L'impossible confession de Fédor Dostoïevski écrite par André Gide

16
1 L’impossible confession de Fédor Dostoïevski écrite par André Gide : étude génétique de la première causerie de 1922 au Vieux Colombier Séminaire « Genèse et autobiographie » ITEM, 08/02/2014 Nicolas Aude (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) Sans doute, il restera toujours des lettrés délicats, aux pudeurs faciles, pour préférer ne voir des grands hommes que le buste qui s’insurgent contre la publication des papiers intimes, des correspondances privées ; ils semblent ne considérer dans ces écrits que le plaisir flatteur que les médiocres esprits peuvent prendre à voir soumis aux mêmes infirmités qu’eux les héros. Ils parlent alors d’indiscrétion et, quand ils ont la plume romantique, de violation de sépultures, tout au moins de curiosité malsaine ; ils disent : “laissons l’homme ; l’œuvre seule importe !- évidemment ! mais l’admirable, ce qui reste pour moi d’un enseignement admirable, c’est qu’il l’ait écrite malgré cela 1 . Avec cette saillie véhémente, André Gide semble se poser à la fois comme le champion de l’intimisme littéraire et comme l’avocat de la curiosité biographique, telle qu’elle trouve son expression en 1908 dans le champ éditorial avec la parution au Mercure de France de la Correspondance de Dostoïevski traduite par Jean-Wladimir Bienstock. Parmi les « lettrés délicats » que l’écrivain considère comme ses adversaires de polémique, Gide désigne en particulier Catulle Mendès, l’historien du Parnasse, qui fustige ceux qu’il appelle les « résurrectionnistes », coupables, selon lui, de « violation de sépultures » et d’irrespect vis-à-vis des « pudenda moraux » des artistes. Or, dans le texte original de Catulle Mendès, ces « résurrectionnistes » ne sont pas seulement des éditeurs, ce sont également des biographes. En effet, dans la recension qu’il fait en février 1907 du Baudelaire, étude biographique des frères Eugène et Jacques Crépet, Catulle Mendès endosse la robe du procureur : il s’y indigne plus particulièrement contre l’utilisation massive faite par les deux auteurs de la correspondance du poète ainsi que de ses journaux intimes 2 . La polémique entre Gide et Mendès, par recensions interposées, porte donc moins sur la valeur de la littérature personnelle que sur l’usage qui en est fait par les biographes indiscrets. Une telle mise en contexte de la citation de Mendes nous invite finalement à porter toute notre attention sur la dénégation placée au début du paragraphe qui suit immédiatement cette diatribe : « N’écrivant 1 André Gide, « Dostoïevski d’après sa correspondance » (1908), Essais critiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 462. 2 Catulle Mendès, article de recension du Baudelaire d’Eugène et Jacques Crépet dans Le Journal du 21 février 1907, cité par Claude Pichois, « Petite histoire d’un tabou ou les présupposés de l’antibiographisme », Approches des Lumières, Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, p. 348.

Transcript of L'impossible confession de Fédor Dostoïevski écrite par André Gide

1

L’impossible confession de Fédor Dostoïevski écrite par André Gide :

étude génétique de la première causerie de 1922 au Vieux Colombier

Séminaire « Genèse et autobiographie »

ITEM, 08/02/2014

Nicolas Aude (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)

Sans doute, il restera toujours des lettrés délicats, aux pudeurs faciles, pour préférer ne voir des

grands hommes que le buste – qui s’insurgent contre la publication des papiers intimes, des

correspondances privées ; ils semblent ne considérer dans ces écrits que le plaisir flatteur que les

médiocres esprits peuvent prendre à voir soumis aux mêmes infirmités qu’eux les héros. Ils

parlent alors d’indiscrétion et, quand ils ont la plume romantique, de “violation de sépultures”,

tout au moins de curiosité malsaine ; ils disent : “laissons l’homme ; l’œuvre seule importe !” -

évidemment ! mais l’admirable, ce qui reste pour moi d’un enseignement admirable, c’est qu’il

l’ait écrite malgré cela1.

Avec cette saillie véhémente, André Gide semble se poser à la fois comme le

champion de l’intimisme littéraire et comme l’avocat de la curiosité biographique, telle

qu’elle trouve son expression en 1908 dans le champ éditorial avec la parution au Mercure de

France de la Correspondance de Dostoïevski traduite par Jean-Wladimir Bienstock. Parmi les

« lettrés délicats » que l’écrivain considère comme ses adversaires de polémique, Gide

désigne en particulier Catulle Mendès, l’historien du Parnasse, qui fustige ceux qu’il appelle

les « résurrectionnistes », coupables, selon lui, de « violation de sépultures » et d’irrespect

vis-à-vis des « pudenda moraux » des artistes. Or, dans le texte original de Catulle Mendès,

ces « résurrectionnistes » ne sont pas seulement des éditeurs, ce sont également des

biographes. En effet, dans la recension qu’il fait en février 1907 du Baudelaire, étude

biographique des frères Eugène et Jacques Crépet, Catulle Mendès endosse la robe du

procureur : il s’y indigne plus particulièrement contre l’utilisation massive faite par les deux

auteurs de la correspondance du poète ainsi que de ses journaux intimes2. La polémique entre

Gide et Mendès, par recensions interposées, porte donc moins sur la valeur de la littérature

personnelle que sur l’usage qui en est fait par les biographes indiscrets. Une telle mise en

contexte de la citation de Mendes nous invite finalement à porter toute notre attention sur la

dénégation placée au début du paragraphe qui suit immédiatement cette diatribe : « N’écrivant

1 André Gide, « Dostoïevski d’après sa correspondance » (1908), Essais critiques, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 462. 2 Catulle Mendès, article de recension du Baudelaire d’Eugène et Jacques Crépet dans Le Journal du 21 février

1907, cité par Claude Pichois, « Petite histoire d’un tabou ou les présupposés de l’antibiographisme », Approches

des Lumières, Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, p. 348.

