Les visions des lumières colorées dans l’ordre de la Kubrawiyya

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Les visions des lumières colorées dans l’ordre de la Kubrawiyya L’une des originalités du mystique iranien d’Asie Centrale, Najm al-dîn Kubrâ (m. 1221) réside dans son exposé des visions des lumières de couleur dans l’itinéraire spirituel. Jusque-là, les mystiques musulmans n’avaient pas abordé cette question, et même après Kubrâ, on ne trouve guère de développements sur ces notions chez les mystiques qui n’ont pas quelque relation avec l’ordre qu’il a fondé. Le premier à avoir attiré l’attention sur cette question fut Fritz Meier dans son édition du grand traité de Kubrâ 1 . Cependant c’est à H. Corbin, qu’il revint de faire le point sur cette question dans un ouvrage capital, L’homme de lumière dans le soufisme iranien 2 . Cependant, un certain nombre de nouveaux textes sont accessibles aujourd’hui et certaines études importantes sur d’autres membres de cette confrérie permettent d’envisager un réexamen de cette question et une mise au point plus globale. Ceci n’enlève rien aux études précédentes qui ont servi à cette refonte et qui demeurent les bases de toute réflexion en la matière. L’ordre kubrawî, fondé par N. Kubrâ, s’est développé principalement en Asie Centrale puis en Iran avant de se fondre dans les différents ordres qui sont apparus en Iran après les Safavides 3 . L’essor de cet ordre a vu de grandes figures émerger qui construisirent des pensées particulièrement diverses et subtiles. La question de la vision, des théophanies, et surtout de la manifestation des lumières colorées est restée un trait original de cet ordre. Les différents grands maîtres de son histoire ont traité de ce problème de façon parfois très différente, et l’on peut sans peine percevoir à la fois des différences d’approche et des finalités diverses qui peuvent aller jusqu’à des oppositions doctrinales importantes dans leurs doctrines. Certains des héritiers de N. Kubrâ ont même abandonné cet aspect de la doctrine kubrawî pour se tourner vers d’autres tendances majeures de la mystique musulmane de l’époque, comme Hamûya et son disciple Nasafî, qui furent, entre autres, fortement influencés par la métaphysique d’ibn ‘Arabî. Toutefois cette conception de l’itinéraire mystique est demeurée vivante jusque dans les écoles mystiques iraniennes de l’orée du XXème siècle, et ont parfois influencé des maîtres spirituels de l’ère de culture ottomane. Les origines de la notion lumières colorées Une des questions qui demeure énigmatique est l’origine de la théorisation de N. Kubrâ. On a pu parfois évoquer une influence shî‘ite à partir de quelques traditions attribuées à certains Imâms du shî‘isme duodécimain. En effet l’ésotérisme shî‘ite a développé l’idée de la vision de l’Imâm comme lumière au centre du cœur à partir des propos prononcés par les Imâms eux- mêmes 4 . Ces considérations sur les rencontres avec l’Imâm qui drainent une bonne partie de l’imaginaire et de la vie religieuse populaire shî‘ite ont été combinées très tardivement chez les mystiques shî‘ites avec l’expérience et la théorisation des lumières colorées que l’on trouve chez 1 Die Fawâ'ih al-Jamal wa- Fawâtih al-Jalâl des Najm ad-dîn al-Kubrâ, Wiesbaden, 1957. 2 L'homme de lumière dans le soufisme iranien, éditions Présence, Chambéry, 1971 ; il faut ajouter à cet ouvrage la partie consacrée à Simnanî dans le troisième volume de son En islam iranien, Paris, 1971. 3 A côté des ouvrages sur les grandes figures de l’ordre kubrawî dont on trouvera certaines références ici, pour l’histoire proprement dite de cet ordre, voir M. Molé, Les kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècle de l’hégire, REI, 29, 1961 ; D. DeWeese, The Eclipse of the Kubraviyah in central Asia, in Iranian Studies, 21, 1988. 4 La plus haute expérience spirituelle est, dans le shî‘isme des origines, la perception de la lumière de l’imâm, M. A. Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel, Lagrasse, 1992, pp. 112-145 ; l’auteur reprend l’essentiel de ces considérations actualisées et amplifiées dans son article « Visions d’Imâms en mystique duodécimaine » in Autour du regard : Mélanges Gimaret, Leiden, 2003, pp. 97-124.

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Les visions des lumières colorées dans l’ordre de la Kubrawiyya L’une des originalités du mystique iranien d’Asie Centrale, Najm al-dîn Kubrâ (m. 1221) réside dans son exposé des visions des lumières de couleur dans l’itinéraire spirituel. Jusque-là, les mystiques musulmans n’avaient pas abordé cette question, et même après Kubrâ, on ne trouve guère de développements sur ces notions chez les mystiques qui n’ont pas quelque relation avec l’ordre qu’il a fondé. Le premier à avoir attiré l’attention sur cette question fut Fritz Meier dans son édition du grand traité de Kubrâ 1. Cependant c’est à H. Corbin, qu’il revint de faire le point sur cette question dans un ouvrage capital, L’homme de lumière dans le soufisme iranien 2. Cependant, un certain nombre de nouveaux textes sont accessibles aujourd’hui et certaines études importantes sur d’autres membres de cette confrérie permettent d’envisager un réexamen de cette question et une mise au point plus globale. Ceci n’enlève rien aux études précédentes qui ont servi à cette refonte et qui demeurent les bases de toute réflexion en la matière. L’ordre kubrawî, fondé par N. Kubrâ, s’est développé principalement en Asie Centrale puis en Iran avant de se fondre dans les différents ordres qui sont apparus en Iran après les Safavides 3. L’essor de cet ordre a vu de grandes figures émerger qui construisirent des pensées particulièrement diverses et subtiles. La question de la vision, des théophanies, et surtout de la manifestation des lumières colorées est restée un trait original de cet ordre. Les différents grands maîtres de son histoire ont traité de ce problème de façon parfois très différente, et l’on peut sans peine percevoir à la fois des différences d’approche et des finalités diverses qui peuvent aller jusqu’à des oppositions doctrinales importantes dans leurs doctrines. Certains des héritiers de N. Kubrâ ont même abandonné cet aspect de la doctrine kubrawî pour se tourner vers d’autres tendances majeures de la mystique musulmane de l’époque, comme Hamûya et son disciple Nasafî, qui furent, entre autres, fortement influencés par la métaphysique d’ibn ‘Arabî. Toutefois cette conception de l’itinéraire mystique est demeurée vivante jusque dans les écoles mystiques iraniennes de l’orée du XXème siècle, et ont parfois influencé des maîtres spirituels de l’ère de culture ottomane. Les origines de la notion lumières colorées

Une des questions qui demeure énigmatique est l’origine de la théorisation de N. Kubrâ. On a pu parfois évoquer une influence shî‘ite à partir de quelques traditions attribuées à certains Imâms du shî‘isme duodécimain. En effet l’ésotérisme shî‘ite a développé l’idée de la vision de l’Imâm comme lumière au centre du cœur à partir des propos prononcés par les Imâms eux-mêmes 4. Ces considérations sur les rencontres avec l’Imâm qui drainent une bonne partie de l’imaginaire et de la vie religieuse populaire shî‘ite ont été combinées très tardivement chez les mystiques shî‘ites avec l’expérience et la théorisation des lumières colorées que l’on trouve chez

1 Die Fawâ'ih al-Jamal wa- Fawâtih al-Jalâl des Najm ad-dîn al-Kubrâ, Wiesbaden, 1957. 2 L'homme de lumière dans le soufisme iranien, éditions Présence, Chambéry, 1971 ; il faut ajouter à cet ouvrage la partie consacrée à Simnanî dans le troisième volume de son En islam iranien, Paris, 1971. 3 A côté des ouvrages sur les grandes figures de l’ordre kubrawî dont on trouvera certaines références ici, pour l’histoire proprement dite de cet ordre, voir M. Molé, Les kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècle de l’hégire, REI, 29, 1961 ; D. DeWeese, The Eclipse of the Kubraviyah in central Asia, in Iranian Studies, 21, 1988. 4 La plus haute expérience spirituelle est, dans le shî‘isme des origines, la perception de la lumière de l’imâm, M. A. Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel, Lagrasse, 1992, pp. 112-145 ; l’auteur reprend l’essentiel de ces considérations actualisées et amplifiées dans son article « Visions d’Imâms en mystique duodécimaine » in Autour du regard : Mélanges Gimaret, Leiden, 2003, pp. 97-124.

Najm al-dîn Kubrâ et ses successeurs, surtout après qu’un certain nombre de kubrawîs se soient finalement convertis au shî‘isme duodécimain 5. On trouve quelques considérations sur les lumières colorées comme le rayonnement de la lumière descendue de Dieu qui n’est autre que l’Imâm. Un maître de la confrérie Dhahabiyya, Mîrzâ Abû’l-Qâsim Sharifî Shîrâzî surnommé Râz, c’est à dire « secret », (m. 1286/1869) expose les sept lumières de couleur qui se manifestent selon les sept montagnes du cœur sous la forme du huitième Imâm auquel se rattache la chaîne initiatique de la confrérie. La septième lumière est la pure lumière noire que l’auteur identifié à « la lumière de l’essence sacro-sainte de l’unité ». Cette lumière est « d’un noir transparent, éclatant, magnifique, d’une intensité extrême » 6. Le successeur de ce maître, Mîrzâ Jalâl al-dîn Muhammad Majd al-Ashraf (m. 1331/1913) mentionne dans un poème ces sept montagnes du cœur et la lumière noire qui est la face de l’Imâm 7. Dans la Ni‘matullâhiyya, un autre auteur très tardif, le maître Nûr ‘Alî Shâh (m. 1337/1918) rapporte les propos de son propre maître Sultân ‘Alî Shâh ((m. 1327/1909), et mentionne des correspondances entre les centres subtils et les couleurs visualisées, étant entendu que ‘Alî est la lumière et le trône de Dieu 8. Il donne deux séries de centres subtils : cœur (qalb), cœur interne (fu’âd), conscience secrète (sirr), arcane (khafî), arcane interne (akhfâ), d’une part, poitrine (sadr), cœur (qalb), esprit (rûh), intelligence (‘aql), conscience secrète (sirr), arcane (khafî), arcane interne (akhfâ), d’autre part. A ces organes correspondent respectivement les couleurs suivantes : vert, bleu-gris couleurs composées, rouge, blanc, incolore, jaune, noir, pour lesquelles il y a des invocations et des oraisons spécifiques, comme chez les kubrawîs 9. Un autre Ni‘matullâhî tardif, Ma‘sûm ‘Alî-shâh (m. 1926) 10 mentionne ce type d’expériences à propos d’Abraham, en ces termes : « Lorsque la providence divine embrasse l’état du voyageur et que peu à peu son mouvement s’accélère, il contemple les sept lumières existentielles, et il a la vision des diverses couleurs, des impressions supérieures étonnantes et des monts du royaume angélique de l’être » 11. On peut constater cependant que si l’imâm est assimilé à la lumière dans ces expériences visionnaires, et que le croyant est appelé à reconnaître l’Imâm en tant que lumière pour accéder à la foi réelle, la visualisation de cette lumière sous la forme de couleurs variées n’est théorisée que très tardivement par des mystiques visiblement très influencés par les doctrines développées dans le milieu des mystiques kubrawîs. D’autres mystiques, en terre ottomane, ont aussi été influencés par les conceptions de N. Kubrâ, comme le soufi ottoman Üftâde (1490-1580), qui fonda la confrérie Celvetiyye 12. Üftâde mentionne ainsi les correspondances entre centres subtils et

5 Il faut tout de même noter que ce courant religieux, la plus forte minorité religieuse en Islâm, a été en général hostile au soufisme, N. Pourjavady, « Opposition to Sufism in Twelver Shiism », in Islamic Mysticism Contested, édited by F. De Jong et B. Radtke, Leiden-Boston-Köln, 1999, pp. 614-623 ; Mangol Bayat, « Anti-Sufism in Qâjâr Iran », ibid., pp. 624-638. 6 Je cite d’après M. A. Amir-Moezzi, « Visions d’Imâms en mystique duodécimaine », pp. 105-106. 7 Ibid., p. 108. 8 A ce sujet, un propos attribué à ‘Alî mentionne que le trône est créé de quatre lumières, le rouge, le vert, le jaune et le blanc, et un propos du huitième Imâm, ‘Alî al-Ridâ sur la lumière de Dieu qui colore les choses, Le guide divin dans le shî‘isme originel, pp. 127-128. 9 Ibid., p. 115. 10 Sur cet auteur d’un important recueil biographique de saints, le Tarâ’iq al-haqâ’iq, voir, R. Gramlich, Die Schiitischen Derwischordern Persiens, Wiesbaden, 1965, I, p. 55. 11 Tarâ’iq al-haqâ’iq, Téhéran, 1318-1319, I, p. 306. 12 Sur cet auteur majeur pour le soufisme ottoman, voir Hazret-iPîr-i Üftâde, Le Divân, Paris, 2001 ; même des auteurs naqshbandîs, pourtant plus intéressés par la progression dans les centres subtils que par les visions ont repris certaines observations des kubrawîs et les ont intégrées à leur conception, voir l’exemple cité par M.A. Amir –Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel, p. 131.

lumières colorées : corps/noir, âme/rouge, esprit/jaune, conscience secrète/blanc 13. Il mentionne aussi une vision du cœur qui arriva à son disciple Azîz Mahmûd Hüdâyi (1543-1628) sous la forme d’un nuage blanc qui représente la parfaite pureté du cœur 14. De même chez un autre maître Ottoman, Niyâzî Mısrî (1618-1694), on trouve quelques références à la notion de lumière noire et aux visions des lumières colorées comme de son propre être sous la forme d’un homme de lumière, comme chez N. Kubrâ 15. On trouve aussi mais très rarement des mentions de lumières colorées chez certains maîtres naqshbandîs eux aussi influencés directement par la théorisation des kubrawîs. C’est le cas, par exemple, de Muhammad Pârsâ (m. 1420) qui dans l’un de ses traités résume en la paraphrasant la conception du maître kubrawî ‘Alâ’ al-Dawla al-Simnânî, que l’on verra plus loin 16. D’après Necdet Tosun, les Naqshbandîs ne se sont vraiment préoccupés des centres subtils et ont mentionné parfois les lumières colorées qui les accompagnent que tardivement, c’est-à-dire après la réforme qu’a introduite le mystique indien Ahmad Sirhindî (m. 1624) surnommé « le rénovateur » (al-mujaddid). Les théories qui en ont découlé manifestent une combinaison avec la doctrine des shakra 17. Ceci limite considérablement les possibilités que ces expériences puissent provenir de milieux shî‘ites anciens, malgré deux propos attribués aux imâms qui font référence à des couleurs composant le trône de Dieu 18.

En revanche, il existe quelques mentions éparses d’une perception de certaines lumières colorées chez des soufis anciens, mais qui n’ont pas données lieu à des théorisations. Ainsi, Sahl Tustarî (m. 896) affirme qu’il a reçu la révélation du nom suprême de Dieu dans la vision d’un verset du Coran écrit sous la forme d’une lumière verte dans le ciel. De même, on rapporte qu’Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 848-9) aurait vu une formule écrite sous la forme d’une lumière verte qui lui apparut au milieu d’une lumière jaune 19. Une autre source plus pertinente puisqu’on la retrouvera exploitée chez certains kubrawîs, est encore à rappeler. Elle concerne la notion de lumière noire et renvoie donc à l’expérience des lumières colorées. Il s’agit d’un quatrain que l’on trouve mentionné dans diverses sources. Bien qu’il ne soit pas toujours accompagné d’une attribution claire, il a été composé sans doute possible par un mystique du cinquième siècle de

13 Ibid., p. 51 en note. 14 Ibid., p. 75 ; comparer la lumière parfaitement transparente comme l’air, et la lumière blanche symbolisant la soumisssion totale, mentionnées par N. Kubrâ dans son traité de la retraite spirituelle, La pratique du soufisme, p. 68. 15 Niyâzî Mısrî s’était donné pour mission d’annoncer que les deux petits-fils du prophète, Hasan et Husayn, étaient en réalité des prophètes ; sur cet auteur, B. Dogramacı, Niyâzî-yi Mısrî, hayâtı ve Eserleri, Ankara, 1988 ; K. Erdogan, Niyâzî-i Mısrî Dîvânı, Istanbul, 1998 ; Mustafa Askar, Niyazî-i Mısrî ve tassavufu anlayısı, Ankara, 1998 ; sur les visions des lumières et le thème de la lumière noire chez Mısrî, voir mon article à paraître , « Spiritual poverty and black light in Niyâzî Mısrî’s mystical teachings ». 16 Il décrit les couleurs comme celles des voiles que l’on rencontre en parcourant les septs centres subtils de notre être et donne la succession de couleurs suivantes : rouge sale tournant au bleu foncé sale (démon/corps), bleu foncé (âme), rouge (cœur), blanc (conscience secrète), beau jaune (esprit), noir brillant (arcane, nommé aussi esprit saint), vert (mystère des choses cachées), Tuhfa al-sâlikîn, Delhi, 1970, pp. 377-381, cité par Necdet Tosun, Bahâeddin Naksbend : Hayatı, Görüsleri, Tarîkatı, Istanbul, 2002, pp. 309-310. 17 Il donne comme exemple le cas du maître Muh. Birâsiwî Taj al-dîn Naqshbandî qui, dans son Minhâj al-sâlikîn, encore à l’état de manuscrit, décrit les étapes de l’assomption dans les centres subtils avec leur localisation corporelle ainsi : âme, jaune un peu au-dessus du ventre ; cœur, rouge sous le sein gauche ; esprit, blanc sous le sein droit ; conscience secrète, vert entre le cœur et l’esprit ; arcane, noir sur le front là où s’arrêtent les cheveux ; arcane interne, noir encore sur le dessus du crâne , ibid., pp. 308, 311. 18 Ibid., p. 32 ; Le guide divin dans le shî‘isme originel, pp. 127-128. 19 Najm al-dîn Kubrâ, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, Nîmes, 2001, p. 96.

l’hégire qui vivait dans le Khurâsân, le shaykh Abû’l-Hasan al-Bustî. Son quatrain est le suivant 20 :

Nous avons vu le secret de l’univers et la racine du monde Et nous avons facilement dépassé et le vice et la honte Sache que cette lumière noire est supérieure au non-points Cela aussi, nous l’avons dépassé, et n’a subsisté ni ceci ni cela. Ce quatrain est cité par un certain nombre de grands mystiques plus tardifs, Ahmad

Ghazâlî (m. 520/1126) 21, et son disciple ‘Ayn al-Qudât Hamadânî (m. 525/1131) 22. Il est encore cité plus tard par des kubrawîs, Najm-i Râzî (m. 654/1256) 23 puis Nûr al-dîn al-Isfarâyinî (639-vers 717/1242-vers 1317), et, enfin, par le naqshbandî ‘Abd al-Rahmân Jâmî (817-898/1414-1492) 24. Ahmad Ghazâlî interprète ce quatrain comme le dépassement de la séparation et de l’union, comme la fin de la qualification de l’instant, grâce à l’annihilation en Dieu. La lumière noire mentionnée dans le quatrain correspondrait au dépassement du lâ du début de la formule de foi : « lâ ilâha illâ’llâh » soit « pas de divinité hormis Dieu ». En allant au-delà de la simple négation, on atteint l’exception illâ, « hormis », au-delà de laquelle on accède à l’essence divine. Au premier plan, celui de la simple négation (lâ) des « non points », le mystique est « fils de l’instant », soumis à la coloration des états, c’est-à-dire à la vision des lumières colorées. Au plan de l’exception (illâ), il devient « père de l’instant ». Ces explications sont insuffisantes pour saisir ce que Ghazâlî veut signifier. Il faut se tourner vers la correspondance de ‘Ayn al-Qudât al-Hamadânî pour trouver quelques indications supplémentaires quoiqu’il reste assez énigmatique. On apprend que cette station est celle au-delà de laquelle il n’y a que Dieu, ou encore, dans les termes de Bustî, l’essence divine. Mais c’est encore le lieu de la fureur divine qui fait partie des attributs de majesté. En d’autres termes, comme on le verra à propos de Najm-i Râzî, la lumière noire est le lieu de l’expérience de la majesté de Dieu, alors que la beauté est plutôt perçue à travers les lumières colorées, étant entendu que la lumière noire est la présence de Dieu, conçu comme inconnaissable. Cette expérience transcende effectivement celle de la beauté, et n’est dépassée que par l’essence divine elle-même. C’est une station problématique, pour Hamadânî, dans laquelle la lumière noire peut se présenter paradoxalement sous la forme d’un ciel ou d’un dragon blanc (nahang-i safîd), ce qui peut être, encore une fois, rapproché de la conception de Râzî. Dans ses Tamhîdât, ‘Ayn al-Qudât explique ce qu’est cette lumière noire, à partir de l’expérience de l’impiété dans la foi, car il faut réaliser l’impiété pour atteindre le bout de la foi, ou encore on ne peut atteindre la vraie foi sans réaliser la vraie impiété, du fait du caractère paradoxal de l’expérience spirituelle. La lumière noire se présente au-dessus du trône 25. ‘Ayn al-Qudât affirme qu’il s’agit de la lumière d’Iblîs que l’on appelle obscurité par rapport à la lumière 20 Les rares textes qui nous restent de lui ont été publiés par N. Pûrjavâdî accompagnés d’une riche étude sur sa vie et son œuvre, Zindagî wa âthâr-i shaykh Abû-l Hasan Bustî, Téhéran, 1364 ; sur ce quatrain voir aussi H. Ritter, Das Meer der Seele, Leiden, 1955, pp. 541 ss. 21 Risâla-yi Sawânih, éd. Nûrbakhsh, Téhéran, 1352, p. 23 ; ibid., éd. Pûrjavâdî, Téhéran, 1359, p. 20. 22 Bustî aurait été disciple d’Abû ‘Alî Fârmadî ( m. 1084), et maître d’un ami de ‘Ayn al-Qudât, Abû ‘Abdallâh ibn Hamûyî al-Juwaynî(m. 1135) ; ‘Ayn al-Qudât cite le quatrain dans ses Tamhîdât, Téhéran, 1341, pp. 119, 248 ; et ses Nâme-hâ, II, p. 255. 23 Mirsâd al-‘ibâd, éd. Riyâhî, Téhéran, 1352, p. 308. 24 Nafahât al-uns, éd. ‘Ibâdî, Téhéran, 1370, p. 417. 25 Il faut sans doute lier cela à la conception de Hallâj, selon laquelle l’essence de Dieu est protégée par la formule de foi qui empêche quiconque de pénétrer l’enceinte de la connaissance de l’ipséité. Hallâj expose aussi que la vérité de la création est dans le lâ et que la vérité de celui-ci est dans le point, la vérité de celui-ci dans la connaissance fondamentale qui se trouve dans la science primordiale, celle-ci dans la volonté créatrice, et celle-ci dans le mystère de huwa (Lui), cf. Rûzbihân Baqlî, ‘Arâ’is al-bayân, Cawnpore, 1868-9, II, p. 257/Q47=21.

divine, autrement on la nommerait lumière. C’est aussi la marque de la fureur divine, le lieu de manifestation du nom divin le Furieux, et « la tornade de la fureur » 26. Le lien entre le démon, l’impiété et cette lumière noire est encore souligné dans un distique que cite ‘Ayn al-Qudât : « Cette lumière noire est issue de la face cachée de la fureur et de la colère, c’est la source de l’impiété et la résidence du démon » 27. Elle est la lumière de la mèche de cheveux qui représente dans la poésie mystique persane l’idole, et le voile de l’impiété qui entache la face lumineuse de Dieu. Cependant, on ne peut atteindre la présence divine qu’en traversant la dualité de l’ombre et de la lumière, du blanc et du noir, du voilement et du dévoilement. La lumière noire est dès lors la robe que le mystique revêt dans sa quête de Dieu. C’est le voile suprême par lequel il est prisonnier de la dualité des catégories impie-croyant. Or l’homme ne doit en fin de compte être ni impie ni croyant, car ces deux catégories portent atteinte, par leur dualisme à l’unicité de Dieu 28. Elle est rapportée aussi explicitement à l’ombre qui n’a pas de forme mais a une réalité. Or, ‘Ayn al-Qudât mentionne que Muhammad est l’ombre de Dieu, et que « l’ombre du soleil de Muhammad » est « la lumière noire à l’extérieur du point du lâ », ou encore le bas-monde 29. Dans ses lettres, ‘Ayn al-Qudât indique que cette lumière noire est encore désignée comme le dernier voile du royaume angélique 30. On atteint la lumière noire après être né une seconde fois selon le propos que les mystiques attribuent à Jésus : « N’atteint pas le monde angélique du royaume d’ici-bas, celui qui n’est pas engendré deux fois ». Cette seconde naissance permet de passer du royaume d’en-bas au royaume angélique. On s’extraie alors des sept terres et des sept cieux, et l’on ne perçoit plus de réalité corporelle. On pose le pied dans le non-où du royaume angélique. Cependant, le royaume angélique demeure encore un ensemble de voiles qui séparent le serviteur de Dieu. Ces voiles s’enlèvent un à un, jusqu’à ce que ne reste qu’un voile, le voile de la lumière noire. Le propre de cette lumière noire est qu’elle maintient la dualité, de sorte qu’on l’appelle à la fois Dieu et le diable, ou encore, Yazdân et Ahriman. Il s’agit donc de dépasser ce voile pour dépasser la dualité inhérente à la condition du témoin de Dieu. La lumière noire apparaît donc comme la lumière suprême. A ce titre, elle est un voile comme les voiles qui lui sont inférieurs dans le royaume angélique et le royaume des sept cieux et des sept terres en dessous. Ce voile suprême apparaît comme la source de tous les autres voiles. C’est en ce sens que la lumière noire est à la fois le dernier voile, la mèche de cheveux du témoin de Dieu, et le voile du démon. C’est à partir de ce voile qu’apparaît la dualité nécessaire à la prédication muhammadienne et à la dissimulation d’Iblîs. C’est donc la lumière de la révélation, comme le montre la doctrine de Hallâj, et celui de la séparation qui donne naissance à l’amour. Si l’on considère le sens premier de l’impiété à partir de la racine du terme arabe, kufr, qui signifie précisément voilement, recouvrement, on comprend que la lumière noire d’Iblîs soit la source de tout voile. C’est aussi, dans ce sens, le point de départ de la quête amoureuse de Dieu, dont un courant mystique du Khurâsân, auquel Ahmad Ghazâlî et ‘Ayn al-Qudât se rattachent, considèrent que le modèle spirituel par excellence est Iblîs, et la marque visible Hallâj. On retrouvera ce thème de la lumière noire plus tard chez les mystiques kubrawîs. Cependant, ils auront laissé de côté dans une large mesure l’ambiguïté, le caractère scandaleux de ce thème pour une doctrine plus admissible par les religieux, ayant intégré l’idée de l’impiété à leur théodicée.

