« Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques », Légicom, n° 51...

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Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique Aspects techniques et politiques », in J.-M. Bruguière et alii, Le livre numérique : une révolution juridique en marche ?, Victoires éditions, coll. Légicom, 2013, p. 61 s. manuscrit de l’auteur, extraits ( droits cédés aux éditions Victoires)

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Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique –

Aspects techniques et politiques », in J.-M. Bruguière et

alii, Le livre numérique : une révolution juridique en

marche ?, Victoires éditions, coll. Légicom, 2013, p. 61 s.

manuscrit de l’auteur, extraits (droits cédés aux éditions Victoires)

2 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

Cela fait cinq cents ans que le livre est le complice de tous les bouleversements

— socio-politico-économiques — qui affectent le monde. Mais, aujourd’hui, il est

plus qu’un moyen de révolution ; il est la révolution. Le numérique remplace le

papier et le livre n’échappe pas à la rupture technologique1. Or, du défi

technologique au défi juridique, il n’y a qu’un pas. Et, parmi le défi juridique, il se

trouve toujours une bonne part de défi fiscal.

Le livre est certainement le premier mass media de l’histoire. Depuis le XVe

siècle, son support est le papier. Depuis quelques mois, son support est aussi l’écran.

Et, dans quelques mois — une fois la « grande conversion » achevée2 —, son

support ne sera plus que l’écran. C’est bien de révolution qu’il faut parler. Le livre

numérique n’est d’ailleurs qu’une facette de bouleversements qui se situent à l’égal

de la découverte du feu, l’invention de la roue ou… l’invention de l’écriture et,

beaucoup plus tard, celle de l’imprimerie. L’avènement du monde de l’internet et du

numérique — qui, par hasard mais symptomatiquement, correspond au passage dans

le troisième millénaire — interroge le droit et, spécialement, le droit fiscal3. Les

régimes juridiques existants peuvent-ils « naturellement » s’adapter aux nouvelles

technologies et à l’accélération du temps ? Ou revient-il au législateur et/ou au juge

d’intervenir afin de prévenir l’ « obsolescence programmée » du droit ?

Assurément, publications numériques et publications imprimées ne sont « ni

tout à fait [les] mêmes, ni tout à fait [des] autres » 4

. Les règles de droit doivent alors

évoluer partiellement, s’adapter en quelques points, mais sans doute pas être

refondues totalement. La révolution technologique n’entraînera pas de révolution

juridique. Le droit doit se montrer compréhensif et flexible à l’égard de l’armada

numérique, mais il ne doit pas s’y soumettre et la suivre aveuglément. Seulement,

l’équilibre est instable et l’entreprise délicate pour ceux qui défendent la forteresse

juridico-étatique. Internet a déjà démontré combien il pouvait se passer de droit et,

surtout, d’État. Or, s’il peut être du « droit sans l’État »5, il ne peut être de « droit

fiscal sans l’État ».

S’intéresser aux aspects de droit fiscal est certainement révélateur de

mouvements qui le dépassent. En effet, alors que rien n’est plus juridique et étatique

que du droit fiscal, rien n’est plus anti-juridique et anti-étatique que la numérisation

et l’internetisation de la planète. Le fait que les règles fiscales applicables au livre

survivent sans peine dans le « nouveau monde » ou, au contraire, ne s’acclimatent

1 B. PATINO, Le devenir numérique de l’édition. Du livre objet au livre droit, La Documentation française,

2008.

2 M. DOUEIHI, La grande conversion numérique, Le Seuil, 2008.

3 Cf. B. BARRAUD, « De l’imprimé au numérique. Le régime juridique des médias écrits à l’épreuve de leur

dématérialisation », RLDI, n° 85, sept. 2012, p. 105 s.

4 F. BENHAMOU, « Le livre numérique, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre », Esprit, mars 2009,

p. 73 s.

5 L. COHEN-TANUGI, Le droit sans l’État, Puf, coll. Quadrige, 2007.

3 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

guère à la dématérialisation est un indice nécessairement probant quant à de lourdes

tendances affectant les droits et, plus largement, les sociétés.

