard Macé, qui lurentpar ailleurs des pages de leurs œuvres,entouraient avec affection et respectl’auteur des Emblèmes de la Raison, maî-tre livre qui vient d’être réédité chezGallimard. Le premier insista sur le tra-vail de Starobinski qui porte sur le pro-jet même d’une pensée critique. GérardMacé souligna que Starobinski étaitl’« homme des visées croisées » et queson œuvre appartenait de plein droit àla littérature. Autre invité de marque,Valère Novarina, qui fit, avec son tra-ducteur allemand Leopold von Vers-chuer, une lecture captivante… Hélas àla même heure que Coetzee ! a

P. K.

LES 1er, 8, 15 ET 22 JUIN.TRADUCTEURS. A Paris,« Paroles de traducteurs »conférences sur la traduction,organisées par Jean-YvesMasson, ouvertes au public,accueilleront Claire Malroux, quiabordera la littérature anglaise(le 1er), Monique Baccelli, lalittérature italienne (le 8), ainsique Jean-Charles Vegliante(le 15) et Pierre Grouix (le 22)pour les littératures scandinaves(de 18 à 20 heures, à la Maisonde la recherche deParis-IV-Sorbonne, 28, rueSerpente, 75006, salle desconférences du rez-de-chaussée :D035).

LES 3 ET 4 JUIN.POÉSIE. Au château deCoaraze (06), la 8e édition de« Voix du basilic », del’association des Amis del’Amourier, aura pour thèmela poésie italienne

contemporaine, avec, eninvités, Paolo Ruffilli, FabioScotto, René Corona, RaphaëlMonticelli et Werner Lambersy(à partir de 14 heures sur laplace du château).

LE 7 JUIN.SHULMAN. A Paris, leséditions du Seuil et la Maisonde l’Amérique latine reçoiventDavid Shulman, pour un débatautour de son livre Ta’ayush,avec Leila Shahid, ElieBarnavi, Jean Daniel, CharlesMalamoud et Maurice Olender(à 19 heures, 217, bd Saint-Germain, 75007 ;rens. : 01-49-54-75-35).

LE 8 JUIN.ÉDITION. A Paris, à la mairiedu 20e arrondissement, dans lecadre de « La littérature sur levif » les éditeurs Joëlle Losfeld,Jean-Marie Ozanne et PhilippeRey débattront sur « L’édition

n’est-elle pas une aventureaujourd’hui ? » (à 16 heures,salle du conseil).

LES 8, 9 ET 10 JUIN.SPINOZA. A Paris, colloque« Pascal et Spinoza : del’anthropologie politique àl’épistémologie des sciences »,proposé par Laurent Debove,Gérard Bras et Eric Méchoulan(le 8, de 14 à 18 heures,au 4, place de la Sorbonne,75005, salle rez-de- chaussée ;les 9 et 10, à 9 heures, au Carrédes sciences, 1, rue Descartes,75005).

LE 8 JUIN.AUDI/BOLLACK. A Paris, à laMaison des écrivains, le cycle« En débat » se poursuit, d’unepart, avec Paul Audi et JeanBollack, qui dialogueront sur lacréation, (à 19 h 30) et, d’autrepart, le 9, en partenariat avecle 2e Salon du livre de

l’Amérique latine (8-10 juin),Guillermo Schavelson, AnnieMorvan, Pierre Astier et XavierSkowron-Galvez aborderont« L’agent littéraire, cetintrus ! » (à 16 heures, 53, ruede Verneuil, 75007 ; rens. :www.maison-des-ecri-vains.asso.fr).

DU 9 AU 11 JUIN.LITTÉRATURE SUISSEROMANDE. A Bordeaux etSaint-Maixant (33), « Genèvese livre en Aquitaine » :rencontres, lectures et cinémaautour du 4e rendez-vousfrancophone de Malagar avecles éditions Zoé et leurdirectrice Marlyse Pietri, leséditions La Joie de lire et leurdirectrice Francine Bouchet etla projection du film Le Hibouet la Baleine, Nicolas Bouvier,réalisé par Patricia Plattner(rens. : 05-56-96-71-86 ouwww.lettresdumonde.com).

