Le vote électronique, Paris, LGDJ, 2015

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INTRODUCTION La naissance d’un agenda de recherche Olivier Ihl, Gilles Guglielmi Professeur de science politique, Institut d’études politiques de Grenoble Professeur de droit, Université Panthéon-Assas (Paris II) Cet ouvrage a pour objectif de formaliser les relations existant entre innova- tions techniques, pratiques juridiques et attitudes sociopolitiques en matière de vote électronique. Il prend appui sur une journée d’études financée par la région Rhône-Alpes dans le cadre d’un groupe de travail nommé EVE (Évaluations du vote électronique), journée qui s’est tenue le 30 octobre 2013 à l’Institut d’études politiques de Grenoble (financement ARC 8 de la région Rhône-Alpes). Il s’agissait d’étudier la matérialisation électronique du vote à partir des représentations qui la conditionnent. D’où la volonté de s’inscrire dans un registre comparatif mais aussi de privilégier une approche pluridis- ciplinaire. L’idée était de mieux comprendre les conditions d’adoption de ce nouveau formalisme électif. L’expression « vote électronique » désigne une multitude de méthodes d’expression et de décompte des voix. Si l’on s’en tient à la typologie désormais la plus usitée, trois principaux ensembles valent d’être distingués : le vote par machine de dépouillement (une fois troué ou marqué, le bulletin est décompté par un ordinateur central), le vote par enregistrement direct (le bulletin se dématérialise en cédant la place à un clavier, un écran tactile, un stylo ou un curseur, chaque outil étant relié à un terminal qui totalise au fur et à mesure les préférences) et le vote en ligne 1 . Dans ce dernier cas, il existe plusieurs degrés d’intégration à Internet : par bornes électroniques réparties dans une 1. M. R. ALVAREZ and T. E. HALL, Electronic Elections. The Perils and Promises of Digital Democracy, Princeton University Press, 2008. N3154_Le-vote-electronique_MEP1.indd 1 15/12/14 15:59

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INTRODUCTION

La naissance d’un agenda de recherche

Olivier Ihl, Gilles GuglielmiProfesseur de science politique, Institut d’études politiques de Grenoble

Professeur de droit, Université Panthéon-Assas (Paris II)

cet ouvrage a pour objectif de formaliser les relations existant entre innova-tions techniques, pratiques juridiques et attitudes sociopolitiques en matière de vote électronique. Il prend appui sur une journée d’études financée par la région Rhône-Alpes dans le cadre d’un groupe de travail nommé EVE (Évaluations du vote électronique), journée qui s’est tenue le 30 octobre 2013 à l’Institut d’études politiques de Grenoble (financement ARc 8 de la région Rhône-Alpes). Il s’agissait d’étudier la matérialisation électronique du vote à partir des représentations qui la conditionnent. D’où la volonté de s’inscrire dans un registre comparatif mais aussi de privilégier une approche pluridis-ciplinaire. L’idée était de mieux comprendre les conditions d’adoption de ce nouveau formalisme électif.

L’expression « vote électronique » désigne une multitude de méthodes d’expression et de décompte des voix. Si l’on s’en tient à la typologie désormais la plus usitée, trois principaux ensembles valent d’être distingués : le vote par machine de dépouillement (une fois troué ou marqué, le bulletin est décompté par un ordinateur central), le vote par enregistrement direct (le bulletin se dématérialise en cédant la place à un clavier, un écran tactile, un stylo ou un curseur, chaque outil étant relié à un terminal qui totalise au fur et à mesure les préférences) et le vote en ligne1. Dans ce dernier cas, il existe plusieurs degrés d’intégration à Internet : par bornes électroniques réparties dans une

1. M. R. ALVAREZ and t. E. HALL, Electronic Elections. The Perils and Promises of Digital Democracy, Princeton university Press, 2008.

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circonscription, au sein du bureau de vote traditionnel ou au domicile de l’électeur2.

Devenues synonymes de « cyberdémocratie », de « république électro-nique », de « citoyenneté digitale », ces technologies ont donné naissance à de vigoureuses prophéties sociales. comme si l’objet était doté d’une force propre. comme s’il annonçait une mutation radicale et irréversible. Les travaux réunis dans cet ouvrage visent à mettre à l’épreuve cette manière de voir. À montrer que ces dispositifs supposent surtout des investigations empiriques et un travail patient d’observation. Procéder ainsi, c’est déjà prendre acte d’un fait essentiel : le vote électronique est trop souvent envisagé comme une technique distincte du processus électoral, voire séparée de son environnement social et culturel.

