Interroger une représentation collective : la ville mal-aimée - The unbeloved city (avec N. Mathieu)
« Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour », Etudes Sartriennes, n° 24,...
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09/10/2022
Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire
d’amour
Le désir d’écrire est aussi, plusobscurément, désir d’écrire sur ledésir - au fond: désir impossibled’écrire sur le désir impossible (O. Mannoni)
Odette ou « la femme de trente ans... »
Un homme aborde une femme dansla rue et lui dit: -Vous me rappelez quelqu’un que jene connais pas.La femme se retourne: - Je ne suis pas celle que tu suis. (E. Jabès)
Tout le monde l’aime : les lecteurs, les critiques, des
plus crédules aux plus suspicieux, l’auteur lui-même. Parlant
avec Michel Sicard des héroïnes féminines dans ses écrits,
Sartre dit qu’une de ses femmes préférées étaient Hilda et : «
une femme que j’ai un peu développée, la femme de Jacques ». Simone de
Beauvoir intervient d’un ton qu’on peut imaginer légèrement
brusque: « Oui, mais elle est très peu développée, elle n’est pas très importante.
» Sartre rétorque: « Elle allait l’être, puisque ce roman n’est pas fini. Elle
allait devenir une femme importante pour Mathieu. »1 Il s’agit évidemment
1 In M. Sicard, « Interférences », in Essais sur Sartre : Entretiens avec Sartre (1975-1979),Paris, Galilée, 1989, p. 49. Sartre dit à M. Contat qu’il avait voulu qu’Odettesoit un personnage aimable, chaleureux et un peu triste: une femme qu’on a envied’aimer pour la sauver d’une médiocrité qui ne l’a pas atteinte elle-même mais quiempêche son épanouissement. « C’est une femme-femme, en opposition à la femme-enfant qu’est Ivich.» Notes inédites de M. Contat du 16.04.1974 que nous remercions de nous avoirpermis de les consulter.
Isabelle Grell-Feldbrügge
d’Odette, l’héroïne des Chemins de la liberté.2 Est-ce par sa
transparence, son effacement, sa féminité discrète qu’elle
échappe à toute critique? Qu’a-t-elle de si aimable? L’a-t-
elle toujours été dans l’imagination de Sartre? Les feuillets
dans lesquels nous apprenons à la connaître se prêtent
merveilleusement aux spéculations, aux observations de détails
rédactionnels, aux révélations d’actes de révisions
auctoriaux. Nous allons ici commencer à les étudier en les
comparant au texte définitif dans le but de réinterpréter le
personnage d’Odette, non seulement à partir des données
biographiques avouées2, mais des données autobiographiques et,
essentiellement, des avant-textes.
La première apparition d’Odette se lit comme suit. Mathieu,
après avoir quitté Daniel qui lui avait refusé l’argent pour
l’avortement de Marcelle, est contraint de demander à son
frère la somme réclamée par le médecin juif. Il monte la rue
Réaumur, s’arrête devant un immeuble trapu, prend l’ascenseur
et entre. Son premier regard tombe sur sa belle-sœur dont il
espérait l’absence:
1 Sartre, J.-P., Oeuvres romanesques, éd. établie par M. Contat et M. Rybalka avec lacollaboration de G. Idt et de G. H. Bauer, Paris, Gallimard, Bibliothèque de laPléiade, 1981. Nous userons désormais des abréviations OR, AR, S., MA, DA, DC. Nousciterons dans cet article quelques passages inédits du manuscrit prédéfinitif duSursis qui se trouve à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’UniversitéYale, Connecticut. Ledit dossier génétique comporte environ 823 ff°. Le corpus dudossier génétique de La Mort dans l’âme dont il sera aussi question dans cet articlecontient actuellement deux versions reconstituables à l’aide des feuilletsdéclassés de l’ensemble nommé « Bauer » (ca. 370 ff°) et de celui intitulé «deParis » (ca. 544 ff°). A part les manuscrits qui se trouvaient dans le dossierBauer, nous connaissons l’existence d’un manuscrit autographe de 223 pages (non233 comme le dit la Pléiade, p. 2106) pour une partie de La Dernière chance nonpubliée dans les Temps Modernes.2 A Michel Contat, Sartre dit qu’Odette : « est un personnage entièrement inventé, même sielle doit quelque chose à Mme Morel pour son cadre de vie. » Cf. OR.
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
Mathieu l’aperçut à travers la porte vitrée du petit salon, elleétait assise sur un divan, élégante, longue et propre jusqu’àl’insignifiance; elle lisait. (AR, 498)
Il la contemple clandestinement à travers la vitre, lit les
perfections de son visage, de son port de tête, la jeunesse de
son corps. Il la découvre pour la centième fois. Elle est
belle, pense-t-il, mais « d’une beauté qui semblait se dérober sous le
regard [...] Mathieu avait cent fois tenté de retenir ensemble ces traits glissants, mais
ils s’échappaient, l’ensemble se défaisait à chaque instant » (AR, 499). Le
visage demeure comme une ombre sans traits, irreprésentable,
comme on en voit à quelques femmes peintes par Degas.
Finalement, Mathieu se décide et fait irruption dans le salon.
Odette lève le regard, sourit. Le frère et la belle-sœur
conversent poliment. La jeune épouse Delarue se révèle être
perspicace, presque intelligente, mais, juge Mathieu en
haussant les épaules, d’une intelligence pareille à sa beauté:
elle a « quelque chose d’insaisissable » (AR, 500). Dans sa robe de
jeune fille, cette juvénile mais si sérieuse maîtresse de
maison ressemble plutôt à une adolescente de bonne famille
qu’à une femme mariée (AR, 499). Pudique, elle ne porte pas de
boucles d’oreilles, bijou que nous savons être, pour le «
petit homme », signe de féminité consentante. Quant au
portrait intellectuel, nous apprenons que la femme de Jacques
a bien des choses à dire mais qu’elle finit toujours par y
renoncer, et que les mots, finalement, ont pris l’habitude de
se retourner contre elle (S., 750 sq.). Non, Odette n’a pas bonne
opinion d’elle-même. Pourquoi s’intéresserait-on à sa
personne ? Nul n’a jamais eu le souci de lui donner confiance
en elle, de lui dire qu’elle était belle, éveillée, agréable.
