Les réfugiés européens au coeur du statut de réfugiés

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Madame Aline Angoustures Les réfugiés européens au coeur du statut de réfugiés In: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1996, N. 44. pp. 66-71. Citer ce document / Cite this document : Angoustures Aline. Les réfugiés européens au coeur du statut de réfugiés. In: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1996, N. 44. pp. 66-71. doi : 10.3406/mat.1996.403058 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_1996_num_44_1_403058

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Madame Aline Angoustures

Les réfugiés européens au coeur du statut de réfugiésIn: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1996, N. 44. pp. 66-71.

Citer ce document / Cite this document :

Angoustures Aline. Les réfugiés européens au coeur du statut de réfugiés. In: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1996, N.44. pp. 66-71.

doi : 10.3406/mat.1996.403058

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_1996_num_44_1_403058

66 /VI,\TÉI?/,\a\' POUR L'HISTOIRE DE NOTRE TEMPS, N°44 (OCTOBRE-DÉCEMBRE 1996)

Les réfugiés européens

au cœur du statut de réfugiés WV

1. Il faut sur ce point se référer à des ouvrages généraux sur l'asile comme celui de Mario Bettatti, L'Asile politique en question, PUF, Paris, 1985 ou au livre de Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, Paris, Calmann-Lévy, 1991. 2. Des instruments ont été adoptés en 1922, 1924 et 1926 définissant les réfugiés russes et arméniens. Des définitions similaires ont été adoptées le 30 juin 1928 en ce qui concerne les réfugiés assyriens, assyro-chaldéens, syriens, kurdes et turcs. La résolution de 1935 du conseil de la Société des Nations définissait les réfugiés sarrois, tandis qu'une définition proche était adoptée au sujet des « réfugiés provenant d'Allemagne » le 4 juillet 1936, complétée en 1938 et 1939. 3. Jacques Vernant, Les Réfugiés dans l'après-guerre, Monaco, éditions du Rocher, 1953, chap, premier. 4. La conférence des Plénipotentiaires accueille, comme États non européens, l'Australie, les États- Unis, le Canada, la Colombie, l'Egypte, l'Irak et Israël (on peut y ajouter la Turquie si l'on place ce pays hors d'Europe). Cuba et l'Iran sont observateurs. Tous ces pays accueillent des réfugiés européens, bien que l'Egypte accueille aussi des Palestiniens. La situation de ces derniers, qui n'est d'ailleurs pas sans relation avec la guerre, fera l'objet d'un règlement séparé et spécifique, ces réfugiés étant exclus du mandat du HCR à la demande des pays arabes à la cinquième session de l'assemblée générale sur le conseil de l'Egypte (intervention de Mustafa Bey). 5. Nations unies, assemblée générale, « Conférence de plénipotentiaires sur le statut des réfugiés et des apatride ■■■>, compte rendu analytique de la troisième séance tenue au palais des Nations, à Genève, le mardi 3 juillet 1951, à 10 h 30, pp.10-13, intervention de M. Rochefort. 6. Ibid, p. V, M. Chance.

Le thème choisi pour cette journée d'études doit nous amener à réfléchir sur la place de

l'Europe et des réfugiés européens dans l'histoire du droit d'asile en France au xxe siècle, histoire qui se confond avec celle du statut de réfugié créé dans ce même siècle. Il est nécessaire de se placer ici au carrefour de deux disciplines, l'histoire et le droit, afin de comprendre le contexte d'élaboration de ce statut de réfugié, son application et, en définitive, les questions historiques auxquelles il nous renvoie.

Un statut international ou européen ?

Il n'est pas question de développer ici les articulations que présentent les prémices d'un statut des réfugiés avec les grandes évolutions de l'histoire européenne, mais il s'agit malgré tout d'un élément à ne jamais perdre de vue1.

Les premiers statuts internationaux ont été le règlement au cas par cas de problèmes se présentant en Europe après la Première Guerre mondiale, guerre européenne avec ses implications lointaines, ceux posés par le génocide des Arméniens en Turquie, les problèmes occasionnés par la Révolution russe, puis ceux posés par la montée des conflits en Europe dans les années 302.