Si les techniques et mécanismes fiscaux ne varient guère, quel que soit le

domaine, il en va différemment des fins poursuivies. Aussi convient-il de distinguer

les problématiques de fiscalité générale, où ces premiers ont pour fonction de

financer — en partie — les dépenses publiques, et les problématiques de fiscalité

incitative ou dissuasive, où ils sont utilisés dans le but d’encourager ou limiter

certaines activités. La fiscalité peut donc être analysée tantôt comme simple

technique neutre et objective (I), tantôt comme instrument au service de décisions

politiques (II).

I. Éléments de technique fiscale applicables au livre

numérique

Avec le livre numérique, de nouveaux modèles économiques sont appelés à se

développer, la vente physique au sein des librairies étant par nature impossible. À

l’avenir, que l’e-book soit offert en échange de quelques secondes ou minutes de

« temps de cerveau disponible » — c’est-à-dire proposé par un service qui se finance

en vendant ce « temps de cerveau » à des annonceurs —, qu’il soit vendu

directement par l’éditeur, sans intermédiaire aucun, ou qu’il soit présenté parmi des

bouquets, forfaits et autres abonnements donnant accès à un catalogue, les

mécaniques fiscales seront certainement mises au défi. Pour l’heure, toutefois, il

semble que peu d’éléments, mis à part la matière, distinguent le livre numérique du

livre papier. Avant de chercher à appréhender l’activité de l’e-éditeur (B), la

technique fiscale doit déjà arrêter la notion de livre numérique (A).

A. La notion de livre numérique comprise par le droit fiscal

[…]

B. L’activité de l’éditeur numérique saisie par le droit fiscal

[…]

II. Réflexions de politique fiscale autour du livre numérique

Toutes les activités médiatiques, qu’elles soient écrites ou audiovisuelles,

bénéficient du soutien public, ce dernier étant, selon les cas, plus ou moins

prononcé. Pareil encouragement passe soit par une réduction des charges des

4 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

entreprises concernées, soit par l’augmentation de leurs revenus. Aussi les aides

prennent-elles une multitude de formes, souvent sans qu’aucun semblant de

cohérence ou de logique ne les relie les unes aux autres. Elles peuvent ainsi consister

en un régime de subventions, un régime économique attractif ou encore un régime

fiscal de faveur — quand impôts et taxes deviennent, paradoxalement, aides

publiques —. Tandis que, principalement, ces faveurs visent à garantir les

pluralismes et la liberté de communication, la fin poursuivie par la fiscalité des

médias est d’abord le soutien à la création culturelle et à sa diffusion. Le législateur

participe alors de la diversité culturelle, par des mécanismes d’incitation et de

solidarité. La fameuse « exception culturelle » est au centre du jeu, se faisant sentir

surtout dans le domaine cinématographique.

Or, de ce point de vue, le livre, écrit comme numérique, compte plutôt parmi

les parents pauvres. Sans doute l’État s’intéresse-t-il de longue date au sort juridique

et économique des acteurs de la chaîne du livre, en faisant un marché très largement

régulé1 — la proposition de loi adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 3

octobre 2013 et ayant pour objet d’interdire la gratuité des frais de port en cas

d’achat à distance en est le dernier témoignage — ; il n’a cependant jamais estimé

nécessaire de voler au secours d’un secteur longtemps demeuré fleurissant et qui,

aujourd’hui, se montre capable de prévenir les dégâts potentiellement attachés à

l’évolution des technologies et à celle des modes de vie et de consommation

culturelle qui l’accompagne. Alors que, dans certains secteurs, les aides publiques

sont une question de survie, le marché du livre demeure suffisamment dynamique

pour pouvoir au moins vivoter sans soutien étatique. Il est d’ailleurs abusif de dire

que l’État s’enquiert du sort du livre, car ce n’est que celui des libraires qui lui est

important. À moins que des motivations tout autres conduisent la sphère politique à

ne pas encourager l’édition ? Comparativement, ce sont en tout cas des sommes

himalayennes qui maintiennent — difficilement — debout une presse écrite

imprimée qui titube chaque jour davantage.