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D’ailleurs, elle en est persuadée, Mathieu, lui aussi, ne lui
demande rien, « sauf de se taire et d’être anonyme ». Ravalant sa saine
curiosité pour les événements politiques, empêchée par le
regard punitif de son mari d’exprimer ses réflexions1, de se
mêler aux discussions, la jeune femme a pris le parti du
silence pour exceller avec art, donc avec fausseté, dans le
rôle qui lui a été attribué. Mais Mathieu, lui, s’intéresse à
l’esprit du « deuxième sexe » et ébranle la vie placide de sa
belle-sœur - ou nous nous avancerions-nous trop en écrivant:
sa « belle sœur »? Devenons plus concret en examinant les
avant-textes inédits jusqu’ici.2
Une après-midi, nous sommes le 23 septembre 1938, la guerre
est imminente, Odette et Mathieu sont seuls au bord de la mer.
Odette jouit du soleil et de la brise qui lui caressent
doucement la peau, Mathieu s’obstine à édifier un pâté avec du
sable trop sec. Se réveillant soudain de son apathie, il se
secoue et élève la voix, obligeant ainsi la femme à ses côtés
à ouvrir la porte de son for intérieur, forteresse dans
laquelle elle se retire par habitude:
« A quoi pensez-vous? » Odette sursauta. « Je... je ne pensais àrien. » « Vous n’êtes pas régulière, dit Mathieu. Moi, je vous airépondu. » Elle inclina la tête en souriant; mais elle n’avait pasenvie de parler. Il paraissait tout à fait réveillé à présent; illa regardait. « Qu’est-ce qu’il y a? » demanda-t-elle, gênée. Ilne répondit pas. Il riait d’un air étonné. « Vous vous êtes aperçuque j’existais? dit Odette. Et ça vous a porté un coup. C’est ça?
1 « Eh bien, dit Odette [qui protestait, croyant prendre le parti de Mathieu],c’est à ce moment là que... » Jacques tourna vers elle un regard de mari: « Quequoi? demanda-t-il froidement. Il se pencha vers Mathieu:[...] » [Yale , f° 159, S.,p. 830].2 Dans la première partie de notre thèse nous avons transcrit environ deux centsfeuillets du manuscrit du Sursis retrouvé il y a un an et demi et nous nousréjouirons si ce fascicule pouvait un jour être édité pour que d’autres chercheurspuissent prendre connaissance de ces avant-textes souvent passionnants.
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
» Quand Mathieu riait, ses yeux se plissaient, il ressemblait à unenfant chinois. « Vous vous imaginez que vous pouvez passerinaperçue? demanda-t-il. « Je ne suis pas très remuante, ditOdette. « Non. Pas très causante, non plus. En plus de ça vousfaites ce que vous pouvez pour qu’on vous oublie. Eh bien, c’estraté: même quand vous êtes toute sage et décente et que vousregardez la mer sans faire plus de bruit qu’une souris, on saitque vous êtes là. C’est comme ça. Au théâtre, ils appellent ça dela présence; il y a des acteurs qui en ont, et d’autres qui n’enont pas. Vous, vous en avez. » [Yale, f° 31, S., 756]
« Eh bien, c’est raté: même quand vous êtes toute sage et décente et que vous
regardez la mer sans faire plus de bruit qu’une souris, on sait que vous êtes là. C’est
comme ça. Au théâtre, ils appellent ça de la présence ». Que signifient ces
paroles? Sartre veut-il exprimer qu’Odette est toujours
présente à l’esprit de Mathieu ?Cela nous étonne un peu. Sa
vie est déjà bien remplie par des présences féminines :
Marcelle, son amante qu’il n’aime plus et surtout la jeune
sylphide Ivich à qui il est attaché par un mélange de grande
tendresse et le début d’une passion « physique ». Les
brouillons nous aident-ils à éclaircir ce passage? Le travail
correctif effectué sur le manuscrit saura nous guider dans nos
hypothèses.
Le jeune homme et la mer L’écrivain est quelqu’un quijoue avec le corps de sa mère. (R. Barthes)
La même après-midi. Mathieu et Odette sont toujours assis côte
à côte dans le sable chaud. Autour d’eux, le silence. La jeune
femme ose quelques paroles :
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« Comme vous êtes triste, dit Odette. « Pas plus que les autres.Nous sommes tous énervés par ces menaces de guerre. » Elle levales yeux et voulut parler, mais elle rencontra son regard, un beauregard calme et tendre. Elle se tut. N’importe qui: un homme etune femme qui se regardaient sur une plage; et la guerre était là,autour d’eux; elle était descendue en eux et les rendaitsemblables aux autres, à tous les autres. Il se sent n’importequi, il me regarde, il sourit, mais ce n’est pas à moi qu’ilsourit, c’est à n’importe qui. Il ne lui demandait rien, sauf dese taire et d’être anonyme comme d’habitude. Il fallait se taire:si elle lui avait dit: « Vous n’êtes pas n’importe qui, vous êtesbeau, vous êtes fort, vous êtes romanesque, vous ne ressemblez àpersonne » et s’il l’avait crue, alors il lui aurait glissé entreles doigts, il serait reparti dans ses rêves, il aurait osé, peut-être, en aimer une autre, cette Russe par exemple qui buvait ducafé quand elle avait sommeil. Elle eut un sursaut d’orgueil et semit à parler. Elle dit, très vite: « Ça sera terrible cette fois-ci. » « Ça sera surtout con, dit Mathieu. Ils vont détruire toutce qu’ils pourront atteindre. Paris, Londres, Rome... ça sera dujoli, après! » Paris, Rome, Londres. Et la villa de Jacques,blanche et bourgeoise au bord de l’eau. Odette frissonna; elleregarda la mer. La mer n’était plus qu’une vapeur scintillante; nuet brun, courbé en avant, un skieur nautique tiré par un canotautomobile glissait sur cette vapeur. Aucun homme ne pouvaitdétruire ce scintillement lumineux. « Il restera au moins ça, dit-elle. « Quoi? » « Ça, la mer. » [fin du f° 33 ] Mathieu secoua latête. « Même pas, dit-il, même pas ça. » Elle le regarda avecsurprise: elle ne comprenait pas toujours très bien ce qu’ilvoulait dire. Elle songea à l’interroger mais, tout à coup, il luifallut partir. [C’était (simplement) comme un besoin naturel.] Ellesauta sur ses pieds, mis ses sandales et s’entoura de sonpeignoir. [«]<-> Qu’est-ce que vous faites? demanda Mathieu. [«]<-> Il faut que je parte, dit-elle. [«]<-> Et ça vous a pris toutd’un coup? » « Je viens de me rappeler que j’ai promis à Jacquesun ailloli pour ce soir. » [Yale, ff° 33 sq., S., 756 sq.]