26 Nâma-hâ, II, p. 248. 27 Tamhîdât, p. 270. 28 Tamhîdât, pp. 122-123. 29 Tamhîdât, pp. 248-249. 30 Nâma-hâ, I, pp. 90-91.

Najm al-dîn Kubrâ et la première élaboration de la question

Au-delà du thème de la lumière noire dont les origines semblent très anciennes, jusqu’à peut-être remonter à la gnose qui s’est développée dans le shî‘isme originel, c’est chez Najm al-dîn Kubrâ, mystique du nord-ouest de l’Asie Centrale, mort en 1221 lors de l’invasion mongole de l’Iran, que l’on trouve une première systématisation de ces expériences des couleurs 31. Cette théorie est essentiellement développée dans deux de ses ouvrages, et a entraîné des conséquences jusque pour le choix des couleurs des vêtements que les mystiques devaient porter 32. Ces deux traités présentent des hiérarchies de couleur légèrement différentes, et cette différence s’explique, semble-t-il, par le fait que, dans l’un de ces textes, l’auteur a plus mis l’accent sur les centres subtils, et, dans l’autre, sur les états spirituels 33. L’acquisition des couleurs dans l’assomption spirituelle de son propre être est la réalisation intérieure par laquelle le mystique est investi des vertus de Dieu. C’est le moyen ou l’indice par lequel le mystique construit son propre corps de résurrection, thème encore en germe chez Kubrâ,qui deviendra central et sera nettement plus élaboré chez un kubrawî de la quatrième génération, ‘Alâ’al-dawla al-Simnânî. C’est qu’en effet, N. Kubrâ, dès le début des Eclosions de la beauté, précise que sa voie est celle de l’alchimie 34, une transmutation par laquelle l’organe de lumière qui est en soi se trouve extrait des montagnes internes de son être et s’élance vers la lumière qui descend du trône divin pour la rejoindre. Cette lumière est aussi celle de l’aspiration que Dieu a placée en soi, et qui lui appartient. Ainsi, l’itinéraire de la lumière, qui passe par les formes des éléments primordiaux, la terre, le feu, l’air et l’eau, et par l’ensemble des réalités géographiques et célestes jusqu’à l’éclosion des lumières de couleur et leur parcours, n’est autre que le retour de la lumière de Dieu à Dieu, ou encore le retour de l’être à sa source dans l’existence divine. C’est en cela que la voie kubrawî apparaît vraiment comme une alchimie, une métamorphose de l’être qui intègre en lui-même l’ensemble de la création pour la rendre à son propriétaire, selon le verset coranique « Dieu vous ordonne de rendre leurs dépôts à leurs propriétaires » 35. Cette transformation alchimique, ou cette transmutation du corps passe par la traversée et la visualisation progressive des réalités des quatre éléments primordiaux en soi, auxquels il faut mourir pour restaurer le « puits » de son propre corps. Il s’agit d’abord de se libérer de la terre en anticipant sa propre mort, puis il faut traverser les océans de l’eau de la connaissance mystique. Par ce moyen, on obtient la pluie de la miséricorde qui ruisselle sur le cœur pour lui rendre la vie. Puis on atteint les flammes qui consument les jouissances, et l’on atteint une vaste étendue où règne un air pur. C’est au bout de cette atmosphère pure que se lèvent les lumières de couleur 36. Pour N. Kubrâ, ces lumières sont celles des états spirituels que l’on atteint en traversant cette atmosphère. Plus encore, elles produisent un état spirituel et une sensation spécifique au cours de leur visualisation, comme il le

31 Pour la biographie de N. Kubrâ, voir maintenant N. Kubrâ, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, Nîmes, 2001, pp. 8-51, et les ajouts dans N. Kubrâ, La pratique du soufisme, Nîmes, 2002, pp. 9-18. 32 Le premier de ces traités est traduit sous le titre Les éclosions de la beauté …, et le second a été traduit dans le recueil de quatorze traités, La pratique du soufisme, et s’intitule Traité de la retraite spirituelle. L’essentiel des considérations sur les vêtements se trouve dans « Les voies de la connaissance du manteau mystique », et « Les bons usages des soufis »,voir pour ces traités et sur cette question, La pratique du soufisme, index « manteau ». 33 Pour un traitement plus approfondi de la question des lumières colorées, voir La pratique du soufisme, pp. 62-72 ; Les éclosions de la beauté, pp. 89-95. 34 Les éclosions de la beauté, p. 135. 35 Coran, IV=58 ; sur ce point voir le tafsîr attribué à N. Kubrâ et Najm-i Râzî, sous le titre ‘Ayn al-hayât, commentaire de Coran, IV=57-58. 36 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 135-6.

dit par exemple : « lorsque tu contemples le vert tu sens venir de ton cœur un ravissement, de ta poitrine un épanouissement, de ton âme une sensation agréable, de ton esprit une saveur délicieuse, et ta vue est comblée d’une douce fraîcheur » 37. Les lumières des états spirituels sont ainsi la visualisation de ce nouveau corps, ou cette nouvelle existence produite par la traversée des éléments primordiaux qui constituent l’existence métaphorique du mystique, cette réalité que le maître expose en usant de la métaphore du puits délabré.

Le fait que ces lumières se manifestent au bout d’un itinéraire qui permet de visualiser la géographie de l’univers spirituel renvoie à la supériorité que N. Kubrâ accorde aux états spirituels sur les stations 38. Le privilège des états spirituels sur les stations vient de l’importance que N. Kubrâ et ses disciples accordent à l’expérience du ravissement, ou de l’attraction divine, par lequel Dieu arrache le mystique à sa propre existence pour le faire renaître à son existence réelle qui appartient à Dieu. Ce ravissement est le résultat d’une épuration et d’un émondage de soi, et donne lieu à la visualisation progressive des étapes qui le jalonnent. Les visions sont rapportées dans leur diversité par N. Kubrâ dans les Eclosions de la beauté. L’un des moments les plus importants de la croissance interne du mystique est la visualisation de son double qu’il nomme « la balance du monde caché », ou « le maître du monde caché » ou encore « le témoin du cœur » 39, que l’on voit en face de soi sous diverses formes et diverses couleurs, à commencer par le noir, et qui devient pure lumière avant que l’on réalise que ce témoin intérieur n’est autre que soi-même, comme l’ensemble de ce qui est vu, de la terre jusqu’au piédestal. Ce progrès est aussi un passage des formes du monde de la perception aux formes supra-sensibles et aux significations. Là encore, il y a un passage, une sorte de saut qualitatif, qui permet de dépasser les formes de l’imagination pour atteindre les pures significations dont les lumières colorées sont la visualisation. C’est par l’amour fervent que la concentration visionnaire se détache et permet de faire l’expérience des significations en se séparant de l’imagination qui reste prisonnière de la mémoire et du monde de la perception. On ne peut comprendre la conception que N. Kubrâ développe au sujet de ces phénomènes sans avoir en mémoire ces éléments déterminants. Ces lumières colorées sont donc la visualisation des pures significations de son propre corps de résurrection, Simnânî dira « le corps acquis », de son existence transfigurée qui anticipe sur l’existence d’après la mort. C’est en ce sens que cette expérience des lumières colorées constitue pour N. Kubrâ, l’essentiel de la quête spirituelle et culmine dans cette intimité particulière avec Dieu que l’on atteint dans la certitude visionnaire, ou la servitude, et qui est l’existence réelle 40.

Les éclosions de la beauté décrivent une hiérarchie de couleur qui diffère de celle qui est exposée dans un autre traité, le Traité de la retraite spirituelle. La première hiérarchie décrit les couleurs essentiellement en fonction des états spirituels. Il y a d’abord la couleur jaune qui montre la faiblesse de l’âme, à propos de laquelle il faut noter tout de suite que la visualisation elle-même manifeste déjà un progrès spirituel par rapport à celui qui n’a pas encore accès à la vision. Ensuite il y a une couleur sombre, terne ou sale qui correspond à la domination sur soi de la réalité corporelle et des aspects démoniaques contre lesquels l’âme est en lutte. Ensuite, au fur et à mesure que le mystique s’élève, les couleurs se clarifient et se précisent. Il y a d’abord la couleur bleue qui est celle de la vie de l’âme, puis la couleur claire qui est la couleur de la 37 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, p. 136. 38 C’est l’un des thèmes importants du commentaire coranique qui lui est attribué, et c’est ce qui fonde la supériorité de Muhammad, prophète des états, sur Abraham, prophète des stations, P. Ballanfat, « La prophétologie dans le ‘Ayn al-hayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî », in Mystique musulmane, parcours en compagnie d’un chercheur Roger Deladrière, Cariscript, Paris, 2003, pp. 221 ss., 351 ; La pratique du soufisme, pp. 28-9. 39 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 161-2. 40 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 122-3.

concentration visionnaire, et la couleur rouge qui est, sous la forme d’un grand disque, la manifestation de la grande intelligence. Enfin, la couleur verte est la dernière couleur à demeurer. Elle est le sommet de l’expérience des lumières colorées des états spirituels parce qu’elle est la stabilisation des états, et, lorsqu’elle est pure, elle est la visualisation de la domination de la lumière de Dieu sur le mystique, c’est-à-dire aussi de la perception de son corps de résurrection 41. Nûr al-dîn Ja‘far Badakhshî, un kubrawî du XIVéme siècle, dira à ce propos : « Mon ami ! sache que le corps de l’homme est obtenu à partir des atomes de tous les êtres. Donc, tout corps qui est dévoilé au-dessus de son corps est un autre corps, et ce corps supérieur parfaitement pur est issu de ce corps-là, jusqu’à l’extrémité où sa superbe est achevée par l’existence réelle de Dieu. Dans chacun de ces corps, un puits se montre, mais, au début, il apparaît au-dessus de la tête, ensuite en face du visage, puis en-dessous. Or, à ce moment, au fond du puits, il voit une lumière verte qui est le signe de la fin du corps phénoménal du voyageur et du début du corps prééternel. Lorsqu’il est bien attentif les puits des diverses sortes de corps sont au nombre de sept » 42. Cette lumière se présente dans le cœur et elle en représente la vie renouvelée, comme la dimension subtile. Sa visualisation indique le fait que le cœur a atteint sa forme définitive, son intégrité retrouvée, dans laquelle la miséricorde de Dieu et les anges, c’est-à-dire la sakîna, ou « révélation apaisante », descendent sous la forme de cette pure lumière 43. Cette lumière verte se présente aussi après avoir traversé les sept monts ou puits internes au cœur. Après ces sept étapes intérieures, on atteint donc un ciel de couleur verte, qui est « le ciel de la condition seigneuriale de la puissance » qui est un ciel sans fin, toujours plus pur et dans lequel le mystique voyage en Dieu sans plus jamais s’arrêter. Ce ciel vert est constellé de points rouges rubis groupés cinq par cinq 44. Le Traité de la retraite spirituelle omet, en revanche, la lumière verte pourtant si importante dans les Eclosions de la beauté. Les couleurs énumérées sont associées à la fois à des qualités acquises par le mystique au cours de son itinéraire et aux centres subtils. On a donc : blanc pour la soumission, la foi et l’affirmation de l’unicité ; noir pour l’impiété, l’associationnisme et le doute correspondant au corps en voie de purification ; rouge pour la puissance et la sécurité à l’égard du démon correspondant à la fois à l’âme blâmant et à la grande intelligence (c’est toutefois une couleur ambivalente dans la mesure où elle est aussi l’indice que le corps est dominé par le démon) ; le jaune est le début de la joie et de la dilatation mais aussi la 41 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 137. 42 Khulâsat al-manâqib, Islamabad, 1995, p. 165 ; Badakhshî était un disciple du saint kubrawî Sayyid ‘Alî Hamadânî (on attribue un rôle fondamental dans l’islamisation du Cachemire à celui-ci). Ce disciple, dont on ne connaît pas les dates de naissance et de décès a écrit la première biographie de Sayyid ‘Alî Hamadânî dans laquelle il donne de précieux renseignements sur son maître et l’ordre qui était le sien. Sur ce texte et Badakhshî, voir J.K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs Alî-i Hamadânî (gestroben 1385) : die Xulâsat ul-manâqib des Maulana Nûr ud-Dîn Ca‘far-i Badaxsî, Leiden, 1962 ; pour dune présentation et une discussion d’autres sources concernant ce maître, voir D. DeWeese, Kubrawî Hagiographical traditions, in The Legacy of Mediaeval Persian Sufism, edited by Leonard Lewisohn, London, 1992. 43 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 138. 44 Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, pp. 138-9 ; le sept renvoie aux sept centres subtils intérieurs qui sont finalement pour N. Kubrâ, des aspects du cœur , et qui forme une échelle par laquelle le mystique atteint sa véritable existence, ce que Simnânî nommera le Moi, ou le centre subtil du Réel, atteint être passé par ces sept centres intérieurs. Ce chiffre sept a de nombreuses correspondances dont les soixante-mille voiles de lumière et d’ombre, bien sûr. On le retrouvera de manière plus intéressante dans la théorie des pôles spirituels chez un disciple de N. Kubrâ, Sa‘d al-dîn Hamûya, qui considèrera que la venue du sceau des saints se produit au bout de sept cycles de cent ans chacun comprenant un pôle, ce qui correspond à la fois à une réalité externe et à une croissance interne vers le sceau de sa propre sainteté, Hamûya, Kitâb fî zuhûr khâtim al-awliyâ’, Aya Sofia 2058. La visualisation des points rouges renvoie à la fois à la perception de l’intelligence, et à la visualisation des versets du Coran sous la forme de points lumineux dans le ciel du cœur, Les éclosions de la beauté, pp. 163, 205-6.

faiblesse ; le bleu est la puissance du souffle et les débuts de la pureté et il correspond à l’âme 45 ; la couleur terne est celle du corps, et celle du cœur dominé par les ténèbres du corps et en lutte contre le démon ; l’or est la pure amitié dans la station de la sincérité totale ; l’argent est la sincérité et le maintien des éléments premiers en soi par les souffles de l’invocation ; enfin la couleur de l’air pur, c’est-à-dire en réalité sans couleur comme on le retrouvera chez certains kubrawîs, est le sommet de la pureté ou encore la clarté du feu qui est la vie de la concentration visionnaire, l’organe par lequel le mystique voyage en Dieu. Si la concentration visionnaire est associée à la pure atmosphère sans couleur réelle, c’est qu’elle est l’organe suprême, d’une certaine façon le vrai moi du mystique qui unit l’ensemble des centres subtils en soi, et qui a l’apparence d’un verre parfaitement translucide qui peut ainsi être investi par les attributs divins. L’itinéraire spirituel culmine dans le voyage dans les noms de Dieu dont le mystique reçoit la part qui lui échoit en fonction de ce que Dieu veut, et qui lui confèrent une place spécifique dans la hiérarchie des saints. Si Najm al-dîn Kubrâ a ouvert la voie à l’interprétation de ces phénomènes de lumière colorées, on voit que, finalement son exposé demeure assez imprécis. Il est ainsi fidèle à sa manière d’aborder la spiritualité, avant tout à travers la pédagogie mystique et sans plan préconçu. Les imprécisions de ces observations, les hésitations dans l’interprétation reflètent son absence d’esprit de systématisation, tendance que l’on retrouve aussi dans le commentaire coranique qui lui est attribué. On peut considérer aussi que l’interprétation qu’il donne des lumières colorées dépend toujours à la fois du contexte et de la personne qui les visualise, ce qui laisse peu de place à un exposé systématique. Il reviendra à ses disciples de se livrer à ce genre d’exercices. Majd al-dîn al-Baghdâdî et l’héritage de N. Kubrâ

Le premier de ceux-ci, Majd al-dîn Baghdâdî (m. 1210 ou 1219), que N. Kubrâ considérait comme son fils spirituel et qui perdit la vie, ignominieusement exécuté sur l’ordre du roi ‘Alâ’al-dîn Kwârazmshâh (m. 1220-1), longtemps avant son maître, ne fournit pas beaucoup de détails supplémentaires sur ces visions 46. Dans son Tuhfa al-barara, Majd al-dîn Baghdâdî décrit les phénomènes de lumière d’abord en relation avec le manteau des soufis, suivant ainsi l’exemple de son maître qui avait déjà traité de la question des couleurs des manteaux en fonction de l’état intérieur des mystiques 47. S’il ne donne pas beaucoup de détails, lui non plus, il peut aider à mieux comprendre comment la conception de N. Kubrâ a pu passer chez Najm-i Râzî au prix d’une importante transformation. Selon Baghdâdî, « La première lumière qui apparaît à l’âme est la lumière bleue » 48. En fait, la toute première perception est plutôt celle de l’obscurité, mais c’est, dans ce cas, une non-vision. La première vision est effectivement bleue, parce que cette couleur est un mélange de lumière et de ténèbres. Comme chez N. Kubrâ, l’apparition de la lumière est liée à la pratique assidue de l’invocation de la formule d’exception : « pas de divinité 45 Nûr al-dîn Ja‘far Badakhshî dira, fidèle à N. Kubrâ, qu’il cite abondamment : « Lorsque l’âme se dévoile, elle se montre d’une couleur bleue comme celle du ciel et elle bouillonne comme bouillonne l’eau qui sort de la source », Khulâsat al-manâqib, Islamabad, 1995, pp. 149. 46 Sur Baghdâdî, voir Najm-i Râzî, Mirsâd al-‘ibâd, Téhéran, 1352, introduction de M. A. Riyâhî, pp. 19, 35, 46-48 ; F. Meier, « Ein Birefwechsel zwischen Sharaf ud-dîn-i Balhî und Magd ud-dîn Bagdâdî », in Mélanges offerts à Henry Corbin, Téhéran, 1397/1977, pp. 323 ss. ; Najm al-dîn Kubrâ, Les éclosions de la beauté …, pp. 40 ss. 47 Voir certains traités de Najm al-dîn Kubrâ, La pratique du soufisme, Nîmes, 2002, pp. 151, 217-218, 236, 263, 269.. 48 Tuhfa al-barara fî masâ’il al-‘ashara, trad. M. B. Sâ‘idî Khurâsânî, Téhéran, 1368, p. 76.

hormis Dieu ». Lorsque l’invocation s’installe dans l’âme appétitive, elle produit une lumière qui « prend corps à partir des membres obscurs intérieurs à cette âme » et « un rayon s’en réfléchit depuis le cœur dans l’âme. Elle illumine l’âme et c’est cet état qui est la lumière bleue » 49. Cette visualisation est liée au rapport mutuel en soi de l’âme et du cœur, et la couleur correspond à la proportion du mélange du blanc et du noir. La couleur va donc varier selon que c’est le cœur ou bien l’âme qui domine. Lorsque l’âme domine encore, son obscurité modifie la couleur du cœur et la fait paraître bleue, mais lorsque la lumière du cœur l’emporte la couleur devient verte. Par conséquent, cette lumière est bleue parce que l’obscurité de l’âme se mélange avec la lumière du cœur. Par ailleurs, le vert est la lumière du cœur, comme chez N. Kubrâ, mais elle n’est pas la dernière couleur visualisable. En outre, elle est la couleur du cœur, en tant qu’elle est visualisable par l’âme, et elle en constitue le dernier voile. C’est ainsi que Baghdâdî interprète les observations de celui qui doit sans doute être son maître : « Lorsqu’un des maîtres a dit que cette même lumière de couleur verte est un voile tel, qu’après ce voile, il n’existe pas d’autre voile, il a voulu dire qu’après cela il n’y a pas d’autre voile d’âme » 50. S’il n’y a pas d’autres voiles obscurs, il en est en revanche qui sont de lumière, les voiles du cœur, de la conscience secrète et de l’esprit 51. On retrouve pour les couleurs supérieures le même processus que précédemment qui consiste en ce que le centre subtil perçoit la lumière de celui qui lui est immédiatement supérieur et qui se reflète en lui. L’âme percevait le bleu ou le vert du cœur en fonction de son propre état. Maintenant, c’est le cœur qui va percevoir les lumières de l’esprit en fonction de son propre état. De même que les lumières de l’âme sont diverses, étant, selon les stations de la condition créaturelle, bleues ou vertes, les lumières du cœur en fonction de sa qualification par les attributs de perfection et de sa réception de l’esprit sont variées : tantôt blanches, tantôt jaunes, tantôt rouges. Et il en va de même pour les lumières de la conscience secrète et celles de l’esprit, mais l’auteur ne nous en décrit pas le détail. En somme, la perception des couleurs dépend des états spirituels du mystique et en est l’indice, si bien que « chaque fois que nous parlons en public des lumières et que nous exposons leurs détails, nous avons des lumières dans le regard qui possèdent des couleurs particulières et des teintes spécifiques » 52.

Ce système repose sur une dualité : les lumières sont perçues par le centre subtil inférieur en fonction de la présence en lui du centre subtil qui lui est supérieur. C’est pourquoi, à la fin de son itinéraire, il obtient deux regards : un vers la réalité dans laquelle le voyageur s’installe, et un qui perçoit ce qui s’installe au-dessus de lui. Par le premier, il regarde « les réalités des choses terrestres et il voit leurs attributs divers » 53. Par le second, il perçoit ce qui est au-dessus de lui, il contemple les cieux, les étoiles, et les choses élevées semblables à un feu qui brûle en lui et qui expulse de son intérieur la lourdeur de l’oppression. C’est ainsi qu’il doit tourner son regard vers le ciel du cœur dont il doit faire l’ascension, et il connaît ainsi la spécificité de chaque ciel, son 49 Tuhfa al-barara fî masâ’il al-‘ashara, p. 77. 50 Ibid., p. 77. 51 Il cite à ce titre la tradition attribuée au Prophète et répandue dans les milieux mystiques selon laquelle « Dieu a soixante-dix mille voiles d’obscurité et de lumière » pour finalement retenir, semble-t-il, que l’on a vu la couleur verte, il n’y a plus que des voiles de lumière ; pour les discussions au sujet de cette tradition, voir l’introduction d’H. Landolt à son Isfarâyinî, Le révélateur des mystères, Lagrasse, 1986, pp. 111-2, note 176. 52 Tuhfa al-barara fî masâ’il al-‘ashara, p. 77. 53 C’est ainsi qu’étant dans le voyage de l’élite de l’élite, qui consiste à ce que par l’égide (wilâyat) divine il passe de la vision des choses dans lees horizons, au moyen de l’élévation dans le royaume angélique, à la vision des choses dans son âme, il perçoit « les sept climats, les océans et les montagnes, les sept cieux, le trône et le piédestal » en relation avec le royaume angélique ; il perçoit aussi les vérités intelligibles de la vie animale, des démons, et doit passer par la connaissance des « océans de la nature humaine », Kalimât-i Majd al-dîn Baghdâdî, ms. Aya Sofia 2910, fol. 171 a-b.