Ce n'est qu'après la Deuxième Guerre mondiale que le statut actuel a pu être élaboré dans la convention de Genève du 28 juillet 1951. C'est ainsi que la définition du réfugié, après avoir été une liste de pays de provenance, liste qui enregistrait des situations de fait en Europe, est devenue l'article 1 alinéa 2 de la convention. Que dit cet article ? que le réfugié est toute personne :

« qui par suite d'événements survenus avant le 1er janvier 1951 et craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de

cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;[...] Aux fins de la présente convention les mots "événements survenus avant le 1er janvier 1951" [...] peuvent être compris dans le sens de soit : "a) événements survenus avant le 1er janvier 1951 en Europe" ; soit : "événements survenus avant le 1er janvier 1951 en Europe ou ailleurs" [...] »

Cette définition descend en droite ligne de deux définitions antérieures qui contiennent chacune l'une des ces limites, celle contenue dans le statut du Comité intergouvernemental pour les réfugiés créé en 1938 dans son article 2 alinéa 1 :

« La compétence du Comité s'étend à toutes les personnes, où qu'elles se trouvent qui, à la suite des événements d'Europe ont dû quitter le pays de leur résidence parce que leur vie ou leur liberté se trouvent menacées en raison de leur race, de leur religion ou de leurs opinions politiques »

et celle du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) adopté par l'Assemblée des Nations unies qui comprenait la seule limite de 1951 dans son point A, le point B étant rédigé sans les limites temporelles et géographiques3.

Les travaux préparatoires de la convention permettent de mieux comprendre comment, dans cette filiation entre textes, s'est maintenu le contenu européen explicite.

On peut relever tout d'abord que si la convention ne réunit pas que des États européens, elle réunit en fait des États majoritairement européens ou touchés par le phénomène des réfugiés d'Europe4, des réfugiés présents sur leur territoire, ceux que nous avons étudiés aujourd'hui. Les États d'Europe sont donc les premiers concernés et semblent manifester d'ailleurs de façon assez solitaire leur implication : c'est ce que souligne le représentant français pour défendre la mention « en Europe », exclue de l'avant projet débattu par la conférence. Le représentant relève la contradiction existante entre une définition large impliquant le plus grand nombre possible d'Etats

contractants et la situation réelle qui est qu'à l'Assemblée générale cet article 1 er a été voté par quarante et une délégations qui représentent en fait le Conseil de l'Europe un peu élargi et qu'une petite fraction d'entre eux seulement ont signé la convention. Il en résulte, d'après ce représentant, que ceux qui ont fait disparaître la mention « en Europe » de l'avant-projet l'ont fait sans le sentiment de responsabilités précises, ce qui signifie qu'il s'agit toujours, en fait, de réfugiés de l'Europe et que les pays extra-européens, où se trouvent des réfugiés d'Europe, ne désirent pas s'engager à leur égard.

« En fait, la conférence réunit seulement des pays qui s'intéressent aux réfugiés d'Europe, et l'on ne saurait attendre des pays d'Europe qu'ils puissent, dans ces conditions, s'engager à l'égard des réfugiés originaires de pays du monde qui ne sont pas ici présents. Quant à la grande famille des réfugiés de l'OIR dispersés dans le monde, elle jouira ici et là, des droits que les pays qui les ont reçus voudront bien leur donner et leur conserver dans le futur, mais sans engagement de leur part5. »

Cette position est défendue aussi par les États-Unis et Israël, tandis que quelques pays ont une position exemplaire de leur situation et l'on peut citer celle du Canada :

« Un vaste océan sépare le Canada d'autres pays que le problème des réfugiés touche étroitement, aussi aborde-t-il le sujet avec modestie et même humilité. Le gouvernement canadien ne se trouve pas en présence d'un problème sérieux des réfugiés, mais il offrira ses bons offices pour aboutir à un compromis6 [...] »

Le statut international des réfugiés a donc été élaboré en fait pour les réfugiés européens existants, la définition « générale et universelle » n'ayant pu être adoptée qu'en contrepartie des limites géographiques et temporelles.

Mais de quelle Europe s'agit-il ? Reconnaître des réfugiés d'un pays c'est toujours, qu'on le veuille ou

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7 La Russie a signé la convention le 2 février 1993. 8. Il s'agit de l'article 1 alinéa f de la Convention qui vise à exclure de son champ d'application les auteurs de crimes particulièrement graves et notamment de crimes de guerre ou de génocide, les dénonciateurs aux ennemis des Nations unies etc. Cet article, inexistant dans les accords antérieurs, a son origine dans la Déclaration de Moscou de 1943 par laquelle les Alliés décident de poursuivre les criminels de guerre nazis, ainsi que du désir, issu de cette guerre et de ses suites, d'instaurer une moralité internationale, un statut qui se « mérite «. 9. François Furet, Le Passé d'une illusion, Paris, Robert Laffont-Calmann-Lévy, 1995, p. 18. 10. OCRE : Office central des réfugiés espagnols. A. Alted, •i. Les exilés espagnols en France : structures associatives, politiques et syndicales » in Italiens et Espagnols en France 1938- 1946, Paris, L'Harmattan, 1995. 11. Un représentant du HCR siège en effet à la CRR et participe pleinement à la décision. 12. Geneviève Dreyfus- Armand, '.'. Les réfugiés républicains au cœur des relations franco-espagnoles », Relations internationales, n° 74, été 1993, pp. 153-169. 13. Luc Legoux, La Crise de l'asile politique en France, Les Études du CEPED, n° 8, Paris, 1996, p. 73. 14. Aline Angoustures, ■■■ L'exil espagnol et le statut de réfugié :>, in Les Réfugiés en France et en Europe. Quarante ans d'application de la Convention de Genève 1952-1992, Paris, OFPRA (Actes du colloque des 11-13 juin 1992), p. 187 et rectificatif. 15. G: note 13, p. 138.