La littérature relative à ces questionnements est quasi-inexistante. Mis à part

quelques brefs articles détaillant les évolutions retenues chaque année parmi les lois

de finances, les orientations politico-fiscales adoptées sont trop peu commentées.

Cette apparente indifférence se comprend difficilement. Si la technique fiscale est

globalement neutre, tel n’est évidemment pas le cas des choix politiques qui les

chapeautent ; et il y a beaucoup à dire2. Certainement le retrait de la doctrine peut-il

s’expliquer par le manque d’homogénéité de la matière, par sa complexité et par sa

volatilité ; mais, concomitamment, l’intérêt est pluriel.

Bien que le livre numérique profite désormais d’un taux réduit de TVA, ce qui

n’est pas le moindre des acquis (B), les politiques fiscales incitatives se font rares,

1 Y. GAILLARD, La politique du livre face au défi du numérique, rapport pour le Sénat au nom de la

Commission des finances, 2010.

2 Cf. B. BARRAUD, « Le régime fiscal des médias. Étude critique d’une “foire aux niches” », RLDI, n° 83,

juin 2012, p. 87 s.

5 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

spécialement en comparaison de leur omniprésence dans le domaine de la presse

écrite (A).

A. La maigreur des dispositifs fiscaux incitatifs à l’édition électronique

La fiscalité des médias se contente parfois d’être un simple instrument de

police ; ainsi les contenus pornographiques sont-ils systématiquement surfiscalisés.

Souvent, néanmoins, elle est la traduction technique de choix politiques forts, ne

relevant pas de l’évidence, arbitraires. Il est, dès lors, parfaitement opportun de

mesurer la pression fiscale exercée sur un secteur d’activité, en l’occurrence celui du

livre numérique ; étant précisé que le principe de neutralité technologique, qui se

situe aujourd’hui au carrefour du droit des réseaux et des médias, implique l’égalité

de traitement entre l’imprimé et l’électronique. Ainsi les observations et conclusions

établies à propos du premier sont-elles normalement valables au sujet du second et

réciproquement.

Deux mécanismes principaux sont utilisés par les pouvoirs publics afin de

soutenir fiscalement un domaine d’activité quelconque : les réductions d’impôt, qui

permettent seulement d’épuiser l’impôt brut, sans le dépasser ; et les crédits d’impôt,

plus attractifs, qui s’apparentent, in fine, à de véritables subventions.

La presse écrite et imprimée, qui évolue dans le contexte économique que nul

n’ignore, profite d’un intense soutien public qui se traduit spécialement en matière

fiscale, à travers divers réductions et crédits d’impôt. L’article 39 bis A du CGI

prévoit un régime fiscal de faveur en matière d’impôt sur les bénéfices pour « les

entreprises exploitant soit un journal quotidien, soit une publication de périodicité au

maximum mensuelle consacrée pour une large part à l’information politique et

générale ». Lesdites entreprises peuvent « constituer une provision déductible du

résultat imposable […] en vue de faire face à [certaines] dépenses ». La loi du 12

juin 2009 (« HADOPI ») a étendu cette disposition aux services de presse en ligne.

De plus, en vertu de l’article 220 undecies du CGI, le crédit d’impôt peut également

servir au financement de prises de participation dans des entreprises ayant pour

activité principale l’édition d’une publication périodique ou d’un service de presse

en ligne. Quant à l’article 1458 du même Code, il dispose que « sont exonérés de la

cotisation foncière des entreprises les éditeurs de feuilles périodiques et les sociétés

dont ils détiennent majoritairement le capital […] ». Et ces mêmes éditeurs d’être

encore exonérés de taxe professionnelle, à condition que la partie littéraire,

scientifique ou d’information constitue l’essentiel de la publication (article 1458, 1°

du CGI).