état et l’astre qui l’illumine, jusqu’à ce qu’il atteigne « les deux longueurs d’arc de la sainteté de la réalité spirituelle où la théophanie des lumières du pur esprit se manifeste » et où se dévoile le secret de la station en équilibre du Tout-miséricordieux « sur le trône du cœur » 54. Puis il sent les parfums du miséricordieux qui viennent à droite, et il contemple le cœur sous la forme de la lune lorsque l’esprit est installé sur le trône du cœur et que le miséricordieux est installé sur le trône de l’esprit 55. Le passage de la lumière au feu à la fin de l’itinéraire renvoie sans doute à l’expérience de la majesté qui consume son intérieur et lui permet d’atteindre une véritable annihilation, après laquelle, étant totalement purifié il peut laisser advenir la présence de Dieu qui s’installe sur le trône de l’esprit. Il découvre ainsi la puissance de la lumière muhammadienne « le rayonnement du soleil de la vérité qui tombe sur la demeure de la condition seigneuriale, tel que l’atmosphère de l’intérieur est purifiée par l’espace de l’univers sacro-saint, et qu’il pose le pied de l’être dans la voie du non-être » 56. Il atteint ainsi la surexistence en passant de la manifestation des attributs en soi à la théophanie des attributs de Dieu qui lui confèrent une nouvelle existence, après son annihilation sous l’effet de « l’éclair de la théophanie de la majesté » 57.

L’imprécision que l’on trouve chez Majd al-dîn Baghdâdî reflète sans doute cette même absence de systématisation qui caractérisait l’exposé de N. Kubrâ. Si l’on prend en compte le fait que Majd al-dîn est mort assez tôt, on peut peut-être avancer l’hypothèse que sa position est liée à un moment où la doctrine de son propre maître n’était pas non plus complètement élaborée. D’un autre côté la constatation qu’il fait que le vert est le dernier voile de l’âme suggère qu’il aurait eu une lecture particulière de la doctrine de N. Kubrâ, et qu’il aurait ainsi pu se méprendre sur le sens réel de la couleur verte et des lumières de couleur telles que son maître les comprenait. C’est peut-être aussi ce qui pourrait expliquer que Najm-i Râzî, dont N. Kubrâ lui avait confié l’éducation, ait adopté un système plus élaboré et en même temps nettement distinct de celui de Kubrâ. Najm-i Râzî et la lumière noire

Henry Corbin a souligné l’importance de la notion de lumière noire chez les disciples de Najm al-dîn Kubrâ 58. Le premier à avoir insisté sur l’expérience de cette obscurité est l’un des disciples de Kubrâ, Najm-i Râzî dont la formation spirituelle avait été confiée par le maître à Majd al-dîn Baghdâdî 59. Najm-i Râzî a aussi le mérite de développer une doctrine achevée et systématique sur ces phénomènes de lumière dans son grand manuel de soufisme, le Mirsâd al-‘ibâd. La quête et la perception des phénomènes de lumière renvoient au secret même de l’existence et du maintien de la réalité. La recherche de la visualisation de sa propre expérience à travers les lumières correspond à la volonté de connaître le fond de sa propre existence et de répondre à ce que cette source impose comme devoir de se réaliser à l’existence métaphorique du voyageur. De ce point de vue, la prétention mystique à connaître les couleurs emboîte le pas à la 54 Kalimât-i Majd al-dîn Baghdâdî, ms. Aya Sofia 2910, fol. 171b ; son disciple Najm-i Râzî énumère sept cieux ayant chacun son astre propre, Manârât al-sâ’irîn, Koweit, 1993, p. 242. 55 Tuhfa al-barara fî masâ’il al-‘ashara, pp. 91-2. 56 Kalimât-i Majd al-dîn Baghdâdî, ms. Aya Sofia 2910, fol. 172b. 57 Kalimât-i Majd al-dîn Baghdâdî, ms. Aya Sofia 2910, fol. 173b. 58 L’homme de lumière dans le soufisme iranien, pp. 149-154. 59 Sur ce mystique, mort en 654/1256, qui voyagea jusqu’en Anatolie, voir l’introduction de M.-A. Riyâhî à son édition du traité de Râzî, Mirsâd al-‘ibâd, Téhéran,1352 ; il faut noter que dans ce qui est sans doute son dernier traité, le Manârât al-sâ’irîn, Râzî n’aborde quasiment pas ce problème et adopte un style nettement scolastique.

prière que le Prophète adressa à Dieu, et constitue l’une des dimensions les plus légitimantes de la quête mystique pour Najm-i Râzî. Il l’exprime ainsi : « le Prophète a réclamé la manifestation des lumières des attributs de douceur et de fureur dans la prière qu’il a adressée à Dieu en ces termes : Fais-moi voir les choses telles qu’elles sont ». Car toute chose qui est douée d’existence dans les deux mondes, l’est, soit par le rayonnement des lumières des attributs de sa douceur, soit par le rayonnement des lumières des attributs de Sa fureur. Sinon, aucune chose ne serait douée d’existence réelle qui est le fait de demeurer par sa propre essence, et l’existence réelle appartient à celui qui n’a pas cessé et ne cessera pas, comme Il l’a dit : « Il est le premier et le dernier, le manifeste et le caché » 60. Les phénomènes de lumière participent donc du dévoilement du secret de l’existence que les mystiques cherchent à percer pour répondre à l’alliance qui a été nouée entre l’humanité et Dieu dans le pacte primordial, selon lequel il incombe à l’homme de se charger de ce dépôt. C’est pourquoi cette quête est la réponse même au secret qui a été placé en l’homme, comme Najm-i Râzî l’expose en indiquant que l’origine de ces phénomènes de lumière est « le levain de la semence de la lumière divine » qui a été répandue sur les hommes, en tant qu’argile spirituelle et atome d’humanité. Et il cite à l’appui de cette constatation le propos prophétique : « Dieu a créé les créatures dans une ténèbre, puis Il a répandu sur elles de Sa lumière ». Les hommes ont reçu cela lors du pacte de telle sorte qu’elle ne sortira plus jamais de leur esprit, car le but de cette lumière est toujours de retourner à son centre et à sa mine originelle, conformément à ce que N. Kubrâ énonçait déjà 61. Connaître les lumières est donc tout à la fois assumer le dépôt confié à l’homme par Dieu et se connaître en se réalisant dans l’historicité prophétique de l’existence, c’est-à-dire en faisant passer l’existence en soi de la métaphore à la réalité, par une herméneutique de son être dont le texte coranique est l’itinéraire et la matière.

Comme chez N. Kubrâ, l’invocation est, pour Râzî, la condition de la vision de la lumière 62. Il en décrit le processus de manière précise. Lorsque le miroir du cœur est débarrassé de la vision des choses ténébreuses et naturelles « par l’instrument de polissage de l’invocation », il devient capable de percevoir les lumières. Il y a en réalité deux conditions de la perception de ces lumières : le polissage du cœur au moyen de la technicité propre à l’invocation, qui sera d’ailleurs l’objet d’évolutions importantes dans la voie kubrawî 63, et la manifestation même des lumières. Au début, les lumières se montrent surtout sous l’image d’éclairs, de jaillissement de lumière et 60 Mirsâd al-‘ibâd, éd. Riyâhî, Téhéran, 1352, p. 273. 61 Mirsâd al-‘ibâd, p. 332 ; le thème de la source est capital pour N. Kubrâ en ce qu’il s’oppose à la causalité, La pratique du soufisme, pp. 42, 57, 62, 104 ; pour ce hadîth canonique qui place l’homme et l’être dès leur origine dans la dualité de la lumière et des ténèbres, voir Muslim, Sahîh, qadar, 16 ; Tirmidhî, Sunan, Imân, 18 ; ibn Hanbal, Musnad, II/169, II/176, II, 197. Hakîm Tirmidhî, Nawâdir al-usûl, Istanbul, 1293, p. 417 ; Hakîm Tirmidhî lie ce propos à la liberté de choix, voir G. Gobillot, Le livre de la profondeur des choses, Lille, 1996, pp. 82 ss. 62 Mirsâd al-‘ibâd, p. 273. Ce chapitre traite des conditions objectives de l’accomplissement de l’invocation : propreté, ablutions, vêtements propres, lieu propre fermé sombre, isolement, etc. ; le chapitre suivant insiste sur la différence entre invocation mimétique et invocation réelle dont la condition est qu’elle doit être dirigée et faire l’objet d’une initiation par un maître possédant la sainteté, ibid., pp. 271-274. Voir aussi, Najm-i Râzî, Manârât al-sâ’irîn, Koweit, 1993, pp. 422-3. Le plus ancien traité consacré exclusivement à l’invocation est celui du soufi hanbalite Abû Mansûr al-Isfâhâni (m. 418h.), le Kitâb sharh al-adhkâr, publié par N. Pûrjavâdî, Ma‘ârif , vol. XIX, n° 3, mars 2003, pp. 3-30 ; il faut signaler aussi le petit traité de Sulamî intitulé Mas’ala sifât al-dhâkirîn wa’l-mutafakkirîn, édité par Abû Mahfûz al-Karîm al-Ma‘sûmî, que mentionne N. Pûrjavâdî, ibid., p. 5. Signalons aussi l’affirmation de Yûsuf Hamadânî selon laquelle le mariage de la méditation du cœur et de l’invocation du corps engendre des lumières, que l’on peut observer par les sens, Rutba al-hayât, Téhéran, 1362, pp. 41, 49. 63 Pour cette question et la discussion sur les différentes sortes d’invocation, voir l’introduction d’H. Landolt à son Isfarâyinî, Le révélateur des mystères, Lagrasse, 1986, pp. 40 ss. ; sur les méthodes voir R. Gramlich, Die schiitischen Derwischorden Persiens, Wiesbaden, 1965, II, pp. 389 ss.

d’éclosions de lumière, et plus le polissage augmente plus les lumières sont fortes, si bien qu’il y a comme une progression dialectique des phénomènes lumineux. « Après les éclairs, c’est sous la forme de lueur, chandelle, flambeau et de feux flambants quelles sont contemplées ». Les lumières supérieures apparaissent au début sous la forme de grands astres noirs, puis sous la forme de la lune, ensuite c’est sous la forme du soleil, puis des lumières séparées du lieu. « Les lumières ont des sources variées : la spiritualité du voyageur, la sainteté du maître, la prophétie du Prophète, les esprits des prophètes, des saints, des maîtres et de la présence munificente, l’invocation de « pas de divinité hormis Dieu », les invocations multiples, le Coran, la soumission, la foi, les diverses sortes d’adorations et de dévotions, qui ont chacune une lumière particulière. De chaque source, une autre lumière se lève liée à cela, et chacune a une saveur et une couleur différente » 64.

Ces lumières qui paraissent, en provenant de sources différentes, mais toujours grâce à la puissance de l’invocation, sont, pour Najm-i Râzî, liées à l’imagination qui leur donne leurs couleurs et leurs formes. « Lorsque les lumières sortent toutes des voiles, l’imagination n’a plus de pouvoir d’agir. Les couleurs se lèvent et la contemplation se produit sans couleur, sans forme, sans lieu, sans figure, et sans apparence, et la lumière absolue est celle-là qui est propre et débarrassée de tout cela. Chaque couleur et chaque figure que l’imagination perçoit est issue de la pollution des voiles des attributs humains. Lorsqu’il se purifie par la spiritualité, aucun de ces voiles ne subsiste et un chatoiement sans couleur et sans figure paraît » 65. C’est en cela, que ces lumières sont le produit de l’invocation. Celle-ci a pour fonction de purifier le mystique des voiles de sa nature qui le retranche de l’existence réelle. Ainsi les lumières sont forcément l’indice de l’effet progressif qu’engendre l’invocation chez le mystique. Lorsque le mystique atteint le sommet de sa pureté, il ne peut donc plus y avoir de forme ni de couleur à la lumière qui est elle-même pure, le dévoilement de sa pureté correspondant à la pureté intérieure du mystique. En somme l’imagination apparaît comme une faculté qui permet de visualiser le progrès de l’itinéraire spirituel, tout en voilant paradoxalement l’apparition des lumières par ses propres formes. Najm-i Râzî s’attache aussi à décrire avec précision les formes de ces lumières que le mystique rencontre peu à peu dans son assomption intérieure. Il explique que « la plupart de ce qui se produit sous la forme d’éclairs et de jaillissements de lumière prend sa source dans l’invocation et la luminosité de la prière. Tantôt c’est les voiles des attributs de l’homme qui sont déchirés sous l’empire des lumières de l’esprit. Ils apparaissent sous la forme de nuages si bien que l’on contemple un rayon sous la forme d’un éclair à partir de la réalité spirituelle » 66. La vision de lueur et de chandelle vient de la sainteté du maître qui illumine le cœur. Les corps supérieurs comme les astres, les lunes et les soleils viennent des « lumières de la réalité spirituelle qui se manifeste dans le ciel du cœur en fonction de son polissage ». « Lorsque le miroir du cœur

64 Mirsâd al-‘ibâd, éd. Riyâhî, Téhéran, 1352, pp. 299-300 ; l’idée que chacun de ces phénomènes associe une couleur et une saveur se trouve déjà chez N. Kubrâ qui dit : « En effet tu goûtes de toi-même ce que tu contemples par ta vue, et tu contemples par ta vue ce que tu goûtes par toi-même », Les éclosions de la beauté, p. 136 ; voir aussi pour ces visions l’analyse d’un disciple d’Isfarâyinî, Jabrâ’îl Khurramâbâdî sur le voyageur qui traverse les quatre éléments premiers, la terre, l’eau, l’air et le feu, où il voit des phénomènes de feu dans le dernier élément ; par ailleurs sa présentation paraphrase à plusieurs reprises celle de Najm-i Râzî dont il semble suivre de prêt la doctrine en la matière, Tuhfa al-faqîr, in N. Mâyel Herawî, Dar shabistân-i ‘irfân, Téhéran, 1369, pp. 161-166. 65 Signalons qu’il y a une tradition très critique vis-à-vis de l’imagination chez les maîtres kubrawîs, qui privilégient à la place la notion de concentration visionnaire (himma), ce qui fait de l’idée de monde imaginal un terme non pertinent pour parler de leurs expériences visionnaires , au moins jusqu’à Sayyid ‘Alî Hamadânî ; je compte y revenir ailleurs. 66 Mirsâd al-‘ibâd, p.300.

est purifié en fonction d’un astre, la lumière de l’esprit apparaît à la mesure d’un astre. Tantôt il voit l’astre dans le ciel tantôt sans ciel. Lorsqu’il le voit dans le ciel, le ciel est le globe du cœur et l’astre est la lumière de l’esprit en fonction de la pureté du cœur » 67. Il poursuit la présentation de ces formes lumineuses, précisant que l’on peut percevoir les attributs de Dieu ainsi, pour en montrer la progression comme, par exemple : « Lorsqu’il voit l’astre sans ciel c’est le reflet de la lumière du cœur, ou la lumière de l’intelligence ou celle de la foi qui apparaît dans la pureté de l’atmosphère de la poitrine. Il arrive que l’âme atteigne une telle pureté qu’elle se présente comme un ciel dans lequel il voit le cœur comme la lune. S’il voit la lune entière c’est que le cœur est complètement pur, et si elle est entamée, c’est que la saleté subsiste proportionnellement à cette entame. Lorsque le miroir du cœur a atteint la perfection de la pureté et qu’il est apte à recevoir la lumière de l’esprit, on le contemple sous la forme du soleil. Plus la pureté est grande, plus le soleil est brillant jusqu’au moment où la forme est mille fois plus lumineuse que le soleil ». Cette expérience des formes de lumière, qui sont autant de formes de soi-même, renvoie à une herméneutique intérieure par laquelle le mystique est investi des dimensions prophétiques de l’expérience mystique. C’est ainsi que la perception des astres renvoie au récit de la découverte de l’unicité divine par le prophète Abraham (Cor., VI=76-78) qui finira par dépasser ces phénomènes qui sont les voiles du cœur et de l’esprit, de même que la perception de phénomènes auditifs renverra à l’expérience de Moïse 68. La réflexion emploie l’expérience d’Abraham qui perçoit ces attributs sous la forme d’astres, de lune et de soleil jusqu’à dépasser les voiles de l’esprit et du cœur. En fin de compte, le cœur découvre que Dieu transcende les formes, car le cœur est sincère. Or celui qui a pleinement découvert cette sincérité du cœur en atteignant le stade où il n’y a plus d’intermédiaires ni de voiles, c’est le prophète Muhammad, qui est le véritable révélateur du cœur, car il montre que quand le cœur arrive à la perfection de la pureté, les voiles deviennent tellement transparents qu’il ne voit plus que Dieu lorsqu’il regarde en lui-même 69. Cette herméneutique intérieure culmine donc dans l’expérience de cette lumière sans forme ni couleur, débarrassée des voiles humains, dont Muhammad est l’exemple type.

Najm-i Râzî a le mérite d’exposer clairement et de manière systématique les phénomènes de couleurs. Celles-ci varient en fonction des stations que l’on parcourt, et non des états, comme le concevait N. Kubrâ. Elles correspondent avant tout, pour Râzî, aux centres subtils dont on fait l’ascension. Comme chez Majd al-dîn Baghdâdî, la première couleur visualisée est bleue, et elle est le produit du mélange du noir des ténèbres de l’âme et du blanc de la lumière de l’esprit : « Dans la station de l’âme blâmante, une lumière bleue paraît, et ceci vient du mélange de la lumière de l’esprit ou de celle de l’invocation avec les ténèbres de l’âme. De la luminosité de l’esprit et des ténèbres de l’âme, une lumière bleue est engendrée ». Cependant, alors que pour son maître le bleu laissait peu à peu la place au vert, pour Râzî, il y a très vite une succession de couleurs rouge, jaune, blanc et vert : « Lorsque les ténèbres de l’âme diminuent et que la lumière de l’esprit augmente, une lumière rouge est contemplée, et lorsque la lumière de l’esprit l’emporte une lumière jaune apparaît. Lorsque les ténèbres de l’âme ne subsistent plus, une 67 Mirsâd al-‘ibâd, pp. 301-2. Najm-i Râzî décrit aussi mais succinctement ces apparitions d’astres dans son Manârât al-sâ’irîn, pp. 128-9. 68 Mirsâd al-‘ibâd, p. 303 ; l’expérience d’Abraham est l’occasion d’affirmer que la perception des lumières conduit à une réconciliation entre le monde de la perception et le monde intelligible. Abraham ne fait pas la différence grâce à la pureté de son cœur : tantôt il voit dans le cœur par l’imagination tantôt c’est dans le monde de la perception par la sensibilité, et lorsqu’il en arrive à dire : « ceci est mon seigneur » (Cor., VI=78) c’est que, pour lui, « le monde caché, le monde de la perception, l’extérieur et l’intérieur sont une seule et même chose » Mirsâd al-‘ibâd, p.305. 69 Mirsâd al-‘ibâd, pp.304-5 ; Râzî indiquera plus loin que Moïse obtient la théophanie de la condition seigneuriale, tandis que Muhammad a celle de la divinité même, ibid., p. 320.

lumière blanche paraît. Lorsque la lumière de l’esprit se mélange avec la pureté du cœur, une lumière verte paraît. Lorsque le cœur est totalement pur, une lumière comme la lumière du soleil avec des rayons paraît. Lorsque le miroir du cœur est parfaitement poli paraît une lumière semblable à celle du soleil qui se manifeste dans le miroir pur, de sorte que le regard ne souffre pas de la puissance de son rayonnement » 70.

C’est à la suite de cette illumination semblable à celle que produit le soleil que le mystique atteint cette union de la contemplation et de la saveur que mentionnait N. Kubrâ à propos de la lumière verte. Pour Najm-i Râzî, cette sensation qui est celle de la connaissance même est associée à la lumière sans quiddité ni couleur :« lorsque la lumière de Dieu se reflète dans la lumière de l’esprit, la contemplation est mélangée avec la saveur de la contemplation, et lorsque la lumière de Dieu est contemplée sans les voiles de l’esprit et du cœur, elle est connue sans couleur, sans quiddité, sans limite, sans semblable et sans contraire. Et la stabilisation comme la stabilité deviennent ses caractères. Là ne subsistent plus ni lever ni coucher, ni droite ni gauche, ni haut ni bas, ni lieu ni temps, ni proximité ni éloignement, ni nuit ni jour car il n’est chez Dieu ni matin ni soir, il n’y a là ni trône ni étendue, ni bas-monde ni autre-monde » 71. Cette station de stabilité par-delà les voiles du cœur et de l’esprit est celle de Muhammad, comme il a déjà été mentionné, et ouvre sur une autre dimension de l’itinéraire mystique dans laquelle c’est les lumières des attributs qui se manifestent. Au début il y a les lumières des attributs de la beauté qui se révèlent dans l’annihilation. Au-delà de cela, se trouvent les lumières de la majesté qui produisent l’annihilation de l’annihilation et même, précise Najm-i Râzî, « l’annihilation de l’annihilation de l’annihilation », une expérience que l’on ne peut commenter véritablement, car l’intelligence ne peut la comprendre, prise qu’elle est dans la condition de la non-contradiction 72. En effet, il s’agit là de l’expérience de la lumière noire, celle de la combustion qui correspond à l’expérience du feu après celle de la lumière. L’expérience des phénomènes lumineux révèle aussi la différence entre les attributs de beauté et ceux de majesté, dont la lumière se révèle comme la pure obscurité. Les premiers sont d’une lumière illuminante produisant la connaissance par la contemplation, les seconds sont d’une lumière consumante qui transmute le mystique et anéantit sa connaissance.