I – DERRIÈRE L’ÉCRAN

Les répercussions de cette « séparation » entre sciences et société peuvent s’appréhender à un premier niveau. celui-ci est presque élémentaire : il a trait aux investissements réalisés par les principales sociétés qui se partagent le secteur en France (environ 4 400 euros en moyenne par machine en 2012). ces modèles en circulation sont menacés d’obsolescence. Depuis 2007, l’évolution des débats aux États-unis ou en France pousse à l’adoption de machines dotées de trace papier. Résultat : le parc dont certaines villes sont équipées (en France, près de 200 communes sont concernées pour un total de plusieurs dizaines de millions d’euros d’équipements) menace d’être frappé d’un vieillissement prématuré. De sorte que l’innovation risque de provoquer gâchis financier et incompréhension civique.

cette situation tient pour beaucoup à l’absence de réflexion critique sur le contexte social et politique de l’accès aux machines. Il y a loin entre la notion de vote électronique et la simple présence de circuits informatiques compta-bilisant les votes exprimés. Loin entre l’automatisation du bureau de vote et le scrutin par Internet, qui représente juridiquement un vote par correspondance. Dans ce cas de figure, la variable sensible sera évidemment la vérification d’identité. Donc la liberté du votant. Avec une question centrale : comment s’assurer dans quelles conditions chaque personne a voté, par exemple, si un tiers était présent à ses côtés devant l’écran ? Le contentieux aux États-unis s’est principalement développé sur ce point.

Autre enjeu économique et juridique : comment assurer le secret du code informatique équipant ces matériels (au titre de la propriété industrielle), tout

2. Ibid.

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en maintenant la possibilité d’un recomptage externe (au titre d’une procédure de vérification) ? D’où la revendication de recommandations officielles pour utiliser des machines avec trace papier. Actuellement, le marché des instru-ments de vote accueille, aux États-unis, de telles machines. Elles impriment un bulletin qui sert à authentifier l’acte de vote. Sous quelles conditions politiques, sociales et institutionnelles un dispositif de cette nature peut-il être étendu ? comment concevoir son utilisation dans des cultures civiques profondément extérieures aux postulats du vote américain ?

On le voit : l’électronisation du vote suppose plus que des mises au point algorithmiques. Ses conditions d’institutionnalisation obligent à confronter le savoir des ingénieurs, le raisonnement juridique, l’analyse sociologique. Il faut insister : technique et politique ne se développent pas, en matière élective, sur des scènes séparées. Et pour une raison simple : parce que le design de ces technologies s’affirme toujours comme un enjeu électoral. Là est l’une des lignes de force des investigations réalisées pour cet ouvrage : saisir l’étroite interaction qui existe entre sens, forme et fonction en matière de vote électro-nique. Puisque cette façon de voter est autant une façon d’élire (pour les électeurs) que de se faire élire (pour les candidats), il importe de prendre la mesure du système de contraintes, d’intérêts pratiques et de croyances auquel incline chaque dispositif.

La singularité de ce projet qui réunit juristes, politistes, sociologues, infor-maticiens, vient de là. De la volonté d’élargir l’attention – celle qu’appellent de tels dispositifs d’expression et de dénombrement des « opinions » – vers des relations plus réalistes que l’avènement d’une « modernité » électorale. trois dimensions en fixent l’agenda théorique. D’abord, retrouver la valeur proprement politique de ce formalisme de vote. car il faut en convenir : les affrontements autour de l’adoption de ces équipements ne correspondent pas simplement à des désaccords éthiques ou à une bataille d’idées. La légali-sation de ces formes de vote engage un sens pratique : celui des états-majors politiques qui en attendent des gains électoraux. D’où la nécessité d’interroger ce que recouvre cette influence spécifique à partir de l’examen de ces dispositifs à travers le temps et à travers l’espace.