2

pas une biographie de Dostoïevski mais un portrait et simplement avec les éléments de sa

correspondance… »3.

L’article de 1908 constitue l’une des pièces d’un authentique dossier génétique, celui

d’une biographie de Dostoïevski jamais écrite. Dans sa notice pour l’édition Pléiade, Pierre

Masson nous apprend qu’André Gide envisage dès février 1908 la préparation d’une Vie de

Dostoïevski à paraître dans les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy, comme il en fait

alors mention dans une lettre adressée à ce dernier4. C’est finalement André Suarès qui

publiera son essai biographique dans la revue en question au cours de l’année 1911. Ce projet

d’avant guerre se trouve toutefois repris en 1922 et débouchera sur la parution d’une célèbre

étude en six parties, issues de six conférences, dont quatre prennent pour objet la technique

romanesque de l’écrivain. La genèse de ce texte est longue et fort complexe. L’entreprise de

constitution d’un dossier génétique étendu, dont je voudrais défendre la valeur heuristique,

implique de faire face à une lacune essentielle puisque nous ne disposons d’aucun

enregistrement des six conférences données au théâtre du Vieux Colombier à l’occasion du

centenaire de la naissance de Fédor Dostoïevski. Or la performance orale a bel et bien été le

premier mode d’existence de cette œuvre critique, en même temps qu’une étape essentielle

dans le processus de son élaboration textuelle, si bien qu’il paraît difficile d’évaluer

l’importance de cet événement de parole unique dans l’histoire du texte dont nous disposons :

s’agit-il d’une transcription fidèle fondée sur des notes de sténographie, comme le suggère

Gide lui-même au début de l’édition en volume, ou bien sommes-nous devant un texte

entièrement réécrit ? J’inclinerais moi-même vers la seconde hypothèse en considérant le

contenu du seul manuscrit de notes prises pour la conférence qui ait été identifié et répertorié

au sein du fonds André Gide de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (BLJD)5. Nous

verrons que cette question de l’étendue du travail de réécriture entre le moment de la

conférence et celui de la publication revêt une importance cruciale en ce qui concerne

l’attestation des données biographiques mises en lumière par cet essai.

La ténuité des matériaux répertoriés étonne quelque peu l’apprenti généticien si l’on

considère le fait que Gide fasse lui-même mention, au début de sa première conférence, d’une

3 André Gide, « Dostoïevski d’après sa correspondance », op. cit., p. 462.

4 « J’ai écrit à Péguy il y a quatre jours pour lui proposer un Dostoïevski (biographie) dans ses Cahiers où il me

demandait de portraire un “grand homme”. » Lettre du 17 février 1908 à Henri Ghéon citée dans la note de

Pierre Masson in André Gide, op. cit., p. 1120. 5 Manuscrit Gamma 898, ff. 5v°, 6v° (Fonds André Gide, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet) – Voir annexe.

3

« liasse de notes »6 qu’il aurait compilées sur plusieurs années. Le dossier génétique du

Dostoïevski, qui reste à venir, devrait donc nous permettre d’entrer dans l’atelier du

biographique pour en comprendre, si ce n’est l’échec, du moins l’impossibilité. L’un des titres

envisagés pour la publication en revue de ces conférences désigne d’ailleurs assez

explicitement le caractère essentiellement inachevé et peut-être inachevable pour Gide du

projet biographique puisqu’il s’agissait de Notes pour une biographie de Dostoïevski. Afin de

pénétrer plus avant dans la réflexion sur cette impossibilité du récit de vie située au cœur de la

relation Gide-Dostoïevski, il convient de considérer le détail de la pratique citationnelle de

Gide telle qu’elle apparaît dans le manuscrit de la BLJD, en contraste avec l’usage du

matériau épistolaire manifeste dans la version publiée et dans l’article de 1908. Avant cela

toutefois, je voudrais me référer à ces notes manuscrites pour évoquer les principaux enjeux

génériques et pragmatiques du texte critique gidien, qui, à l’instar de la fiction et du discours

autobiographique, recèle lui aussi sa part irréductible d’ambiguïté7.