non, désigner un régime persécuteur, un ennemi potentiel ou réel, un modèle de société que l'on rejette. La convention de Genève a en vue deux types de régimes persécuteurs, les régimes fascistes et les régimes communistes, deux types de régimes unis par une caractéristique commune : le totalitarisme. Elle se situe donc, même si les exodes des pays de l'Est semblent plus situés dans le futur ou le potentiel, dans la réparation des dommages idéologiques de la guerre, dans un contexte idéologique européen élargi au monde libre.

La convention réunit donc des États européens du monde libre et tous les grands États du monde libre, y compris les États-Unis. C'est en Amérique et en Australie que la plupart des 2,7 millions de réfugiés protégés par l'OIR en 1947-1950, provenant d'Europe de l'Est et des pays Baltes, ont été réinstallés. L'URSS a toujours lutté contre l'action de i'OIR et celle du HCR, considérant que ces organismes étaient des instruments dans la lutte Ouest-Est et le seul pays d'Europe de l'Est participant à la conférence est la Yougoslavie. L'URSS n'a jamais adhéré à la convention de 1951 ni au protocole de 19677. Dans la pratique tous les plénipotentiaires soulignent avoir à gérer des réfugiés engendrés par la Deuxième Guerre ou la prise de pouvoir des communistes à l'Est.

Les débats illustrent bien le souci des participants quant aux régimes nazis, fascistes et communistes. Deux exemples permettent de l'illustrer : les clauses d'exclusion de la convention8 qui visent les anciens responsables de régimes fascistes et, implicitement, les régimes communistes totalitaires et l'amendement déposé par la Suède qui vise à ajouter aux motifs des persécutions prévues l'« appartenance à un certain groupe social », référence explicite, notamment, aux persécutions dans les régimes communistes, amendement qui est adopté par 14 voix contre 0 et 8 abstentions.

Si la convention de Genève est souvent interprétée comme un texte anticommuniste, les enjeux de la guerre froide étant alors d'une actualité plus brûlante, c'est surtout un texte anti-totalitaire dont le centre même est le « duel entre fascisme et communisme qui l'a rempli (le xxe siècle) de son tumulte tragique9 ».

Enfin, ce statut conçu par et pour l'Europe des vainqueurs de la guerre et des démocraties parmi ces vainqueurs est aussi celui d'une Europe qui domine encore une bonne

tie du monde, par ses problématiques et par ses conquêtes coloniales anciennes. Cela est bien illustré par le débat conduit dans les travaux préparatoires sur la « Clause d'application aux États fédéraux et à certains territoires » qui cherche à définir dans quelles conditions les parties non autonomes d'États sont engagées par la signature d'un tel Traité par l'État dont elles dépendent. Ce débat, dans lequel les États-Unis, par exemple, s'opposent aux positions européennes, indique bien que nous nous situons dans un monde où les États souverains producteurs de flux de réfugiés sont de toute façon limités, et un monde où les problématiques qui focalisent l'attention des grands États sont européennes.

De Genève à Bellagio : l'adéquation des origines et des conséquences

L'application faite en France de ce statut international conçu pour les Européens a été, pendant plus de vingt ans, en totale adéquation avec le projet tel que nous venons de le décrire.

Le législateur a tiré les leçons du passé et de ses expériences avec les réfugiés européens présents pour créer les organismes nationaux chargés de l'application de cette convention : l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la Commission des recours des réfugiés (CRR). Le choix d'un seul établissement national pour tous les réfugiés a été en partie initié à la suite des critiques engendrées par l'OCRE10. Le choix d'un établissement public administratif indépendant sous tutelle du ministère des Affaires étrangères et d'une juridiction à participation internationale11 a été guidé par le souci de créer une distance entre l'État et la reconnaissance du statut, en souvenir des difficultés engendrées jusqu'en 1951 au moins par la présence des réfugiés espagnols dans les relations officielles entre la France et son voisin d'outre Pyrénées12, tout en reconnaissant le lien existant entre reconnaissance de statut et action extérieure de la France.