Certes, afin d’encourager la parution d’écrits à commercialisation lente et

difficile, les libraires — toujours eux — sont autorisés à constituer une provision ne

dépassant pas 40 % de la valeur moyenne d’inventaire des ouvrages neufs publiés

depuis plus d’un an et dont le dernier réapprovisionnement remonte à plus de trois

mois. Mais cette disposition — à l’identique de celles présentées en la première

6 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

partie de cette étude —, ne peut matériellement concerner les « libraires

numériques ».

Au-delà de la grave crise du lectorat affectant la presse, qui ne saurait être

niée, d’aucuns se demandent s’il ne s’agit pas aussi sinon surtout de « répondre aux

revendications d’un secteur d’activités “faiseur d’opinion”, dont les responsables

politiques espèrent, en retour, qu’il se montre conciliant à leur égard »1. À chaque

changement de majorité à l’Assemblée nationale correspondent des mécanismes

nouveaux répondant à des exigences nouvelles, alors que, dans le même temps, nul

n’ose proposer de supprimer les anciens qui, peut-être, ont perdu de leur légitimité.

Il semblerait que le livre, lui, n’ait ni la puissance ni l’influence d’un quatrième (ou

cinquième) pouvoir. Il est trop peu d’ouvrages d’orientation politico-polémique

parmi le total des publications ; là où la loi précise que seule la « presse

d’information politique » a accès aux régimes de soutien. Le secours aux journaux et

magazines peut encore s’expliquer de façon plus noble, en avançant la volonté de

préserver le pluralisme des courants d’opinion — principe que le Conseil

constitutionnel couve paternellement2 — par la prévention d’une concurrence par

trop féroce. Il n’en demeure pas moins certain que le pouvoir politique n’est pas prêt

à entrer en conflit avec des industries médiatiques capables de modeler la psyché

collective.

Par ailleurs, les aides publiques aux éditeurs de presse sont accordées sans

aucun égard quant à la réalité de la contribution à la diffusion de la culture, au débat

démocratique ou à l’information du public. Or ce sont ces objectifs qui, selon le

législateur, justifient leur existence. La quasi-automaticité du soutien, et en premier

lieu de l’octroi des réductions d’impôt, est d’autant plus critiquable que, dans le

même temps, nombre d’œuvres et de documents de qualité pourraient être publiés si

les éditeurs percevaient des contributions publiques substantielles. Seulement, toute

distorsion de concurrence est prohibée ; les entreprises exerçant une activité

identique doivent être traitées également, ce qui oblige à rejeter toute intrusion du

subjectivisme. Il n’en demeure pas moins que réfléchir à la pertinence et à

l’efficacité d’un régime fiscal paraît naturel alors que le peuple consent chaque

année à l’impôt. Les profiteurs rôdent et l’assistanat économique comme la

dépendance aux pouvoirs politiques ne sont jamais sains, tandis que c’est toujours

aux citoyens-contribuables qu’il revient de compenser le manque à gagner induit par

les privilèges fiscaux.

Aborder la question de la TVA ne permet que modérément de nuancer ces

propos puisque, alors que le livre — dont le livre numérique — se voit appliquer un

taux réduit, la presse — mais pas la presse en ligne — se voit appliquer un taux

super-réduit.

1 E. DERIEUX, « Les aides publiques aux médias. Objectifs, effets et réalités », RLDI, n° 61, juin 2010,

p. 72.

2 Déc. n° 82-141 DC du 27 juillet 1982 ; Déc. n° 86-217 DC du 18 sept. 1986 ; Déc. n° 89-271 DC du 11

janv. 1990.