Ensuite, il s’agira de comprendre dans quelles mobilisations et controverses s’enchâsse cette électronisation du vote dans un pays comme la France. Les expériences réalisées sont désormais suffisamment nombreuses et visibles pour susciter des débats publics, c’est-à-dire pour matérialiser un corps de règles de droit, nourrir des expertises, provoquer ralliement et défections. une façon de constater que les machines à voter suscitent tout un travail social sur lequel il faut s’arrêter. Pour le dire d’une phrase, leur visage se fixe par l’interaction entre des règlements, eux-mêmes ouverts à des usages socialement différenciés et des savoir-faire engagés dans l’opération du vote. Aussi est-ce au croisement exact de ces formes et de ces pratiques qu’il faudra faire porter le regard. Après

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tout, c’est là que se découvre l’enjeu véritable des conventions qui spécifient l’usage de « l’urne électronique » ou de « l’écran de vote » comme procédure légitime de désignation politique.

Enfin, le vote électronique se voit souvent présenté – c’est un lieu commun – comme « l’avenir » de la démocratie électorale. Son adoption traduirait des évolutions structurelles du champ politique. Signe que ce dispositif n’est pas seulement un scrutin « modernisé » par des systèmes informatiques. Il ne consiste pas seulement à « sécuriser » ou « accélérer » le décompte des préfé-rences individuelles. Le vote électronique est aussi une ingénierie façonnée par ses usages. Par des comportements, calculs, recours, représentations qui, tous, traduisent ce que signifie concrètement mettre en forme un tel procédé de dénombrement des voix. D’où l’importance d’en étudier la valeur, et ce, de plusieurs points de vue : informatique, jurisprudentiel, médiatique, sondagier. Essayons d’aller plus en avant pour préciser à quoi engagent ces trois grandes orientations d’analyse.

II – LES FORMATS DU VOTE

Partant du constat que les débats noués ces dernières années autour de la « démocratie électronique » manquent singulièrement de profondeur histo-rique comme de base comparative, il s’agira de se poser une question simple : à qui et à quoi servent ces machines à voter ? c’est ce qu’un premier ensemble de contributions s’efforcera de faire. La stratégie scientifique consiste ici à s’appuyer sur la mise en comparaison de quatre situations nationales retenues pour leur valeur paradigmatique. À l’étranger, le vote électronique présente, on le sait, une physionomie très contrastée. Pour des pays comme les États-unis, le déploiement de ces dispositifs de vote, qu’ils soient à distance ou dans un bureau de vote, est déjà une réalité éprouvée. Il est né dans un cadre fédéral, sous la houlette de deux grands partis qui fonctionnent comme des conglo-mérats d’organisations plus ou moins indépendantes. Des réformes législatives sont débattues, par exemple, pour rendre obligatoire la présence d’une trace papier vérifiable ou pour livrer le code source des logiciels embarqués à toute personne en faisant la demande. Autrement dit, fondations, partis et associations s’y affrontent de façon routinière, en s’aidant d’importantes expertises privées ou publiques, pour politiser chaque aspect des interactions hommes-machines.

Pour d’autres pays, au contraire, comme le chili, le débat ne fait que s’amorcer. Il se construit sous une forme principalement parlementaire, à travers l’intervention programmatique d’outsiders soucieux de séduire les publics jeunes ou diplômés. comme avec Karla Rubilar, membre du Parti de

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Rénovation nationale qui, après avoir œuvré pour la création d’une commission spéciale de la jeunesse au Congreso (2006-2010), s’emploie à promouvoir une telle cause. un processus de caractère embryonnaire qui resta jusqu’en 2011 largement subordonné aux réformes structurelles de l’inscription automatique sur les listes électorales et du vote non obligatoire.

En Belgique la situation est intermédiaire : le vote électronique, expérimenté depuis 1991, y possède les assurances de l’habitude. Mais avec des dispo-sitifs mal stabilisés. Si le tableau électronique muni de boutons (un en face de chaque candidat) n’est plus pratiqué (les élections simultanées avaient fini par rendre l’opération complexe), la carte magnétique, elle, n’a connu qu’un succès passager. Avec elle, l’isoloir est devenu un lecteur magnétique relié à un écran monochrome et à un crayon optique. Depuis la loi fixant ce cadre d’expression et de décompte en 1994, la part d’électeurs concernés n’a cessé de croître, passant de 20 à 44 % au tournant du siècle. Avant de céder du terrain au comptage par lecture optique : un dispositif qui vise à réconcilier machines à voter et système de bulletin papier. cela n’a pas empêché les polémiques de se multiplier : sur la surveillance technique des appareils, sur la présence d’un ticket de confirmation (ticketing), sur la réalité des frais occasionnés par ce « vote automatisé ». comme si le vote électronique n’était pas parvenu à convaincre de sa fiabilité et de sa rentabilité.