ÉDITION

Bill Clinton, une fois n’est pascoutume, est arrivé à l’heure.« Je suis noir et elle fait de la poli-tique… Elle est donc ma sœur et

nous sommes dans le même business ! »Fier de sa blague, ovationné par lepublic, Clinton lance un regard enjouéet tendre en direction de Toni Morri-son, venue célébrer ce vendredi 26 mai,au Time Warner Center de New York,ses 75 ans. Celui qui, d’après la roman-cière, fut « le premier président noir desEtats-Unis parce qu’il rassemblait sur sapersonne tous les traits de la “noirceur” :pauvre, milieu ouvrier, famille monopa-rentale brisée, sudiste, amoureux du saxo-phone et du McDonald », évoque alorsl’impact spirituel que la lecture de Mor-rison a eu sur ses jeunes années. Unpetit livre corné à la main, lunettes devue à peine ajustées, Clinton ouvre Belo-ved et en lit un bref passage, sur la ques-tion de la grâce : « Cette grâce qu’il fautimaginer pour la voir… »

Colosse de chair et de tresses poivreet sel, Toni Morrison l’écoute avec unléger sourire, une sérénité conquérante.Suit une cérémonie d’hommages àlaquelle participent de célèbres artisteset intellectuels noirs, dont Cornel West,Bill T. Jones et Morgan Freeman. Il fautdire que Morrison, première femme noi-re du prix Nobel de littérature en 1993– comme le rappelle la présidente trèsWASP de Princeton University – incar-ne un immense symbole dans le paysa-ge des lettres américaines. « Ce n’estpas pour rien, ajoute la présidente, quela semaine dernière la New York TimesBook Review a élu Beloved comme lemeilleur roman des vingt-cinq dernièresannées. »

La Book Review vient en effet depublier, en grande pompe, les résultatsd’une enquête littéraire menée auprèsde 125 écrivains, critiques et éditeursdu monde entier. Presque tous ontrépondu à l’appel : Don DeLillo, MarioVargas Llosa, Julian Barnes, CarlosFuentes ou encore Harold Bloom. Lesfinalistes ? Pastorale américaine, de Phi-lip Roth, 7 voix. Méridien de sang, deCormac McCarthy, et la tétralogie des

Rabbit, de John Updike, ex-aequo,8 voix. Outremonde, de Don DeLillo,11 voix. Et, enfin, Beloved, 15 voix. Desscores apparemment faibles, mais qu’ilconvient, dit la Book Review, de rappor-ter au nombre prodigieux de romanspubliés outre-Atlantique au cours de cequart de siècle. La dernière enquête dugenre, menée en 1965 par le New YorkHerald Tribune, avait couronné InvisibleMan, de Ralph Ellison : l’ouvrage leplus mémorable de l’après-guerre, celuiqui avait le plus d’atouts pour entrerdans le canon littéraire américain.

Quarante ans plus tard, c’est donc letour de cette imposante Toni Morrison,dont l’ambition littéraire a toujours étéde « permettre au nanti comme au dépos-sédé de faire l’expérience d’un esprit dan-sant avec un autre ». Et son œuvre, enprêtant un souffle épique, d’un lyrismesourd et violent, à l’histoire de l’esclava-ge et de ses conséquences, en comblantun désir entaché de culpabilité, en fai-sant affleurer la conscience refoulée del’outrage fait aux Noirs américains a, defait, créé une place unique dans la litté-rature – et la conscience – du pays. Ellea donné voix au silence assourdissantd’une mémoire en friche.

A. O. Scott, du New York Times, vamême jusqu’à considérer que « toutautre résultat eût été ahurissant » puis-que le roman de Morrison s’est intégréau célèbre « canon littéraire » à unevitesse remarquable et que – moins devingt ans après sa parution – Belovedest devenu un must des études universi-taires, c’est-à-dire un classique.

Le journal précise toutefois que s’ils’était agi, non du meilleur livre, maisdu meilleur écrivain des vingt-cinq der-nières années, le vainqueur aurait sansaucun doute été Philip Roth, avec7 titres élus par 21 jurés en 2006.