7 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

B. La tardive extension du taux réduit de TVA au livre numérique

Il n’est plus besoin de démontrer la congruence des politiques publiques

menées en matière de librairie et d’édition de livres1 ; et certainement l’accès au

taux réduit de TVA est-il une pierre angulaire de cet édifice. Le fait que, souvent, ce

sont de parfaites décisions politiques qui se traduisent par les appareils fiscaux

apparaît ici clairement : soit le taux réduit ne profite qu’aux livres imprimés, ce qui

avantage les libraires mais nuit aux éditeurs ; soit le taux réduit est étendu aux livres

numériques, ce qui profite aux éditeurs mais pénalise les libraires. La récente

disparition de la distorsion physique/virtuel est donc une opportunité offerte aux

éditeurs alors même que ce sont les libraires qui appellent en priorité le soutien

public face aux déferlantes technologiques. L’esprit de la loi de 1981 aurait-il

disparu ? Rien n’est moins sûr à l’aune du projet de loi « anti-Amazon » récemment

discuté par les chambres.

La TVA étant un impôt « indirect », ce sont d’abord les consommateurs qui se

trouvent touchés puisque c’est à eux qu’il incombe, en définitive, de le supporter.

Du point de vue des opérateurs économiques, en revanche, la TVA pourrait être

analysée comme neutre dès lors qu’ils perçoivent puis reversent la même somme. En

réalité, le taux de la TVA n’est assurément pas anodin ou secondaire pour des

entreprises dont les ventes sont nécessairement déterminées, pour une part

conséquente, par le prix affiché. L’application d’un taux réduit s’apparente donc à

un régime de soutien, tout autant que les crédits et réductions d’impôt. Et le sujet est

d’autant plus crucial que, à l’instar des pratiques qui existent en matière de

commerce électronique, la concurrence fiscale entre les États s’accentue ô combien

dès lors que l’on passe du monde physique au monde immatériel2.

Initialement, en vertu de l’article 278 bis 6° du CGI, le taux réduit de TVA

concernait uniquement les opérations relatives à des livres imprimés, y compris leur

location. Par la suite, il a été étendu, dans un premier temps, au « livre » audio3,

puis, consécutivement à l’adoption de la directive du 5 mai 20094, à l’ensemble des

livres homothétiques sur support dématérialisé5, à condition – c’est le sens de

« homothétique » – qu’aucune fonction et aucun élément inexistant dans les éditions

papiers ne soit ajouté. Mais le livre numérique au sens strict, i.e. initialement

numérique, demeurait exclu. Aussi le Syndicat national de l’édition ne se privait-il

pas de contester ce traitement fiscal discriminatoire. Après avoir affirmé

1 On pense évidemment en premier lieu à la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre.

2 S. BARRY, Ch. FORMAGNE, Ph. MARTEL, Les enjeux de l’application du taux réduit de TVA au livre

numérique, rapport au Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie et au Ministère du budget,

des comptes publics et de la réforme de l’État, 2011.

3 Rescrit n° 2009/48 (TCA) du 15 sept. 2009.

4 Dir. n° 2009/47/CE du 5 mai 2009 qui étend le bénéfice du taux réduit à la fourniture de livres sur tous

types de supports.

5 Rescrit n° 2009/63 (TCA) du 17 nov. 2009.

8 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

qu’ « étendre le taux réduit au livre numérique est indispensable au développement

d’une offre légale attractive »1, il avait lancé une pétition

2. En guise de réponse à

cette demande pressante, l’administration fiscale avait laconiquement démontré que

« le téléchargement de livres par fichiers numériques, qui constitue une prestation de

service par voie électronique, demeure soumis au taux normal de la taxe,

conformément au droit communautaire »3. C’est finalement la loi de finances pour

2011 qui a décidé l’application, depuis le 1er

janvier 2012, du taux réduit de TVA au

téléchargement de livres4. Désormais, l’article 278-0 bis 3° A du CGI soumet au

taux réduit les opérations d’achat, d’importation, d’acquisition, de vente, de

livraison, de commission, de courtage et de location portant sur les livres sur tout

type de support physique, y compris ceux fournis par téléchargement.