Première apparition de la mer qui se fait ici indication
d’un souvenir égaré dans les brumes. La mer, pour tous les
hommes jusqu’aujourd’hui, est considérée comme le symbole
universel de la Mère. Donc d’Anne-Marie Mancy. D’ailleurs,
plus d’un, lisant la description d’Odette citée plus haut,
aura pensé à celle-ci, donnée par O. Todd :
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
Charmante, elle était grande, se tenait droite sur ses chaises Louis XV, répandant autourd’elle un parfum de poudre de riz dans une lumière violette et bleue. 1
Nonobstant, il faut prendre au sérieux la boutade de Sartre
à l’égard de Ch. Mauron, qui avait identifié dans le symbole
de la mer du Coup de dés un symbole de la figure maternelle. « Je
le veux bien , dit notre auteur - Mais je remarque aussi que le thème de la
mer est d’inspiration baudelairienne. Et je crois que chez Baudelaire il est
d’origine œdipienne. Mais justement pour cela, je ne suis pas si sûr qu’il
garde ce caractère chez ses imitateurs » (Mall2.,90). Le conserve-t-il chez
Sartre? Ou ces faux aveux involontaires, habilement voilés,
serviraient-ils à nous induire en erreur et l’auteur se
moquerait-il de la naïveté de ses lecteurs? Continuons.
Le jeune homme et la mère
I.Feldbrügge: « Qui étaitpour Sartre la femmeidéale? » J. Pouillon: « Peut-être samère. » (Entretien avecI.Feldbrügge., août1996)
Enfant, Jean-Paul se tenait constamment aux côtés de sa
mère, il jouait dans ses jupons, portant dans son cœur
l’assurance qu’il la posséderait éternellement. Que le ciel
était bleu, jadis, lors de ces douces amitiés sauvages avec
Anne-Marie! Tout trempait dans une idylle claire et chaste.
Voilà qu’une question s’impose : et si le dialogue entre
Mathieu et Odette sur la plage évoquait tout bonnement les1 Telle est la description d’Anne-Marie par O. Todd, Un Fils rebelle, Paris, Grasset,1981, p. 102.2 Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, coll. Arcades, 1986.
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moments de nostalgie et de ravissement goûtés avec celle qui
fut plus sa sœur que sa mère, sa compagne de jeu plus que
l’éducatrice, celle avec qui il peut partager les silences?
Sartre restituerait un quasi-souvenir, allusif. Une mère et
son fils en amoureux; l’innocence accompagnée d’une complicité
se situant au ras de l’émotion sensuelle. Schématisant, on
dirait que l’imago maternelle représenterait une image
idéalisée de douceur, d’amour et de compréhension, une source
de nostalgie rivée à un sentiment de perte. Sartre aurait-il
écrit le passage cité dans cette croyance forcenée à la magie
des mots, leur pouvoir de conjuration, persuadé « qu’on crée ce
qu’on nomme », pour citer l’auteur de la plus fameuse Recherche
de la mère?
Mais, cette mère, un jour d’avril, le quitte, le laisse
seul. Un homme la lui enlève. Le jeune garçon regarde de loin
cette inconnue soudain si légère, si jolie, s’enfuir au bras
d’un mâle moustachu. Etrange coïncidence que comme jadis Anne-
Marie, Odette s’enfuit, l’abandonne dans ce grand monde où
rien ne demeure pareil à soi. Mathieu, tout étonné, presque
effrayé par ce geste auquel il ne s’attendait nullement,
voyant la frêle silhouette disparaître au tournant, se lève
brusquement et court vers l’eau pour se jeter dans les vagues.
« La naissance est presque toujours représentée par une action dont l’eau est le
principal facteur »1, Sartre le sait et fait mourir l’enfant
Mathieu/Poulou pour que l’homme puisse naître. Il est né une
première fois, Les Mots chantent cette naissance, quand son père
lui a préféré le ciel. Il renaît lorsque la mère le quitte.
Les bonheurs de l’enfance seront une fois pour toutes1 S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1922, tr. fr. par Jankélévitch.Ce titre est cité dans la bibliographie du diplôme d’études supérieures de Sartreet dans « L’Enfance d’un chef ».