Le manuscrit de la BLJD contient les éléments d’introduction d’un cycle de six

conférences données en février et mars 1922 au théâtre du Vieux Colombier de Jacques

Copeau. Le verso des deux feuillets est par ailleurs lui aussi tout à fait intéressant : il montre

en effet le travail de traduction du Mariage du Ciel et de l’Enfer de William Blake, effectué

par Gide à la même époque. Comme bien souvent dans l’œuvre de Gide, le texte produit un

éclairage particulier sur sa propre genèse. Les premières lignes de la version publiée font

explicitement mention d’un modèle à imiter, à savoir Romain Rolland, auteur des vies de

Beethoven et de Michel-Ange. Cette information ne se retrouve pas dans les notes

manuscrites. Commune aux deux textes est toutefois la justification de la réorientation

générique du projet provoquée par le renoncement à l’ordre chronologique pour l’exposition

des « idées » de l’écrivain. Dans son manuscrit, Gide préfère au terme d’idées celui de

« motifs ». La présence transversale au fil des romans dostoïevskiens de ces objets textuels

aux contours assez flous, idées ou motifs, propositions philosophiques ou lignes thématiques,

suscite une crainte naturelle des redites. Gide incline donc vers un parcours résolument

anachronique de l’œuvre reposant sur une distinction, en réalité fragile, entre des

considérations sur le travail, l’art de l’écrivain et l’inventaire de ses idées telles qu’elles sont

exprimées, incarnées par les personnages de fiction, distinction qui recoupe celle que nous

6 André Gide, Dostoïevski (1923), op. cit., p. 559. 7 Voir l’excellent commentaire de Si le grain ne meurt que propose Philippe Lejeune en se centrant sur la

problématique de l’ambiguïté du discours : Philippe Lejeune, Exercices d’ambiguïté. Lectures de “Si le grain ne

meurt” d’André Gide, Paris, Minard, 1974.

4

pouvons esquisser entre la troisième et les quatrième, cinquième et sixième conférences du

Dostoïevski. L’exposé de la vie et celui du caractère de l’écrivain russe se voient ainsi

réserver une place nettement plus congrue que celle qui leur était allouée dans le projet initial

puisqu’ils recouvrent seulement le propos des première et deuxième séances du cycle de

1922. Encore faut-il souligner le fait que cet exposé ne suive que partiellement l’ordre

chronologique caractéristique de la narration biographique. Le manuscrit de la BLJD révèle

en effet chez le conférencier l’intention initiale de placer un ensemble de considérations

générales sur l’influence du milieu national en littérature au seuil du cycle de ces six

conférences, et donc selon un ordre caractéristique du paradigme épistémologique encore

dominant dans l’histoire littéraire au début du XXe siècle, bien que la théorie de Taine ait été

formulée au cours des années 50 du siècle précédent. Ce paradigme est enfin et surtout celui

dans lequel s’inscrit la biographie de Dostoïevski rédigée par Nina Hoffmann8, qui constitue

l’une des sources complémentaires de l’investigation gidienne. Fortement appuyées sur

l’autorité de la biographie allemande dont le premier chapitre, sur le modèle du La Fontaine

de Taine, est effectivement consacré au milieu, ces considérations feront finalement chez

Gide l’objet de la totalité de la seconde conférence, ainsi que nous l’indiquent à la fois le

repentir manifeste dans le manuscrit, surplombé d’un « plus tard » explicite, et la version

finale du texte publié en 1923. En lien avec l’absence de mention du modèle de Romain

Rolland dans les notes préparatoires, il convient de noter la place accordée par Gide dans son

propos liminaire au parallèle qu’il tisse entre Dostoïevski et Rousseau, ce dès l’époque du

manuscrit. Censé interroger l’idée du grand homme, le rapprochement de ces deux auteurs est

évoqué dans la version publiée, sur le mode de l’irréel du passé, comme devant faire l’objet

d’une introduction au projet biographique d’avant-guerre. La conception à la fois héroïque et

rhétorique du grand homme chez Rousseau, dans laquelle Gide reconnait l’influence de la

lecture de Plutarque et qu’il prend soin de distinguer de celle mise en valeur par l’œuvre et la

figure de Dostoïevski, nous invite à considérer la présence latente d’un deuxième modèle

générique envisagé au cours de la genèse du texte : celui des Vies parallèles, dans lequel la

singularité d’un caractère trouve son principe d’intelligibilité dans sa mise en comparaison

avec un autre individu.

Le passage par la performance orale laisse finalement son empreinte dans le texte du

publié du Dostoïevski que l’auteur désigne comme un cycle de « causeries »9. Une telle

8 Nina Hoffmann, Th. M. Dostojewsky. Eine biographische Studie, Berlin, Ernst Hoffmann & Co, 1899.

9 « Je voudrais ne vous dire dans ces causeries que ce que vous ne pourriez trouver ailleurs. » André Gide,

Dostoïevski, op. cit., p. 565.

5

caractérisation générique, confirmée par le paratexte de l’édition en volume, inscrit l’œuvre

dans une tradition générique qui évoque évidemment Sainte-Beuve et dont les principales

caractéristiques formelles (présence massive du locuteur dans son discours, pratique de

l’adresse directe au public) nous renvoient à la scénographie intimiste d’une communication

orale.

Les connotations iréniques du terme causerie ne doivent pas pour autant dissimuler la

dimension fortement polémique, voire apologétique, du texte de Gide. Dans la carrière de ce

dernier, la première moitié des années 20 constitue une époque tout à fait passionnante, où

désir d’aveu et désir du Roman semblent coexister et se développer de manière dialectique, au

seuil d’un changement de vie, d’une Vita Nova. Pour prolonger l’analyse de cette véritable

préparation du roman dans les termes de Roland Barthes, il nous est facile de reconnaître dans

la présentation de Dostoïevski par Gide le travail du fantasme10

. Dès lors, dresser un portrait

exhaustif du grand romancier russe participe d’une stratégie de présentation de soi et

d’apologie personnelle qui s’effectue contre des adversaires. Voici peut-être ce qui justifie le

repentir du premier feuillet de ce manuscrit et la place accordée dans la seconde conférence à

la question du milieu, qui sera finalement développée sans recourir à la théorie de Taine dans

la version publiée. Le nationalisme de Dostoïevski ainsi que son inscription dans un espace

historique et idéologique sont en effet choses fort difficiles à manier pour Gide. Dans sa

troisième conférence, celui-ci se refuse à recourir au Journal d’un écrivain pour développer

son propos sur les idées du romancier.