Le secret de cette expérience de la combustion et de l’illumination réside dans la nature et l’expérience de la théophanie. Najm-i Râzî consacre un long chapitre à cette question, rappelant que « la théophanie est l’expression de la manifestation de l’essence et des attributs de la divinité ». En réalité, il y a de nombreuses théophanies, parce que le mystique, dans son itinéraire est appelé à percevoir progressivement le mystère du fait que Dieu se manifeste en toute chose à travers la création et la mise en lumière de cette création qui en est l’orientation et la signification. C’est pourquoi « l’esprit a aussi une théophanie, et dans cette signification les voyageurs commettent beaucoup d’erreurs », parce que le voyageur prend souvent la théophanie de l’esprit pour celle de Dieu 73. Râzî en vient à distinguer la théophanie de l’essence et celle des attributs. La première se divise en deux, comme il a déjà été mentionné : une seigneuriale que Moïse a perçue, et une théophanie de la divinité qui est celle que Muhammad a connue 74. Toutefois, il semble que Najm-i Râzî fasse davantage porter son analyse sur la théophanie des

70 Mirsâd al-‘ibâd, p.306. 71 Mirsâd al-‘ibâd, p.307. 72 Mirsâd al-‘ibâd, p.308. 73 Mirsâd al-‘ibâd, p.316 ; c’est pourquoi il va s’attacher à montrer les différences entre les deux sortes de théophanies, de nature spirituelle et de nature seigneuriale, ibid., pp.317-9. 74 Mirsâd al-‘ibâd, p.320.

attributs pour cerner la question de cette double lumière, ou plutôt de ce double aspect de la théophanie des attributs, puisque ceux-ci se répartissent en deux catégories : la beauté et la majesté, ou encore la douceur et la fureur. La fonction de la théophanie est de donner à voir et à connaître, mais cette connaissance n’est possible que dans la mesure où l’homme, assumant le dépôt que Dieu lui a confié, devient le lieu même de la théophanie en s’incorporant les attributs de Dieu. C’est ainsi que l’expérience de la lumière est finalement la perception en soi-même des lumières théophaniques qui ont trouvé le lieu de leur manifestation dans le mystique dont le cœur est parfaitement réalisé. C’est ainsi que Râzî affirme que « l’homme est en vérité le miroir de l’essence et des attributs de Dieu », ou encore « le secret de la lieutenance est qu’il soit le lieu de manifestation et celui qui manifeste de l’essence et des attributs divins » 75. L’incorporation des attributs de beauté, qui sont des attributs d’essence et des attributs d’opération 76, permet au mystique de réaliser en lui-même des types prophétiques de perfection spirituelle, constituant une sorte d’herméneutique interne par laquelle il devient un Coran vivant, au sens où il a accompli en lui-même les attributs que le texte coranique expose dans les figures et les récits prophétiques. « S’il est l’objet de la théophanie de l’attribut de vie, il est tel que Khidr et Ilyâs doué de la vie pérenne », « si c’est par l’attribut du verbe, il est comme Moïse », « si c’est par l’attribut de surexistence, il est l’objet de la suppression de l’égoïté et du raffermissement des attributs seigneuriaux car « Dieu efface ce qu’il veut et Il le raffermit » et Husayn Mansûr a dit à ce propos : Entre moi et Toi, le je me tourmente / Enlève donc mon je de l’entre-deux par ta générosité ». Il en va de même pour les attributs d’opération : s’il est l’objet de la théophanie de l’attribut de subsistance, il est comme Marie ; si c’est l’attribut de création il est comme Jésus ; si c’est par celui de vivification il est comme Abraham, et Jésus ; et si c’est par celui de mort, il est comme le disciple d’Abû Turâb Nakhshabî qui mourut lorsque Bistâmî le regarda 77. La théophanie des attributs de beauté se distingue de celle des attributs de majesté principalement en ce qu’elle produit l’annihilation de l’égoïté humaine pour revêtir le mystique de leurs caractéristiques, engendrant ainsi tantôt un voilement tantôt une théophanie qui colorent l’être du mystique. En ce sens, l’expérience de la beauté précède celle de la majesté et ne permet pas encore d’atteindre le secret même de l’unicité de Dieu. Le signe en est cette alternance du voilement et du dévoilement, c’est-à-dire à la fois le maintien de la non-coïncidence des contraires qui se succèdent, et la permanence des couleurs dans le mystique. Au contraire, la théophanie des attributs de majesté est la stabilisation et l’apparition des deux couleurs ensemble, la coïncidence des contraires 78. C’est au-delà, par la théophanie des attributs d’essence, que le mystère de l’unicité divine se manifeste réellement dans l’annihilation de l’annihilation, ou encore dans le lever de la lumière noire. Celle-ci est à proprement parler la lumière de l’enfer 79 qui se lève pour consumer entièrement l’existence du mystique pour l’amener à résipiscence de 75 Mirsâd al-‘ibâd, p.322 ; plus tard Râzî dira : « le serviteur est, dans cette station, le miroir des attributs de Sa douceur et de Sa fureur, et il contemple, comme celui qui voit dans le miroir, Ses attributs par ses attributs et Son essence par son essence, si bien que le voyant, la vision et le vu font un », Manârât al-sâ’irîn, pp. 223. 76 La théophanie des attributs est de deux sortes : beauté et majesté. Celle de la beauté est de deux sortes : attributs d’essence et attributs d’opération, et celle des attributs d’essence est de deux sortes à son tour : immanent et intelligible, Mirsâd al-‘ibâd, p.321. 77 Mirsâd al-‘ibâd, p.322-3 ; pour le récit de ce novice mort en ayant vu Bistâmî, voir Rûzbehân Baqlî, L’ennuagement du cœur, Paris, 1998, pp. 224 ss. 78 Mirsâd al-‘ibâd, p.324. 79 C’est ce à quoi fait référence un propos que Najm-i Râzî attribue au Prophète, « on a fait brûler l’enfer un certain nombre de milliers d’années jusqu’à ce qu’il devienne rouge, puis un certain nombre de milliers d’années jusqu’à ce qu’il devienne blanc, et un certain nombre de milliers d’années jusqu’à ce qu’il devienne noir, et maintenant il est noir », Mirsâd al-‘ibâd, p.308.

sa propre existence face à Dieu. La théophanie des attributs d’essence, qui sont doubles, de Puissance et de Magnificence, est double et obéit à une succession dans la transformation du mystique. Il y a d’abord la théophanie de la Puissance qui entraîne d’abord un chatoiement par lequel se produit l’annihilation des attributs d’humanité en soi et qu’une lumière sans forme, sans couleur et sans quiddité se manifeste entraînant une extrême révérence. Ensuite il y a successivement les attributs de vie et de permanence et les attributs de superbe et de fureur qui sont les deux types d’attributs de magnificence. Par le premier type, c’est « l’annihilation de l’annihilation » qui se produit puis « la surexistence de la surexistence » qui confère au mystique une vie pérenne et se manifeste par une lumière qui ne laisse rien caché et qui se lève sans plus jamais se coucher 80.

Alors c’est la réalité de « pas de divinité hormis Dieu » qui s’épiphanise là, « l’idole de l’existence est ôtée de devant, et l’empire de la divinité reprend sa tutelle ». Le secret de l’unicité de Dieu paraît dans la sainteté muhammadienne sous la forme de la résipiscence par laquelle le mystique est appelé à demander pardon du fait d’être face à l’unicité : « Et demande pardon pour ta faute », c’est-à-dire la faute de ton existence, car il n’y a pas de plus grande faute que ton existence » 81. Cette conscience de la faute d’exister face à l’unicité divine se manifeste comme lumière noire, ou encore stupéfaction totale, lorsque Dieu s’épiphanise par les attributs de superbe, de magnificence et de fureur, si bien que ce que le mystique avait trouvé est reperdu, laissant la place à la stupéfaction et à la stupeur, et que la science et la connaissance se changent en ignorance et inconscience 82. Cette stupeur fait percevoir l’unité profonde de la lumière et du feu qui règnent dans l’être et en forme la source. « Lorsque tu regardes, partout dans les deux mondes il y a de l’obscurité et de la lumière qui viennent du rayonnement des lumières de Ses attributs de douceur et de fureur, tel que « Dieu est la lumière des cieux et de la terre ». C’est dans ce sens qu’il a désigné la lumière et l’obscurité comme instauration et non comme création. Il a dit : « Il a créé les cieux et la terre et Il a instauré les ténèbres et la lumière ». Il a désigné la création et l’instauration différemment. […] ». C’est cela le secret de la lumière noire pour Najm-i Râzî, et pourquoi en fin de compte l’expérience suprême est avant tout l’annihilation complète ou « l’annihilation de l’annihilation ». Par cette annihilation, le mystique perçoit l’unité de la lumière et de l’obscurité qui, en tant qu’elles sont instaurées, sont des modalités de présence de l’être, qui en sont inséparables, et sans lesquelles il n’y aurait pas d’être. Il fait donc l’expérience de la manière dont l’unicité s’articule avec la multiplicité, et de la façon dont le multiple (le mystique) peut percevoir l’unicité comme instauration dans la création. La lumière noire apparaît donc comme la source première d’où l’ensemble de l’être est baigné à la fois de ténèbres et de lumière, où les contraires sont unis. Or, le mystique ne peut atteindre cette réalité que par l’anéantissement de son être, c’est-à-dire par la combustion de l’être créé qui laisse paraître l’instauration de la lumière et des ténèbres d’où l’être tire son origine. Ainsi il rend Dieu à son unicité première telle qu’elle se manifeste à elle-même en suscitant l’être qu’elle met en lumière de sa propre lumière par laquelle elle se perçoit. C’est à ce propos que Najm-i Râzî reprend pour être une indication vers ce que l’on ne peut dire le poème de Bustî, dont il a déjà été question qu’il attribue à Ahmad Ghazâlî : « Mais les attributs de majesté, lorsqu’il fait connaître dans la station de l’annihilation de l’annihilation le mail de la révérence due à la divinité et de l’assaut de la magnificence de la pérennité, une lumière noire, enrichissante, faisant surexister, faisant mourir faisant vivre est contemplée, de sorte qu’apparaît la levée du suprême talisman et le lever 80 Mirsâd al-‘ibâd, p.324. 81 Mirsâd al-‘ibâd, p.325-6. 82 Mirsâd al-‘ibâd, p.326.

des définitions incertaines à partir de son élévation, comme le maître Ahmad Ghazâlî a exprimé cette signification symboliquement : Nous avons vu le secret de l’univers et la racine du monde / Et nous avons facilement dépassé la cause et la honte / Sache que cette lumière noire est supérieure au non-points / Cela aussi, nous l’avons dépassé, n’a subsisté ni ceci ni cela. » 83. Nûr al-dîn al-Isfarâyinî et la pédagogie des couleurs

Selon H. Landolt, c’est dans une lettre qu’il adressa à son disciple ‘Alâ’ al-dawla al-Simnânî, en 1288, qu’Isfarâyinî définit les trois principes qui gouvernent sa conception des phénomènes de lumières colorées 84. Le premier est que l’être humain est constitué de parties qui, lorsqu’elles sont soumises au service de Dieu, sont le lieu de lumières qui révèlent leur rang particulier. Le deuxième principe est, conformément à la tradition musulmane, que le mystique rencontre sur la voie qui le conduit à Dieu soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres, qui peuvent devenir un obstacle majeur sur le chemin si on les prend pour la fin. Le troisième est que le corps du monde est la copie de celui de l’homme, si bien que l’homme est présent dans tous les atomes de l’univers jusqu’au trône. Ainsi la procession des centres subtils est l’échelle de l’émanation créatrice qu’il convient de parcourir pour remonter jusqu’à Dieu 85. La procession de ces organes subtils joue donc un rôle essentiel dans l’analyse des phénomènes de lumière colorées, et réciproquement, celles-ci offrent une description de l’avancement du mystique sur la voie de l’annihilation qui conduit à la pure contemplation , la vision absolue qui inclut tout ce qui précède dans une sorte de dépassement radical. La procession des centres subtils dérive de la descente de l’esprit vers le corps. La nécessité de préserver la pureté de l’esprit, qui a deux faces, une vers l’impératif divin et l’autre vers la création, impose d’interposer plusieurs centres subtils entre les deux 86. Ce sera le cœur puis l’âme, dont la relation avec les autres centres est parfois interprétée comme une relation de filiation 87. Chacun de ces centres reçoit les lumières de la 83 Mirsâd al-‘ibâd, p.308. Cette annihilation totale n’empêche pas une surexistence par après, mais celle-ci semble superfétatoire ou secondaire par rapport à l’expérience de la lumière noire : « par Son ipséité, Il les annihile à leur égoïté, puis Il les fait vivre par la lumière de Sa beauté. Ensuite Il les annihile par les assauts de la théophanie de Sa majesté. Puis Il les fait surexister par Sa surexistence, et Il les élève par Ses douceurs et les enrichit par la générosité de Son existence », Manârât al-sâ’irîn, pp. 225-6 ; on peut voir aussi dans cette remarque une inflexion de la position de Najm-i Râzî. 84 Le révélateur des mystères, Lagrasse, 1986, pp. 54 ss. 85 Pour cette question chez Isfarâyinî, voir H. Landolt, Le révélateur des mystères, pp. 56 ss. ; sur les différentes hiérarchies d’organes subtils dans le soufisme, voir G. Gobillot et P. Ballanfat, Le cœur et la vie spirituelle chez les mystiques musulmans, in Connaissance des religions, janv.-sept. 1999 (57-58-59) ; pour la hiérarchie spirituelle chez Kubrâ et l’idée de la révolution interne dans cette hiérarchie, voir N. Kubrâ, La pratique du soufisme, Nîmes, 2002, pp. 77-78 ; P. Ballanfat, « La prophétologie dans le ‘Ayn al-hayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî », in Mystique musulmane, parcours en compagnie d’un chercheur Roger Deladrière, Cariscript, Paris, 2003, pp. 285 ss, 315. 86 H. Landolt, Correspondance spirituelle échangée entre Nuroddin Esfarayeni et ‘Alaoddawleh Semnani, Téhéran, 1972, p. 19 du texte persan. 87 Le cœur est le fils de son père, l’esprit, et l’âme est la fille de sa mère le corps, les deux premiers étant lumineux et les deux derniers ténébreux, Le révélateur des mystères, pp. 58-59. Cette conception de la filiation prend son origine chez ‘Umar Suhrawardî, auquel N. Kubrâ était doublement rattaché par l’intermédiaire de ses maîtres ‘Ammâr Bidlîsî et Rûzbihân Misrî qui devint aussi son beau-père, Les éclosions de la beauté, pp. 21 ss. ; pour ces filiations, voir Najm-i Râzî, Mirsâd al-‘ibâd, pp. 175-176 ; Suhrawardî, Rashf al-nasâ’ih al-îmâniyya, Téhéran, 1365, pp. 203 ss. ; Suhrawardî, ‘Awârif al-ma‘ârif , Beyrouth, 1983, pp. 450 ss. ; le commentaire coranique attribué à N. Kubrâ indique que le cœur est nécessaire pour retenir les lumières qui émanent de Dieu à travers l’esprit, car celui-ci est trop subtil, pour arriver à les arrêter, « La prophétologie dans le ‘Ayn al-hayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî », p. 308.

théophanie et les transmet à celui qui est en dessous. Mais ces lumières sont obscurcies par la corporéité et les passions. Il s’agira donc de suivre la loi pour purifier son corps et son âme, et de s’appliquer à l’invocation pour purifier le cœur. L’invocation permettra ainsi de faire jaillir les lumières dans les organes subtils supérieurs, selon l’idée déjà énoncée. La vertu de l’invocation réside dans la substitution de la bonne parole qui monte vers Dieu à la fausse prédication démoniaque, par la répétition de la formule de foi musulmane composée de la négation : « pas de divinité » et l’affirmation : « hormis Dieu ». Cette affirmation s’enracine alors dans le cœur, la conscience secrète et l’esprit si bien que ceux-ci s’emplissent de lumière. Ces lumières illuminent le cœur et la conscience secrète et elles touchent l’esprit et l’âme engendrant des phénomènes de lumière colorées. Il y a donc des lumières épiphaniques propres à l’esprit qui vont se refléter dans le cœur et dans l’âme. L’élément intéressant est que l’auteur distingue les deux phénomènes : les lumières et les couleurs. Comme Majd al-dîn Baghdâdî, il attribue la coloration des lumières à l’influence de l’âme sur les lumières qui proviennent de l’esprit 88. Il insiste sur l’unité de la lumière dont la réalité n’a aucune couleur. La couleur est donc un attribut ajouté à la lumière par un centre subtil d’un niveau inférieur, l’âme. Le problème essentiel de l’initiation spirituelle est précisément de savoir comment convertir l’âme, comment la purifier. D’une part, donc, la couleur sera la marque de l’infériorité des phénomènes de coloration et de leur origine inférieure et individuelle, et, d’autre part, elle sera l’indice de la progression de cette purification. La couleur ne peut être que le produit de l’âme, puisqu’elle est avant tout comprise comme un élément décisif de l’éducation spirituelle de l’individu. Paradoxalement, lorsque l’âme sera totalement purifiée, il n’y aura plus aucune couleur.

Dans l’une des réponses qu’il donne à une question sur le sens d’une vision du shaykh al-islâm Jamâl al-dîn, Isfarâyinî explique en quoi consiste le processus de coloration et aborde le problème de la lumière noire, que l’on a déjà rencontrée 89. Il indique d’abord que toutes les couleurs sont instables, sauf la couleur noire. Celle-ci a donc un privilège par rapport aux autres. Les couleurs sont donc toujours défectueuses, insuffisantes, ou incomplètes et changeantes. Les couleurs ont donc deux caractéristiques négatives : leur mutabilité et leur insuffisance, ce qui signifie qu’elles n’ont pas d’être à part entière et qu’elles sont éphémères. Inversement, la lumière noire est celle qui « réunit la perfection des couleurs », et, pour en montrer la singularité, l’auteur indique qu’elle ne change pas, ne se métamorphose pas et ne s’inverse pas, mettant ainsi l’accent sur la permanence de cette couleur. Plus encore, alors que les autres couleurs se transforment au contact d’une autre, notamment de la lumière noire, étant ainsi passives et vulnérables, « toute couleur qui arrive à la couleur noire, prend sa couleur tandis qu’elle-même ne se change en aucune autre. Elle consiste en ce qu’elle est installée dans la perfection » 90. C’est pourquoi, Isfarâyinî pourra affirmer que, dans le cas de cette vision où Jamâl al-dîn a vu la lettre alif écrite en noir, le noir de la lettre est fait « pour faire connaître la réalité de la perfection de la divinité dans la forme du alif ». La mutabilité des couleurs renvoie sans doute au fait qu’elles sont liées à l’âme. Leur transformation est le corrélat de la mutabilité de l’âme que l’éducation 88 Le révélateur des mystères, p. 60 ; il me semble que ceci ne correspond pas à la présentation que Najm-i Râzî fait des lumières colorées dans lesquelles, pour lui, l’âme ne joue pas toujours un rôle central, ibid., p. 107, n. 159. « La lumière en réalité n’a pas elle-même de teinte ; le teinturier est l’âme. S’il expulse de cela l’attribut de sa propre obscurité, ne subsistent ni couleur ni odeur », H. Landolt, Correspondance spirituelle échangée entre Nuroddin Esfarayeni et ‘Alaoddawleh Semnani, p. 23 du texte persan. 89 Sur ce processus, un disciple d’Isfarâyinî , Khurramâbâdî dit que « la coloration des lumières vient de celle de tes états. Sinon, la lumière réelle transcende la couleur, la forme et l’apparence ». Mais il ne décrit pas les phénomènes de couleur et reste très proche de Najm-i Râzî dans ses analyses, Tuhfa al-faqîr, in Dar shabistân-i ‘irfân, p. 163. 90 Le révélateur des mystères, p. 91, du texte persan.

spirituelle transforme. La stabilité et la perfection de la lumière noire peut apparaître comme le stade correspondant à la stabilisation ou plutôt la rectitude (istiqâma) de l’être du mystique, au-delà de laquelle il trouvera la pure unitude, on y reviendra plus loin.

Isfarâyinî indique que ces couleurs sont l’indice de la maladie de l’âme, et elles peuvent être jaune, rouge, vert, bleu ou blanc, ce qui renvoie aux couleurs systématiquement mentionnées par ses prédécesseurs. Ceci étant la progression des lumières est aussi, comme chez les autres auteurs la progression des « sept sphères du cœur », ou des « sept niveaux de l’esprit », ou encore des « sept vertus de l’âme ». Ces sept niveaux prennent sans doute dans l’ordre kubrawî origine dans la mention des sept cieux ou sept puits dans les Fawâ’ih de N. Kubrâ 91. Pour ce qui est des couleurs, Isfarâyinî les analyse avec une grande méticulosité en fonction des étapes que gravissent les disciples auxquels il s’adresse, Simnânî et Khunjî, qui furent ses disciples les plus proches. Simnânî lui a confié qu’il a vu un astre noir auréolé de lumière dont l’intérieur est ensuite devenu rouge sans pour autant supprimer la ligne noire externe. Plus tard, cette ligne s’efface et le rouge devient blanc avant que la couleur ne disparaisse complètement. Le commentaire d’Isfarâyinî indique que la noirceur provient de l’idolâtrie de l’âme auréolée par la lumière de l’invocation du cœur et de l’esprit qui irradie sur elle. Le rouge est l’indice que l’union de la lumière de l’invocation et de la lumière de l’amour fervent en ont chassé l’idolâtrie mais qu’il reste encore une impureté dont le liseré noir est le signe : « la lumière rouge est celle de l’amour fervent. Or, la réalité du feu accompagne la lumière de sorte qu’il brûle tout ce qui est autre que l’amant et l’aimé. L’amour fervent a pris la réalité de feu de l’attribut et de la propriété de l’invocation » 92. L’effacement progressif de la ligne noire montre que les lumières du cœur et de l’amour sont unies au feu de l’invocation. Le blanc est le signe que la lumière de la conscience secrète domine le cœur, et le blanc est désigné comme « la face de l’esprit » 93. Enfin la disparition de la couleur est l’indice que la théophanie domine totalement la réalité de l’esprit.

Dans l’échelle des couleurs, on a globalement : noir, jaune, rouge, vert, bleu, blanc, noir, la huitième étant incolore parce qu’elle est la réalité de la lumière même, à quoi il faut ajouter l’argent et l’or, comme dans la deuxième série de N. Kubrâ. Les visions de Khunjî qu’analyse Isfarâyinî dans un long texte permettent toute une gamme d’interprétations qu’il faut tenter de classer 94. L’or et l’argent apparaissent dans une vision du cœur sous la forme d’un disque doré. Il explique que la maladie de l’âme apparaît jaune sous l’influence de l’effort spirituel et d’une invocation soutenue. Ce jaune se reflète dans le cœur grâce au polissage du cœur que l’invocation opère. « Lorsque la substance de l’âme est devenue pure, elle apparaît au regard à l’image de l’or. Et parfois les lumières du jeûne et de la prière, qui sont des lumières blanches et pures, illuminent la substance du cœur, et paraissent sous l’apparence d’un pur argent ». Du vert peut apparaître avec l’or en fonction du maintien de l’obscurité humaine. Si la lumière de l’invocation est suffisamment forte, l’âme brille sur le cœur et l’on voit une pure forme d’or, mais s’il reste de l’obscurité, l’intérieur apparaît doré et l’extérieur vert. Le mélange d’or et de vert est lié à la

91 Les éclosions de la beauté, pp. 86, 138, 184, 202. La mention des sphères du cœur, n’a rien d’étonnant lorsque l’on considère que, dans l’ordre kubrawî, le cœur est l’organe central celui autour duquel s’organise tous les autres centres subtils qui en sont donc d’une certaine manière les projections. Pour toute la discussion sur l’ordre des centres subtils chez Isfarâyinî et les problèmes que cela pose pour les couleurs, ibid., pp. 63 ss. Si Simnânî interprète ces sept sphères en liant les prophètes aux couleurs, il faut noter qu’un autre kubrawî de la première génération, Sa‘d al-dîn Hamûya, interprète ces sept niveaux comme les pôles qui changent à chaque siècle jusqu’à l’arrivée du huitième qui est le sceau des saints dont il faut faire croître en soi la réalité. 92 Le révélateur des mystères, pp. 77, du texte persan. 93 Le révélateur des mystères, pp. 76, du texte persan. 94 Le révélateur des mystères, pp. 71-79, du texte persan.

manifestation de la lumière de la conscience secrète sur les monts du cœur. Au début, cette lumière se manifeste dans un voile, puis grâce à l’accroissement de l’invocation et de la méditation — comme on le voit aussi chez Yûsuf Hamadânî — la lumière de la conscience secrète s’accroît. La proportion du doré et du vert est alors l’indice de ce progrès. L’intensification du doré et l’atténuation du vert est l’indice du recul de l’obscurité en soi. Une autre fois, il a vu que le maître était parti et que lui-même l’avait suivi, après quoi il vit un disque doré sur lequel était écrit en doré : « le salut soit sur toi ô prophète ». Ce disque indique que la voie suivie est orthodoxe, la couleur dorée est l’indice que cette voie est embellie par une belle aspiration, et l’inscription montre que la voie qu’il emprunte suit l’exemple « des stations de la présence contemplative muhammadienne » dont elle tire sa beauté. Le doré peut encore, comme dans la vision de la formule « Au nom de Dieu le Très-miséricordieux le Tout-miséricordieux » être l’indice de la lumière des noms qui brille sur les lettres des noms, dont la couleur teint leur apparence extérieure. Or, dans l’or de ces noms il y a du noir qui est l’indice que « reste l’associationnisme de la dualité ». De cela émane une lumière verte qui brille sur le pourtour de ces noms. Cette couleur s’est ensuite purifiée et les mêmes noms sont apparus en doré.