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
enterrés. La mer se trouverait ainsi symboliser et un sentiment
mélancolique de délaissement, et un fantasme censuré de
vengeance envers cette mère qui a choisi un autre homme, cette
mer/mère défectueuse, que le délaissé quittera à son tour,
silencieusement. 1 La femme, sous son air de sainte nitouche,
est une traîtresse, de mauvaise foi, comme Odette qui fuit
Mathieu afin de se réfugier dans son rôle de maîtresse de
maison.2 Suivons Sartre dans l’imagination de cette femme qui
s’enfuit, qui s’en fut dans un passage censuré par l’auteur.
Le désir refoulé Je vais parler de moi, tu sais,et de toi; mais on fera commesi ce n’était pas toi et moi.Comme si seul Sainte Beuvepouvait le penser et qu’il avaittort. (MarcelProust)
1 « Depuis la quatrième jusqu’à la seconde je n’ai pas eu de rapports avec ma mèreparce que je ne lui ai jamais dit que je n’étais pas heureux. Je ne l’étais pas dutout.[...] Elle m’a trahi puisqu’elle s’est remariée » (Interview inédite avecJohn Gerassi, n° 1, 02.11.1970, f° 17 sq.). Nous remercions M. Contat de nous avoirpermis la consultation de ces documents. Informons notre lecteur que le fonds dedocuments et de manuscrits appartenant à J. Gerassi a été acquis fin 1998 par laBeinecke Rare Book and Manuscript Library de Yale University. S’y trouvent lesenregistrements de 36 entretiens de Gerassi avec Sartre (environ 200 heures) etplusieurs centaines d’heures avec des personnes de l’entourage de Sartre (SdB, R.Aron, Cl. Lanzmann, Arlette Elkaim-Sartre, Michelle Vian, B. Lévy, etc.). Le fondscomprend également des manuscrits sur les notes pour les conférences sur la moraleque Sartre devait tenir à Cornwall University (800 ff°), le texte de la conférencede quatre heures sur la morale faite à l’Institut de Gramsci de Rome, les notesrelatives à l’ouvrage en projet sur « Morale et histoire », quatre pages de notesoù Sartre énumère ses lectures à diverses périodes de vie. Ce fond rejoint le ms.du Sursis et d’autres richesses sartriennes. Les entretiens seront éventuellementaudibles par Internet.2 « Il a raison, pensa-t-elle, j’ai la bougeotte. » Toujours partir, toujours sereprendre, toujours s’enfuir. Dès qu’elle se plaisait un peu quelque part, elle setroublait, elle se sentait coupable et injustifiée [...] « J’ai toujours peur. »Derrière elle, à cent mètres, il y avait la villa de Jacques, la grosse Madeleine,l’ailloli à préparer, les justifications, le repos: elle se remit en marche.[Yale, f° 34, S.,757].
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Isabelle Grell-Feldbrügge
Il s’approcha, il se pencha au-dessus de sa nuque [brune], ilappuya le doigt sur la ficelle. Il aurait voulu lui dire quelquesmots tendres, mais la voix d’Odette [rapide, monotone et précise]n’invitait pas à la tendresse. [...] Elle avait l’air d’une jeunefille. Il ne la regrettait pas. Peut-être parce qu’elle était lafemme de Jacques. Il pensa qu’il oublierait vite ce visage [sivivant,] si modeste. Mais il aurait voulu que son départ lui fasseun peu de peine. [Yale, f° 537, nf° 525, S., 1002]
Parcourant ce feuillet, notre regard se heurte au temps et
à l’aspect de: « Il ne la regrettait pas. ». Ne serait-il pas
conforme à la logique grammaticale d’attendre le conditionnel:
« Il ne la regretterait pas. »? Il, bien sûr, c’est le beau-
frère de la femme à la jolie nuque brune penchée sur ce ballot
rempli de mangeailles que ce soldat emportera dans le train en
direction de la caserne d’Essey-lès-Nancy.1 Nous vérifions. Le
tracé est bien lisible, un trait de plume épais et bleu, les
lettres sont parfaitement dessinées. Non, il est bien écrit: «
Il ne la regrettait pas. »2 suivi de: « Il pensa qu’il oublierait
vite ce visage [si vivant,] si modeste. » Sartre biffe le si
vivant, la face aimée est simplement et plus justement modeste.
Mais qu’aurait-il pu regretter puisque habituellement, on
n’éprouve douloureusement quelque chose de perdu que si on l’a
possédé antérieurement, ce qui n’était pas le cas explicite
dans ce roman? S’agit-il d’un lapsus que personne ne corrigea
parce qu’il était tracé avec une telle assurance que nul ne
pensa qu’il puisse s’agir d’un emploi involontaire, d’un acte
1 Sartre était également mobilisé au camp d’aviation d’Essey-lès-Nancy.2 Thème, d’ailleurs, qui reviendra fréquemment sous la plume sartrienne, dans lesméditations de Mathieu : « Je ne comprends pas; il m’arrive que je pars [fin du f°578, nf° 568] pour la guerre, se dit-il. Ça n’avait pas l’air bien malin etpourtant ce n’était pas clair du tout. En ce qui le concernait personnellement,tout était simple et net: il avait joué et perdu, sa vie était derrière lui,gâchée, je ne laisse rien [derrière moi], je ne regrette rien: pas même Odette,pas même Ivich, je ne suis personne. » [Yale, ff° 578 sq., nf° 568 sq., S, 1021].
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
manqué? L’examen attentif du dossier génétique éclaire-t-il le
sens de cette phrase étonnante?