Dostoïevski dans ses articles expose ses idées. Il serait, semble-t-il, bien simple et bien naturel

de se reporter sans cesse à ce livre ; mais autant vous le dire tout de suite, ce livre est

profondément décevant. Nous y trouvons l’exposé de théories sociales : elles demeurent

fumeuses, et sont des plus maladroitement exprimées. Nous y trouvons des prédictions

politiques : aucune d’elles ne s’est réalisée. Dostoïevski cherche à prévoir l’état futur de

l’Europe et se trompe presque constamment11

.

Ce faisant, Gide renonce à l’exercice périlleux entamé dans l’article de 1908, au fil

duquel il avait tenté de distinguer la doctrine de l’enracinement dostoïevskien, traduction

consacrée du terme russe počvenničestvo, des thèses nationalistes de Barrès, exprimées

notamment dans son célèbre roman de 1897 les Déracinés. Si en 1922 la polémique avec

Barrès ne semble plus guère d’actualité, la citation dans le liminaire de la conférence du mot

10

Voir en particulier « L’écrivain comme fantasme » dans Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil,

1975, p. 81 – mais aussi les prolongements de la réflexion de Barthes sur le fantasme dans La Préparation du

roman I et II : cours et séminaires au collège de France 1978-79 et 1979-80, Paris, Seuil, IMEC, 2003. 11

André Gide, Dostoïevski, op. cit., p. 592.

6

« très français » d’Henri Bordeaux, écrivain catholique et académicien, peut apparaître

comme la reprise de ce débat, surtout lorsque Gide lui oppose le mot de Dostoïevski, issu de

la Correspondance : « Il ne faut gâcher sa vie pour aucun but. »

C’est donc à une apologie de l’inconséquence, terme au centre de son éthique, que se

livrera Gide dans ses conférences, se dissimulant à peine derrière le masque de Dostoïevski.

Avec le texte de 1923, la ressemblance entre le biographiant et le biographié s’exhibe jusqu’à

un degré tel qu’elle contribue à faire sortir l’œuvre du cadre épistémologique de la biographie.

Si ressemblant que soit un portrait, il tient toujours du peintre, et presque autant que du modèle.

Le modèle est sans doute le plus admirable qui autorise les ressemblances les plus diverses et

prête au plus grand nombre de portraits. J’ai tenté celui de Dostoïevski. Je sens que je n’ai pas

épuisé sa ressemblance12

.

Une fois de plus, en accord avec la stratégie auctoriale mise en évidence par Philippe

Lejeune13

, l’auteur devance son lecteur et lui dicte le protocole d’interprétation de ses textes,

ce que ne manquera pas de saisir Henri Massis, prompt à relancer la polémique dans un article

de la Revue universelle intitulé ironiquement « La Confession d’André Gide (A propos du

Dostoïevski) »14

. Sous la plume de Gide lui-même et de ses adversaires, l’inflation du mot

confession tend à fragiliser le fonctionnement référentiel de ce dernier. C’est notamment le

cas lorsque Gide l’emploie, tout en jouant sur sa polysémie en contexte religieux, à l’intérieur

d’une lettre qu’il adresse en avril 1922 à sa traductrice Dorothy Bussy pour lui faire part de

l’avancement du travail de publication : « Ce sera, tout autant qu’un livre de critique, un livre

de confessions, pour qui sait lire ; ou plutôt : une profession de foi. »15

. Le terme confession

peut dès lors apparaître comme un leurre sur lequel achoppent les descriptions génériques. En

même temps, ce mot est aussi le véritable lieu de la rencontre entre ces deux écrivains,

rencontre entre d’une part le jeu spécifiquement gidien autour de la construction d’une image

de soi et d’autre part l’univers romanesque singulier de Dostoïevski que caractérise une

attitude contradictoire vis-à-vis du récit de soi.

L’œuvre du romancier russe peut en effet être perçue comme un espace

autobiographique sans autobiographie, et même sans écrit personnel, dans lequel l’écriture

fictionnelle ne cesse pourtant jamais de thématiser le geste de dévoilement des secrets, et plus

précisément le geste de la confession dans sa triple appartenance culturelle aux domaines du

12

Ibid., p. 617. 13

Voir « André Gide et l’espace autobiographique » in Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris,

Seuil, 1975. 14

Henri Massis, « La Confession d’André Gide (A propos du Dostoïevski) » (1923) repris dans Jugements 2,

Paris, Plon, 1924. 15

Lettre citée par Pierre Masson dans sa notice dans André Gide, op. cit., p. 1159.