En France, si les élections, depuis quelques années, font assaut de « modernité » technique, les cadres traditionnels demeurent solidement défendus. Attachement aux rituels du passé ? Pas seulement. Il y a d’autres variables explicatives : le jeu des partis, l’action des groupes d’intérêt, la position de l’administration publique. À cela s’ajoutent des raisons morphologiques comme le nombre moyen d’électeurs par bureau de vote dont la faiblesse a longtemps freiné les projets d’automatisation. toutefois, des transformations importantes sont à relever depuis une dizaine d’années. En juin 2006, a été conduite la première grande opération de vote par Internet pour renouveler l’Assemblée des Français de l’étranger (580 000 électeurs). En 2007, pour la première fois également, des machines à voter ont été utilisées dans le scrutin présidentiel à une large échelle (1,5 million d’électeurs). une démarche incré-mentale qui pourrait traduire un réformisme d’apparat.

quatre pays, donc, choisis pour leur valeur stratégique. Du système électoral high tech et décentralisé qui caractérise les États-unis à celui, hérité de la dictature militaire mais en quête de premières expérimentations, d’un pays en transition démocratique comme le chili, en passant par une république sacralisant l’acte de vote après l’avoir standardisé et étatisé (la France) et l’expé-rience fédérale d’une Belgique soucieuse d’enchaîner les compromis, au risque de verser dans la contradiction. cette analyse comparée ouvre l’opportunité de mieux comprendre les types de configuration où peut s’inscrire l’électro-nisation du vote.

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À la condition évidemment de formaliser la manière dont réseaux partisans et savoirs experts travaillent les rituels électifs du gouvernement représentatif. car comment en douter ? Le lieu où se déroule l’opération du vote (du bureau à l’écran domestique), les équipements qui spécifient son déploiement pério-dique (des appareils à levier aux scans optiques, cartes magnétiques, interfaces tactiles), les pratiques qui lui donnent son visage singulier (cocher une case ou un cercle, signer une liste d’émargement, prouver son identité) n’ont rien d’anecdotique. Ils consacrent à chaque fois une façon de conduire les élections. une ingénierie électorale dont l’usage s’avère indissociable des significations mais aussi des accommodements et des stratégies qui s’y rapportent.

III – DES QUESTIONS SENSIBLES

Le recul analytique fait encore défaut. Sans doute parce que la portée du design électif est restée longtemps un secteur peu investi, au moins en Europe, par la recherche en sciences sociales. Porté par l’usage croissant des outils numériques comme par le marché des médias en Europe, il faisait l’objet d’une surenchère avant tout commerciale : carte électorale à code-barres, bulletin à puce et hologramme, mallette proposant un bureau de vote en kit, visualisation tactile… Les choses changent et, depuis quelques années, les connaissances se précisent et les rapports se multiplient. La portée proprement politique de ces technologies demeure toutefois assez obscure. D’où bien des perplexités. certes, lorsqu’il est enrôlé par des politiques gouvernementales, le procédé est associé à un souci d’« efficacité » et de « transparence ». Pourtant, ces dernières années, des coups d’arrêts ont été portés à certaines technologies (États-unis, Irlande, Pays-Bas), des moratoires décrétés (Espagne, canada)3. cet ouvrage veut retrouver le sens de pareilles mises en cause comme celui des mobilisations qui s’opèrent au sein de la classe politique mais aussi parmi les associations.