Les visions de Khunjî offrent à Isfarâyinî l’occasion de manifester son sens de l’interprétation circonstanciée. Khunjî dit avoir vu une lumière comme celle du soleil. Isfarâyinî envisage deux possibilités : soit ce soleil a bougé selon le mouvement des yeux, et c’est alors la lumière des ablutions ; soit il s’est immobilisé, et c’est, dans ce cas, une visualisation de la forme du cœur purifié, qui en partant a laissé le sentiment de la perception de la beauté de la réalité spirituelle. Dans une deuxième vision, Khunjî permet à Isfarâyinî un exposé légèrement différent. Khunjî dit qu’il a vu une lumière comme celle que l’on voit dans un miroir, puis, plus tard, un cercle plus grand que le soleil possédant une face de lumière tendant un peu vers le rouge, et une seconde face blanche et pure. Dans la première face, il voit le blanc de l’œil dans du noir, et, dans la seconde, il ne voit que du noir. Ce grand cercle, pour Isfarâyinî est le cercle du cœur qui reflète l’esprit. Le rouge de la première face indique que la lumière de l’amour domine. Le blanc de l’œil est l’œil de la conscience secrète, et la prédominance du noir est le signe de la domination de l’arcane au-dessus de la conscience secrète. Le noir et le blanc renvoie à deux dimensions : l’ivresse et la sobriété, l’annihilation et la surexistence, le monde du non-être et le monde de l’existence. Dans une autre vision, Khunjî perçoit un segment d’un cercle noir sur lequel était un segment d’un cercle blanc, et dans le noir est inscrit en noir : le nom suprême de Dieu. Le noir est le cercle de l’arcane, et le blanc le cercle de la conscience secrète qui rayonne sur l’arcane. L’inscription, c’est les prescriptions du monde du non-être, ce qui conduit à espérer que le mystique puisse atteindre l’annihilation absolue qui permet de contempler l’existence des existants dans le monde du non-être (c’est-à-dire de la science prééternelle où les choses ne sont pas encore). Quant à l’inscription elle-même c’est la présence contemplative du mystique. En somme, le mystique a atteint le septième niveau, celui de la lumière noire, comparable à ce dernier voile de Bustî, qui est celui de l’annihilation, après lequel est le huitième niveau, celui de la lumière sans couleur sans lieu, etc. C’est encore le niveau de la lumière absolue dans laquelle toute considération d’impiété, de fidélité, de réalité ou de non-être est sans objet puisque la dualité n’a plus rien à y voir. En d’autres termes, pour Isfarâyinî, il semble que la lumière noire soit à la fois la lumière de l’idolâtrie de l’âme qui se manifeste au début, et la lumière de l’arcane qui se manifeste à la fin comme non-être ou majesté absolue en refermant l’heptade de l’itinéraire spirituel. Le huitième niveau est comme un saut radical au-delà de toute division, de toute séparation, bref de ce qui provoque l’infidélité. On retrouve là, semble-t-il les intuitions de Bustî que Ghazâlî et ‘Ayn al-Qudât avaient tenté d’exposer hermétiquement. La couleur noire est ainsi

la présence paradoxale de la majesté qui à la fois fait vivre et fait mourir, qui est foncièrement ambivalente, qui recèle les existants avant leur existence comme possibilité : c’est-à-dire en tant que réalité possédant une inclination au non-être. C’est le lieu du secret de l’existence comme dualité, comme source du bien et du mal. C’est pourquoi, au-delà, il ne peut y avoir que la pure unitude sans qualité. Cette insistance sur un au-delà de la lumière noire est sans doute ce qui conduira son disciple Simnânî à décrire une lumière verte qui se manifeste au-delà de la lumière noire et à faire de celle-ci l’ultime voile auquel succombe de nombreux mystiques.

C’est le sens de l’explication donnée à la vision de Jamâl al-dîn rapportée plus haut. Isfarâyinî y explique que « le noir dans le alif montre la forme de l’essence et des attributs par la réalité de la perfection » 95. En effet, la perfection est la stabilité, au sens où elle n’accepte « ni diminution ni augmentation, ni changement ni mutation », comme précisément la lumière noire. Le alif, lui est interprété comme « la forme de l’individualité », du point de vue de Dieu, et du point de vue du serviteur, comme « la forme de la rectitude ». Alors que toutes les autres lettres sont régies par la dualité, le alif est un, unique, séparé, et immuable. Un peu plus bas il ajoute : « Le alif lui-même est la forme de l’unitude, le secret de l’unitude est le dépôt qui transparaît à travers lui, et la perfection de la visée de l’univers de l’unitude est l’attribut de rectitude. Le secret de l’affirmation de l’unicité dont la réalité de la foi est l’expression, se manifeste dans la station de la rectitude ». La couleur noire apparaît donc comme cette rectitude par laquelle l’affirmation de l’unicité est réalisée dans sa manifestation parfaite. Elle est le lieu de la forme stable dans laquelle le mystique réalise en lui-même l’unitude comme affirmation de l’unicité. En ce sens elle est tout de même encore une forme, et non la simple unicité. C’est le lieu d’où se ramifient les couleurs et les lettres dans leur mutabilité et leur pluralité. C’est en ce sens que le noir est la couleur la plus basse et la plus haute : elle est la couleur d’où se manifeste la multiplicité de la création dans son infériorité obscure loin de Dieu, et comme lieu de manifestation de l’unicité divine, comme Najm-i Râzî l’avait déjà suggéré. Le jaune apparaît très vite après le noir comme marque de la maladie de l’âme. Le vert manifeste un reste de dualité, et est la marque de l’inachèvement. En revanche tout ce qui se rapproche ensuite du blanc marque un progrès dans la purification de l’âme et du cœur, en allant du rouge, à l’argent puis au doré avant d’atteindre le blanc qui est la face de l’esprit. Le rouge cependant désigne d’avantage une pratique ou une qualification, l’amour fervent, la puissance de l’invocation que la nature de l’âme ou du cœur. En revanche le doré concerne très nettement le cœur. Le blanc renvoie à la conscience secrète, et le noir à l’arcane, constituant le septième stade qui précède immédiatement la pure vision sans forme ni couleur au-delà même de la lumière noire.

Il convient d’ajouter à cela qu’Isfarâyinî renvoie la couleur blanche à la notion de pauvreté spirituelle en s’appuyant sur un propos parfois attribué au Prophète. « Mais le cercle du hâ’ de Allâh est la forme de l’englobement de la divinité. Il contient les vérités et les finesses que personne d’autre ne connaît que celui à qui Dieu a fait don de cette connaissance. Mais le blanc du cercle du hâ’ de Allâh, c’est la forme de l’esplanade de l’ipséité unique une, dans laquelle se trouve la station de la stupeur. La perfection de la pauvreté n’est parachevée que dans ce blanc, comme on l’a dit : la pauvreté est un blanc dans lequel chaque existant est réduit à néant, et dans lequel chaque chose perdue est retrouvée » 96. La référence au blanc n’est pas fortuite, dans la mesure où d’autres propos attribués au Prophète circulaient qui faisaient référence au noir comme couleur de la pauvreté. Au-delà du fait que le blanc soit la couleur traditionnellement liée au sunnisme, tandis que le noir est lié au shî‘isme, préoccupation peut-être pas absente de la mention 95 Le révélateur des mystères, p. 91 du texte persan. 96 Isfarâyinî, Pâsukh ba chand pursish, in Le révélateur des mystères, Paris, 1986, p. 97.

d’Isfarâyinî, réside là une question qui renvoie au primat de la couleur noire. Ceci annonce la critique que Simnânî fera explicitement de l’interprétation, dans le sens d’une unicité de l’être radicale, de deux propos sur la pauvreté spirituelle. Isfarâyinî renvoie ici la couleur blanche à la connaissance de l’unicité et de l’unité de Dieu dans le cercle que forme la lettre hâ’, ce qui est un retour à N. Kubrâ pour qui le hâ’ est le nom suprême, représente la perfection du cœur, et se manifeste comme cercle de la divinité sans point 97. Ceci légitime le primat de la lumière incolore sur la couleur noire. Chez Simnânî, la supériorité de la lumière verte sur la couleur noire renverra aussi à une certaine idée de l’unicité et de la pauvreté spirituelle qui passe par une critique de l’interprétation purement moniste de deux propos attribués au prophète dans certaines sources soufies et shî‘ites 98. Ce qui est en cause, pour Simnânî, c’est l’interprétation de l’existence qui anéantit totalement les étants au profit de l’existence divine qui est la seule reconnue 99. Le primat qu’il accordera à la lumière verte au-dessus de la lumière noire, comme son maître Isfarâyinî, renvoie à la volonté d’affirmer l’existence réelle des étants, ce que remettra en cause Lâhîjî.

Simnânî et le primat de la couleur verte

Le disciple d’Isfarâyinî, ‘Alâ’al-Dawla al-Simnânî 100 modifie sensiblement la présentation de son maître. Chez lui, la doctrine des lumières colorées se combine avec l’herméneutique du Coran et une prophétologie qui marque le progrès dans l’itinéraire spirituel. Celui-ci est aussi une herméneutique intérieure de l’être du mystique à travers ses sept centres subtils 101. Comme chez ses prédécesseurs, pour Simnânî, les lumières et leurs couleurs augmentent et se purifient au fur et à mesure que le mystique gravit les sept centres subtils de son être 102. Ces visions sont internes au mystique et sont issues des royaumes divins. Celles du début de l’itinéraire viennent du royaume de la souveraineté. Celle de l’état intermédiaire sont les lumières qui brillent dans le cœur du mystique et elles sont issues du royaume de l’omnipotence. Enfin, les secrets qui descendent sur le centre subtil de l’égoïté viennent du royaume de la divinité 103. Chacun des sept centres possède dix-mille voiles qu’il faut traverser et qui

97 Notons d’ailleurs que la formule de l’unicité lâ ilâha illâ’llâh est précisément dépourvue de tout point diacritique ; sur le hâ’ et le troisième cercle sans centre, voir N. Kubrâ, Les éclosions de la beauté, pp. 94, 97 ss. 98 Le premier dit : « Lorsque la pauvreté est parachevée c’est Dieu » (idhâ tamma’l-faqr fa-huwa Allâh), Lâhîjî Sharh-i Gulshan-i râz, p. 98-9 ; Risâla-hâ-yi Hazret-i Sayyid-i Nûr al-dîn Shâh Ni‘matullâh Walî, Téhéran, 2535 sh., I, p. 168, IV, p. 92 ; ibn Abî Jumhûr Ahsâ’î, Majlâ, p. 380. Le second propos dit : « La pauvreté est le noir du visage dans les deux demeures » (al-faqr sawâd al-wajh fî’l-dârayn), Risâla-hâ-yi Hazret-i Sayyid-i Nûr al-dîn Shâh Ni‘matullâh Walî, I, pp. 167, II, p. 130, III, p. 232, IV, p. 400 ; il est attribué au Prophète dans le Safîna bihâr al-anwâr, sd., II, p. 378, et ibn Abî Jumhûr Ahsâ’î, Majlâ, p. 480 ; pour les critiques de Simnânî, Sijistânî, Chihil majlis, Téhéran, 1366, p. 189. 99 C’est la position des « gens du feu » pour Nasafî qui adhère, pour sa part, à l’idée d’une face divine qui éclot en permanence conditionnant ainsi sa conception de l’unicité de la lumière, voir pour la classification des monistes chez Nasafî, H. Landolt, « Le paradoxe de la face de Dieu : ‘Azîz-e Nasafî et le monisme ésotérique », Studia Iranica, tome 25, 1996, fasc. 2. 100 Sur Simnânî, voir Jamal Elias, The Throne Carrier of God, Albany, 1995 ; H. Corbin, En Islam iranien, Paris, 1972, III, pp. 275-355 ; Amîr Iqbâl Sijistânî, Chihil majlis, Téhéran, 1366 ; Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, éd. N.M. Herawî, Téhéran, 1369 ; Simnânî, al-‘Urwa li-ahl al-khalwa wa’l-jalwa, Téhéran, 1362. 101 Pour les sept centres subtils, voir le dense exposé d’Henry Corbin, En Islam iranien, III, pp. 331-338 ; Simnânî, al-‘Urwa, pp. 229 ss. 102 On trouvera un tableau récapitulatif des correspondances entre les prophètes, les centres subtils et les couleurs chez H. Corbin, En Islam iranien, III, p. 339 ; voir aussi le tableau de l’émanation des centres subtils, Jamal Elias, The Throne Carrier of God, p. 82. 103 Jamal Elias, The Throne Carrier of God, p. 135.

constituent, ensemble, ces soixante-mille voiles que la tradition musulmane mentionne. Simnânî a consacré un traité particulier à ces phénomènes de lumières, l’Epître de la lumière 104. Dans le début du traité, Simnânî expose sa répugnance à traiter d’un tel sujet, car il souhaite que les secrets des lumières demeurent cachés à ceux qui n’en sont pas dignes et qui ne sont pas purs, malgré l’insistance des disciples qui souhaitent posséder une sorte de guide en la matière. Ces préventions viennent de ce que, pour Simnânî, exposer la théorie des lumières qui jalonnent l’itinéraire spirituel, c’est livrer le secret de ce qui se passe concrètement sur la voie de la résurrection intérieure du mystique, par laquelle il se lève une nouvelle fois dans son corps spirituel doué de l’existence réelle. Il commence en définissant la lumière absolue. Cette lumière est le nom que l’on donne à « une chose par laquelle Il Se voit et Se connaît, par laquelle Il voit et connaît toutes les choses, et par laquelle on peut voir et connaître les choses ». C’est, en tant que lumière absolue, « un attribut particulier de Dieu ». Simnânî insère sa compréhension des lumières dans une conception globale qui intègre la cosmologie et la sainteté. Cette lumière est divisée selon un verset coranique (Cor., XXIV=35) en lumière de la terre et lumière des cieux, comme on l’avait déjà rencontré chez Najm-i Râzî. Simnânî interprète ces deux lumières comme lumière de l’aspiration et lumière de la protection ou sainteté. La lumière de la sainteté est céleste. C’est un attribut privilégié de Dieu. Elle ne peut être vue que par la lumière de l’aspiration qui est terrestre. Cette lumière de l’aspiration est un attribut de l’essence de Dieu. La lumière est le sens et le moyen de la félicité de l’homme, si bien que l’ensemble de sa destinée s’articule à la lumière. Dieu a planté la lumière de l’aspiration dans les terres intérieures de l’homme par la voie de l’amour pour être la graine de l’arbre de la félicité, et il l’a fait germer par la puissance, et a ainsi fait atteindre cet arbre au ciel de sa proximité. Par sa sagesse il a fait pousser le fruit de la lumière de la sainteté à partir de cet arbre et à partir de sa providence, Il l’a fait dépasser tous Ses existants. Et c’est par la loi de Muhammad, qui est le jardin de cet arbre, que celui-ci peut atteindre la perfection.

Pour pouvoir percevoir les réalités cachées, il convient de se détourner de la vision des choses qui paraissent dans le monde de la perception, pour ce qui est en soi et ce qui est hors de soi. Il faut aussi se détourner de ce qui est perceptible dans le monde caché, de ce qui est extérieur à soi, comme « les esprits des anges et des démons ». L’initiation spirituelle est une initiation à la lumière du monde caché psychique (ghayb-i anfus), c’est-à-dire à cette échelle des centres subtils intérieurs que jalonnent les lumières colorées. Des quatre domaines que l’on perçoit par la lumière, en somme, seul le domaine du monde caché intérieur a une pertinence pour l’itinéraire mystique ; or c’est celui des couleurs, et l’on comprend, dès lors, pourquoi Simnânî a exprimé avec tant de force sa répugnance à en traiter. L’auteur aborde le problème du lien entre les centre subtils et les couleurs, dès le début de son traité. Dès que l’on se tourne vers le monde caché psychique, on fait l’expérience de la couleur de son propre état sous la forme de voiles. Plutôt que d’une expérience d’illumination, le novice fait l’épreuve de la perception de son propre voilement, c’est-à-dire du retard de son niveau par rapport au but que lui fixe son aspiration, qui a pour vocation sa croissance interne. Le début de cette expérience est long, et réclame la permanence et l’intensification de l’invocation. Le premier voile qu’il rencontre est celui de la réalité cachée du démon, qui est d’une teinte sale et obscurcie par la fumée. Ce voile se transforme peu à peu et prend une teinte bleue au fur et à mesure que l’invocation gagne en influence. Le premier processus de transformation de la couleur est l’œuvre d’une technique 104 Le traité a été publié par N. M. Herawî, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 301-311 ; il a été traduit par Jamal Elias, « A kubrawî Treatise on Mystical Visions : The Risâla-yi Nûriyya of ‘Alâ ad-dawla as-Simnânî », in Muslim World 83 :1, 1993, pp. 68-80.

physique qui associe l’invocation de la formule d’unicité « pas de divinité hormis Dieu », et l’observance rigoureuse de la loi pour passer de l’illicite au licite. La puissance de l’invocation met en œuvre plusieurs parties de l’individu : « le bois du corps », « l’âtre de l’âme », « la pierre du cœur », et « le feu de l’arcane ». L’invocation a donc la vertu d’enflammer le corps dans l’âtre de l’âme pour illuminer celle-ci et le cœur. Ensuite, plus le feu augmente et plus le corps devient sec en perdant l’humidité des plaisirs, plus les couleurs se purifient, et la fumée diminue. Finalement la fumée disparaît, une odeur agréable vient, les couleurs lumineuses paraissent et la contemplation spirituelle s’installe 105. A ce stade, les couleurs apparaissent mélangées de rouge blanc, bleu, jaune, noir et vert, si bien que le novice peut croire qu’il a atteint son but alors qu’il ne s’agit que de l’effet du « feu de l’invocation », c’est-à-dire d’une technique destinée à amorcer l’itinéraire spirituel. L’invocation a pour effet de produire ces mélanges de couleur, et c’est un cercle qui paraît en face du mystique, comme une source ou une fontaine d’où jaillissent des lumières de couleur. Cette coloration est le signe du changement de l’âme qui passe progressivement de l’état d’âme impérative à celui d’âme blâmante, inspirante puis pacifiée. Le tout, à la fin de l’itinéraire, aura fait soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres à traverser, ajoute l’auteur 106. D’autres feux peuvent encore apparaître , comme le feu de l’amour, celui du désir, etc. Les effets de l’invocation imposent donc au novice de recourir au maître, sans quoi il est bloqué dans son itinéraire. En d’autres termes, ces expériences nécessitent une explication, un discernement particulier qui ne peut être autonome, ce qui justifie aussi, à l’inverse, la fonction du maître. Ce passage est essentiel, et l’auteur y insiste beaucoup, alors qu’il semble en revanche que les voiles ultérieurs se suivent comme automatiquement.

Alors que chez Majd al-dîn Baghdâdî, par exemple, les couleurs étaient la manifestation d’un centre subtil amoindri au niveau immédiatement inférieur, chez Simnânî, il s’agit d’une véritable théophanie du centre subtil en question. Lorsque le novice est bien guidé, que l’invocation a consumé totalement le corps et que le novice a atteint une première annihilation 107, c’est la lumière de l’âme qui paraît sous la forme d’un voile d’un beau bleu 108. Les voiles de couleur qui apparaissent par la suite sont liées à la manifestation des centres subtils et confèrent au mystique des bénéfices spirituels importants. Alors les lumières sont systématiquement duelles, toujours accompagnées d’un voile qui n’est pas toujours leur couleur même. Ensuite, le cœur paraît et c’est un voile de couleur rouge qui emplit le voyageur d’une intense saveur et obtient la rectitude dans la voie 109. Puis un double phénomène de couleur se produit dont l’un est un rayon de lumière et l’autre un voile : une lumière verte lance un rayon, et cette lumière a un voile blanc. Là le voyageur obtient la science intime. Puis, c’est la lumière de l’esprit humain qui se révèle avec un voile jaune extrêmement brillant, et qui affaiblit l’âme et renforce le cœur. Après cela l’esprit sacrosaint se manifeste en une théophanie par la lumière de l’arcane, et « son voile est d’un noir extrêmement pur qui inspire une immense révérence, au point qu’il arrive que le voyageur soit annihilé à la vue de ce voile et qu’un tremblement 110 s’empare de son corps » 111.

105 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 303. 106 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 310. 107 Simnânî distingue de très nombreuses annihilations, voir à ce propos The Throne Carrier of God, pp. 142. 108 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 303. 109 Il faut souligner qu’il y a aussi un phénomène de couleur rouge lié au démon, possédant en elle un point de couleur noir comme du sang caillé, et qui recouvre le monde lorsque la lumière du démon se manifeste. Simnânî entend expliquer la lumière du feu du démon afin d’éviter les confusions dans l’expérience visionnaire, Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 308. 110 Sur ce phénomène de tremblement (ra‘sha) ou encore de pulvérisation (tadakduk) important dans l’expérience spirituelle chez les kubrawî, voir H. Landolt, Le révélateur des mystères, pp. 56, 106 n. 150.

Ce stade est fondamental. Il constitue un autre tournant difficile à l’instar de celui de l’invocation au début de l’itinéraire. Si Simnânî insiste sur ce passage c’est précisément qu’il sait qu’il s’agit là d’une question ambiguë et complexe dans la théorie des lumières. Tandis qu’un certain nombre de mystiques, dont Najm-i Râzî, font de cette lumière la dernière, il veut montrer qu’il y a une autre expérience lumineuse au-delà. Pour cela, il doit exposer les risques que l’on court à ce stade pour justifier que certains s’y seraient arrêtés. La fonction de cette ténèbre, nous dit-il est qu’elle recèle l’eau de vie éternelle. En d’autres termes, on y trouve la vie réelle ou authentique, thème commun chez les kubrawî, exploité notamment par Sa‘d al-dîn Hamûya qui a consacré tout le début de l’un de ses traités à ce thème de l’obscurité comme origine de l’existence 112. Cette eau de vie éternelle demeure dans ces ténèbres, et l’on ne peut donc l’atteindre qu’en passant par cette lumière noire. En laissant le rayonnement de la lumière muhammadienne le toucher et en se réfugiant dans l’ombre de sa protection, on devient comme Khidr, l’initiateur de Moïse, qui atteint l’eau de la vie. Or celle-ci est « l’Orient où se lèvent les lumières des attributs ». Arriver à la lumière noire permet donc l’avènement des attributs de beauté et de majesté. Cependant, si l’on se satisfait de ces ténèbres, on ne peut la traverser, et l’on devient comme Alexandre, empêché d’atteindre la source. La difficulté est donc de garder la rectitude, « le pas de la sincérité » dans les ténèbres, jusqu’à ce que la lumière de l’arcane se manifeste. Il obtient alors l’équilibre et c’est la lumière absolue, ou encore l’attribut privilégié de Dieu qui se manifeste à lui, et son voile est vert. Cette lumière est celle qui avait été mentionnée au début, qui est céleste et qui correspond à la lumière de la sainteté. Si sa couleur est verte, nous dit l’auteur, c’est que c’est la couleur de l’arbre de l’existence dont on avait vu que Dieu l’avait planté dans les terres de l’humanité, et qui correspond à la promesse de la félicité. C’est pourquoi ceci ne se produit que dans le paradis, et le mystique est le témoin de sa propre résurrection, c’est-à-dire de l’apparition de son corps acquis, son corps de résurrection 113, ainsi que de tous les évènements qui concernent l’eschatologie musulmane. Ainsi, en un premier temps, il se contemple lui-même dans sa dimension paradisiaque, ces évènements intérieurs étant essentiellement des signes. A ce moment il découvre son corps acquis qui lui restera grâce à son accomplissement spirituel et qui correspond à la latîfa anâniyya, le centre subtil du Moi 114. Mais il doit éviter le piège de rester à le contempler sous peine d’être obscurci par « la lumière personnifiée » 115. Ensuite il doit se tourner totalement vers « la présence de Sa munificence », et il doit réaliser en lui-même le verset coranique : « sa vue ne s’est pas détournée et ne s’est pas fixée ailleurs » (Cor., LIII=17), qui correspond à l’expérience du Prophète dont le rayonnement avait été reçu auparavant par le mystique. Alors c’est l’essence elle-même qui s’épiphanise pour le mystique, et « elle illumine, par la contemplation de la beauté sans pareille ni comment, le regard enfermé dans la souffrance de la séparation ». Cette lumière de Dieu qui s’épiphanise est au-delà des directions, de sorte que rien ne se montre plus ». Le mystique fait ainsi l’épreuve de l’unicité absolue de Dieu dans la disparition des choses, et cette expérience est avant tout celle de la beauté, et non de la majesté qui est comme restée en arrière dans la manifestation des attributs 116. Le centre subtil du réel à 111 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 303-4. 112 Kitâb marâtib al-qurra fî ‘uyûn al-qudra, ms. Princeton. Rappelons aussi que cette source de l’eau de la vie se trouve chez Avicenne dans les ténèbres proches du pôle, H. Corbin, Avicenne et le réc it visionnaire, Paris, 1979, pp. 157-8, 171-6. 113 Sur les trois corps, voir H. Corbin, En Islam iranien, III, pp. 312 ss. 114 Pour ce centre subtil et ses trois dimensions, En Islam iranien, III, pp. 336-8, et le tableau récapitulatif p. 339. 115 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 306. 116 Sur l’expérience des attributs de beauté et de majesté et leur rapport chez Kubrâ voir, La pratique du soufisme, Nîmes, 2002, pp. 74-75.

son stade le plus parfait appartient au sceau des prophètes, Muhammad, dont le pôle de bonne guidance est le successeur, et que l’on appelle parfois « lumière de la stabilisation » ou encore « lumière de la réalité ». En tant que parfait organe du Moi, il manifeste la beauté divine dont il est devenu le miroir, en étant ravi hors de toutes les choses 117.