7

religieux, du judiciaire et du littéraire. Du premier roman épistolaire jusqu’aux grandes

œuvres de la maturité, réunies parfois par la critique russe sous la désignation de

« Pentateuque dostoïevskien », les confessions sont omniprésentes, sans qu’il y ait pour autant

établissement d’un pacte de véridicité avec le lecteur. Imitant sur un mode souvent parodique

les grands genres de la littérature personnelle sécularisée (lettres, journal, autobiographie), les

confessions fictives des personnages de Dostoïevski tendent à relocaliser le discours

personnel dans la scène rituelle du tribunal ou dans celle du sacrement de pénitence. Aucun

texte publié par Dostoïevski de son vivant ne relève à proprement parler de la littérature

intime, de sa double logique d’engagement énonciatif et d’introspection. Les Souvenirs de la

maison morte se trouvent par exemple précédés d’une préface dans laquelle l’auteur fabule et

où il délègue sa parole, reprenant ainsi le topos romanesque du manuscrit trouvé puis édité de

manière posthume. Par ailleurs, on devine aisément l’étendue de la déception éprouvée par

Gide, déception qu’il évoque d’ailleurs dans sa troisième conférence, face au titre trompeur du

Journal d’un écrivain, dans la mesure où il s’agit en vérité d’un recueil d’articles, plus ou

moins véhéments, publiés selon un rythme mensuel. Ce titre paraît même plus trompeur

encore dans sa langue originale puisque le mot dnevnik ne présente pas en russe l’ambiguïté

de son équivalent français journal dont le signifié hésite entre deux pratiques d’écriture.

C’est cette dissonance au cœur de l’œuvre de Dostoïevski qui attise, à mon sens, la

curiosité biographique du public à son égard, curiosité extraordinaire si l’on considère le

nombre tout à fait pléthorique de biographies publiées depuis sa mort jusqu’à nos jours. Dans

sa thèse sur la réception de Dostoïevski en France, de 1880 à 1930, Jean-Louis Backès parle

non plus seulement de curiosité indiscrète de la part du public mais d’une véritable « hantise

des secrets »16

qui confère à l’écrivain des pouvoirs de fascination. Cette hantise s’explique, je

crois, par la présence-absence des confidences dans l’œuvre publiée qui désigne en son centre

un manque, le point aveugle d’une vie singulière et crée l’attente d’une révélation ultime, sans

cesse différée, sous la forme d’un récit synthétique. L’une des manifestations de ce

phénomène dans le texte gidien mérite toute notre attention car elle participe de la

construction d’une légende noire de Dostoïevski et révèle la nécessité spécifique au projet

biographique d’une procédure efficace d’accréditation des témoins. Il s’agit d’une anecdote

que Gide rapporte au sujet de l’écrivain dans sa seconde conférence, après avoir souligné

l’omniprésence du geste confessif dans son œuvre fictionnelle tout en identifiant ce geste à un

16

Jean-Louis Backès, Dostoïevski en France (1880-1930), thèse d’Etat, Paris IV, 1972, p. 412.

8

trait du caractère national (familiarité soudaine et intimité caractéristiques de la fameuse âme

russe). Ce court récit d’une confession faite par Dostoïevski à son contemporain Tourgueniev

présente un degré certain d’élaboration textuelle, élaboration quasi romanesque, pourrait-on

dire, avec recours au discours direct et au présent de narration. L’anecdote gidienne constitue

donc en apparence la reprise et la transposition dans la vie de l’écrivain d’une scène

transversale de l’œuvre dostoïevskienne, à savoir l’aveu d’une faute de nature sexuelle

commise à l’encontre d’une petite fille. Présente sous une forme assez allusive dans Crime et

châtiment, l’histoire de ce crime fait l’objet du fameux chapitre des Démons intitulé « Chez

Tikhone », censuré au moment de la publication en 1871. C’est cette présence transversale,

obsessionnelle dirait le psychologue, qui explique la tentation d’en proposer une lecture

biographique en l’associant à d’autres figures qui sont à la fois récurrentes dans les romans et

attestées dans la réalité vécue de l’écrivain par les témoignages de ses contemporains : les

derniers instants du condamné à mort, la description physiologique de l’épilepsie.

Or s’agit-il simplement d’une transposition erronée et d’un pastiche de l’écrivain russe

par son biographe ? Gide avance assez prudemment son propos : « Quelle est dans cette

sinistre histoire la part de réalité ? C’est ce qu’il ne m’importe pas ici de savoir. »17

. Deux

difficultés apparaissent cependant si l’on se lance dans une enquête. Tout d’abord, il est fort

difficile de dater le moment précis où Gide a pris connaissance du chapitre inédit des Démons.

La redécouverte de ce texte perdu, ou plus précisément de ses deux variantes, date de

novembre 1921. Les Archives Centrales de Moscou vont en proposer une édition annotée au

cours du premier semestre de l’année 1922, publication aussitôt suivie par celle de sa

traduction en allemand à Berlin chez Piper Verlag. Dans le texte publié, Gide fait bel et bien

mention de ces deux éditions. Une note de bas de page indique qu’une traduction est parue

depuis dans les numéros de juin-juillet 1922 de la NRF. Or il semble peu probable que Gide

ait pu prendre connaissance de ce texte avant le 25 février de l’année 1922, date de la

deuxième conférence au Vieux-Colombier, même s’il était très au fait des études consacrées à

Dostoïevski en Allemagne. Cela ne signifie cependant pas nécessairement que l’anecdote ait

été entièrement ajoutée après la tenue du cycle de conférences, c'est-à-dire lors de la phase de

réécriture des notes. Nous approchons de la deuxième difficulté. A propos de cette anecdote

issue « de la vie de Dostoïevski lui-même »18

, l’écrivain note en effet : « Je la tiens d’un

17

André Gide, Dostoïevski, op. cit., p. 583. 18

Ibid., p. 583.