La littérature sur le sujet est marquée par deux préoccupations dominantes. L’une proprement ingéniériale vise à lever les obstacles technologiques qui entravent les dispositifs existants. Elle s’est développée autour de bureaux d’études et de services de R&D. Elle ne fait généralement qu’une faible place aux conditions sociales d’appropriation ou à l’histoire des dispositifs de vote ou des réglementés électoraux. une cécité qui empêche de saisir ce que les

3. un seul exemple : le procédé SERVE (pour Secure Electronic Registration and Voting Experiment). Il fut lancé par le département de la Défense, aux États-unis, pour faire voter par Internet les personnels militaires ou les citoyens à l’étranger (6 millions de personnes). Déclaré inéligible en 2004, il avait obtenu l’appui de groupes d’intérêt comme l’Election technology coucil regroupant de nombreux fabricants de machines.

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machines font au vote. Or, l’adoption d’équipements comme l’ES3B de NV Nederlandsche Apparatenfabriek (Nedap), récemment utilisée par environ 90 % des votants néerlandais, ou les écrans tactiles Diebold Inc.’s utilisés aux États-unis, est tout sauf neutre. ce matériel façonne en profondeur la pratique électorale. L’autre type de préoccupation, issue de la tradition philosophique, s’emploie à penser la nature de la société à laquelle le mariage du numérique et de la politique conduirait. considérant la technique comme un symptôme, elle interroge ses fondements éthiques ou ses fonctions normatives.

Prenons l’exemple de la notion de « cybervote ». Elle a donné avant tout lieu à des visions normatives. un premier courant, qu’on qualifiera de comtiste, a été ouvert par Howard Rheingold, acteur de la contre-culture californienne et essayiste à succès, auteur en 1993 d’un ouvrage Virtual Communities consacrant l’avènement d’un « esprit de communion dans le cyberespace »4. théorisant l’expérience du community network appelé Well (Whole Earth eLectronic Link) à San Francisco à la fin des années 1980, il y célèbre l’éclosion d’un « nouvel âge du politique ». un prophétisme qui se nourrit de l’idée, aujourd’hui galvaudée, d’une « révolution démocratique ». L’autre courant, d’inspiration économique, est représenté par la Progress and Freedom Foundation. cette organisation a rédigé en 1994 une Magna Charta for the Knowledge Age, sorte de manifeste en faveur d’une théorie du pouvoir fondé, comme le faisaient les tenants de l’approche cybernétique dans les années 1950, sur le rôle stratégique de l’information. une démarche qui débouche, elle aussi, sur le thème d’une « refondation démocratique ». Nombre de manifestes s’en revendiquent depuis pour opposer deux faces de la démocratie (« individua-liste » versus « collectiviste » ; « épistémique » versus « délibérative »). un manichéisme doctrinal qui s’apparente trop souvent à une sorte de marelle médiatique : avec ses cases sagement ordonnées sous forme d’étapes moder-nisatrices et son ciel, synonyme de perfection logique et morale.

Le jeu à la craie peut aussi séduire dans les cercles académiques. Jens Hoff croit, par exemple, pouvoir dégager quatre modèles d’organisation du vote : consumériste, élitiste, néorépublicain et cyberdémocrate5. Jan van Dijk aboutit, lui, à six modèles : légaliste, compétitif, plébiscitaire, pluraliste, participatif, libertarien6. On l’aura compris : ce type de lecture reste empêtré dans une obsession développementaliste qui fait du vote électronique une étape moder-nisatrice de l’acte électoral. comme si le législateur n’avait plus qu’à sauter à cloche-pied sur cette échelle hâtivement tracée sur le sol des lieux communs. Or, les protagonistes de la cyberdémocratie ont fait peu d’efforts pour étudier en détail les conditions qui pourraient transformer cette utopie en un système

4. H. Rheingold, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley France, 1995.5. J. Hoff and I. Horrocks (eds), Democratic Governance and New Technology, Routledge/

EcPR Studies in European Political Science, 2000.6. J. van Dijk, The Network Society: Social Aspects of the New Media, Sage, 1999.

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politique opérationnel. comme si l’on pouvait faire l’impasse sur les usages concrets de ces machines, notamment sur les représentations qu’en ont les administrations, les partis, les communes, les électeurs, c’est-à-dire leurs premiers usagers.