Reprenant le manuscrit en mains, scrutant attentivement les
biffures, nous observons que la version publiée devait nous
cacher un désir bien moins fugitif que le texte imprimé ne
voulait le faire entendre: les passages éliminés montrent
qu’entre le frère et la belle-sœur s’était développée une
attirance troublante et vive. Retirons ce voile que peuvent
signifier les ratures : Mathieu vient d’apprendre sa
mobilisation. Le futur militaire se prépare à quitter la
maison de Jacques et d’Odette:
Mathieu [s’arrêta sur le pas de] <passa devant> la porte <et montalentement l’escalier.> [« Quoi de neuf ? » « Toujours pareil, ditJacques. Daladier est revenu de Londres. » « Alors? » « Tu pensesbien qu’il n’a rien dit. Il y aura ce discours, ce soir. Tu as dela veine, toi, tu seras dans le train, tu ne pourras pasl’entendre. » « Oui, dit Mathieu, j’ai de la veine. » Jacques sereleva et se tourna vers son frère. « Tu es prêt? » « Je montefermer ma valise et je redescends. [fin du f° 538, nf° 526] Ta femmem’a donné huit jours de vivres. » Jacques se mit à rire. « Lesfemmes s’imaginent toujours qu’on risque de mourir de faim quandon voyage sans elles. » Il prit sur la console un couteau suisseet une boîte de cigares. Mathieu entendit, derrière lui,l’escalier craquer sous un pas léger. « Tiens, dit Jacques. Prenddonc ça. Un cigare de temps en temps ça te remettra d’aplomb. Etce surin, c’est l’arme véritable du fantassin. »1 « Tu es bienbon, dit Mathieu. Ils se regardèrent en riant. Mathieu sentaitnaître en lui une tendresse honteuse pour son frère. « C’est parceque je vais le quitter, pensa-t-il. Il se détourna et montalentement l’escalier. Il n’était pas mécontent de s’en aller. Ils’approcha de sa chambre et posa la main sur le loquet de la
1 En offrant son couteau, symbole du sexe masculin, à son frère, Jacques ne luipermet-il pas symboliquement d’aimer son épouse? Et si nous portons notreattention sur les lexèmes, le mot « fantassin » rappelle le petit Poulou qui s’enallait en guerre pour sauver les femmes. Quel beau passage révélateur Sartre a-t-il biffé un peu plus tard: « Il se rassit, [si je l’aimais, je mettrais autant detemps à défaire ces ficelles qu’elle en a mis à le nouer.] Il prit [le] <son>couteau [Suisse de Jacques] et [les] trancha <les ficelles.>[Il était saisi d’une hâtefébrile,] il [voulait] <avait hâte de> manger [vite], comme s’il devait avoir finià temps pour entendre le discours d’Hitler. » [Yale , f° 566, nf° 556, S., 1015]Matthieu se sert du couteau de Jacques et se sent tout d’un coup près de la femmequ’il aime. Avec le couteau de son frère, symbole phallique, il lui prend saplace.
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Isabelle Grell-Feldbrügge
porte. Comme il allait ouvrir, il entendit un bruit de pasderrière lui et se retourna. C’était Odette. Elle était rouge etses yeux brillaient. Il la trouva belle. Elle le regarda un momentd’un air dur; il se sentit gêné et fit passer le paquet dans sonbras gauche, pour se donner une contenance. Elle le regardaittoujours; son [fin du f° 539] visage étincelant avait perdu sadiscrétion habituelle. « Odette, dit-il. Elle s’approcha de lui etposa ses lèvres contre les siennes. Elles étaient brûlantes etsèches, comme ses mains. Il fit un mouvement pour la prendre dansses bras mais elle lui échappa et descendit l’escalier sansretourner la tête. (3-4 mots ill.) Je ne l’oublierai pas. Il sesentait lourd.] [Yale, ff° 538 sqq., nf° 526 sqq., S., 1002 sq.]
Les yeux brillent, les corps sont chauds, les voix, nous les
imaginons frémissantes, trahissant un égarement. Nous
percevons presque les frissons parcourir la nuque bronzée
d’Odette, nous sentons la tension retenue entre ceux qui
devaient, plus tard, enfin pouvoir s’unir... Ça y est, Sartre
guide ses protagonistes vers cet amour illicite qui devait,
plus tard, être un bonheur.
Mais cette scène est reconnue impossible. Le désir une fois
apparu, comme une étincelle qui jaillit d’un feu tamisé et qui
pourrait consumer les héros, doit être repris. Sartre saisit
son stylo et barre des mots qui le dérangent, qui lui
déplaisent. Le fragment réclame une comparaison entre le texte
premier et la version définitive:
Elle se tenait sur la dernière marche, elle était pâle et leregardait. « Odette », dit-il. Elle ne répondit pas, elle leregardait toujours, d’un air dur. Il se sentit gêné et fit passerle paquet sous son bras gauche pour se donner une contenance. «Odette », répéta-t-il. Elle s’approcha de lui, elle avait unvisage indiscret et prophétique qu’il ne lui connaissait pas. «Adieu », dit-elle. Elle était tout près de lui. Elle ferma lesyeux et tout d’un coup posa ses lèvres contre les siennes. Il fitun mouvement pour la prendre dans les bras mais elle lui échappa.Déjà elle avait repris son air modeste; elle descendit l’escaliersans retourner la tête. (S., 1002 sq.)