9

Russe de son entourage immédiat ». Selon ses propres dires, Gide n’est donc pas à l’origine

de cette réécriture biographique de la scène fictionnelle.

Bien que tout un pan de la critique ait depuis longtemps identifié le faux témoin en la

personne de Nikolaï Strakhov, force est de constater, en se penchant sur les documents, qu’il

est quasiment impossible de retracer précisément le circuit de la rumeur. On trouve des

allusions au méfait de Dostoïevski dès 1882 dans l’article que lui consacre Melchior de

Voguë dans la Revue des deux mondes. Or la lettre-dénonciation de Strakhov à Tolstoï, datée

du 28 novembre 1883, n’est rendue publique qu’en 1913 dans la revue russe Le Monde

contemporain [Sovremennyj mir]. Nous comprenons donc que l’essentiel du circuit nous

échappe probablement et que l’investigation est vouée à l’aporie. Dans sa lettre même

Strakhov ne prétend pas être un témoin direct de l’acte scandaleux de Fédor Mihailovitch, ni

du fait que celui-ci l’aurait avoué ; il invoque le témoignage d’un autre. C’est d’ailleurs après

la publication d’une traduction de cette lettre par la NRF durant le printemps 1931 qu’une

nouvelle polémique éclatera au sein de la même revue entre le critique André Lévinson et

André Gide autour du statut de l’anecdote. De nouvelles sources contradictoires seront ainsi

convoquées. Que dire enfin de la présence d’un intertexte rousseauiste dans la réécriture

gidienne de l’anecdote, en accord avec le parallèle esquissé dans le liminaire ? Le chapitre

inédit des Démons comprenait déjà plusieurs éléments de parodie de la première partie des

Confessions de Rousseau. Gide lui-même ne s’attache guère au contenu de la confession, il en

transpose uniquement la scène de parole, si bien que lorsque Tourgueniev répond à l’aveu de

Dostoïevski par son silence opaque, nous croyons reconnaître une autre scène. En effet, ne

peut-on pas lire ici une allusion aux dernières lignes de la deuxième partie des Confessions,

lorsque Rousseau s’offusque après lecture de son autobiographie du silence de ses auditeurs

réunis chez la comtesse d’Egmont ? Ainsi, au centre d’un réseau complexe de textes fictifs et

non fictifs, l’anecdote engage la question du passage de la biographie vers une forme de

mythographie négative de l’écrivain biographié.

Après ce long parcours des enjeux génériques et pragmatiques du Dostoïevski, on peut

s’intéresser au détail de la pratique citationnelle de Gide et à ce que nous en apprend le

manuscrit de la BLJD. Il importe d’évoquer ici le concept de relation biographique tel que

l’envisage Martine Boyer-Weinmann dans son étude du même nom19

, le mot « relation »

pouvant être entendu à la fois comme liaison et comme récit. Les essais biographiques

19

Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

10

consacrés par Gide à Dostoïevski exacerbent en effet le principe dialogique constitutif de cette

relation entre biographiant et biographié quand ces derniers ont en partage le métier d’écrire.

Le recours massif aux citations de l’écrivain russe dans les textes de Gide pourrait presque

apparaître comme une forme de paresse chez un apprenti biographe qui se refuserait à

l’exercice démystifiant de la réécriture, à celui de la mise en récit et plus généralement à la

position de surplomb d’un vrai narrateur. Cet aspect nous renvoie cependant au caractère

inachevé, interrompu du projet biographique. L’essai qui en résulte se rapproche

effectivement du carnet de lectures. Ce n’est néanmoins qu’une apparence si l’on considère le

fait que Gide pratique la paraphrase pour les témoignages secondaires de façon quasi

systématique. Il y a donc chez ce biographe repentant un souci constant de donner à entendre

la voix de Dostoïevski. La recension de la Correspondance en 1908 comprend ainsi 122

citations dont 99 sont puisées chez Dostoïevski. Le nombre de citations des lettres de

l’écrivain dans l’essai de 1923 est bien sûr inférieur. Toutefois, force est de constater

l’étendue tout à fait remarquable de ces citations : la lettre de Dostoïevski à son frère Mikhaïl

du 22 février 1854 occupe par exemple plus de cinq pages de l’édition Pléiade. Son

intégration ne donne lieu à aucun commentaire. Le travail de la seconde main se manifeste

uniquement dans l’usage des italiques qui tendent à mettre en relief certains segments. Un tel

choix de typographie, caractéristique en réalité du refus de choisir, refus de séparer certaines

phrases de leur contexte épistolaire, fait très certainement écho aux variations intonatives et

rythmiques expérimentées par Gide lors de la lecture orale de la lettre dans le cadre de la

conférence-performance.

Dès 1908, l’utilisation de la Correspondance confère à celle-ci un statut exclusivement

documentaire, niant son statut de genre littéraire à part entière en Russie depuis le début du

XIXe siècle, en particulier grâce à la production importante du cercle Arzamas

20. Il m’importe

avant tout de mettre en lumière l’activité proprement auctoriale de Gide dans son travail de

sélection, de disposition et de confrontation des citations, qui révèle l’enjeu principal de

l’utilisation de la Correspondance, à savoir celui d’une gestion, d’une négociation

biographique de la contradiction patente chez Dostoïevski. « Je ne connais pas d’écrivain plus

riche en contradictions et en inconséquences que Dostoïevski ; Nietzsche dirait : “en

antagonismes”»21

. Cette idée de conciliation des contraires n’est pas étrangère au travail de

traduction du Mariage du Ciel et de l’Enfer de Blake, qu’effectue simultanément le

20

Voir William Mills Todd III, The Familiar Letter As a Literary Genre in the Age of Pushkin, Princeton,

Princeton University Press, 1976. 21

André Gide, Dostoïevski, op. cit., p. 562.