De qui s'occupe cet Office dès sa mise en place ? Pour leur immense majorité, les réfugiés enregistrés avant 1973 ont une migration très ancienne, antérieure à la signature de la convention. Or ces réfugiés sont pratiquement tous c'es

Européens, de même que les réfugiés arrivés après la signature de la convention. On peut le visualiser sur le graphique 1 page suivante.

Qui sont ces Européens ? Ils se partagent entre Espagnols et réfugiés d'Europe de l'Est, les Espagnols dominant nettement tout au long de la période. On peut voir cette répartition sur le graphique 2 page suivante.

Ces réfugiés européens se sont vus accorder l'asile avec une générosité certaine :

« Les rejets de cette période sont très mal connus. Ils étaient semble-t-il relativement peu nombreux et sont à peine évoqués dans les rapports d'activité de l'office. Il faut attendre 1970 pour voir apparaître les premières statistiques de rejets13. »

De ce fait, le calcul d'un taux de reconnaissance est impossible avant les années 70.

Nous avons pu calculer, pour les demandeurs espagnols, un taux d'accord global supérieur à 93 %14 et il semble plus que probable, du fait de l'absence déjà citée de statistiques de rejets et des taux des débuts des années 70 (entre 85 et 90 %15) que les populations européennes de l'Est ont bénéficié d'une attitude assez similaire. Si nous revenons un instant sur l'histoire des réfugiés espagnols nous constatons qu'elle illustre tout à fait notre problématique. Ces réfugiés acceptés sont à plus de 70 % entrés en France en 1939 et ce chiffre devient proche de 95 % si l'on prend en compte ceux entrés avant 1952, date de la création de l'OFPRA. Pour environ la moitié d'entre eux ils étaient inscrits à l'Office central des réfugiés espagnols (OCRE). Or, d'une part l'OFPRA est tenu par l'accord précédent de l'OCRE, d'autre part ses agents ont considéré que l'accord était automatique pour tout réfugié espagnol entré en France entre 1936 et 1939 et enfin la moitié des réfugiés entrés entre 1945 et 1952 est composée de proches et membres de famille des exilés de 1939. Le sens de ce taux d'accord est clair, pour les Espagnols comme pour les Européens de l'Est : le statut est donné aux réfugiés pour lesquels a été signée la convention, qu'ils aient été déjà présents ou qu'ils représentent les valeurs que défend le statut.

Ces réfugiés ont enfin par ailleurs forgé les cadres mentaux du statut en France. Il faut ici souligner deux aspects. Le premier d'entre eux tient au simple fonctionnement des institutions, avec les hommes et les femmes qui les composent.

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Graphique 1 : réfugiés enregistrés en France de 1953 à 1973

Chiffres du ministère de l'Intérieur.

250 000 <

200 000 -

150 000 -

100 000 -

50 000 -

O" LP

► ,J "" --^^

1 1963

-

m Total réfupips

^ _ dont européens

i 1973

-

Graphique 2 : répartition des réfugiés enregistrés en France entre 1953 et 1973

250 000

200 000

150 000

100 000

50 000

Siii

1953 1963 1973

D □ ■ m □ D □

Autres Hongrois Yougoslaves Polonais Arméniens Russes Espagnols

Source : OFPRA. Les « Autres » regroupent les réfugiés dits du « Haut-Commissaire » qui ne sont pas européens et les « Apatrides et divers ». Les Arméniens de Turquie et d'URSS sont depuis le début comptabilisés à l'OFPRA comme réfugiés européens.

Les réfugiés européens au cœur du statut de réfugiés

16. Aline Angoustures, « Les réfugiés espagnols en France de 1945 à 1981 », à paraître en 1997 dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine. 17 Cf. Aline Angoustures et Luc Legoux, « Liens familiaux et reconnaissances récentes », à paraître clans la Revue européenne des migrations internationales, pour l'histoire de ce droit. 13. W. Wallace, 1991 cité in P. Schlesinger, « Europeaness, A New Cultural Battlefield ? » in Innovation in Social Sciences Research, vol. 5 n° 2, 1992, p. 14. 19. Karmela Liebkind, New- identities in Europe Immigrant Ancestty and the Ethnie Identity of the Youth, ESF, 1989, Londres ; R. Erikson et J.H. Goldthorpe, The Constant Flux. A Study of Class Mobility in Industrial Societies, Clarendon Press, 1993. 20. Jean-Louis Miège et Colette Dubois (clin), L'Europe retrouvée. Les migrations de la décolonisation, Paris, L'Harmattan, 1994.