A ces visions ascendantes des voiles colorés des centres subtils, Simnânî ajoute l’expérience visionnaire des centre subtils eux-mêmes, en ordre décroissant 118. Ainsi la lumière de l’arcane se manifeste au-dessus de la tête et éclipse toute autre lumière dans le monde de la perception. Au début de cette théophanie, le mystique est annihilé. La lumière de l’esprit, plus forte que celle du soleil se manifeste derrière le dos ou encore à droite ou à gauche. La lumière de la conscience secrète ressemble à celle de Vénus, mais en plus subtil et plus lumineux, et elle se produit en face du mystique d’où elle vient frapper ses yeux et entre dans son corps jusqu’à l’annihiler. Elle provoque aussi en lui des connaissances qu’ils n’avaient jamais connues auparavant. La lumière du cœur ressemble à celle de la lune à son ascension. Elle contient un point qui se présente devant son cœur, et lorsque cette lumière le touche, le mystique en est complètement subjugué et se voit comme l’eau qui serait illuminée. Elle se manifeste de son côté gauche et l’annihile, et elle entre pour disparaître dans son cœur si bien que des lumières et des états étranges arrivent au mystique. La lumière de l’âme est un cercle qui descend sur le cercle du corps du mystique. Elle ressemble à une eau pure que le soleil illumine et se reflète sur un mur, mais elle n’a pas la force du soleil 119. Le mystique voit encore de nombreux autres phénomènes comme des chandelles, des cierges. De même il doit, comme chez Kubrâ, traverser les quatre éléments qui composent son être, l’eau, le feu, la terre, et l’air 120. En récapitulant les voiles, Simnânî donne d’ultimes précisions sur ces phénomènes. Rappelons cet ordre : voile du mystère du démon de couleur sale ; voile du mystère de l’âme de couleur bleue ; voile du mystère du cœur de couleur rouge ; voile du mystère de la conscience secrète de couleur blanche ; voile du mystère de l’esprit de couleur jaune « captivant le cœur » ; voile du mystère de l’arcane de couleur noire ; voile du « mystère du mystère » de couleur verte. Tous ces voiles sont à chaque fois au nombre de dix-mille ce qui fait soixante-dix mille voiles qui s’interposent entre le mystique et Dieu, y compris le dernier niveau de couleur verte. Après cela, subsiste toutefois encore un voile : celui de la superbe de Dieu. Deux possibilités s’offrent alors. Il s’agit d’une station qui requiert que le mystique reconnaisse sa propre impuissance. Grâce à cette aveu d’impuissance un rayon de la lumière du ravissement peut l’illuminer et l’emporter dans la présence divine elle-même qui est le but d’aspiration. S’il ne réalise pas son impuissance, il doit se soumettre à la parfaite condition créaturelle dans l’espoir que la porte dont les clés sont entre les mains du Prophète s’ouvre par la douceur de Dieu, si bien que sa vision est différée 121.

Pour clore cette question rappelons que ces centres subtils et ces couleurs renvoient aux dimensions prophétiques de l’être du mystique, qu’il s’agit de traverser pour atteindre son vrai

117 Simnânî, al-‘Urwa, pp. 228, 230-1. 118 Plus loin il rappellera aussi que les membres du corps ainsi que les actes cultuels ont chacun une lumière spécifique dont il ne donne pas le détail, à la fois pour en préserver le secret et pour des raisons plus pratiques liées à la composition de son traité, Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 309 ; il récapitule aussi les correspondances entre centres subtils et couleurs plus loin, ibid., p. 310 ; on verra aussi plus loin chez un autre kubrawî, Sayyid Muhammad Nûrbakhsh, une description double ascendante et descendante des phénomènes de couleurs . 119 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 305. 120 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 305-6 ; pour Kubrâ, voir Les éclosions de la beauté, pp. 192-3. 121 Nûriyya, in Musannafât-i fârsî-i ‘Alâ’al-Dawla Simnânî, pp. 311.

moi, ce moi qui est la face de Dieu ou la dimension prophétique accomplie de son être, dont le corps acquis est le don pérenne, et qui passe par trois stades. Récapitulons ces correspondances entre les centres subtils, les couleurs et les prophètes : corps (latîfa qâlibiyya), Adam, couleur de fumée sale ; âme (latîfa nafsiyya), Noé, bleu ; cœur (latîfa qalbiyya), Abraham, rouge ; conscience secrète (latîfasirriyya), Moïse, blanc ; esprit (latîfa rûhiyya), David, jaune ; arcane (latîfa khafiyya), Jésus, noir ; organe du réel (latîfa haqqiyya), Muhammad, vert. Nûrbakhsh et le monde imaginal

Sayyid Muhammad Nûrbakhsh (m. 1464) est un maître important dans l’histoire de la kubrawiyya parce qu’il a à la fois opté pour le shî‘isme et a revendiqué pour lui-même la qualité de mahdî 122. Il a en outre, comme Najm-i Râzî et Simnânî, consacré un traité à l’étude des phénomènes de lumières et autres visions qui se produisent dans la retraite spirituelle. La réflexion sur les couleurs est pour lui, comme pour ses prédécesseurs, notamment Simnânî, la clé de la compréhension à la fois de l’itinéraire spirituel et de l’existence. Les couleurs sont aussi le moyen de comprendre l’assomption du Prophète, prototype de l’itinéraire mystique, et il critique les savants et les sages aussi bien sunnites que shî’ites qui n’ont pas pu comprendre cette assomption par ignorance de la signification ésotérique des couleurs 123. C’est qu’en fait, ils savent, pour l’avoir entendu et l’avoir appris, que les couleurs comme le noir, le blanc, le rouge ou le jaune sont celles que portent chaque chose et qu’il faut connaître, mais ils n’en connaissent pas la vérité spirituelle, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas « ce qu’elles sont » 124. C’est ce qu’il répète encore dans un autre texte, selon lequel, « certains des gens de l’imitation ont parlé, dans les livres, de la lumière de la raison et de celle des cinq sens, mais ils ne les concevaient pas comme lumière spirituelle car ils désignaient comme lumière la capacité de perception de ces sens, et ne savaient rien des lumières intelligibles […] C’est qu’ils n’ont pas vu les lumières intelligibles » 125. Connaître les lumières intelligibles est donc un critère essentiel pour différencier les sages et les gens qui se limitent à l’imitation, des mystiques, pour lesquels cette expérience est la matière même de leur initiation, et de leur parcours des sept centres subtils de leur être. Ces lumières sont même tellement inséparables de l’itinéraire spirituel que celui-ci s’achève par la visualisation de la certitude en soi-même et par l’acquisition d’une lumière, qui est un charisme conféré par Dieu, après qu’il a atteint l’annihilation en Dieu puis la surexistence par Dieu. Par cette lumière qui lui est accordée, le mystique accompli, « doué de cœur », obtient la capacité de conduire des novices en fonction de ses qualités propres, et « devient soit connaisseur de la lumière (nûrdân), soit voyant de la lumière (nûrbîn), soit enfin donateur de lumière (nûrbakhsh) » ce dernier étant précisément le titre de l’auteur 126. Ces lumières colorées, comme les significations supra-sensibles, sont le résultat de deux choses, selon Nûrbakhsh : des actions pieuses et des vertus louables qui varient en fonction des dispositions de chacun 127. Ce

122 Sur Nûrbakhsh, voir la partie qui lui est consacrée dans l’article de M. Molé, Les kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècle de l’hégire, REI, 29, 1961, pp. 124-137 ; voir la longue présentation de Husayn Haydar Khânî Mushtâq-‘Alî à son Sayyid Muhammad Nûrbakhsh, Mîrâth-i ‘ârifâna-yi jâwidâna, Téhéran, 1371. 123 Mi‘râjiyya, ms. Esat Efendi 3702, fol. 61a. 124 Mi‘râjiyya, ms. Esat Efendi 3702, fol. 61b. 125 Kashf al-haqâ’iq, éd. Ghulâm Hasan, Dânish 13 (1367), Islamabad, p. 13. 126 Kashf al-haqâ’iq, p. 13 ; c’est son maître Ishâq Khuttalânî qui lui a conféré ce surnom de Nûrbakhsh, Les kubrawiyya entre sunnisme et shiisme, pp. 124-5. 127 Kashf al-haqâ’iq, p. 14.

qui est étonnant dans cette présentation, c’est qu’il ne cite pas l’invocation comme moyen d’obtenir ces lumières. Certes, il décrit les invocations qui correspondent à chaque centre subtil, mais de même qu’elles ne sont pas au principe des lumières colorées, elles finissent par disparaître lorsque le mystique a atteint le sommet de sa quête, le centre subtil du « mystère des choses cachées » (ghayb al-ghuyûb), terme dans lequel on peut reconnaître l’influence de Simnânî, dans lequel il s’immerge et est annihilé 128. Les lumières colorées ne sont pas visualisées dès le début de l’itinéraire spirituel, comme chez ses devanciers. Au début, le mystique voyage dans le monde d’en-bas et il a des visitations, mais elles sont principalement formelles et sensibles. C’est lorsqu’il a traversé ce monde, qu’il atteint le royaume angélique où « le faucon de son esprit voyage et s’envole », si bien qu’il voit des choses qu’il n’avait pas vu auparavant dans le monde d’en-bas, comme « les lumières colorées et les théophanies des opérations divines » 129. Les lumières de couleur font partie de ses expériences, comme les dévoilements, les contemplations, les visions ou encore les théophanies, que le mystique obtient au cours de son itinéraire spirituel dans les différents degrés de son ascension. Ces degrés sont de cinq sortes et se combinent avec les sept degrés des monts intérieurs des centres subtils. Les cinq degrés sont l’essence (l’homme parfait) , les attributs (le Lâhût ou royaume de la divinité), les opérations théophaniques (le Jabarût ou royaume de gloire), les effets (le Malakût ou royaume angélique), les mondes (le royaume terrestre) 130. Les théophanies se produisent au niveau des quatre premiers degrés et elles comportent des voiles ténébreux et lumineux 131. Ces théophanies peuvent être spécifiques ou générales et ont toujours un aspect, mais elles ne sont pas forcément lumineuses, si bien que le phénomène lumineux est toujours un aspect particulier, même s’il est déterminant dans l’expérience spirituelle : « il n’est pas du tout nécessaire que la théophanie soit sous le vêtement d’une lumière coloré, il y a la théophanie lumineuse, la théophanie formelle, la théophanie de saveur, la théophanie intelligible » 132. De la même manière, Nûrbakhsh précise que les lumières ne sont pas toujours liées aux théophanies : « Il n’est pas non plus nécessaire qu’une lumière soit la lumière de la théophanie. Beaucoup des univers de la lumière qui sont vus et qui n’appartiennent pas à la théophanie sont la lumière de la dévotion, ou la lumière de la vertu, ou celle d’un des prophètes ou saints ». Le critère de la théophanie est en fait de deux sortes : il faut qu’il y ait annihilation, et que la théophanie impose dans le for intérieur du mystique l’évidence qu’elle est bien une théophanie. Toutes ces distinctions renvoient à la volonté de Dieu de faire connaître au mystique « les degrés des lumières et des théophanies », c’est-à-dire que ces phénomènes ont essentiellement un but pédagogique et cognitif 133.

Pour définir la lumière, Nûrbakhsh explique qu’on la conçoit de trois façons : existence, science et clarté 134, et il essaie de définir ces trois significations, à la fois étagées et simultanées. 128 Kashf al-haqâ’iq, pp. 16-7. Les sept monts intérieurs sont le corps, l’âme, le cœur, la conscience secrète, l’esprit, l’arcane et le mystère des choses cachées, ibid., p. 12. Lorsque le mystique a atteint le niveau du mystère des choses cachées, il est annihilé et il reçoit les trois étapes de la certitude, ce qui suspend l’invocation en tant que technique pour atteindre certains niveaux de réalisation. On trouve chez Isfarâyinî un trait semblable lorsqu’il recommande à son disciple Simnânî d’arrêter l’invocation lorsque l’état de veille du cœur prédomine et s’adonner à la contemplation pour guetter Dieu dans la conscience secrète et l’invocation de Dieu dans le cœur, Le révélateur des mystères, p. 42. 129 Kashf al-haqâ’iq, p. 12. 130 Kashf al-haqâ’iq, p. 12. 131 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 150a-b. 132 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 151a. 133 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 151a. 134 Kashf al-haqâ’iq, p. 13 (dans ce texte, Nûrbakhsh ne s’explique pas sur cette division et il passe directement à

Le premier étage est celui « de la lumière absolue, c’est-à-dire l’existence absolue, le blanc absolu et l’ipséité du monde caché ». Cette lumière transcende toutes les lumières et images, et elle en est pure, si bien qu’elle est sans couleur et sans signe. C’est la lumière suprême, celle de l’existence même qui est l’orientation de toute chose. Le deuxième étage est celui de « la lumière de la science de Dieu ». C’est ce que l’on désigne comme « l’intelligence universelle, la première détermination d’essence, le Jabarût, et elle est à l’image de la couleur noire » 135. Pour Nûrbakhsh, c’est le niveau de la création et cette lumière est le lieu de présence des sept attributs d’essence si bien que « cette lumière est connaissante, voyante, audiante, parlante, etc. ». C’est la première détermination d’essence dont le rayonnement va à travers la création jusqu’au plus bas de l’échelle de l’être. Cette lumière descend donc à travers une véritable hiérarchie des intelligences et des hautes âmes célestes, qui sont « les rayons du vrai soleil qui brille dans les sphères célestes depuis les lucarnes des astres fixes et des étoiles ». Les rayons des lumières des attributs d’essence, dans cette deuxième détermination d’essence, sont « les attributs d’opération qui se reflètent dans les corps sales et vils des quatre matières primordiales et des trois règnes (minéral, végétal, animal) », et ces rayons sont appelés « attributs d’effets et royaume angélique inférieur » 136. A ces deux types de théophanie qui renvoient respectivement à l’existence et à la création s’ajoute un troisième étage qui est celui de la lumière comme clarté dans laquelle on a affaire aux théophanies d’opération qui « se montrent figurées avec les lumières colorée, et dont la théophanie se produit dans toutes les couleurs, c’est-à-dire vert, bleu ciel, rouge, jaune, blanc, et composé » 137.

C’est donc au troisième niveau que se trouvent les phénomènes de lumières colorées. Ces lumières sont de deux sortes : sensibles (hissî) et intelligibles (mithâlî) 138. Les lumières sensibles sont celles « que l’on perçoit par la force de la vue », « comme l’éclair, le soleil, la lune ou les étoiles », et les lumières intelligibles sont celles qui « sont dévoilées et contemplées par la sensibilité de l’imagination dans le monde imaginal quand on dort, que l’on est évanoui ou bien inconscient », comme la lumière de l’âme, du cœur, de la conscience secrète, de l’esprit et de l’arcane » ou encore celle des dévotions comme « la lumière des ablutions, de la prière, du jeûne, de l’invocation » 139. Reprenant la terminologie en usage dans l’école akbarienne, et qui est devenue la norme dans le soufisme à l’époque, Nûrbakhsh explique que les lumières intelligibles sont perçues dans un inter-monde (barzakh), le monde imaginal (‘âlam-i mithâl) qui se trouve entre le royaume terrestre et le royaume angélique où l’on perçoit les formes individuées comme dans un miroir 140. Ces lumières colorées sont l’effet d’une lumière unique, qui est comme celle du soleil, le soleil du Jabarût qui correspond aux plan des opérations théophaniques. Cette l’aspect de clarté de la lumière) ; Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasa 1368, fol. 61b ; je citerai ce traité, parfois aussi intitulé Nûriyya, selon deux manuscrits, en fonction de la clarté de la lecture. 135 Il précise encore : « Les propos tels que : la première chose que Dieu créa est le calame, ou ma lumière, ou encore l’intelligence, en sont l’expression », Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 61b. 136 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 61b-62a. 137 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, 151a ; ajoutons qu’un texte anonyme, entièrement dédié à l’imâmologie shî‘ite, censé réunir des réponses de Nûrbakhsh, fait dire à celui-ci qu’il y a une procession de lumières créées et que la première lumière créée est celle qui porte le nom de Muhammad et que la seconde est celle qui porte le nom de ‘Alî qui est l’intermédiaire entre la bonne guidance et l’amour de telle sorte que celui qui ne trouve pas l’amour par ‘Alî n’atteint pas l’amour réel, Mîrâth-i ‘ârifâna-yi jâwidâna, Téhéran, 1371, pp. 114 ss. 138 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 62a ; il les désigne aussi comme formelles (suwarî) et de significations (ma‘nawî), Kashf al-haqâ’iq, p. 13. 139 Le processus est que les membres qui produisent une dévotion font apparaître « une lumière qui est contemplée par celui qui est doué de dévoilement », Kashf al-haqâ’iq, p. 13. 140 Kashf al-haqâ’iq, p. 13.

lumière qui descend passe par des niveaux qui sont comme des verres colorés qui teignent cette lumière de leur teinte, si bien que c’est toujours la même couleur qui est perçue mais à travers le prisme du niveau auquel elle se manifeste pour le mystique, c’est-à-dire au niveau du mont intérieur de ses centres subtils qu’il a atteint. C’est pourquoi la coloration de cette lumière peut être l’indice de l’avancement du mystique dans son périple initiatique. « Le soleil du Jabarût brille par les rayons du royaume angélique sur les corps transparents des sphères célestes et des astres, et depuis les sphères et les astres sur les étages spécifiques. Chacun des astres par des couleurs brillantes lance des reflets : depuis Saturne (Kayvân) et le septième ciel c’est le noir ; de Jupiter (Birjîs) et du sixième ciel c’est le bleu ciel ; de Mars (Bahrâm) et du cinquième ciel on a la couleur rouge ; du soleil et du quatrième ciel c’est la couleur jaune ; de Vénus (Nâhîd) et du troisième ciel c’est la couleur blanche ; de Mercure (Tîr) et du deuxième ciel c’est la couleur mélangée ; de la lune et du premier ciel c’est la couleur verte » 141.

Cette première hiérarchie de couleur, correspondant aux cieux et à leurs astres respectifs, ne va pas avec l’ordre adopté dans la présentation de la hiérarchie des couleurs rencontrées dans l’ascension spirituelle du mystique. Ici la hiérarchie est descendante : noir, bleu, rouge, jaune, blanc, mélangé, vert. Dans la hiérarchie correspondant à l’itinéraire spirituel, en ordre descendant, on aura : noir, blanc, jaune, rouge, bleu, vert. La première hiérarchie ajoute la couleur mélangée, et est descendante tandis que la seconde est ascendante et ne compte que six couleurs, car au-delà il y a la pure lumière sans couleur, ce qui fait sept. En fait lorsque l’on compare les deux hiérarchies et qu’on les met dans l’ordre inverse on se rend compte que la partie intérieure se correspond. En effet, dans le premier cas on a : noir, bleu, rouge, jaune, blanc, mélangé, vert , et dans le second : vert, bleu, rouge, jaune, blanc, noir. Seuls le début et la fin se distinguent, si bien que l’on a affaire à une sorte d’effet de miroir qui correspond à l’idée que la création est le miroir dans lequel Dieu se contemple. La clé de ce renversement réside à la fin de l’itinéraire spirituel tel que Nûrbakhsh l’expose dans son Kashf al-haqâ’iq. Lorsque le mystique a atteint l’annihilation en Dieu puis la surexistence par Dieu, l’invocation s’arrête, et il reçoit la troisième des modalités de la certitude : certitude en science, certitude en vision, certitude en réalité. En montant il obtient les deux premiers étages de la certitude, dont le second est constitué par toutes ces théophanies, et secrets divins dont il est question. En d’autres termes ces deux premiers aspects de la certitude désignent la seconde hiérarchie des couleurs qui va du vert au noir. En revanche la certitude en réalité est acquise par l’annihilation en Dieu et la surexistence. Or, là, science et vision sont anéanties dans l’essence même. Le processus est que lorsque l’annihilation est atteinte dans l’essence, le mystique trouve la surexistence en redescendant de cette annihilation et il contemple en lui-même cette nouvelle certitude qui comporte l’ensemble des états qu’il avait obtenus auparavant. Autrement dit, la seconde hiérarchie descendante est la certitude acquise de l’ordre de la création qu’il avait rencontré inversé dans son ascension en quête de cette certitude réalisée.

Chez Nûrbakhsh, la première lumière à apparaître est donc la couleur verte, ce qui fait penser à la remarque de Majd al-dîn Baghdâdî, mais aussi à certaines remarques du maître de Simnânî, Isfarâyinî sur le fait que le vert peut être le signe de l’imperfection et d’un reste de la dualité 142. Il s’attache à expliquer par le détail la raison de la qualification de telle ou telle lumière 143. Lorsque parvient le parfum de l’amour « au nez de l’âme des fous de désir, et que le

141 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 62a ; il décrit, ensuite, systématiquement un grand nombre de symboles, en particulier des fruits puis des animaux,comme signes de l’avancement du novice. 142 Voir H. Landolt, Le révélateur des mystères, p. 108, la fin de la note 159. 143 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 63a.

corps et l’invocation par la langue atteignent dans cet étage la pureté, une lumière apparaît ». Elle se montre sous la couleur verte parce que cette lumière est le résultat de la dévotion et qu’elle émane, comme on l’avait noté précédemment, des membres et des parties du corps purifiées et apparentes. La prédominance de la couleur verte à ce stade vient de ce qu’elle est la couleur la plus répandue dans le monde terrestre et qu’elle est attachée à la lune dont la sphère est la plus proche. Elle correspond donc au premier mont, celui du corps. Le deuxième mont est celui de l’émondage (tazkiyya) de l’âme « à l’égard des dispositions naturelles blâmables démoniaques, animales et sauvages de l’âme souillée ». L’âme va progressivement se libérer de sa dimension appétitive, puis blâmante, enfin inspirante, pour devenir une âme pacifiée. Alors, elle perçoit cette lumière bleue ciel qui est le signe de sa pacification intérieure dans le monde imaginal, parce qu’elle est la plus proche couleur du vert et qu’elle est celle du ciel au-dessus de la terre 144. C’est au cours de ce processus d’émondage, que se manifeste la couleur mélangée ou sale, ou mêlée de fumée. Cette couleur vient de ce qu’Iblîs use de duplicité. Il veut montrer son feu sous la forme de la lumière. Le fait que la lumière soit salie manifeste l’impossibilité du démon à masquer sa véritable nature, de sorte que demeure toujours un défaut dans son apparence 145. Le troisième mont est celui de la purification (tasfiyya) du cœur, avec « les vertus louables et les qualités agréées ». Lorsque le miroir du cœur s’est purifié de la couleur des autres que Dieu et de la saleté, par la barre à mine de l’invocation, il perçoit un certain nombre de choses d’abord sous des formes basses, puis la lune et les astres. Et « lorsque la pureté augmente, on voit la lumière du cœur avec une couleur d’un rouge extrêmement pur », ainsi que les lumières de la dévotion, de l’adoration, des vertus, des attributs satisfaisants 146. Il atteint ensuite le quatrième mont qui est l’épiphanie de la conscience secrète : « Lorsque la pureté du cœur augmente et qu’il monte du mont du cœur au mont de la conscience secrète, bien que la lumière rouge soit lumineuse, elle se change en lumière jaune qui est plus pure » 147. Là encore, se produit un phénomène de purification résultant de ce que la conscience secrète est tellement pleine « de l’invocation de l’ipséité du monde caché qu’elle ne se souvient de rien d’autre ». Alors la lumière jaune se change en lumière blanche qui est plus pure, et il monte du mont de la conscience secrète à celui de l’esprit, qui est le cinquième mont 148. Alors, par sa concentration visionnaire, il s’envole du monde inférieur vers le monde supérieur, jusqu’à l’extrémité du royaume angélique, et il se débarrasse des liens avec la multiplicité. Il atteint ainsi le sixième mont qui est celui de l’arcane. « Là toutes les déterminations d’essence des lumières colorées se mêlent dans la lumière noire, et toutes les déterminations d’essence multiples entrent dans l’unitude de l’univers du Jabarût. Là le paon de l’arcane s’envole avec l’aile du désir et de l’amour dans l’espace infini de l’univers du Jabarût. Le trône et ce qu’il contient se montrent sous les pieds de ce noble » 149. Nûrbakhsh, 144 « L’univers sans fin de couleur bleu ciel, c’est la lumière du royaume angélique inférieur », Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 154b. 145 Le démon, ou l’antéchrist, se présente soit par l’attribut de la lumière sale soit par des formes différentes comme l’homme ou d’autres choses, comme des insectes. Lorsqu’il vient sous une forme humaine, il ne peut prendre qu’une forme laide et ne peut se présenter avec de belles formes, et même s’il arrive à se montrer beau, d’après Nûrbakhsh, il ne pourra donner une belle apparence à ses yeux : « ils sont aveugles, ou borgnes, ou bleus (sic), ou louches », Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1368, fol. 63a-b. 146 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 146b-147a ; « L’univers sans fin de couleur rouge est la lumière du commencement du royaume angélique supérieur », ibid., fol. 155a.. 147 « L’univers sans fin de couleur jaune est la couleur du milieu du royaume angélique supérieur », Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 155a. 148 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 147b ; « L’univers sans fin de lumière blanche est la lumière de la fin du royaume angélique supérieur », ibid., fol. 155a. 149 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 148a ; « L’univers sans fin de couleur noire est la lumière du

comme Simnânî, reprend le thème de la lumière noire, et, comme lui, il n’en fait pas la dernière expérience des lumières, puisqu’il place, au-delà, un septième niveau, et non un huitième comme chez Simnânî, qui sera celui de la lumière sans couleur, sans forme, etc., ce que son disciple Lâhîjî récusera en faisant comme Najm-i Râzî de la lumière noire le sommet de l’expérience mystique. Pour Nûrbakhsh, ce phénomène correspond à une fusion de toutes les couleurs, comme chez Isfarâyinî. A ce stade, le mystique a dépassé le royaume angélique (Malakût) pour atteindre le royaume de gloire (Jabarût) où l’ensemble des attributs d’opération se montrent comme une totalité sous la forme d’un océan, jusqu’à ce que les attributs d’essence se montrent à leur tour sous la forme de la lumière noire, puisque l’expérience de l’essence anéantit la dualité. Le noir est donc le signe de l’unité, à la fois des attributs, dans le royaume de gloire, et de l’arcane. C’est pourquoi, encore, Nûrbakhsh dira : « toutes les déterminations d’essence du royaume, du royaume angélique, du royaume de gloire et des multiplicités corporelles et spirituelles sont englobées dans l’unité (wahdat) de cette présence, et cette présence qui englobe tout commence à être contemplée. On appelle cela univers du royaume de gloire, ou essences éternelles, ou unicité (wâhidiyya) ou union substantielle » 150.