11

conférencier, ainsi qu’en atteste le manuscrit de la BJD. Ainsi, au lieu d’éclaircir les hiatus de

la personnalité et de la pensée qu’il décèle chez Dostoïevski, Gide fait souvent le choix

d’exhiber ces derniers. Dès 1908, le lecteur trouve ce jugement éloquent : « Conservateur

mais non traditionaliste ; tsariste mais démocrate ; chrétien, mais non catholique romain ;

libéral mais non progressiste, Dostoïevski reste celui dont on ne sait comment se servir. »22

.

L’article de 1908 présente dès lors un usage agonistique de la citation, qui relève d’un art

consommé de la polémique.

Dans l’humanité nouvelle, l’idée esthétique est troublée. La base morale de la société, prise dans

le positivisme, non seulement ne donne pas de résultats, mais ne peut pas se définir elle-même,

s’embrouille dans les désirs et dans les idéals. Se trouve-t-il donc encore trop peu de faits pour

prouver que la société ne se fonde pas ainsi, que ce ne sont pas ces chemins qui conduisent au

bonheur et que le bonheur ne provient pas de là comme on le croyait jusqu’à présent ? Mais

alors d’où provient-il ? On écrit tant de livres et on perd de vue le principal : à l’Occident on a

perdu le Christ… et l’Occident tombe à cause de cela, uniquement à cause de cela.” Quel

catholique français n’applaudirait… s’il ne se heurtait point devant l’incidente, que d’abord

j’omettais : “On a perdu le Christ, - par la faute du catholicisme.23

La révélation différée par Gide du cœur de cette citation, issue de la Correspondance

de Dostoïevski, s’apparente bien ici à une stratégie retorse consistant à appâter l’adversaire

catholique pour mieux le piéger dans les méandres d’un discours. Le manuscrit de la BJD

montre toutefois un usage différent du matériau épistolaire. Le mot d’Henri Bordeaux (« Il

faut d’abord chercher à se connaître. ») se voit opposer dans un premier temps de l’écriture

celui de Dostoïevski, issu de la Correspondance : « Il ne faut gâcher sa vie pour aucun but. ».

La citation de Bordeaux s’intègre à deux types de questionnements chez Gide. Le premier

porte sur la relation dialectique, au cours de ce moment des années 20, entre le projet de

roman et de celui des mémoires. L’allusion au gnothis seauton socratique chez Bordeaux est

transparente. Or Gide dans ce textes oppose, on l’a vu, la sincérité de Dostoïevski à celle de

Rousseau, tout comme la fin de la première partie de Si le grain ne meurt oppose à la même

époque la vérité portée par le roman à celle des mémoires. Le deuxième questionnement a

trait davantage à l’idée d’une fin, d’un tèlos qui oriente l’existence. Toutefois, dans un temps

second, probablement pour l’écrivain celui de la relecture de ses notes, le manuscrit témoigne

de l’honnêteté qui consiste à intégrer au propos de la conférence en préparation, sous forme

de note de bas de page, l’assertion contradictoire que Gide trouve à un autre endroit du corpus

dostoïevskien : « Aucun homme ne vit sans un but quelconque, et sans un effort pour atteindre

ce but. Une fois que le but et l’espérance ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme un

22

André Gide, « Dostoïevski d’après sa correspondance » (1908), op. cit., p. 471. 23

Ibid., p. 470.

12

monstre… ». Cette apparente palinodie justifie à elle seule l’évocation des contradictions de

Dostoïevski, que j’ai citée plus haut. Ainsi, Gide ne répugne pas ici à l’interprétation, il la

juge même nécessaire car l’orientation argumentative du liminaire va influencer la lecture

éthique de l’ensemble des six conférences. Il s’agit donc à la fois de montrer et de désamorcer

la contradiction. Or deux solutions semblent avoir été envisagées. Celle de la version finale,

publiée, réintroduit pour un bref moment la perspective chronologique qui avait pourtant été

abandonnée avec le projet biographique. Le temps linéaire permet de hiérarchiser les

assertions : la seconde phrase, celle de la note citation issue des Souvenirs de la maison morte,

date de 1861, époque du retour de Sibérie, tandis que la seconde date quant à elle de 1877, des

dernières années de la vie, ce qui lui confère sagesse et autorité. L’autre solution, envisagée

dans l’avant-texte puis abandonnée, me semble plus audacieuse, quoique plus problématique.

Bien que le texte soit tronqué « la seconde phrase est de la M. M., la première de… », mon

hypothèse est que cette première interprétation met en lumière deux sources énonciatives

différentes, celle du narrateur second fictif des Souvenirs de la Maison morte, Goriantchikov,

et celle du je épistolaire. Or, faire une telle distinction ne revient-il pas à poser de nouveau la

question des deux sincérités, à renverser de nouveau leur hiérarchie et, à travers cette

question, à relancer la réflexion générique autour de Dostoïevski ?