Leur « métier », leur apprentissage s'est fait sur la base de ces populations de réfugiés espagnols et d'Europe de l'Est. Du fait de leur nombre, de la durée de leur exil, de la concordance entre les valeurs qu'ils représentent et celle de l'après-guerre, du fait aussi que l'OFPRA reprend les agents des Offices nationaux présents et fonctionne sur des sections calquées sur cette répartition géographique, ces réfugiés européens sont devenus une sorte de système de référence dans le travail quotidien difficile qui est celui de la reconnaissance du statut de réfugié. De ce point de vue la place des réfugiés espagnols et leur histoire en font sans doute une « figure type » du réfugié15. Cet élément non quantifiable n'en est pas moins essentiel.

Le second aspect tient à l'élaboration du droit des réfugiés. L'article 1 alinéa 2 de la convention de Genève définit le réfugié mais cet article est très général. Le droit des réfugiés, qui est en France l'œuvre de la jurisprudence de la Commission des recours des réfugiés, précise l'interprétation donnée des termes de cet article et consiste donc en un tracé du contenu du statut. Malgré la rareté statistique des rejets, et donc des cas portés en appel devant la juridiction, l'élaboration du droit des réfugiés est d'emblée importante sur le plan des principes. Il n'est pas question ici de l'aborder de façon exhaustive mais de souligner quelques points qui peuvent nous intéresser.

On constate tout d'abord que la juridiction met en place les critères et les règles de sa procédure et des méthodes d'instruction qui restent valables aujourd'hui pour l'essentiel. On peut citer notamment la décision par laquelle la Commission juge que des présomptions de preuve sont suffisantes {Lopez Martinez, 1955). La juridiction élabore aussi la jurisprudence dite de l'unité de famille permettant d'étendre le statut aux conjoints, enfants mineurs et ascendants à charge du réfugié17, allant ainsi au delà des recommandations des Plénipotentiaires et prenant acte de la nature familiale des exils présents.

En ce qui concerne la définition même du réfugié, contenue dans l'article 1 alinéa 2 de la convention, la jurisprudence s'est assez peu penchée sur des problèmes d'interprétation des motifs de persécutions, à l'exception des problèmes de nationalité, ou de la nature des persécutions, à l'exception des problèmes de service militaire et de désertion.

Cela semble indiquer que peu de difficultés de définition sont posées devant la juridiction sur ces points.

Trois grands sujets sont bien plus développés. Il s'agit d'abord des problèmes liés aux relations avec le pays d'origine : retour dans le pays {Schwartz, 1955), allégeance aux autorités {Usabiaga Irazusta, 1960), changements politiques dans le pays {Gheorghiu, 1954), etc. Cela est assez logiquement lié à l'ancienneté des exils présents. Il s'agit ensuite de la question des auteurs de persécution. Dès 1956 a été affirmé par la jurisprudence que les persécutions n'émanant pas des autorités publiques du pays d'origine du demandeur n'étaient pas des persécutions au sens de la convention de Genève {Pritsch, 2 mars 1956 ; Cueron, 26 juin 1956), ces autorités étant définies comme comprenant le gouvernement en place dans le pays ainsi que les autorités publiques et administratives. Cette jurisprudence se justifie aisément au vu de la rédaction de l'ensemble de la convention mais elle se comprend surtout comme l'application du sens même du statut que nous avons déjà évoqué, à savoir la protection des individus contre des régimes forts, totalitaires le plus souvent. Il s'agit enfin des limites temporelles et géographiques contenues dans l'article 1 alinéa 2. La Commission a jugé très tôt que la demande d'un requérant, fondée sur des faits survenus hors d'Europe et postérieurement à 1951, ne pouvait justifier l'octroi du statut au titre de la convention {Moallem Youssef, 27 mars 1958), ce qui ne l'empêche pas de se voir reconnaître la qualité de réfugié sur une autre base, plus internationale, celle de l'article 2, alinéa 2 de la loi du 25 juillet 1952 qui oblige l'OFPRA à reconnaître réfugié, dans certaines conditions liées au séjour, une personne qui relève du mandat du HCR {Madeira, 9 juin 1956). Ces réfugiés dits du « Haut-Commissaire » ont toujours existé mais en nombre limité durant cette période. Enfin, la date de 1951 a été comprise comme étant celle qui couvre des faits anciens mais aussi leurs effets postérieurs puisque c'est ainsi qu'il en a été jugé pour les Arméniens de Turquie après les événements de 1955 {Malkonian, 19 février 1957) et les ressortissants Hongrois après les événements de 1956. Encore une fois ces décisions s'inscrivent complètement dans la logique historique et idéologique de la convention.