L’expérience « Wahlkreis 329 » a permis d’ouvrir une brèche dans cette manière de voir. Rappelons-le : elle a eu lieu en Allemagne durant l’été 1998 dans le cadre de l’élection législative. une équipe d’universitaires organisa à des fins d’observation une simulation de vote : la circonscription fictive 329. Près de 17 000 personnes se prêtèrent à l’exercice en votant en ligne sur Internet. Depuis, d’autres enquêtes par simulation ont eu lieu : en Suède, en France, en Suisse, aux États-unis. Lourds à mettre en œuvre, onéreux, ces protocoles d’étude peinent toutefois à s’exonérer d’une simple logique de mesure de la performance. qu’on en juge avec l’expérience, en France, d’avril 2007 : elle porte sur les machines Point & Vote et Point & Vote Plus, des modèles de la marque espagnole Indra Sistemas importées par le groupe Berger-Levrault. L’analyse des machines utilisées à Issy-les-Moulineaux peut-elle se contenter de relever que 29,8 % des bureaux de vote ont présenté des anomalies contre seulement 5,3 % des bureaux avec un matériel classique ? La différence ne peut être simplement imputée au manque de compétence pratique (en matière d’émargement, d’enregistrement des voix,…). c’est tout l’apprentissage social et politique de ces appareils de vote qu’il faudrait analyser, un aspect qui importe au moins autant que leur fiabilité technique.

c’est précisément ce système de considérations pratiques que cet ouvrage veut contribuer à expliciter. c’est pourquoi il s’attache à déplacer l’enquête vers le versant du sens et des intérêts concrets des acteurs qui s’en saisissent. une façon de sortir d’une approche purement typologique ou instrumentale. Réunissant des spécialistes du droit électoral, des systèmes d’information ou de la sociologie et de l’histoire du vote, il ambitionne de mieux comprendre les dispositions que ces dispositifs sollicitent. Présentés comme étant au service de finalités civiques, ces appareils sont volontiers recouverts d’une justification éthique. Or, un examen circonstancié fait découvrir l’importance, derrière chaque résultat électoral, de bien autre chose : de liens de dépendance, de ressources socio-économiques, de réseaux clientélaires, pas seulement de convictions. Preuve que la politique comme la technique reste, pour partie, encastrée dans la société.

IV – QU’EST CE QU’UNE INGÉNIERIE ÉLECTIVE ?

Poser une telle question, c’est prendre acte qu’en Europe, l’équipement des bureaux de vote est devenu un marché en pleine expansion. certes, en

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France, cette ingénierie électorale demeure soumise à l’encadrement bureau-cratique de structures d’État. Mais, ailleurs, des commandes de plusieurs dizaines de millions d’euros stimulent les fabricants. Et la perspective d’une standardisation des élections européennes n’a pas disparu. Pour l’heure, chaque pays membre continue de fixer son propre design électoral. L’Acte de 1976 a clairement établi que jusqu’à l’entrée en vigueur d’une européani-sation de l’acte de vote « la procédure électorale [resterait] régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales » (art. 7, § 2). Il n’empêche. À l’échelle de l’union, les expérimentations en tout genre se développent en vue de préparer la « procédure uniforme » annoncée par l’article 138, § 3, du traité de Rome (nouvel art. 190, § 4, tcE).

un exemple : le projet Cybervote. cofinancé par la commission européenne ainsi que par les industriels Matra et British telecom, il a pour objectif un système de vote en ligne destiné aux scrutins locaux, nationaux et européens. Accessible à partir de terminaux Internet tels que Pc ou téléphones mobiles, il fut expérimenté à partir de 2003 sur des sites pilotes en Allemagne, en France et en Suède (http://www.eucybervote.org). Autre exemple : le projet EPoll. Mis en œuvre depuis 2002 par France télécom avec l’aide de Siemens, de la région Aquitaine, du ministère italien de l’Intérieur, d’Ancitel (association des maires italiens) et de collectivités polonaises, il permet à l’électeur de s’identifier sur le lieu de vote par un système de reconnaissance des empreintes digitales. Le votant peut s’informer des programmes de campagne puis voter via un écran tactile. Son suffrage est ensuite transmis à un serveur dédié qui va comptabiliser et centraliser les résultats (http://www.e-poll-project.net).