Reste que Morrison, le soir de ses75 ans, semble avoir bel et bien rempor-té son pari politique et littéraire : « Etreadmise en tant que femme noire et vivan-te dans la compagnie d’hommes blancs etmorts tels que Faulkner, Melville,Hawthorne et Twain. » a

Lila Azam Zanganeh

Le festival Etonnants voyageurs a lieu du 3 au 5 juin

A Saint-Malo, au rendez-vousde la « littérature-monde »

AGENDA

Chantal Lambrechts, directricedepuis quatre ans et demi dudépartement Langue française au seinde Larousse, a été licenciée, mardi30 mai. Lorsqu’elle a quittédéfinitivement son bureau, les salariésde Larousse, 21, rue du Montparnasse,lui ont fait une haie d’honneur. Aucundes membres du département deLangue française ne s’est rendu à laréunion convoquée, mercredi 31 mai,par la direction de Larousse. Un arrêtde travail a été décidé pour jeudi1erjuin par tous les syndicatsde l’entreprise (Le Monde du 26 mai).

PRIX.Le prix Marguerite-Duras a étéattribué à Danièle Sallenave pourQuand même (Gallimard). Le prixNice Baie des anges est revenu àJean-Paul Enthoven pour La DernièreFemme (Grasset). Le Grand Prix desLectrices de ELLE a couronné, dansla catégorie roman, Khaled Hosseini,

pour Les Cerfs-Volants de Kaboul(Belfond) ; dans la catégoriedocument, Charles Dantzig, pourLe Dictionnaire des égoïstes de lalittérature française (Grasset) et dansla catégorie policier, Mo Hayder, pourTokyo (Presses de la cité). Le prixCulture et Bibliothèque pour tousa été décerné à Valentine Goby, pourL’Antilope blanche (Gallimard). Leprix Bretagne a été remis à KennethWhite pour ses deux derniersouvrages : La Maison des marées etLe Rôdeur des confins (Albin Michel).Isabelle Kauffmann est la lauréate duprix Marie-Claire du futur écrivain,pour Ne regardez pas le voleur quipasse (Flammarion). Le prix JeanFanchette, créé en 1992, décerné parla mairie de Beau Bassin-Rose Hill(île Maurice), doté de 100 000 roupies(environ 2 500 euros), a récompensétrois lauréats pour leurs nouvellesmauriciennes : Gillian Geneviève,Judex Acking et Eillen Lohka.

ACTUALITÉ

12 0123Vendredi 2 juin 2006

LITTÉRATURE

Oscar Wilde, les mots et les songes, de Pascal Aquien (éd. Aden).Les morts ne savent rien, de Marie Depussé (POL).Les Quatre Fugues de Manuel, de Jesus Díaz (Gallimard).Quand vient la fin, de Raymond Guérin (Gallimard, « L’Imaginaire »).Le Sourire de Stravinsky, de Lucile Laveggi (Gallimard, « L’Infini »).Un jour dans l’année 1960-2000, de Christa Wolf (Fayard).L’Enorme Chambrée, d’E. E. Cummings (éd. Christian Bourgois,« Titres »).

ESSAIS

Un Inca platonicien, de Carmen Bernand (Fayard).La France antijuive de 1936, de Tal Bruttmannet Laurent Joly (éd. des Equateurs).Effondrement, de Jared Diamond (Gallimard, « Les Essais »).Marthe Richard, de Natacha Henry (éd. Punctum).Malraux, mémoire et métamorphose,de Jean-Louis Jeannelle (Gallimard).« L’avenir nous appartient », une histoire du Front populaire,de Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky (Larousse).L’Origine du monde, de Thierry Savatier (éd. Bartillat).