Le statut international élaboré par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale porte d'abord la

trace de leurs valeurs politiques défendues contre les régimes de l'Axe. Ensuite, du fait de la guerre froide, le statut est aussi celui du « monde libre ». Il définit en négatif le régime politique idéal, démocratique, celui de l'Europe à construire. Les réfugiés des années 50-70 en France représentent parfaitement cet ordre du monde.

Le droit des réfugiés actuel naît donc véritablement du désir de reconstruction de l'Europe et il doit être vu en parallèle avec les projets d'union européenne, même s'il n'en participe pas sur le plan des institutions communautaires. Les migrations intra-européennes sont tenues comme l'un des facteurs ayant entraîné l'érosion des frontières nationales de l'Europe du xixe siècle18 et l'émergence d'une possible identité européenne. Or cette identité est le plus souvent considérée comme étant fondée en particulier sur l'élément politique19 ce qui accroît l'importance de la construction du droit des réfugiés.

Mais dans cette période le monde a changé et l'ordre du monde représenté par ces réfugiés est en décalage potentiel avec les évolutions en cours depuis 1945. On peut distinguer schématiquement deux séries d'événements qui auront un impact sur le statut des réfugiés dès cette époque. Le premier d'entre eux est la décolonisation qui accroît le nombre d'États souverains et donc les potentialités de réfugiés, qui est cause, entre autres, d'une extension du conflit Est-Ouest dans le tiers-monde, d'une modification des enjeux idéologiques dominants et enfin du renversement migratoire d'un mouvement pluri-séculaire, celui des Européens vers les colonies, par le retour forcé de ceux-ci vers l'Europe20. Le deuxième paramètre important, bien que situé théoriquement en dehors des enjeux de réfugiés, est la croissance européenne et l'appel consécutif des pays européens aux migrations de main-d'œuvre parfois extérieures à l'Europe.

C'est ce contexte qui a permis la suppression des limites temporelles et géographiques de la convention par le protocole dit de Bellagio signé à New York le 31 janvier 1967, dans lequel la clause fédérale demeure, la clause d'application territoriale prévue pour les colonies dans la convention de Genève disparaissant. La signature de ce texte semble n'avoir pas amené les autorités françaises à prévoir un impact important en terme de demandes provenant de l'ensemble du monde.

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La crise de l'asile, crise du modèle européen ?

La « crise de l'asile » est un enjeu politique et polémique. Deux thèses, en gros, s'y affrontent, l'une, officielle, qui souligne la dégradation de la qualité des demandes, l'autre qui dénonce un durcissement conditionné par la politique migratoire et une opinion xénophobe. Notre propos ici est différent et vise à engager une réflexion sur un aspect de cette crise qui nous paraît rarement mis en lumière et qui est celui de la difficile adéquation d'un modèle ancien et des modifications du sens même de l'asile, de la lecture du monde aujourd'hui, l'aspect idéologique et historique de cette crise. Cela ne signifie pas que des éléments comme le bouleversement des conditions économiques qui transforme le lien asile-migration21 soient négligeables et négligés par nous.

Il faut ¡ci différencier deux aspects, l'évolution statistique en termes de provenances et l'évolution des accords, de la jurisprudence et des cadres mentaux.

Comme on le constate sur ce graphique la demande d'asile augmente considérablement à partir de 1974- 1975 jusqu'à atteindre un maximum

de 61 000 demandes en 1989 toutes provenances cumulées, premier trait essentiel et, deuxième trait essentiel, les nationalités se diversifient, l'Europe se trouvant distancée par les autres continents.

On peut distinguer plusieurs phases dans cette évolution que j'aborderai en choisissant quelques exemples importants. Dans un premier temps deux vagues de réfugiés sont très bien accueillies, avec d'importants taux d'accords, parfois comparables au passé : les réfugiés Chiliens (à partir de 1973) et les réfugiés d'Asie du Sud-Est c'est à dire du Vietnam, du Laos et du Cambodge (à partir de 1975). La proportion de reconnaissance pour l'Amérique Latine, essentiellement le Chili de 1973 à 1978, se situe jusqu'en 1979 entre 90 et 100 %, puis celle du Chili reste au niveau de 80 % jusqu'en 1989. Pour les réfugiés des pays du Sud-Est asiatique, venus dans le cadre de procédures organisées décidées au niveau de l'État, la proportion est entre 90 et 100 %. Dans un deuxième temps, on observe une diversification beaucoup plus grande des demandes : Asie en dehors du Sud-Est asiatique, Amérique un peu, Afrique surtout. De grandes divergences de taux d'accord sont alors

observées et notamment la demande africaine est celle qui est la moins reconnue. De façon globale le taux sur décisions baisse et se situe en 1995 à 16,3 %.