Pour conclure, trois remarques me semblent s’imposer. Dans l’atelier du biographique

qui aboutit à la publication du Dostoïevski, j’espère avoir montré que la réflexion générique

occupe une place essentielle. La lecture de Dostoïevski et le projet biographique qui en

découle apparaissent chez Gide comme les occasions d’une relance de l’interrogation sur les

genres littéraires, l’intensité de cette interrogation se trouvant au fondement de la création

gidienne. Or cet aspect de la relation entre ces deux écrivains a été négligé par la critique dont

l’intérêt semble s’être limité au seul cadre générique du roman. Par ailleurs, l’usage

citationnel du matériau épistolaire de Dostoïevski dans les textes et les notes préparatoires que

Gide consacre à ce dernier modifie quelque peu le regard que nous pouvons porter sur le

problème de la contradiction des sources, entendu comme principal écueil de l’écriture

biographique, que l’on pense notamment à la critique existentialiste du biographique

emblématisée par l’échec de Roquentin à écrire une Vie du marquis de Rollebon dans La

Nausée de Jean-Paul Sartre. Néanmoins, l’impératif d’une négociation de la contradiction

dans l’écriture du récit de vie, c'est-à-dire dans une écriture de la durée, me semble enfin avoir

constitué l’écueil contre lequel s’est heurté Dostoïevski lui-même à la fin des années 1860,

époque durant laquelle nous pouvons dater son projet d’opus magnum. La Vie d’un grand

pécheur, vie au sens de biographie, žitie en russe, répondait au désir chez Dostoïevski de

13

rivaliser avec l’ampleur épique des romans tolstoïens : l’existence entière d’un homme

représentatif de sa génération, avec ses errements, ses apostasies et ses conversions, devait s’y

déployer dans l’espace du roman-somme. Or, l’étude des carnets de Dostoïevski révèle

l’histoire de l’abandon du projet, Dostoïevski restant pour nous un romancier du temps

resserré, du temps tragique de la crise, de la polyphonie contradictoire et, pour employer un

terme également représentatif de l’expérience gidienne de la temporalité, un romancier de la

simultanéité.

14

Annexe : Manuscrit Gamma 898, ff. 5v°, 6v° (Fonds André Gide, Bibliothèque Littéraire

Jacques Doucet)

Le plus simple serait de suivre l’ordre chronologique – chacun

retrouve

de ses ouvrages mais il est certains motifs qui se poursuivent de l’un dans l’autre de

sorte que ce plan m’amène à de fastidieuses redites. Quel que soit le

plan que j’adopte, il y aura toujours des redites dont je

prie d’abord que l’on m’excuse, j’eusse voulu les éviter, mais

il n’est pas possible et vous trouverez vite pourquoi. J’ai

simplement adopté le plan qui en offrirait le moins.

J’ai pensé que le plus important était de vous parler d’abord de

la figure de D., de son caractère et de sa vie

2 – de son travail et de son art

3 – puis de ses idées – et comme celles-ci sont exprimées principalement

par ses personnages – de commencer à étudier ses personnages –

de m’efforcer de les suivre*, de les comprendre, de les [illis.]

et ceci m’amènera tout naturellement à examiner avec vous,

et dans leur ordre chronologique, certains de ses principaux livres.

Accompagnant ses personnages nous serons amenés à aborder

avec eux/ou à cause d’eux, nombre de questions qui me paraissent parmi les plus

importantes. Il en est beaucoup que je n’aurai pas osé aborder sans un

guide. Il m’a paru que pour aborder ces questions qui m’intéressent

entre toutes je ne pouvais trouver, dans aucune littérature, de guide

plus constant, plus fidèle que D.

Aujourd’hui nous verrons : personne, figure de D.

et bien que théorie de Taine (invalide – c’est justement où cette théorie cesse

de valoir que l’homme commence à nous intéresser) il n’en reste pas moins

Plus tard acquis que – atmosphère – impossibilité de l’imaginer ailleurs.

Madame Hoffmann – fait* fort bien : familiarité soudaine. Je dirai plus :

D. loin de chercher à se dégager de son milieu, s’est toujours enfoncé il a une l’âme russe

15

de sorte que nous ne pouvons étudier l’un sans l’autre.

Avant la guerre Biographie pour Péguy.

Le grand homme. Rousseau – placer devant soi son personnage et tâcher d’y conformer ses

Actions. le mot de très français le mot de Bordeaux : (citer)

Humilité de D. le contraire du surhomme. (citer La Bruyère)

non seulement ne pose pas devant soi un personnage

mais – (lire La Bruyère) (1)

« Il ne faut gâcher sa vie pour aucun but. » Corr. p. 449

Le mot de Bordeaux – « Il faut d’abord chercher à se connaître. »

Il semble qu’au contraire D. n’ait cherché qu’à se s’oublier.

Le meilleur moyen pour arriver à se connaître, pour l’artiste c’est de produire

" c’est de chercher à comprendre autrui.

Biographie – les événements de surface.

(1) et je sais bien que nous lisons dans les S. de la M. p. 303 : « Aucun homme ne vit sans un but

quelconque, et sans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but et l’espérance

ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme un monstre… » Mais il ajoute presq aussitôt

« Notre but à tous était la liberté et la sortie de la maison de force. » La contradiction

N’est qu’apparente. Je remarque au surplus que la seconde phrase est de la M. M. – la première de

Connaissance psychologique plus profonde.

16