Le septième mont correspond, après le mont de l’arcane, au mystère des choses cachées. C’est un niveau complexe qui associe des dimensions différentes. « Lorsque l’oiseau de l’arcane dans son envol à travers l’univers du royaume de gloire atteint le début de la limite du Lâhût, il trouve l’annihilation […] Il revêt la robe d’apparat de la divinité et il trouve la surexistence par Dieu » 151. Il connaît et voit la présence de l’intelligence universelle. Le mystique devient alors l’homme parfait qui correspond dans les cinq degrés que l’on avait mentionnés, à celui de l’essence. En tant que tel, il est d’abord annihilé, puis il reçoit la surexistence, ce qui correspond, comme il avait été dit, à un processus d’ascension puis de redescente 152. Il trouve, dans l’annihilation, d’abord un univers sans fin sans couleur qui est la lumière des lumières sans couleur et sans fin. C’est la lumière du Lâhût, le royaume de la divinité, dans lequel il ne peut y avoir aucune dualité, et où il ne peut donc y avoir que l’annihilation 153. Il est, de ce fait, lui-même sans forme et sans couleur, sans la moindre détermination qui pourrait laisser subsister la dualité 154. Mais il se perçoit lui-même sans forme et sans couleur pour être revêtu de la première détermination d’essence de l’unicité (wâhidiyya), où il se voit revêtu des attributs de la divinité, qui sont la première présence du royaume de gloire et les premières descentes du Lâhût, de sorte qu’il peut s’exclamer : « celui qui me voit, voit Dieu » 155. C’est qu’il se voit lui-même être la présence de Dieu, n’ayant ni détermination d’essence, ni couleur ni fin. « Il n’y a rien d’autre que lui, tout est lui, et il est la présence universelle et le Réel absolu » ou encore, il est « la présence de Dieu, sans fin, sans détermination d’essence corporelle ou colorée et sa science englobe les atomes de tous les êtres » 156. C’est ce processus d’annihilation et de surexistence, de fin de la certitude et de certitude réalisée qui marque l’aboutissement de l’itinéraire spirituel, et que

Jabarût, et la théophanie par cette même couleur est la marque que l’arcane est parfaitement vidé de la multiplicité de ce qui est autre que Dieu », ibid., fol. 155a. 150 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 151a-b. 151 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 148a. 152 Sur cette idée de la double échelle ascendante et descendante qu’indique ibn ‘Arabî et que souligne Simnânî, voir H. Landolt, «La double échelle d’ibn ‘Arabî chez Simnânî », in Le voyage initiatique en terre d’Islam, Louvain-Paris, 1996. 153 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 155a. 154 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 148a. 155 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 148a, 155a. 156 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 155a-b.

désigne le terme d’unitude (wahdat), qui n’est pas la fusion mais l’expérience spirituelle de l’unicité de Dieu dans le ressourcement de l’ensemble de l’être, à travers le mystique. C’est pourquoi la fin de l’itinéraire ne peut être la seule annihilation, anéantissant la création dans l’expérience de l’unicité divine, mais doit être le retour à l’échelle de l’être après l’annihilation, de sorte que c’est dorénavant par le regard de Dieu que le mystique contemple et embrasse la création.

Sayyid Muhammad Nûrbakhsh résume tout cela par le récit d’une visitation qu’il a éprouvée. « J’ai eu une visitation, un univers sans fin de lumière verte, je fis un million d’immenses tours dans cet univers et à chaque tour je fus l’objet de huit cent-mille théophanies, et je trouvai à chaque théophanie une annihilation et une surexistence. Alors, j’arrivai à un univers sans fin d’une lumière bleue ciel. Je fis un million d’immenses tours dans cet univers et dans chaque tour la présence du Réel s’épiphanisa à moi sous cette lumière huit-cent mille fois. Et je trouvai une annihilation et une surexistence à chaque théophanie. Alors, j’arrivai à un univers sans fin d’une lumière rouge. Je fis un million d’immenses tours dans cet univers et dans chaque tour la présence du Réel s’épiphanisa à moi sous cette lumière un million de fois. Et je trouvai une annihilation et une surexistence à chaque théophanie. Alors, j’arrivai à un univers sans fin d’une lumière jaune. Je fis un million d’immenses tours dans cet univers et dans chaque tour la présence du Réel s’épiphanisa à moi sous cette lumière un million de fois. Et je trouvai une annihilation et une surexistence à chaque théophanie. Alors, j’arrivai à un univers sans fin d’une lumière blanche. Je fis un million d’immenses tours dans cet univers et dans chaque tour la présence du Réel s’épiphanisa à moi sous cette lumière un million de fois. Et je trouvai une annihilation et une surexistence à chaque théophanie. Alors, j’arrivai à un univers sans fin d’une lumière noire. Je fis un million d’immenses tours dans cet univers et dans chaque tour la présence du Réel s’épiphanisa à moi sous cette lumière un million de fois. Et je trouvai une annihilation et une surexistence à chaque théophanie. Alors, j’arrivai à un univers sans fin et sans couleur et je fus annihilé. Je fus annihilé un million d’immenses tours. Alors je trouvai la surexistence. Je sus aussi dans la visitation que j’étais présent et j’arrivai à une station extrêmement subtile. Je vis mon propre maître. Je présentai ma visitation et il dit : c’était là les sept monts que nous avions mentionnés que tu avais contemplés. Alors je me vis comme au-dessus du trône et je voyageai hors de la limite et du nombre, et ce fut théophanie, annihilation et surexistence sans fin. Et je vis la présence de Dieu par l’attribut de la lumière rouge, et je fus annihilé. Je fus annihilé un million d’années de ce monde. Alors je trouvai la surexistence par Dieu. Je vis que j’étais la présence de Dieu sans cette épaisse détermination d’essence, et que ma science englobait tous les atomes des êtres au point que j’étais au courant de tous les endroits où vont les animaux et les oiseaux et de ce qu’ils font, où ils vont et quelles intentions ils ont. Là, toutes les déterminations d’essence furent néant, et je fus tel que je n’avais pas cessé d’être et que je ne cesserai d’être. Je dis : « A qui est le royaume ? » Et dans ma science il en allait de cette façon que j’avais été tel que j’avais été et que je serai tel que je serai. Et je fus présent » 157.

Lâhijî et la lumière noire

Comme l’a montré H. Corbin Shams al-dîn Lâhîjî (m. 1506), a particulièrement insisté sur la notion de lumière noire, pour ce qui concerne les phénomènes les couleurs de lumière. Il mentionne tout de même bien des phénomènes de couleurs dans son grand commentaire de La 157 Kitâb nûr al-haqq, ms. Shehid Ali Pasha 1505, fol. 152b-153a.

roseraie du mystère de Mahmûd-i Shabistarî, ce grand mystique d’Azerbayjân mort à l’âge de trente-trois ans, en 1320. Il y a sans doute deux raisons à ce choix. D’une part, le phénomène de la lumière noire est effectivement développé dans le long poème de Shabistarî, et d’autre part il a pu estimer que le phénomène des lumières colorées avait déjà abondamment été traité par ses prédécesseurs, en particulier Sayyid Muhammad Nûrbakhsh, son maître, à qui il vouait une profonde dévotion comme en témoigne à de nombreuses reprises son recueil de poèmes 158. Toutefois, dans un passage qu’il consacre à distinguer les autres sortes de théophanies, Lâhîjî abordent les différences de couleurs de manière rapide. Comme pour son maître, les théophanies qui s’offrent « au regard du cœur pur du voyageur sont en tout au nombre de quatre : d’effets, d’opérations, d’attributs et d’essence ». Les théophanies d’effets sont telles que l’on voit Dieu sous la forme de toutes les formes qui existent dans le monde de la perception « tout en sachant qu’il s’agit de la présence de Dieu » 159. Les plus hautes de ces théophanies sont, bien entendu, pour l’auteur, celles qui empruntent la forme de l’être humain. Les lumières colorées apparaissent dans le deuxième type de théophanies, celles d’opérations qui consistent en ce que « la présence de Dieu se manifeste par l’un des attributs d’opération, lesquels sont les attributs de la condition seigneuriale ». « La plupart sont telles que les épiphanies des opérations sont figurées par les lumières colorées, c’est-à-dire que l’on voit la présence de Dieu sous la forme de lumières verte, bleue, rouge, jaune, et blanche ». On notera dans cette énumération l’absence de la lumière noire qui se manifeste au plan suivant des théophanies, celles des attributs. Ces lumières colorées sont désignées dans un autre passage du texte comme « lumières de l’existence imaginale métaphorique des possibles qui sont absolument effacées dans l’étincellement de la lumière de la théophanie d’essence » 160. Elles sont le préalable à la résurrection majeure dans laquelle tous les possibles disparaissent pour que ne subsiste que Dieu, et dans laquelle « le néant se manifeste dans l’être de sorte que tout ce qui est sur elle est annihilé ». La manifestation des lumières colorées appartient donc à la représentation imaginale par laquelle l’existence demeure encore à l’état métaphorique et n’a pas encore atteint son état de corps de résurrection. Ces lumières se manifestent au cœur, ou au regard du cœur « à chaque fois qu’il progresse en pureté ». « Les lumières divines brillent en lui figurées par toutes les couleurs, et Dieu montre la splendeur au regard du cœur par une forme et une qualité sans forme et sans qualité, car Dieu n’a pas de semblable (mathal) mais a une image (mithâl) » 161. L’auteur décrit une fois sa perception des couleurs dans le récit de son expérience visionnaire, mais, là encore, il ne s’étend pas sur leurs particularités : « je vis que j’étais dans un univers de subtile lumière. Les monts et les vallées étaient entièrement de couleurs de lumières, de rouge, de jaune, de blanc et de bleu. Pauvre que je suis ! j’étais stupéfait par ces lumières, frappé de folie et hors de moi à cause du comble de saveur et de présence. Tout à coup, je vis que la lumière noire avait fondu sur le monde entier. Je fus absolument annihilé et privé de sensations. Après cela, je revins à moi » 162.

Après ces lumières de couleur, le mystique fait donc l’épreuve de la lumière noire qui anéantit l’ensemble des choses pour ne laisser place qu’à l’existence vraie qui est le secret placé au cœur de l’homme et dont le monde n’est que l’ombre que Dieu étend à partir de sa lumière

158 Voir l’introduction de l’éditeur, Asîrî Lâhîjî, Dîwân-i ash‘âr wa rasâîl, éd. B. Zanjâni, Téhéran, 1978 ; pour Shabistarî, voir L. Lewisohn, Beyond Faith and Infidelity, Richmond, 1995 ; M. Shabistarî, Majmu‘a-yi âthâr-i shaykh Mahmûd Shabistarî, ed. Samad Muwhhid, Téhéran, 1986. 159 Sharh-i Gulshan-i râz, éd. K. Samî‘î, Téhéran, 1368, pp. 150-1. 160 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 140. 161 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 102. 162 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 96.

jusqu’à susciter les possibles à partir des eccéités éternelles 163. Cette lumière noire se manifeste au troisième niveau de théophanie, celle d’attributs. Là Dieu se révèle par « les sept attributs d’essence qui sont la vie, la science, la puissance, l’aspiration, l’entente, la vue, et le verbe ».Or, « c’est là que dans la théophanie d’attributs, la lumière noire se montre, c’est-à-dire que l’on voit Dieu figuré sous la forme de la lumière noire » 164. Après cela, se produit la théophanie d’essence qui consiste en ce que le mystique est « absolument annihilé ». Il ne sent plus rien, mais « les théophanies mentionnées auparavant se révèlent à lui de façons diverses, selon la pureté et les instants ». Il y a alors deux degrés de réalisation. Soit, il voit Dieu être son lieu de manifestation, et la théophanie est parfaite. Soit il se voit lui-même être le lieu de manifestation de Dieu, « c’est-à-dire qu’il se voit être la présence même de Dieu », et « c’est encore plus parfait et plus complet, parce que, là réside la réalisation. Le mystique a alors atteint la surexistence par Dieu dans la théophanie d’essence après l’annihilation en Dieu, de sorte qu’il se voit lui-même absolu sans spécification d’essence corporelle et spirituelle. « Sa science embrasse en contemplation l’ensemble des atomes des êtres, il est qualifié par tous les attributs divins […] et il ne voit rien d’autre que lui-même, et ce que l’on désigne par la perfection de l’affirmation de l’unicité en vision est cela ». La lumière noire n’est donc pas la dernière expérience spirituelle, mais elle est la dernière lumière perçue avant l’annihilation totale et la surexistence par lesquelles le mystique perçoit une nouvelle fois tout ce qu’il avait perçu auparavant, mais d’une autre façon plus complète dans la réalisation parfaite, ce qui n’est pas sans rappeler la double échelle ascendante et descendante des lumières chez Nûrbakhsh.

Il est inutile de revenir sur les observations qu’Henry Corbin a faite à propos de la lumière noire comme état de la pauvreté absolue face à Dieu, dans ces pages magistrales de L’homme de lumière 165. Il convient tout de même de mentionner quelques éléments d’analyse supplémentaires que Lâhîjî expose dans son commentaire. La lumière noire est la manifestation de la proximité dans laquelle il n’y a ni vision ni perception 166. Cependant, Lâhîjî, en essayant de définir en quoi consiste le noir, indique que ce peut être les multiplicités ou les déterminations d’essence, car celles-ci, « par rapport à Son essence, sont obscurité et néant, et que l’existence des multiples qui se montrent est l’épiphanie de l’essence de Dieu telle qu’elle se manifeste par le nom de lumière sous les formes de toutes les choses, de sorte qu’Il Se manifeste à Lui-même par la couleur du monde » 167. Et il voit dans la mention de la fontaine de l’eau de la vie, que Simnânî avait déjà mentionnée à propos des ténèbres de la lumière noire, l’allusion à « l’existence de l’Unique absolu qui y est cachée et célée ». Un second sens de la noirceur est, non pas dans la multiplicité des êtres qui, en tant que possibles, sont obscurs par rapport à l’essence divine, mais dans la spécificité de l’expérience de la coïncidence (ma‘iyyat) avec Dieu 168. Ces deux types de noirceur 163 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 110. 164 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 151. 165 L’homme de lumière dans le soufisme iranien, pp. 164-178. Il rappelle qu’un proche des Imâms, Hishâm ibn Sâlim Jawâliqî, soutenait que Dieu était une lumière ténébreuse, et que sa forme était une lumière étincelante avec cinq sens, les mains les pieds, etc, et une tresse noire, H. Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, p. 176 ; Shahrastânî, Kitâb al-milal, trad. J-C. Vadet, Les dissidences de l’islam, Paris, 1984, p. 304. 166 A ce titre, l’auteur indique que le Prophète lui-même ne peut être désigné comme Muhammad, voire comme prophète, à ce stade, car ce serait encore une détermination spécifique d’essence, rejoignant ainsi l’intuition développée dans le commentaire coranique attribué à N. Kubrâ et à son disciple N. Râzî selon lequel Muhammad ne peut plus être désigné comme tel dans l’unitude si bien que son nom devient al-Haqq, c’est-à-dire Dieu, voir sur ce point P. Ballanfat, « La prophétologie dans le ‘Ayn al-hayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî », in Mystique musulmane, parcours …, pp. 225-226. 167 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 96. 168 Pour cette notion essentielle, voir Rûzbehân Baqlî, L’itinéraire des esprits, introduction, pp. 16-27.

se rejoignent et se ressemblent, si bien que l’expérience de l’une est, en quelque sorte aussi, celle de l’autre. Lâhîjî explique que, de même que l’excès d’éloignement et d’obscurité cache, « la perfection de la luminosité et l’excès de proximité cachent et sont l’absence de la manifestation, car la lumière pure comme l’obscurité pure ne peuvent être vues ». L’expérience de la vision suppose toujours que l’on ait affaire à une lumière mélangée d’obscurité. C’est pourquoi toute manifestation visuelle de Dieu dans les créatures individuées implique que la présence de Dieu est descendue du niveau de la perfection de luminosité et de l’essence jusqu’au plan des noms et des attributs. Au niveau de l’essence, il y a donc nécessairement un anéantissement de la vision. La ressemblance des deux phénomènes se manifeste dans le fait que l’extrême intensité de la lumière renvoie l’obscurité à elle-même. C’est cette division entre l’existence absolue et le néant qui anéantit la vision. « Au niveau où l’essence se révèle avec une luminosité et une extension parfaite de tous les côtés, les multiples retournent à l’extrémité de l’obscurité de leur propre essence qui est le néant » 169. La vertu de la lumière de l’essence est en somme de renvoyer les choses au néant de leur propre essence pour laisser l’unitude à elle-même, à son existence nécessaire qui se manifeste comme existence nécessaire à travers l’indigence des choses, c’est-à-dire le fait qu’elles ne soient que possibles. C’est du fait de cette solitude essentielle de l’essence divine, qu’il ne peut y avoir de regard, car « le regard est une affaire de relation qui réclame un regardant et un regardé ». Ce n’est pas que le mystique ne soit plus présent. Se poser la question de sa présence ou de sa non-présence à ce niveau n’est tout simplement pas pertinent. La question de savoir s’il y a dualité avec Dieu ou non, n’a pas non plus de sens, car du point de vue de Dieu, il n’y a jamais dualité, le mystique n’ayant tout simplement pas d’essence au sens vrai. Sa dualité appartient au monde des spécifications d’essence des possibles et n’affecte pas la solitude de l’essence.

Cette indigence est à la fois une indigence ontologique et une indigence cognitive. Non seulement le possible est renvoyé au néant de son essence, mais il découvre que sa science n’est parfaite que lorsqu’elle s’accomplit comme impuissance à connaître. « Le parachèvement de la perfection du possible consiste en ce qu’il retourne au néant de son propre principe, qu’il connaisse son néant et son ignorance, et qu’il sache en toute certitude que le sommet de la science et de la perception est l’absence de perception » 170. C’est là, l’annihilation accomplie, celle de l’homme parfait. Elle n’est atteinte qu’à travers la pauvreté réelle, « l’annihilation en Dieu ». Ce terme, précise l’auteur ne veut pas dire que l’on a d’abord été pour ensuite ne plus être, car « jamais ce qui n’est pas est, et ce qui est n’est pas » 171. Il ajoute encore : « la face du néant possible est toujours annihilée, et la face de Son être est toujours surexistante ». La réalité de ce néant ontologique se révèle dans l’image de « la face noire » qui n’est jamais séparée du possible, car elle en est le soi le plus intime. La lumière noire de « la septième vallée », ou du septième niveau, qui est l’annihilation en Dieu se manifeste ainsi dans « la face noire », ou « le noir suprême ». Cette annihilation est la réalisation du néant du mystique dans les deux demeures, le monde de la perception et l’autre monde, l’extérieur et l’intérieur. C’est la pauvreté réelle dont Lâhîjî rapporte qu’on en a dit : « Lorsque la pauvreté est parachevée, c’est Dieu », parce que, dit-il, « cette station est celle de l’absolutisation de l’essence de Dieu », où se trouve « le rassemblement des contraires » 172.

169 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 97. 170 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 98. 171 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 98. 172 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 98-9.

C’est la suprême station au-delà de laquelle ne reste plus rien. Elle est caractérisée comme noir suprême ou face noire, car, nous dit-il, tout ce que l’on souhaite s’y trouve et que toutes les singularités des possibles y sont rassemblées, si bien que rien n’existe en dehors de cela. Le passage de la face noire de l’annihilation totale en Dieu au noir suprême, est le passage à la surexistence par Dieu. Celle-ci consiste en ce que : « le néant de soi est la source de l’être par Dieu, si bien que le néant absolu se montre dans l’être absolu » 173. L’homme parfait est donc celui qui réalisant son néant ontologique perçoit celui-ci comme existence par Dieu, c’est-à-dire réalise que son néant est son existence, ou encore que celle-ci est son indigence même. Une première expérience de soi comme possible est donc la néantisation absolue comme face noire, et un deuxième stade est l’expérience de ce néant comme existence même, le noir absolu, par lequel le mystique découvre qu’il est plus parfait que toute créature et qu’il est la vraie cause de toute la création car il est le seul à pouvoir porter ce secret de l’existence comme néant. Shabistarî ajoute encore à ces expressions de face noire et noir suprême, une autre image qui permet de mieux cerner ce rapport de l’existence et du néant, celle de « la nuit lumineuse au milieu du jour obscur ». Cette expression est l’occasion d’un approfondissement des notions précédemment décrites. Lâhîjî la commente en ces termes : « la nuit lumineuse désigne la lumière noire qui est lumineuse par la lumière de l’essence, et la théophanie d’essence par la constance de l’annihilation. La comparaison avec la nuit vient de la noirceur et de l’absence de perception, et la luminosité, tel qu’il a été dit, de ce que, par la théophanie d’essence, cette vérité sort du voile des multiples » 174. C’est que les manifestations de couleurs, « les lieux de manifestation qui sont en eux-mêmes le voile de majesté de cette beauté », sont à la fois un jour, c’est-à-dire lumineuses puisqu’elles sont perceptibles par le regard du mystique, et une nuit, c’est-à-dire obscures, parce qu’elles sont un voile qui cache l’essence. L’expression de nuit lumineuse désigne donc l’ambiguïté ou la duplicité des étapes du mystique dans la réalisation de l’affirmation de l’unicité, laquelle ne peut être vraiment atteinte que lorsque la théophanie d’essence consume ces soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres.