Un premier niveau de crise semble donc fondé sur les provenances nationales ou continentales des réfugiés. La solidarité continentale semble prioritaire, ce qui est loin d'être un phénomène exclusivement européen d'ailleurs, l'Europe, même si elle accueille une petite partie des réfugiés du monde, en accueillant plus provenant des autres continents que ces autres continents eux- mêmes. Mais il existe un deuxième niveau de crise qui est plutôt fondé sur les enjeux, le modèle européen de compréhension des phénomènes de réfugiés et non pas la stricte appartenance nationale, d'autant que, nous le constatons sur le graphique, la demande d'asile européenne a elle aussi beaucoup augmenté dans les années 85-95 et est aujourd'hui à nouveau la première demande.

En effet si l'on réfléchit à la caractéristique de demandes de la première phase de la crise, on constate qu'elles ne manquent pas de liens avec celles du passé, celles d'Europe pour lesquelles a été conçu le statut

Graphique 3 : demandes d'asile par continent de 1975 à 1995

21. Cf. note 13 pour des développements sur ce point.

25 000 T"

20 000

15 000

10 000 --

5 000 -j f

Amérique

Europe

Asie

Afrique

Source : OFPRA.

Les réfugiés européens au cœur du statut de réfugiés 71

22. Même si la grande majorité des décisions de rejet ne sont pas fondées sur une interprétation restrictive nouvelle de la convention mais sur les faits considérés comme « non établis », ce qui signifie, en gros, que l'on n'a pas cru le demandeur d'asile même s'il se situe a priori dans la champ de la convention. 23. La situation de guerre civile est assez généralement exclue des situations pouvant ouvrir droit au statut dans les pays occidentaux. Cf. notamment E. Arboleda et A. Hoy, « The Convention Refugee Definition in the West : Disharmony of Interpretation and Application », International Journal of Refugee Law, nc 1, 1993. 24. Cf. note 13, p. 103. 25. <:■ L'impossible organigramme de l'asile en France, le développement de l'asile au noir », communication d'Olivier Brachet pour le groupe de recherche dont je fais partie (le GRISA), journée d'études du 24.11.1995 à paraître début 1997 clans la Revue européenne des migrations internationales. 26. Gildas Simon, Céocknamique des migrations internationales dans le monde, Paris, PUF, 1995.

et avec lesquelles ont vécu les organismes français. Le renversement du régime d'Allende au Chili a été très médiatisé, a suscité un fort courant de solidarité et a été mis en relation avec cette situation du monde due à la guerre froide dans laquelle le nouveau régime chilien a été comparé à d'autres putschs d'extrême droite comme celui du général Franco en Espagne. Ces demandeurs fuyaient de plus un régime fort. Il en a été de même en Asie où cette fois le communisme s'est étendu sur d'anciennes colonies françaises, après une guerre terrible dont l'ancienne puissance coloniale a pu se sentir responsable. Les liens coloniaux, la mobilisation publique et l'extension au monde extra-européen des problématiques du continent nous paraissent un point essentiel pour comprendre l'accueil de ces réfugiés. Il est d'ailleurs intéressant de noter, sur le plan jurisprudentiel, que ce sont ces réfugiés asiatiques qui ont provoqué la seule application par la CRR du motif de la convention proposé par la Suède en 1951, en référence aux persécutions des communistes fondées sur la classe sociale, celle de la catégorie dite du « groupe social ». Il y a ici une continuité bien marquée.

La deuxième phase se caractérise par la multiplication des décisions de rejet et donc, logiquement des jurisprudences sur des questions de définition22. Les fondements même de ces décisions et les évolutions juris- prudentielles existantes sont importantes par ce qu'elles nous apprennent de l'évolution des situations de l'asile. Nous pouvons ici prendre l'exemple que nous avons déjà abordé qui est celui de l'auteur des persécutions, point essentiel aujourd'hui. Depuis 1976 on constate sur ce sujet un double mouvement jurisprudentiel : l'exclusion du champ de la convention des persécutions causées par la guerre civile23, adoptée à propos du Liban en 1976, position qui reste valable de façon générale mais qui a pu être assouplie au cas par cas suivant les situations régionales et, deuxième mouvement, l'assouplissement limité de la règle fixée en 1956 selon laquelle les auteurs de persécution devaient être les autorités étatiques {Duman, 1979 et décision du Conseil d'État Dankha, 1983). On peut dire aujourd'hui que les persécutions liées à une guerre civile ne donnent pas droit au statut sauf existence d'autorités de fait présentant certaines caractéristiques (il en a été décidé ainsi pour la Bosnie par exemple) et que les persécutions

émanant d'autres personnes que les autorités étatiques n'ouvrent droit au statut que si l'Etat commet une faute dans ses obligations de protection en ayant une complicité directe avec les auteurs de persécutions ou en ne protégeant pas volontairement les persécutés.