Michael Connelly

« Le droitn’a rien à voiravec la vérité »

Objection, Votre Honneur ! » L’ex-pression a tellement été galvau-dée par des séries américainesmettant en scène des procèsqu’elle a fini par sembler typi-que au point que des prévenus

français se croient parfois obligés de donnerau juge du « Votre Honneur » même si lesdeux systèmes judiciaires sont radicalementdifférents. Au moment où l’on ne cesse deparler en France de la nécessaire réforme dusystème judiciaire, le modèle américain sem-ble d’ailleurs devenu la référence. « Ce nesera peut-être plus le cas quand les Françaisauront lu mon livre », remarque en plaisan-tant Michael Connelly dont le dernierroman, La Défense Lincoln (1), est une criti-que féroce de la justice américaine. « En théo-rie, c’est un bon système. Dans la pratique, çane fonctionne pas. L’argent, le pouvoir, lacondition sociale, la couleur de la peau sontautant d’éléments qui changent radicalementles données. »

Qu’un roman policier choisisse pour cadreun tribunal, ce n’est pas particulièrement ori-ginal, c’est après tout l’endroit où ilsdevraient tous logiquement trouver leurdénouement. Les grands procès, les affairescriminelles ont toujours passionné l’opinion.Il existe même, particulièrement aux Etats-Unis, une tradition de l’intrigue judiciairequi s’est illustrée aussi bien dans le romanqu’au cinéma et à la télévision.

Michael Connelly ne se contente pas dereprendre l’univers de la justice comme sim-ple décor d’une intrigue policière, il entre-prend de démonter les rouages de la machi-ne en imaginant les tribulations de MickeyHaller, un avocat de la défense efficace dontle credo est un modèle de cynisme : « Pourmoi, le droit n’avait rien à voir avec la vérité.Mais tout avec la négociation, l’amélioration etla manipulation. Je ne faisais ni dans la culpa-bilité ni dans l’innocence, parce que tout le mon-de était coupable. De quelque chose. De toutefaçon cela n’avait aucune importance parceque toutes les affaires que je prenais tenaient dela maison construite sur des fondations creu-sées par des ouvriers surmenés et sous-payés.On avait rogné sur les coûts. On avait commisdes erreurs. Et après, on avait couvert leserreurs de peinture au mensonge. Mon travailconsistait à écailler la peinture et à trouver lesfailles. A y faire entrer mes doigts et mes outilset à les agrandir. A les rendre si énormes quec’était la maison qui s’écroulait ou mon clientqui filait au travers. »

Que l’accusé soit innocent n’est pas le pro-blème puisqu’il ne s’agit pas de le disculpermais d’exploiter les failles du système pourlui obtenir la peine la moins lourde. Il estmême arrivé à Mickey Haller de convaincreun de ses clients de plaider coupable bienque celui-ci s’obstine à clamer son innocenceet la stratégie s’est avérée efficace puisque, sielle a valu plusieurs années de prison à l’ac-cusé, elle lui a évité une très probable peinede mort. A l’arrière de sa luxueuse limousine,une Lincoln dont il possède plusieurs exem-plaires identiques (d’où le titre), Mickey Hal-ler sillonne les rues de Los Angeles, télépho-ne portable à l’oreille, à la recherche de sesclients qu’il recrute parmi les chauffards, lesmembres des bandes de motards et les trafi-quants en tout genre. Méprisé par tous sesconfrères du barreau de Californie, MickeyHaller a gardé de bonnes relations avec sesdeux ex-épouses.

La première est district attorney, ce quipermet parfois à Haller de manière parfaite-ment illégale de disposer d’informations pré-cieuses de l’accusation sur les procédures en

cours, la seconde est devenue son assistantedévouée. Avec La Défense Lincoln, MichaelConnelly prend le risque de choisir un hérosqui n’est pas totalement sympathique mais iln’en fait pas non plus une incarnation de lacorruption. Mickey Haller a même ses bon-nes œuvres, quelques paumés insolvablesqu’il défend par pure générosité. Dans unmonde d’escrocs, il n’est finalement qu’un« escroc légal », comme le lui fait remarquerun de ses clients, justifié et rendu honorablepar sa connaissance approfondie du droit.De toute façon, dans le cas improbable où ilaurait un jour à défendre un innocent, il sefait fort de le reconnaître au premier coupd’œil.