Cette incorporation du livre numérique dans la sphère du taux réduit paraît

autant relever du bon sens qu’être audacieuse puisque, d’une part, les États membres

de l’Union européenne ne possèdent normalement qu’une marge de manœuvre très

limitée en matière de TVA et, d’autre part, la directive du 28 novembre 20065

prohibe expressément l’application du taux réduit aux fournitures de services par

voie électronique6. De plus, la modification de l’ordre existant peut se comprendre

comme une mesure de dumping fiscal non conforme aux règles de concurrence

européennes. Et puis il est parfaitement paradoxal d’exclure les services de presse en

ligne de l’accès au taux réduit en invoquant le droit communautaire et d’ignorer ce

même droit dès lors qu’il s’agit de livres numériques. Néanmoins, aux côtés du

principe de neutralité technologique, il semble délicat de ne pas convenir que, papier

ou numérique, un ouvrage demeure constamment un seul et même objet – un bien

culturel plus qu’un service –. Si, parmi les arts, le fond ne prime pas forcément sur

la forme, il en va bien ainsi en littérature ; et un consommateur a nécessairement le

sentiment que, quel que soit le support, il acquiert un contenu, l’œuvre littéraire

n’étant que contenu. Quelles que soient leurs éditions, Le neveu de Rameau sera

toujours Le neveu de Rameau et Le Cid sera toujours Le Cid.

1 Syndicat national du livre, « Le livre numérique : idées reçues et propositions », 17 mars 2009.

2 Dans cette pétition, est expliqué, en particulier, que la clé du développement de ce marché de l’immatériel

est le prix de vente. Celui-ci doit être attractif et permettre au lecteur de profiter des économies réalisées à

travers le passage au support numérique. Et le syndicat d’invoquer « l’intérêt général qui préconise de

favoriser la circulation et l’accès aux œuvres de l’esprit ». Syndicat national de l’édition, « Pétition en

faveur d’une TVA à taux réduit sur le livre numérique », nov. 2009.

3 Réponse de l’administration fiscale du 17 nov. 2009. Citée par E. DERIEUX, « Le livre à l’ère numérique.

Questions juridiques sans réponse », précité, p. 96.

4 Loi n° 2010-1657 du 29 déc. 2010 de finances pour 2011, art. 25.

5 Dir. n° 2006/112/CE du 28 nov. 2006, dite « TVA », art. 56 et art. 98.2.

6 Un règlement communautaire du 17 oct. 2005 précisait même que les contenus numérisés de livres, les

publications électroniques, les journaux ou périodiques en ligne, ainsi que la consultation ou le

téléchargement de musique ou de films sur ordinateurs ou téléphones mobiles étaient exclus de

l’applicabilité du taux réduit.

9 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

Par ailleurs — et enfin —, que le taux réduit de TVA s’applique au livre ne

saurait en aucune façon compenser le déséquilibre, en termes de soutien public,

existant avec le secteur de la presse écrite. Bien au contraire, ce dernier est ici

encore privilégié puisqu’il se voit offert, suivant les dispositions de l’article 298

septies du CGI, non pas un taux réduit mais un taux super-réduit à 2,1 %. Où se

trouve confirmé combien les pouvoirs publics ont davantage d’égards en direction

des journalistes, « faiseurs d’opinion », que des écrivains, « faiseurs de rêve ». Il

existe assurément d’autres pans de l’économie nationale qui aspirent à quelques

bouffées d’oxygène fiscale. Seulement ceux-là ne sont pas capables de modeler les

idées populaires à leur guise et, partant, d’attirer pareille sollicitude.

*

* *

À l’heure où tout converge vers le Web et vers le numérique, l’application

d’un même taux de TVA à tous les livres — tandis que, auparavant, l’effet d’aubaine

lié au moindre coût de production était amorti par la différence de traitement fiscal

entre les supports —, contribue à agrandir la part de marché des publications

numériques ; cette dernière demeurant, étonnamment, assez marginale, notamment

en comparaison de ce qu’elle est déjà aux États-Unis. Certainement des explications

culturelles sont-elles à apporter pour justifier cet attachement très français au papier.