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
Ont succombé :
1. « Elle était rouge et ses yeux brillaient. Il la trouva
belle. »
2. « […] son visage étincelant avait perdu sa discrétion
habituelle. »
3. « Elles [les lèvres] étaient brûlantes et sèches, comme
ses mains. »
4. « Il se sentait lourd. »
Les ajouts les plus remarquables étant: « visage indiscret et
prophétique », et : « Déjà elle avait repris son air modeste ». Que s’est-
il passé? La rougeur d’Odette, signe littérairement codé
depuis Mme Bovary comme l’expression du désir sexuel, est
remplacée par la pâleur et surtout par « visage indiscret et
prophétique ». Il y a ici transformation littéraire
intéressante : au lieu d’un cliché naturaliste, Odette devient
figure dramatique, qui annonce la mort probable : Mathieu va
se faire tuer. Mais, du point de vue qui nous intéresse ici,
autre chose attire encore plus notre attention: on dirait que
l’auteur, ayant éliminé les adjectifs se référant
manifestement au désir menant à l’adultère, ait voulu
dédramatiser ce passage trop clair dans sa représentation du
désir charnel. Pourquoi cette discrétion inhabituelle chez
Sartre, à qui les critiques, maintenant encore, reprochent
avec hargne la rudesse de son vocabulaire, blâmant l’auteur de
violer avec une inconvenance scandaleuse toutes les lois
morales? Si Sartre se montrait habituellement très discret sur
sa sexualité vis-à-vis des interlocuteurs n’appartenant pas à
la « famille », qu’en est-il de ses personnages? Leur offre-t-
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Isabelle Grell-Feldbrügge
il des possibilités d’expression qu’il ne se permettait pas
lui-même? Ecrit-il quelque part qu’Odette est une femme de
chair, qu’elle ne faisait pas seulement partie de
l’ameublement de son mari, mais qu’elle lui appartenait aussi
en tant que sujet sexué? Deviendra-t-elle « de velours » comme
Lola, la chanteuse de bar dans les bras de Boris, l’ancien
élève de Mathieu? Jean-Paul, amusé, content de son coup,
s’esclaffe : « De velours?! Dans les bras de ce bourgeois
odieux? Ha! Voyez cet homme de bien se dégonfler, (se)
débander! » Et de nous renvoyer à la première section de La Mort
dans l’âme où nous rencontrons Odette et Jacques sur la route de
Juan-les-Pins, fuyant l’armée allemande: le soir est tombé,
Jacques demande à une fermière un lit pour la nuit, lit
qu’elle lui refuse. Lorsqu’il rejoint la voiture, de méchante
humeur parce qu’on ne le respecte pas - il considère en avoir
le droit par sa naissance - il siffle un « vieille sorcière » à
l’égard de la femme se tenant encore dans l’encoignure de la
porte. Odette, fatiguée, pense à Mathieu.
Pour « vieille sorcière » non; il aurait trouvé autre chose, ilaurait dit « vieille peau, vieux débris, vieux machin » mais pas «vieille sorcière », tu lui envies son argot; non, il n’aurait riendit, les gens nous auraient ouvert la porte à deux battants, ilsnous auraient donné leur lit, leurs draps, leurs chemises, il seserait assis au bord du lit, sa grande main posée à plat sur lacourtepointe rouge, il aurait dit en rougissant: « Odette, ilsnous prennent pour mari et femme » et je n’aurais rien dit, ilaurait dit: « Je vais coucher sur le plancher » et j’aurais dit: «Mais non, tant pis, une nuit est vite passée, tant pis, dormonsdans le même lit »; viens, Jacques, viens, bouche mes yeux, écrasema pensée, occupe-moi, sois pesant, exigeant, accaparant, ne melaisse pas seul avec lui. » [ms. Paris, cah. III, f° 97, MA,1301. L’édition publiée ne souligne plus les impératifs.]
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
Le désir de la jeune femme pour son mari se révèle n’être
qu’une réaction violente à la pensée d’adultère qui dérange
son univers qui, jusqu’ici, avait été stable.
Elle avait peur d’elle-même; elle se rappelait les enviesviolentes et irrésistibles qui la bouleversaient quand elle étaitjeune fille. Peut être qu’elles allaient revenir à présent. [ms. Paris, cah. III , f° 110, MA, 1307]
C’est uniquement pour se refuser de penser à Mathieu
qu’Odette veut être possédée par Jacques. Elle ne peut vouloir
jouir. Et avant tout pas grâce à un homme indigne d’effleurer
cette chair si tendre que la fantaisie enfantine avait souvent
devinée sous la chemise. Si cela doit être imaginé,
imaginarisé, rendu réel par le tracé, ce sera pour décrire un
viol consenti:
[...] à présent il était là, penché au-dessus d’elle, [il existaiten général, il passa une main générale sur son corps, il poussa unsoupir général.] [ms. Paris, cah. III, f° 97, MA, 1302]
Ce f° 97 a été multiplement repris, retravaillé. Une autre
variante se lit:
[...] ce n’est pas un mari, c’est une idée générale; je l’appellemais il n’aide pas. Elle lui sourit [en général] parce qu’il fauttoujours lui sourire, elle <lui> offrit [à l’idée de Jacques uneidée de sourire, elle avait généralisé toute la surface de soncorps. Elle était en surface.] [ms. Paris, cah. III, f° 98, MA,1302]
La version définitive se présente comme suit:
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Isabelle Grell-Feldbrügge
[...] ce n’est pas un mari, c’est une idée générale; je l’appellemais il n’aide pas. Elle lui sourit parce qu’il faut toujours leursourire, elle lui offrit le calme et la douceur de la nature,l’optimisme confiant de la femme heureuse; par en dessous elle sefondait à la nuit, elle se diluait dans cette grande nuit fémininequi recelait, quelque part dans son cœur, Mathieu; il ne souritpas, il se frotta le nez, c’est un geste qu’il a emprunté à sonfrère, elle sursauta: « Mais qu’est-ce que j’ai pensé, je dorsdebout, je ne suis pas encore cette vieille femme cynique, j’airêvé », la parole s’enfonça dans la nuit de sa gorge, tout estoublié, il ne restait plus que leur double et calme généralité.
Nous retenons principalement de ces altérations que
l’auteur voulait souligner qu’Odette est parfaitement
consciente du jeu dans lequel elle s’est laissée entraîner en
épousant Jacques. Ensuite, qu’elle rêve de Mathieu au moment
où elle est possédée par l’homme légal. Sartre biffera d’un
trait l’aveu qu’elle n’est avec Jacques qu’« en surface » et
utilisera un vocabulaire plus évasif, plus poétique, plus
féminin peut-être: « Elle lui sourit parce qu’il faut toujours leur sourire, elle
lui offrit le calme et la douceur de la nature, l’optimisme confiant de la femme
heureuse; par en dessous elle se fondait à la nuit, elle se diluait dans cette grande
nuit féminine qui recelait, quelque part dans son cœur ». Mathieu, forcé de
se plier à un ordre militaire, quitte Odette, l’abandonne à
son sort: « Il avait suffi d’une affiche sur un mur et c’était redevenu entre eux
comme autrefois: elle était redevenue la femme de Jacques, il ne trouvait plus rien à
lui dire. » [Yale, f° 118, S., 811].