Enquêteur classiqueUn jour se présente une affaire comme il

les aime, le cas d’un certain Louis Roulet,riche agent immobilier accusé d’avoir violen-té une jeune femme. C’est le cas idéal, Rouletest prêt à payer une fortune pour éviter lespoursuites judiciaires ; en plus, il sembleraitqu’il soit l’innocente victime d’une machina-tion destinée à lui soutirer de l’argent. L’affai-re, évidemment, n’est pas aussi simple etl’avocat à la Lincoln va devoir reconsidérersérieusement ses convictions et admettreque son flair pour détecter l’innocence estloin d’être infaillible.

En créant le personnage de Mickey Haller,Michael Connelly a d’abord voulu s’accorderune pause dans la série des aventures deHarry Bosch commencée en 1992 avec LesEgouts de Los Angeles mais son propos estsurtout d’adopter un nouveau point de vuesur la société américaine. Harry Bosch, ins-pecteur de police, s’emploie à traquer les cri-minels et à les mettre en prison, Mickey Hal-ler s’efforce de les en faire sortir ou plutôt deleur éviter d’y aller. « Ce sont les deux facesd’une même pièce », affirme Connelly, qui lesa même faits demi-frères pour mieux souli-gner la complémentarité de leurs fonctions.Si l’on en croit l’auteur, une différence detaille pourtant les sépare. Le policier s’em-

ploie à rassembler les preuves de la culpabili-té d’un individu tandis que cette questiondevient secondaire pour la justice, qui serésume à des négociations ou à un affronte-ment juridique entre l’accusation et la défen-se, chaque partie s’efforçant de pousserl’autre à la faute. Mais au-delà de la parentéun peu superflue entre les deux héros, lavolonté documentaire est la même dans LaDéfense Lincoln que dans tous les autresromans de Michael Connelly.

Que l’argent joue un rôle déterminantdans l’organisation d’une défense efficace,c’est une évidence mais qui est particulière-ment mise en lumière par le choix d’un per-sonnage d’avocat âpre au gain et par la pré-sence d’autres intervenants comme les détec-tives privés payés par la défense ou lesgarants de caution rémunérés au pourcenta-ge. « J’ai longtemps été journaliste et je le suistoujours, même si j’écris de la fiction. Elle esttoujours basée sur mon expérience personnelleet je m’efforce d’être précis. J’espère que LaDéfense Lincoln est un tableau véridique dufonctionnement de la justice. »

En même temps que ses études de journa-lisme à l’université de Gainesville, en Flori-de, Michael Connelly, né en 1956, a suivi lescours d’écriture de Harry Crews. Le journa-lisme est pour lui une façon de faire ses gam-mes et de se documenter, puisqu’il se spécia-lise dans les affaires criminelles. En 1993, seschroniques dans le Los Angeles Times luivalent une nomination au prix Pulitzer. L’an-née précédente, il a créé son premier person-nage de fiction, fruit d’un mélange étonnantentre Jérôme Bosch et Raymond Chandler.Harry Bosch, inspecteur du LAPD, s’appelleen réalité Hieronymus Bosch mais commeses collègues ne sont pas forcément très por-tés sur la peinture flamande, tout le mondel’appelle Harry.

C’est l’enquêteur classique répondant à ladéfinition énoncée par Chandler : « un hon-nête homme (…) lancé à la recherche d’une véri-té dissimulée » ou plus précisément, selon lestermes de son créateur, « un brave type qui aconnu bien des problèmes et des soucis et quiessaie de faire correctement son travail, ce quiest une noble tâche dans la société d’aujour-d’hui ». Fils d’une prostituée assassinée alorsqu’il était encore enfant, Harry a grandi dansdivers foyers avant de s’engager dans l’ar-mée et de partir pour le Vietnam. A sonretour, il entre dans la police de Los Angeles.Dans Le Dernier Coyote (1999), il parvient,trente ans plus tard, à élucider le meurtre desa propre mère. La référence au Dahlia noirest explicite et le livre se veut un hommage àun autre explorateur des bas-fonds de LosAngeles, James Ellroy.