Ces jurisprudences sont souvent présentées comme le signe d'un durcissement d'attitude à l'égard des non-européens au motif que ces réfugiés européens auraient présenté exactement la même problématique, les Espagnols étant très souvent cités à l'appui de cet argument :

« Le réfugié des années cinquante et soixante est un réfugié de guerre civile ou militaire. [...] Ces réfugiés, qu'ils soient Espagnols ou des pays de l'Est, ont fui des situations de guerre, de violence généralisée ou des persécutions collectives même si, à partir de 1952, le statut leur est délivré sur la base de craintes individuelles en cas de retour dans leur pays d'origine24. » Or les réfugiés du passé, notam

ment les Espagnols, n'étaient pas des réfugiés de guerre civile au moment où leur statut leur a été donné au sens où le sont nombre de réfugiés aujourd'hui et l'exclusion de la guerre civile ne peut donc être entièrement interprétée comme un motif brandi par opportunité afin d'écarter les demandeurs non-européens. Pourquoi ? La convention de Genève, selon le mot de Denis Al land, « oblige à distinguer entre le malheur et le malheur juridiquement protégé ». Les critères contenus dans la définition du réfugié s'articulent, d'après la jurisprudence française depuis l'origine, en trois paramètres d'égale importance : le motif de la persécution (politique, racial, etc.), la nature de la persécution (détention, torture, etc.) et l'auteur de la persécution. La guerre civile pose par principe un problème d'auteur de persécution. Ce n'est pas parce qu'il y a eu une guerre civile que les exilés posent ce problème d'interprétation. C'est parce qu'il y a une guerre civile en cours et donc une difficulté à déterminer l'auteur des persécutions ou à le rattacher à une autorité étatique ou pseudo-étatique. Les Espagnols étaient les vaincus d'une guerre civile terminée et ils craignaient du vainqueur de cette guerre dont le pouvoir sur l'Espagne et le désir de persécution des vaincus ne faisaient aucun doute. Or, toute la question du statut se joue sur la crainte de persécution au moment de la décision. Ce que signalent les

dences sur ces sujets c'est la multiplication, dans la demande d'asile, des conflits en cours, parfois interminables (Liban ou Angola par exemple), la déstructuration d'États (Liberia, ex-Yougoslavie, Somalie) et le développement d'autres agents de persécution que l'État sans possibilité pour celui-ci de remplir la mission de jDrotection qui le justifie en tant qu'Etat (Algérie par exemple). C'est là le signe d'un changement profond du monde, un changement qui porte d'emblée un coup fatal à nos cadres de réflexion européocen- tristes et datant de l'après Deuxième Guerre mondiale.

Les cadres de référence de l'asile sont morts, même en Europe. Le rideau de fer est tombé, l'ennemi communiste a disparu. Les États forts existent toujours mais, de plus en plus nombreux, les demandeurs d'asile viennent de pays détruits, livrés à des guerres internes entre groupes, à l'arbitraire d'autorités à la dérive, à des guérillas, tous phénomènes par ailleurs de plus en plus sanglants et coûteux en vie humaine. La persécution change de forme et les assouplissements du droit semblent insuffisants au regard du coût humain des conflits actuels caractérisés par le massacre de civils sans défense par des adolescents surarmés.

Le système d'asile tend dès lors à redevenir une gestion, pays d'origine par pays d'origine, de dispositions particulières sur un asile territorial, situation qui nous a amenés à dégager le concept d'« Asile au noir25 ». Quelles sont les valeurs que l'Europe doit et peut aujourd'hui défendre telle est la question posée mais elle ne peut être résolue qu'avec une grande conscience de ce qu'a été notre système jusqu'à ces dernières années. Or, tandis que le sens de ce statut perd de la clarté qui en a fait une œuvre européenne sur le plan des valeurs, la construction juridique du statut de réfugié fait l'objet de consultations et de discussions au niveau européen. Pour l'instant traité au niveau intergouvernemental dans le cadre du Troisième pilier de Maastricht, le droit d'asile a vocation à être communautarisé d'une part et d'autre part, fait de plus en plus l'objet de débats européens et de soucis d'harmonisations tant l'Europe, sur le plan des systèmes migratoires et partant des demandes d'asile, est désormais unie26. Le sens de son action, noyau même du dispositif, reste cependant à trouver.

Aline Angoustures