Il se battra pour elle, plus tard, nous promet l’auteur.
« Tu ne dois pas convoiter la femme d’un autre. »
Mathieu et Odette s’aimaient,elle quittait Jacques, ilsconnaissaient la plénituded’une passion consentie. Arrêté,Mathieu mourait sous les
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
tortures, héroïque non paressence mais parce qu’il s’étaitfait héros.
(La Force des choses, I)
Nous savons par la bouche de l’auteur que Mathieu devait,
dans La dernière chance, rende enfin heureuse la mal-mariée. Il va
de soi que la séduction n’équivaudra en rien à un rapt. Elle
ne se fera pas dans le noir, la femme ne sera pas conquise à
la va-vite pour, ensuite, tomber dans un grand trou comme cela
était de coutume chez les Schweitzer et les Sartre. Non,
Odette, choisira consciemment l’homme avec qui elle vivra un
amour vrai. Mathieu ne sera pas enchanteur, enjôleur, il
n’égarera pas sa compagne. Au contraire: il se l’attachera par
son intelligence, par ses grandes mains calmes; il la
fascinera avec son regard clair, son désir de comprendre le
monde, de la comprendre, aussi.
Mathieu pensait à Odette, il avait rêvé d’elle, ils se tenaientpar la taille et ils chantaient la barcarolle des Contes d’Hoffmannsur le ponton du provençal. A présent il était nu et suant sur sonlit, il regardait le plafond et Odette lui tenait compagnie. « Sije ne suis pas [fin du f° 95 ] mort d’ennui, c’est bien à elle queje le dois. »1 Une humeur blanchâtre tremblait encore dans sesyeux, un peu de tendresse tremblotait encore dans son cœur. Unetendresse blanche, une triste petite tendresse de réveil, unprétexte à rester couché sur le dos quelques instants de plus.Dans cinq minutes l’eau froide coulerait sur sa nuque et dans sesyeux, la mousse de savon crépiterait dans ses oreilles, ledentifrice empâterait ses gencives, il n’aurait plus de tendressepour personne. Des couleurs, des lumières, des odeurs, des sons.Et puis des mots, des mots courtois, des mots sérieux, des motssincères, des mots drôles, des mots jusqu’au soir. Mathieu,...pfftt! Mathieu, c’était un avenir. Il n’y a plus d’avenir. Il n’ya plus de Mathieu qu’en songe, entre minuit et cinq heures dumatin.
1 C’est grâce à Anne-Marie que Poulou put supporter sa solitude et son ennui. Cene sera que bien des années plus tard, en 1917, qu’il devint muet vis-à-vis decelle qui fut sa meilleure amie jusque-là. « Le remariage de ma mère a entraîné une rupturede ma part, une rupture très nette; je l’ai éprouvée comme trahison, même si je ne lui ai jamais dit. »Interview inédite avec J. Gerassi.
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Isabelle Grell-Feldbrügge
[Yale, ff° 95 sq , S., 801]
Le romancier rêve des terres perdues.
« Quand on va au fond des choses, affirme Philippe Lejeune, on devine
que d’une certaine manière la rupture a aussi consisté à ne pas rompre, c’est-à-
dire à faire violence à sa violence, à la retourner contre soi-même; et que s’il est
difficile de dire la rupture, c’est que la rupture a consisté à ne pas dire. A faire
comme si de rien n’était. »1 C’est exactement ce que réalise Mathieu
vis-à-vis d’Odette lorsqu’il s’agit de la laisser à son mari
puisque lui doit quitter la maison pour devenir adulte. Il ne
dira rien, elle ne dira rien. Silence. Connu.
Conclusion
« Vous vous êtes aperçu que j’existais, dit Odette. Et ça vous a porté un coup. » En
effet, Sartre a discerné dans son personnage une figure
maternelle. Il s’est rendu compte qu’elle existait encore pour lui
et ça lui a porté un coup. Les premières images écrites lui ont
révélé qu’il n’avait toujours pas surmonté la frustration
enfantine dont sa mère était responsable. Elle qui avait été
sa possession la plus intime, elle la traîtresse, celle qui a
fui, qui s’est échappée de ses bras, existe. D’ailleurs, le
lecteur attentif aura remarqué combien ce terme « échappe »
est fréquent quand il s’agit d’Odette: le sable échappe des
mains, ses traits de visage lui échappent, elle lui échappe...
Sartre, en créant ce trio des plus réels, semblait osciller
entre la réminiscence et le fantasme. Il est devenu évident
que sa déclaration à Michel Contat selon laquelle Odette « est
un personnage entièrement inventé, même si elle doit quelque chose à Mme Morel
pour son cadre de vie » (OR), est honteusement simplifiée et que1 Ph. Lejeune, « Ça s’est fait comme ça », Poétique, n° 35, 1978, p. 269-304, p. 284.
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
nous ne pouvons pas le suivre quand il affirme qu’elle ne
traduit probablement aucun fantasme œdipien. A première vue,
Odette est une femme assujettie mirant la figure maternelle:
aimée - mais mal -, asservie par un homme que Mathieu, parent
de la femme, voudrait sauver mais qu’il préférera finalement
délaisser. Nous avons assisté à travers l’acte créatif et
imaginatif de ce trio à un combiné très complexe d’un
interdit, de l’aspiration à sa transgression qui s’avère être
impossible, le tout accompagné de traces mnésiques
resurgissant à la surface. La faculté de transformer le vécu
intérieur, les craintes, les peines, en phénomènes extérieurs,
en signes matériels dont font figure les mots, en transférant
en eux certains des désirs, des affects, de sorte que cette
fiction devienne vivante, protège notre auteur de sombrer dans
l’auto-apitoiement. Qui perd gagne.