Reste que la présente étude témoigne du maigre encouragement de la part des

pouvoirs publics à l’édition de livres, lequel trouve sans doute son origine avant tout

autre chose dans le fait que ce secteur évolue au sein d’un contexte économique qui

interdit de le plaindre. Toutefois, il demeure tentant de s’interroger dès lors que les

mêmes pouvoir publics font en revanche montre d’une totale complaisance à l’égard

du milieu de la presse écrite, reconduisant quasi-automatiquement les aides – sortes

d’ « avantages acquis » –, peu important qu’elles aient été édictées afin de répondre

à des besoins temporaires.

Le politique demeure donc en retrait, n’osant s’aventurer en ces contrées

hostiles. L’observateur extérieur, lui, n’a nulle raison de ne pas dénoncer et de ne

pas proposer, peu important que dans toute « niche fiscale » il y a un chien qui

aboie. Mais il doit prendre garde ; car un danger plane sur les hommes de doctrine et

sur les commentateurs en général : celui de ne pas se maintenir les deux pieds à

l’extérieur de la pratique, d’acquérir, d’une façon ou d’une autre, des intérêts qui

conduisent à délaisser les pourtant nécessaires objectivité et neutralité. Dès lors

qu’un Professeur est aussi avocat, qu’il lui appartient de déstructurer ou remodeler le

droit à l’avantage de ses clients — sans se soucier du fait qu’ils aient aux yeux de la

droite Justice tort ou raison —, alors il est probable que son indépendance d’esprit

10 Boris Barraud, « Le régime fiscal du livre numérique – Aspects techniques et politiques » (manuscrit de l’auteur, extraits)

est en péril1. Cette menace avait été conjurée à Rome par la stricte séparation entre

les fonctions d’avocat et de jurisconsulte, toutes ne pouvant être réunies en de

mêmes mains. Pratiquer subjectivement ou réfléchir objectivement, il fallait choisir.

Pourtant, actuellement, d’aucuns s’inquiètent « de l’inflation des consultations

données par des professeurs des universités qui risque de conduire à

l’asservissement de la doctrine »2. En 1981, un Professeur-avocat mettait en lumière

les dangers contenus dans cette tendance à la confusion de la théorie désintéressée

avec la pratique intéressée ; si elle venait à se confirmer, écrivait-il, elle aboutirait à

une « vraie prostitution de la pensée juridique » et au « mépris de la doctrine »3.

Il n’est pas inutile, ici, d’en revenir à Kelsen, Hart et Bobbio pour rappeler

qu’il ne relève guère de l’office du juriste positiviste d’apposer un regard critique

sur l’œuvre et les choix politico-législatifs ; son rôle doit se borner à les comprendre

pour les expliquer. Mais le juriste positiviste peut parfaitement, de temps à autre,

tomber le masque kelsénien. Il s’en recoiffera avec hâte une fois la parenthèse

refermée.

(Papier ou numérique, sur la forme comme sur le fond, un livre est supérieur

en tout point qualitatif à un périodique qui, alors que le premier est écrit patiemment

à mesure des fulgurances et de l’inspiration, doit paraître même lorsqu’il n’a rien à

dire. Mais, dans le même temps, si un livre vaut mieux qu’un journal, un journal

vaut mieux qu’un programme télévisé. Or il semble que tous les éditeurs soient

menacés par un mal qui dépasse largement la révolution numérique — laquelle est

bel-et-bien une chance pour tout ce qui relève du culturel, sans exception4 — : la

baisse du lectorat. 55 % des français préfèrent regarder la télévision plutôt que lire,

cette proportion atteignant 70 % des 18-34 ans5. Tous dans le même bateau, hélas ;

et technique et politique fiscales sont bien impuissantes face à de tels mouvements

de décitoyennisation de la société. La parenthèse peut, avec hâte, être refermée.)

1 O. BEAUD, « Doctrine », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Puf,

coll. Quadrige, p. 387.

2 Ibid.

3 J.-D. BREDIN, « Remarques sur la doctrine », in Mélanges Pierre Hébraud, Dalloz, 1981, p. 111.

4 M. TESSIER, Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit, rapport au Ministère de la culture et de la

communication, 2010.

5 Sondage 20 minutes-BVA, publié le 21 mars 2013.