Lâhîjî donne une seconde interprétation de cette nuit lumineuse, dans un exercice d’herméneutique qui montre comment l’on peut transposer le même phénomène d’un niveau de compréhension à un autre. La nuit lumineuse est encore « l’essence de l’unité qui ressemble à la nuit du fait qu’elle est sans couleur et sans spécification d’essence » 175. La nuit désigne alors l’absence de perception et l’annihilation des lieux de manifestation, tandis que la lumière, ou le jour est celui par lequel Dieu se met lui-même en lumière, si bien que Sa lumière éclaire de Son jour l’ensemble des choses. Le jour obscur est donc la lumière de l’unicité absolue au milieu des multiples possibles qui apparaissent comme obscurité dans le jour de l’essence 176. Cette dualité complexe ou cette unité multipliée qu’exprime la notion de nuit lumineuse ou de jour obscur renvoie à la structure même de l’existence absolue que l’auteur identifie à la lumière absolue. L’intensité de la lumière anéantit toute possibilité de perception, si bien qu’il est nécessaire qu’il y ait un miroir en face du soleil pour le regarder, et qu’il y’ait une chose ténébreuse pour que la lumière absolue y soit atténuée et devienne perceptible. Ainsi, dit-il, « tout ce qui est apparaît par son contraire ». Or, « en face de l’être, il n’y a que le néant, par suite le néant est le miroir de

173 C’est la signification de trouver la source de vie dans les ténèbres, comme Simnânî l’avait exposé, à la suite d’Avicenne, ou encore Lâhîjî, ici, Sharh-i Gulshan-i râz, p. 95. 174 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 101. 175 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 101. 176 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 101.

l’existence » 177. C’est ce lien intime des contraires nécessaire à l’être que nomme l’image de noir suprême, ou de nuit lumineuse. De même, si Simnânî exprimait des réserves à parler des phénomènes de lumière colorées, comme, du reste, Lâhîjî 178, c’est qu’il est question dans cette expérience du cœur même de la réalisation du secret de la coïncidence entre Dieu et sa création, donc de l’affirmation de l’unicité qui est le centre de la doctrine musulmane.

Nasafî et la critique des phénomènes de couleur

Si, pour cette tradition qui remonte à Najm al-dîn Kubrâ dans le détail de son

explicitation, les lumières de couleur sont les degrés de la réalisation intérieure de l’affirmation de l’unicité, il n’en va pas de même pour certains mystiques pourtant issus de cette même école. C’est le cas plus particulièrement de Sa‘d al-dîn Hamûya (m. 1252) et de son disciple ‘Azîz al-dîn al-Nasafî (m. 1282). Il faut aussi noter qu’un autre disciple de Najm al-dîn Kubrâ, Sayf al-dîn Bâkharzî (m. 1261) ne semble pas non plus insister sur la vision des lumières colorées. En revanche il insiste beaucoup sur l’expérience de la visualisation de son propre maître dans ses visitations 179. On cherchera aussi en vain dans les traités de Sa‘d al-dîn Hamûya quelques indications sur les lumières colorées. Il semble que ce mystique au style particulièrement hermétique ait finalement plus été influencé par l’école d’ibn ‘Arabî que par les enseignements de son propre maître, dont il ne cite d’ailleurs quasiment jamais le nom, comme ses autres condisciples, il convient de le noter. En revanche il a consacré de longues pages à la question de l’obscurité primordiale dans laquelle les créatures ont été créées selon un propos du Prophète « Dieu a créé les créatures dans une ténèbre puis a fait ruisseler sur elles de Sa lumière et celui que cette lumière a touché au but a été bien guidé et celui qu’elle a manqué a été égaré » 180. Son disciple, ‘Azîz al-dîn Nasafî a fourni quelques éléments sur la question, qui peuvent laisser penser qu’il avait été initié à ces visions par son maître. Dans l’un de ses traités faisant partie de l’ensemble connu et édité sous le titre du Livre de l’homme parfait il donne quelques indications sur les couleurs qui en limitent singulièrement la portée au profit d’une expérience de la lumière beaucoup plus globale, et quelque peu abstraite. Certes, l’homme parfait est défini comme un rassemblement, un peu comme chez Lâhîjî, et à ce titre il réunit en lui « toutes les lumières et toutes les sciences » 181. Dans une analyse du rêve, Nasafî explique que celui-ci est dû soit aux sens internes qui sont stimulés par l’imagination et la mémoire, soit aux anges 182. Ces rêves qui viennent des sens internes doivent être analysés.

C’est dans ce type de rêves que les lumières colorées apparaissent. Or, elles sont causées par les quatre humeurs du corps, et leur apparition est fonction de la prédominance de telle ou telle humeur. Ainsi, la bile va provoquer des visions jaunes. Les formes sous lesquelles ces couleurs jaunes se montrent manifestent sa plus ou moins grande prédominance. L’intérêt de ces visions et leur analyse est de diagnostiquer une maladie et de pouvoir la guérir, nous explique

177 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 104. 178 Sharh-i Gulshan-i râz, p. 102 ; c’est aussi sans doute ce qui motive l’expression très allusive de Shabistarî dans son poème, ou celle très limitée d’un Bustî ou d’un Isfarâyinî. Ma‘sûm ‘Alîshâh rapporte aussi que Majdhûb ‘Alî Shâh (m. 1823-4), en commentant les sept monts du cœur dans le quatorzième chapitre de son ouvrage, le Kitâb al-mir’ât, affirme qu’il faut voir ces théophanies et qu’il ne convient ni de les décrire par écrit ni d’en entendre parler, Tarâ’iq al-haqâ’iq, I, p. 500. 179 Kitâb al-waqâ’i‘, ms. Leiden 989/6 ; son Sharh asmâ’l-husnâ n’aborde pas non plus cette question. 180 Pour ce hadîth canonique, voir plus haut. 181 Kitâb al-insân al-kâmil, édition Mârijân Molé, Téhéran, 1377, p. 222. 182 Kitâb al-insân al-kâmil, pp. 262-3.

Nasafî. Ces visions sont le produit de l’imagination et manifestent essentiellement des problèmes physiques. En revanche les visions issues des anges sont dues à la pureté du cœur dans lequel se reflètent les visions qu’ont les anges. L’analyse de Nasafî manifeste nettement une volonté de minimiser les visions des lumières de couleur et d’orienter l’expérience spirituelle dans une autre direction. Mais il insiste sur l’idée que l’âme du monde est une seule et même lumière qui se manifeste sous des milliers de formes dont « chacune est le lieu de manifestation d’un attribut ». S’il insiste sur ce point c’est sans doute car il souhaite affirmer l’unicité de la lumière, et le fait que la forme manifestée correspond chaque fois à un attribut spécifique dont elle est la manifestation la plus parfaite, de sorte que l’ensemble de ces manifestations constitue la théophanie complète de la lumière. L’enjeu semble donc être pour lui l’affirmation de la substantialité de la théophanie, en rapport avec les différentes compréhensions de l’affirmation de l’unicité 183. Toutefois, il insiste sur la nécessité d’atteindre et de voir la lumière sans fin qui demeure en toutes les choses et les fait être, car c’est, pour lui, la seule fin de mettre fin à l’associationnisme tout en évitant l’unification et l’incarnation 184. Il signale à ce propos une opposition avec son maître, qui prétendait voir cette lumière, à la fois par les yeux de la conscience secrète et par ses yeux de chair 185. Cette lumière, précise-t-il est sans fin et constitue comme un océan dans lequel on est immergé de sorte que l’on ne se voit plus soi-même. C’est pourquoi, dit-il « tous ceux qui ont parlé de cette lumière, n’ont fait que parler de sa face, et que personne n’a pu parler de son essence, car on ne peut parler de l’essence d’une telle lumière » 186. Ces points donnent lieu à une critique parfois dure de l’expérience des lumières colorées, au nom d’une théorie de la lumière liée à la doctrine de l’unicité de l’être, dont Nasafî a été l’un des introducteurs dans la mystique d’expression persane. Nasafî critique ceux qui, comme son maître, prétendent avoir atteint et vu cette lumière qui est l’âme du monde et qui est « inséparable de son lieu de manifestation puisqu’elle en est comme la crème par rapport au lait ». En effet, pour Nasafî, « cette lumière ne peut être vue par le regard externe, tandis qu’on peut la connaître par le regard intérieur » 187. Il recommande encore au novice de ne pas rechercher l’apparition des lumières et des secrets, car de toute manière en traversant chaque étape les phénomènes qui sont propres à cette étape se manifesteront 188. Le point central semble être pour lui la distinction entre la connaissance et la vision, et il insiste sur cette différence, qui relègue la vision dans la sphère de l’imagination et de l’imaginal, un plan inférieur à la pure connaissance. C’est un élément qui le différencie radicalement des autres kubrawîs dont il a été question, pour lesquels, à l’instar de leur maître N. Kubrâ, la vision est l’élément principal de la connaissance, comme le rappellera à juste titre Lâhîjî. C’est même un retournement complet de la conception que Najm al-dîn Kubrâ avait élaboré dans la mesure où celui-ci avait insisté sur le fait que la perception des lumières colorées était cette alchimie qui permet de dépasser l’imagination pour atteindre la signification même et acquérir ce corps de résurrection constitué de ces lumières 189. Il emploie la métaphore de l’amande pour expliciter cette connaissance singulière de la lumière : « Comment pourrait-on voir l’huile à l’intérieur de l’amande, comment pourrait-on voir la crème dans le lait ? On peut les connaître, mais pas les voir. Puisque l’on ne peut voir l’huile alors qu’elle est sensible et qu’elle 183 Sur ce point voir l’étude d’H. Landolt, « ‘Azîz-e Nasafî et le monisme ésotérique », Studia Iranica, 25-2, 1996 ; Kitâb al-insân al-kâmil, p. 273. 184 Kitâb al-insân al-kâmil, p. 294. 185 Kitâb al-insân al-kâmil, p. 294. 186 C’est ce qui fait aussi le fond de son opposition à son maître en la matière, Kitâb al-insân al-kâmil, p. 295. 187 Zubda al-haqâ’iq, in Panj risâla dar bayân-i âfâq wa anfus, éd. A.E. Berthels, Moscou, 1970, p. 187. 188 Zubda al-haqâ’iq, p. 202. 189 La pratique du soufisme, pp. 65-66.

appartient au monde du royaume terrestre, comment pourrait-on voir une lumière qui n’est pas sensible et qui appartient au royaume angélique ? » 190. L’illusion d’avoir vu cette lumière dans la retraite spirituelle est, pour Nasafî l’effet de l’imagination comme ce que l’on voit dans le rêve est la traduction imaginaire des dérèglements du corps. Il recourt à la psychologie pour expliquer ce phénomène : « Quand les mystiques disent qu’ils ont vu une lumière dans la retraite, c’est un effet de l’imagination tel qu’ils voient que c’est une lumière et croient qu’il s’agit de lumière. Celui qui espère beaucoup quelque chose, finit toujours par le voir et l’entendre, ou bien il le voit en rêve et croit qu’il est éveillé, car le sommeil des gens qui se livrent aux exercices spirituels est souvent léger. La lueur qu’ils voient dans les pèlerinages et les sites, est imagination ou bien fraude, car la lumière que l’on peut voir de ses yeux est soit celle du feu soit celle des astres » 191. On peut difficilement trouver une condamnation aussi radicale des phénomènes de lumière colorée que celle-ci.

Elle est certes liée entre autres à la critique radicale de l’imagination dans les milieux kubrawîs, mais elle déborde largement cette critique pour mettre en cause l’ensemble de cette expérience singulière dont N. Kubrâ avait fait l’expression même de son expérience spirituelle. Elle est sous-tendue par la volonté de privilégier la connaissance de cette lumière primordiale qu’il considère comme la source et la réalité perfectionnant la création. Cette lumière est l’existence même de Dieu, l’aspect intérieur de l’existence, non limitée, indéfinissable. C’est « un océan sans fin et sans rive, tel que la vie, la science l’aspiration, la puissance des choses viennent de cette lumière ». Elle se manifeste dans ses lieux de manifestation. « Elle éprouve un fervent amour pour ses lieux de manifestation parce que cette lumière voit sa propre beauté en eux, et y contemple ses propres attributs et noms » 192. Le signe que l’on atteint cette lumière est, pour lui le fait précisément que l’on ne se voit plus soi-même, sans quoi c’est le signe que la pluralité de la création subsiste, alors que cette lumière est l’unitude même. La négation de la réalité des phénomènes de couleur tient, chez Nasafî, essentiellement à une application stricte et radicale de la notion d’unicité de l’existence. C’est pour sauvegarder cette unicité de l’existence, de la lumière, que Nasafî dévalue toute expérience de lumières multiples. Cette unicité primordiale, c’est ce qu’il nomme Jabarût, ou toute-puissance, ou encore royaume de gloire 193, à partir d’une analyse de la théorie de l’unicité qu’il voit à l’œuvre chez « le commun des gens de l’unification ». Il accepte d’eux l’idée « que l’existence est unique, que c’est celle de Dieu, que cette existence a un aspect extérieur et un aspect intérieur, que l’intérieur de cette existence est une lumière, que l’extérieur de cette lumière c’est les lieux de manifestation des attributs de cette lumière ou le miroir de cette lumière ou encore la lampe de cette lumière vraie ». Cependant, il ajoute « qu’ils n’ont pas atteint le principe de l’existence qui est la pure unitude, que leur regard n’a pas touché la vérité des choses qui est la toute-puissance ». Ils sont restés prisonniers du royaume terrestre et du royaume angélique dont la source est le royaume de gloire, et qui sont par rapport à lui comme la goutte face à l’océan, car le royaume de gloire est cette lumière, cette première substance d’où viennent les contraires, en particulier, l’esprit et le corps, l’existence et le néant 194. Ce royaume de gloire est l’essence, le monde de l’unitude, qui n’a ni forme ni structure, qui ne peut être perçu par les sens, et que l’on saisit par la stupéfaction, ou encore par la

190 Zubda al-haqâ’iq, pp. 187-8. 191 Zubda al-haqâ’iq, pp. 185-6. Il prônera, pour éviter ce piège de ne pas rechercher les lumières, en disant, par ailleurs, que plus on cherche la lumière moins on la trouve, ibid., p. 182. 192 Zubda al-haqâ’iq, pp. 144-5. 193 Rappelons que c’est le niveau auquel se produisait le phénomène de lumière noire pour Nûrbakhsh. 194 Zubda al-haqâ’iq, pp. 148-149.

réalisation de l’humanité de l’homme parfait en soi, qui est « le soufre rouge, l’élixir suprême, la coupe universelle de l’univers, le miroir dans lequel se reflète l’univers » 195.

La perception de lumières colorées a joué un rôle important dans la théorisation de la

quête spirituelle dans l’ordre kubrawî. C’est toutefois un cas particulier dans l’histoire de la mystique musulmane. En effet, les autres ordres et les grands penseurs du soufisme n’ont pas méconnu le thème de la lumière puisque celui-ci est un présupposé présent dans la conscience musulmane comme dans les autres religions. Les mystiques musulmans ont décliné de multiples façons ce thème de la lumière, de ses versions les plus abstraites à ses versions les plus concrètes enracinées dans la pratique même du soufisme. Des traités entiers ont aussi été consacrés à la notion de la lumière et de son opposition aux ténèbres dont le fameux traité de Ghazâlî, le Tabernacle des lumières 196. Certains mystiques et philosophes comme Suhrawardî ou Avicenne en ont fait la base de leur méditation religieuse et de leur quête spirituelle. Mais il n’y a que chez les kubrawîs que l’on trouve une description aussi précise des phénomènes lumineux qui fasse une part aussi grande aux couleurs rencontrées dans l’itinéraire spirituel. Cette description on l’a vu a considérablement évolué au cours d’une histoire de l’ordre qui va de la fin du douzième siècle jusqu’au seizième siècle et plus encore, si l’on prend en considération les ordres mystiques qui se sont développés en Iran à partir de la kubrawiyya jusqu’à nos jours. A partir de la première ébauche chez N. Kubrâ lui-même, plusieurs tendances se dégagent tout de suite après sa mort. Une première tendance fait de la lumière noire le sommet de l’expérience spirituelle en s’enracinant dans une période plus ancienne du soufisme originaire du Khurâsân avec Busti puis Ahmad Ghazâlî et ‘Ayn al-Qudât al-Hamadânî. C’est la tendance de Najm-i Râzî puis, beaucoup plus tard de Lâhîjî. Un deuxième groupe insiste sur le fait qu’au-delà de cette lumière noire se trouve un autre plan de réalisation spirituelle, et renoue ainsi avec les intuitions de N. Kubrâ. C’est le groupe qui va d’Isfarâyinî à Nûrbakhsh, en passant par Simnânî, lequel insiste sur la lumière verte à l’instar de N. Kubrâ. Un troisième groupe enfin, avec Sa‘d al-dîn Hamûya et Nasafî, a nettement abandonné cette conception des choses pour retrouver une mystique de la lumière plus abstraite, et sans doute plus conforme à une doctrine classique du soufisme plus attentive au développement d’une métaphysique très conceptualisée et moins soucieuse d’exposer au grand-jour des expériences extatiques intimes qui pouvaient exposer les mystiques à des problèmes avec les représentants de la loi religieuse.

La description des lumières colorées dans un certain courant de la mystique musulmane répond à des questions qui ont trait au paradoxe de la relation du mystique avec Dieu, qui est l’archétype et la modélisation du rapport qu’entretient Dieu avec sa création. Elle a donc plusieurs niveaux de compréhension qui s’entrecroisent et forment un réseau systématique de significations et de connotations qui constituent une sorte de poétique de la connaissance arrachant celle-ci à l’exposé classique de la rhétorique philosophique. Il y a d’une part ce qui concerne spécifiquement le niveau de l’expérience spirituelle. L’exposé des lumières colorées élabore un paradoxe, une équivocité de l’expérience mystique, que je me bornerai à évoquer rapidement. D’un côté, l’introduction de l’expérience spirituelle dans la thématique de la lumière permet d’objectiver ce qui relève a priori d’une expérience essentiellement subjective et

195 Zubda al-haqâ’iq, pp. 186-7. 196 Abû Hamîd al-Ghazâlî y discute, en théologien et mystique à la fois, la question des soixante-dix mille voiles de lumières et de ténèbres et traite par la même occasion de la nature de la lumière, voir la traduction et l’introduction de R. Deladrière, Ghazâlî, Le tabernacle des lumières, Paris, 1981.

inénarrable. L’intériorité se trouve ainsi doublement extériorisée en plaçant l’exposé de l’expérience spirituelle sous la forme de la lumière, et en faisant éclater le thème de l’unité de la lumière divine dans la multiplicité narrative des couleurs de cette lumière, ce qui permet d’élaborer une échelle qui a un sens, qui a une objectivité et qui peut être disposée dans une trame narrative qui est arrachée, de ce fait, à la pure subjectivité. D’un autre côté c’est l’extériorité supposée primordiale de la lumière divine qui se trouve intériorisée dans l’itinéraire subjectif du mystique ouvrant la perspective d’un texte dont le mystique est à la fois le récit, l’herméneute et l’herméneutique. Cette ambiguïté est réglée par le thème des deux lumières que l’on trouve chez Kubrâ, la lumière qui monte du mystique rejoindre et se conjoindre à la lumière divine qui descend du trône, pour donner naissance à la fois à « la balance du monde caché », « au témoin intérieur » du mystique qui est son vrai guide personnel, et à sa dimension existentielle réalisée qui est aussi sa réalité messianique propre. L’identification de l’être à la lumière pourrait conduire à un strict monisme qui absorberait l’être dans l’unicité de la divinité et rendrait dès lors tout discours, toute narration absurde puisqu’irréels. La multiplicité des lumières colorées ouvre la voie à un maintien de la multiplicité face à l’unicité, et à une articulation des deux par la narration elle-même, voire en tant que narration, puisque les lumières colorées sont les jalons de l’avènement de l’eschatologie dans l’histoire. D’autre part la division entre être et existence, chez N. Kubrâ, tente de pallier à ce risque qui guette toute expérience mystique.

On a là affaire à un deuxième niveau de sens qui mêle histoire prophétique, création, orientation de l’être, réalisation personnelle de sa propre eschatologie, eschatologie globale, le tout formant une sorte d’histoire de l’être, ou une ontologie à la fois historique et narrative. Les lumières colorées sont, de ce point de vue, à la fois les étapes objectives de la connaissance de l’être puisqu’elles en constituent les étapes, et la réalisation en soi de ces étapes qui permettent l’avènement de la dimension messianique personnelle du mystique. Sur un plan personnel, elles permettent de mesurer l’état d’avancement de la condition intérieure du mystique sur la voie de sa réalisation. Sur un plan général, elles sont l’indice de la réalisation de l’attente eschatologique. C’est pourquoi un certain nombre de mystiques, jusque parmi les mystiques ottomans, comme Niyâzî Mısrî, hésiteront en permanence entre voir cette dimension messianique comme une réalité intérieure et subjective qui a la valeur d’un grade spirituel, et la voir comme une réalité commune qui accomplit l’attente messianique pour la communauté humaine, allant même jusqu’à calculer la date de l’avènement du Mahdî. Le maître le plus ambigu sur cette question est ‘Alâ’al-Dawla al-Simnânî qui passe d’une position à l’autre en adoptant chaque fois un jugement extrême. Ce niveau de compréhension renvoie à la conception que les uns et les autres se font de l’être et du rapport de l’être à Dieu, et, pour le dire simplement, au mal inhérent à l’être puisque l’être ne se laisse dire qu’en établissant de l’être possible, c’est-à-dire du non-être.

Le troisième niveau de compréhension que l’on peut distinguer est celui qui a trait à la question de l’être. La présentation narrative des lumières colorées s’inscrit dans le cadre d’une conception originale de l’être qui apparaît chez N. Kubrâ puis continue plus ou moins à influencer ses successeurs. C’est une question qu’il faudrait pouvoir aborder en profondeur. Pour être bref, rappelons que N. Kubrâ semble faire une distinction très nette entre l’existence qui n’appartient qu’à Dieu, qui est pur jaillissement, acte pur non catégorisable et qui échappe à la loi de la causalité, et l’être qui est comme l’ombre ou l’imitation de l’existence, prisonnière de la causalité et de la rationalité. L’existence est donc originale tandis que l’être est mimétique. La charge du mystique, dans la mesure où il est celui qui assume le dépôt que Dieu lui a confié, est de ramener l’être à l’existence, de le ressourcer à travers son expérience spirituelle. Les lumières colorées sont donc le processus par lequel le mystique descendu au fond de l’être dans les

ténèbres même, rassemble en lui cet être obscur pour en exprimer la lumière, et ce faisant, selon un verset coranique, le rendre à son vrai propriétaire, Dieu. Là encore la narration individuelle s’interpénètre avec la narration collective. Le mystique assume dans son être même la diversité des couleurs, c’est-à-dire dans le vocabulaire mystique, des conditions des êtres, de tous les êtres. La diversité des couleurs, la narration qui les parcourt et les place en exposition, reposent sur cette division entre existence et être qui à la fois maintient la diversité de l’être et sa logique interne, et décrit le cheminement vers sa réorganisation, sa re-substantialisation, si l’on peut dire. La narration est le lieu de l’intensification d’être en même temps que son intégration dans le parcours du mystique. Connaître l’être revient à l’intensifier pour en chasser la part mimétique, ou encore à l’insérer dans une narration originale. L’attente eschatologique est du même coup l’attente de ce texte original dont la copie a paradoxalement été créée en premier dans l’ordre de l’être. Cette réalisation de la narration se présente néanmoins comme la restauration du texte original de la création mais cette fois-ci rehaussée, accomplie à travers l’histoire du mystique qui en accomplit le sens, dans l’ordre de l’existence. Du coup les couleurs sont la signification véritable de l’être en tant qu’elles forment le corps de résurrection du mystique, ou ce que l’on pourrait encore appeler son corps narratif, en tant qu’il est converti au sens originel à travers le processus qui le conduit de l’être à l’existence (wujûd) en passant par l’extase (wajd).

Là réside aussi l’ambiguïté de ce genre de textes qui sont tout à la fois narration offerte à la réflexion de chacun, et description sur un mode objectif de l’expérience de la limite extrême où l’objectivité se donne à voir dans son impossibilité même, puisque ces textes décrivent une expérience qui par définition ne peut être l’objet d’une perception collective et commune. Le récit des perceptions des lumières colorées est donc le récit d’un récit impossible, le paradoxe même de l’expérience mystique, ce paradoxe dont un autre très grand mystique iranien, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî fait le fond de tout rapport avec Dieu, en poussant à l’extrême la logique de la mystique musulmane dans les premiers siècles. C’est un quatrième niveau de sens que d’offrir à la lecture de tous un texte qui est devenu un corps narratif dont l’eschatologie s’est déjà levée, dans lequel tous peuvent appréhender la parousie de l’œuvre dans tout texte où l’impartageable singularité, la plus radicale qui soit, s’offre pourtant comme réalité de tous dans le temps de l’écrit. Au lien construit entre Dieu et le mystique vient s’ajouter le lien entre le mystique et le lecteur à qui est livrée l’expérience extrême de ce qu’en tant que lecteur il ne peut connaître. Ce n’est donc pas seulement l’être qui est recueilli dans l’expérience singulière du mystique, c’est le lecteur qui se trouve happé dans un texte impossible où pourtant s’opère le lever de sa propre eschatologie.