Nous disions qu’Odette devait, dans le dernier volume,
sortir de l’espèce d’aliénation où elle avait vécu, acquérir
une véritable lucidité et accompagner Mathieu dans ses
activités de résistant. Sartre abandonna: il était
inadmissible, dit-il, pendant la guerre froide, de s’amuser à
raconter des histoires de la Résistance. A ce moment-là,
racontait-il à qui voulait l’entendre, c’étaient Les Mandarins
qu’il convenait d’écrire. L’auteur ne se mystifierait-il pas
lui-même sur les raisons de son abandon? N’en existerait-il
pas une autre, moins pesante mais plus secrète, pour ne pas
rendre heureuse Odette ? Nous osons prétendre qu’il était
insupportable à Sartre de permettre à son alter ego Mathieu de
vivre un amour-passion avec l’incarnation fictionnelle de sa
mère, la femme de Jean-Baptiste. En effet, il était impossible
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Isabelle Grell-Feldbrügge
d’écrire un roman sur la « résistance », sur Anne-Marie
résistant à son fils, sur la rébellion du garçon devenu adulte
contre la tromperie de celle qui lui appartenait si purement.
Une résistance traduit toujours un refus. Écrire sur la
résistance, en termes psychanalytiques, est demander à parler
des actions de défense inconscientes. Résister, c’est encore
l’ » action de résister à quelqu’un en se refusant à ses entreprises amoureuses.
» Mathieu résistera; parce que Sartre le veut. Il rompt avec
Odette. Pas ouvertement. Sartre ne l’avait pas fait non plus
avec Anne-Marie. Mais il la quitte en douce, « comme si je n’avais
pas voulu avoir de chagrin et j’avais jugé mieux de faire la rupture. » 1
Sartre n’a jamais entamé la textualisation de l’amour
charnel entre Mathieu et Odette. Si nous prenons le terme «
textualisation » comme le voit S. Doubrovsky, « une transformation
à partir du matériau propre de [sa] propre vie »2, nous pouvons comprendre
pourquoi elle n’a pas eu lieu. Au moins cinq motifs reposant
sur des niveaux multiples permettent de pénétrer ce recul
devant la concrétisation d’un rêve qui avait longuement hanté
l’auteur des Chemins de la liberté:
1. M. Mancy décède pendant la rédaction de la suite du Sursis,
le 21.01.45, à l’âge de 70 ans. Le rival mort, la conquête
d’Odette, sa femme, la séduction de cette femme qui l’aimera
d’amour et d’adoration, deviendra futile. Mme Mancy
emménagera au 24, rue Bonaparte et Poulou put enfin réaliser
sa promesse enfantine: étendre sa main sur elle pour la
protéger. (Raison extrinsèque; réalité.)
1 Idem, p. 284.2 Entretien de L. Leonelli avec S. Doubrovsky, in NRV, n° 3, p. 85-92.
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Odette - Jacques - Mathieu : une triste histoire d’amour
2. L’auteur oblige sa mère - coupable de l’avoir délaissé
pour un autre - à rester prisonnière, aliénée à celui qu’elle
lui a préféré, ce bourgeois de mauvaise foi. Une fois punie,
lorsqu’elle aura enfin réalisé sa faute, qu’elle se repentira
et qu’elle ne souhaitera rien de plus que de le suivre, il la
laissera tomber (Raison inhérente; jeu.).
3. Poulou ne peut voler sa mère à son vrai père sans accepter
la complicité du meurtre. Prenant la mère au père, il ne
serait pas mieux qu’Égisthe décrit dans Les Mouches (Raison
morale; inconscient).
4. Sartre s’est rendu compte que Mathieu, son alter ego
décapité, ne serait pas capable d’être à la hauteur des rêves
de cette femme, de l’amour qu’elle demandait. Tôt ou tard,
elle aurait aspiré à l’amour infini, aux ravissements, aux
élévations. Mais nous le savons : Sartre, tout comme son
héros, refusaient à cor et à cri de jouer au mâle durant
toute une vie. Sa liberté personnelle lui était bien trop
chère pour l’offrir une fois pour toutes à une femme sexuée
donc dangereuse parce que visqueuse. D’ailleurs Mathieu, tel
que Sartre l’avait conçu, n’aurait pas été crédible, lié à
une femme (Raison professionnelle ; logique).
5. Sartre refusait la possession. Quand il aimait un objet,
il le donnait immédiatement à quelqu’un, non pas par
générosité mais parce qu’il voulait que les autres soient
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Isabelle Grell-Feldbrügge
esclaves des objets, et non pas lui1 (Raison philosophique;
liberté).
Chacune des ces cinq raisons à sa part dans le délaissement
d’un avenir heureux de Mathieu et Odette. Nous avons vu que
Sartre, maître de l’écriture du silence, du clair-obscur,
brouille les pistes à la dernière minute en récrivant
quelques passages, en éliminant d’autres. Si averti qu’il fût
de l’intensité de l’imaginaire, l’auteur ne livrera que des
fragments de ses représentations intrapsychiques, affinant
l’art du semi-aveu, renfermant les résidus subreptices d’une
inquiétante familiarité dans de brèves notations
autobiographiques.
1 Dans son interview pour Harpers Bazar, janvier 1946, p. 160, Simone de Beauvoirdit de Sartre: « Férocement décidé, dès le début, à être un homme libre, Sartre s’est tenu à l’écart detout ce qui pouvait lui être à charge ou l’enchaîner à un endroit. Il ne s’est jamais marié; il n’a jamais acquisaucun bien. » Cité in M. Contat, M. Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970,p. 418.
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