Pour certains, il faudrait s’alarmer. N’est-ce pas l’impératif commercial qui habilite désormais le réformisme institutionnel ? ce qui est sûr, c’est qu’un marché européen des équipements de vote pourrait voir le jour. une marchandisation des technologies de vote qui, soutenue par des financements communautaires, pousse de nouveaux opérateurs à se lancer dans la bataille : non plus seulement aux Pays-Bas, en France ou en Belgique mais en Lettonie, en Suède, en Norvège, au Danemark. une offensive entrepreneuriale qui mêle arguments civiques, fascination technique et stratégies industrielles. Ici, en formulant la promesse d’un « coût du vote divisé par quatre », là annonçant « une simplification des procédures, gage d’une augmentation de la parti-cipation », ailleurs en vantant une « rapidité de résultats », « une facilité d’inscription sur les listes électorales » ou encore un « large accès à l’infor-mation des candidats ». ce marketing électif se heurte pourtant à de solides obstacles.

À l’échelle du continent, le taux d’équipement informatique des ménages européens reste encore limité et surtout très variable. D’un point de vue financier, l’investissement pour dépasser une stratégie d’implantation purement nationale demeure toujours inaccessible. Installer de tels équipements de vote

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sur l’ensemble des pays de l’union se chiffrerait à plusieurs milliards d’euros. Le recours à Internet ? Il n’est pas vraiment plus réaliste. Il faudrait une archi-tecture invraisemblable de serveurs pour gérer le trafic de données engendré par des centaines de millions d’électeurs. Et le travail de coordination juridique et administratif apparaît comme un défi lointain. Le risque de manœuvres frauduleuses est lui clairement mis en avant : les questions de sécurité et de confidentialité sont encore trop mal maîtrisées pour que l’on puisse songer à utiliser Internet.

Il serait erroné de penser que le problème trouvera sa solution dans le positivisme managérial. Erroné de croire que seul un « gap » technologique ou institutionnel est en cause. L’exemple de l’Inde avec sa généralisation du vote électronique sans trace papier est là pour en témoigner7. La crédibilité d’un verdict électoral produit électroniquement à l’échelle de l’Europe tout entière tiendra surtout à une dynamique politique fondée sur des rapports entre sécurité et légitimité agencés sur toute la chaîne de l’instrumentation propre à ces nouveaux dispositifs. un mot les résume : la confiance, celle des États, des électeurs comme celle des partis en compétition.

c’est dire l’importance de l’hypothèse à laquelle cet ouvrage s’adosse. Formulons-la en quelques mots. Les « performances » des équipements électoraux ? Elles sont moins le résultat des propriétés de chaque système de vote que celui des rapports sociaux qui les instrumentent. S’il en va ainsi, c’est parce que les dispositifs de vote ne restent pas passifs. Mis en forme fonctionnellement, ils pèsent sur les aptitudes et habitudes des votants. Moins par un rapport de contrainte ou par la puissance sanctionnée de la norme qu’en s’inscrivant dans la matière même des pratiques qui les investissent. Autrement dit, les dispositifs d’expression utilisés n’influent pas seulement sur la précision d’un verdict. Ils déterminent les conditions dans lesquelles chaque technologie mobilise le corps électoral. Et, partant, se fait reconnaître par lui. En somme, la performance ne se définit pas in abstracto. Elle dépend de multiples facteurs : des instructions données par les commissions électorales, des traditions de participation politique, de la structure démographique et socioprofessionnelle des publics impliqués, des caractéristiques des personnels chargés de les mettre en œuvre, du type de campagne conduite par les partis et candidats. Bref, des usages dans et par lesquels chaque technologie est prise.

Organiser l’expression matérielle d’une élection, ce n’est pas seulement définir le protocole technique qui encadre l’acte de vote. c’est rationa-liser la manière dont au cœur de chaque dispositif vont venir se rencontrer

7. M. Banerjee, “Sacred Elections”, Economic and Political Weekly, April 28, 2007. L’exemple indien montre que pour les élections à la chambre basse (Lok Sabha), plus de 700 millions d’électeurs utilisent près d’un million de machines à voter, ceci dans plus de 800 000 bureaux de vote.

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compétences d’usage, instrumentation partisane et effets institutionnels. c’est pourquoi il faut insister : rien n’importe plus ici que de rapporter les réquisits sociaux et culturels propres à chaque équipement aux transformations et tensions qui affectent l’espace des luttes électorales. c’est tout le sens de l’agenda de recherche que veut ouvrir ce livre.

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