C’est pourtant un roman où n’intervientpas Harry Bosch qui marque le début du suc-cès international de Michael Connelly. LePoète (1996) met en scène un certain JackMcEvoy dont le frère jumeau, Sean, estretrouvé mort au volant de sa voiture de poli-ce. Le suicide ne fait aucun doute. Seann’aurait pas supporté son échec dans uneenquête sur les agissements d’un tueur sadi-que. Pourtant, d’autres cas de suicides sus-pects parmi les forces de police semblentétayer la thèse d’un tueur en série qui prendpour cible des policiers et signe ses crimes deréférences à l’univers d’Edgar Poe. Le livre a

un tel succès que Michael Connelly lui don-ne une suite en 2004 dans Los Angeles River.

Depuis quelques années, Michael Connel-ly a quitté Los Angeles pour s’établir en Flori-de : « J’ai écrit onze livres à Los Angeles,j’avais besoin de m’éloigner, de prendre un peude recul. Au début, j’étais un peu inquiet, pastrès sûr de pouvoir écrire sur Los Angeles sans yvivre mais, après tout, James Ellroy y est bienarrivé. » Une demi-douzaine de romans plustard, le pari semble réussi. Bien sûr au fil dutemps Harry Bosch s’est un peu adouci, il estmoins cassant qu’à ses débuts, plus angoisséaussi depuis qu’il est devenu père, commeMichael Connelly lui-même : « Comment fai-re pour tenter d’améliorer le monde dont vosenfants vont hériter ? Leur laisser quelque cho-se de durable. L’intérêt du roman policier estd’explorer en temps réel les questions les plusactuelles, de mettre en évidence les points fai-bles du système en agissant comme un miroirgrossissant. »

Depuis la guerre du Vietnam jusqu’au déli-re sécuritaire qui s’est emparé de l’Amériqueaprès les attentats du 11 septembre 2001 enpassant par les émeutes raciales de Los Ange-les, on peut lire l’œuvre de Michael Connellycomme une chronique désabusée de lasociété américaine. Même si Harry Bosch,désespérant de l’avenir, venait un jour à jeterl’éponge – il sera tout de même le héros duprochain roman, Echo Park, à paraître àl’automne –, la matière ne risque pas de fairedéfaut et, au sein de sa nombreuse famille, ilse trouvera bien quelqu’un d’autre, l’avocatmarron de La Défense Lincoln par exemple,pour assurer la relève. a

Gérard Meudal

(1) Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Robert Pépin, Seuil « Policiers », 440 p.,23,50 ¤.

Signalons aussi le dossier « Polaren Europe », comprenant un entretienavec Michael Connelly, dans le magazineTransfuge (no 11, mai-juin 2006, 8,50 ¤).

LE CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

Traduire le droit

« En théorie,la justiceaméricaineest un bonsystème.Dans lapratique, çane fonctionnepas. L’argent,le pouvoir,la conditionsociale,la couleurde la peausont autantd’élémentsqui changentradicalementles données. »

Traduire en français un romanconsacré au système judiciaireaméricain n’est pas une sinécure,confesse Robert Pépin, qui s’estattelé à cette tâche pour La DéfenseLincoln de Michael Connelly.Les deux systèmes sont différents :l’un est accusatoire, l’autre reposesur le débat contradictoire ; et lestraductions approximatives denombreuses séries téléviséesn’ont fait qu’embrouillerles choses pour le lecteur français.Si les Américains s’étonnentqu’un juge d’instruction françaispuisse instruire à chargeet à décharge, les Françaistrouvent curieux que l’attorney,chargé de l’accusation, soit éligibleet donc soumisà d’éventuelles pressions.Quant au « plaider coupable »récemment adopté en France,il sert surtout à éviterl’engorgement des tribunaux et,paradoxalement, se révèle souventplus avantageux pour les innocents.Bref, un vrai casse-têteque La Défense Lincolnrendrait presque limpide.

Son nouveau roman, « La Défense Lincoln »,est une critique féroce de la justice américaine.Rencontre avec l’un des maîtres du polar, créateurde l’inspecteur Harry Bosch et de l’avocat Mickey Haller

Michael Connelly en mai 2006. DENIS DAILLEUX/VU POUR « LE MONDE »

RENCONTRE