Le "miracle suisse": une analyse des spécialisations industrielles (1885-1905)

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ARTICLEinÉCONOMIESETSOCIÉTÉS·SEPTEMBER2013

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LéoCharles

UniversityofBordeaux

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Le « miracle suisse » : une analyse des spécialisations industrielles

(1885-1905)1

Léo CHARLES

GREThA, CNRS, UMR 5113

Université Montesquieu Bordeaux IV2

Résumé

La spécificité de la forte croissance de l’économie Suisse au XIXème siècle est un

sujet bien connu des historiens économistes. De nombreuses contributions ont mis en

avant le rôle des institutions, de la taille du pays ou du contrôle des lobbies pour

expliquer la croissance économique soutenue, en particulier à partir des années

1880. A partir d’une base de données originale et très désagrégée, cet article propose

de prendre en compte les choix de la Suisse en termes de spécialisations industrielles

dans l’explication du « miracle » suisse. Il en résulte que le développement de

spécialisations modernes ainsi qu’une montée en gamme dans les spécialisations plus

anciennes peut aider à mieux comprendre le succès suisse.

Mots-clés : croissance économique, spécialisations, économie Suisse.

Code JEL : N13, O4

Why did Switzerland succeed? An analysis of Swiss specializations (1885-1905)

Abstract

The singularity of the Swiss economy during the first globalization is a well-known

subject in historiography. Many authors highlight the role of institutions, the size of

the country or the weak influence of the lobbies on economic decisions to explain the

high economic growth from the 1880’s. Using an original and highly disaggregated

database, this article takes into account the Swiss choices in terms of industrial

specializations. We found out that the development of modern specializations as well

as a move upmarket in the “old” specializations can be one of the explanations of the

Swiss ‘miracle’.

1 Article publié dans Economies et Sociétés, Série « Histoire économique quantitative », AF, n°47, 9/2013,

p.1605-1620. 2 L’auteur remercie chaleureusement les personnes travaillant au Bureau des statistiques du commerce extérieur

suisse, en particulier M. Demagistri et Mme Staub pour leur accueil plus qu’amical. Nous souhaitons remercier

l’ensemble des participants de la conférence « European trade policies 1850-1913 » qui s’est tenue le 21 et 22

mars 2012 à Bordeaux et plus particulièrement M. Tena-Junguito et M. Meissner. Un remerciement tout

particulier à B. Blancheton, S. Becuwe, K. Onfroy, G. Pastureau, L. Elie, A. Berthe et M. Lemaitre pour leurs

commentaires. L’auteur reste bien entendu le seul responsable des éventuelles erreurs restantes.

Keywords: economic growth, specialization, Swiss economy

Introduction

La seconde partie du XIXème siècle est l’objet d’un débat récurrent entre les

économistes et les historiens de l’économie. En effet, la période étant le théâtre d’un

changement global, nommé plus tard « Première Mondialisation », il est intéressant

d’interroger les conséquences économiques d’un tel bouleversement des dynamiques du

commerce international. Notamment, le débat est toujours vif sur l’explication des différences

de taux de croissance, en particulier entre les pays européens, tant les opinions des

économistes diffèrent à ce sujet. Pour certains, le libre-échange, l’ouverture commerciale et

les politiques libérales ont offert aux pays développés la possibilité d’atteindre de nouveaux

marchés, accélérant de ce fait leur croissance économique [Irwin D.A. (2002)]. Pour d’autres,

ce fut la mise en place de mesures protectionnistes, restreignant le commerce mondial en

particulier à partir des années 1880, qui favorisa le développement économique [O’Rourke

K.H. (2000) ; Tena Junguito A. (2009)].

Concernant le désormais fameux « tariffs-growth paradox » ou « paradoxe Bairoch »,

de nombreux auteurs ont tenté d’expliquer l’émergence ou le déclin des nations européennes,

sans systématiquement utiliser l’opposition habituelle entre libre-échange et protectionnisme

[Becuwe S. et Blancheton B. (2013)]. Parmi eux, Becuwe, Blancheton et Charles (2012)

expliquent les difficultés françaises en pointant le repli des exportations vers des marchés de

proximité. David (2009) souligne l’importance de la taille des pays et plus particulièrement la

taille du marché domestique. Tena-Junguito (2005) et Bairoch (1996) ont mis en avant

l’importance des changements de spécialisations vers des productions à haute valeur ajoutée

et le rôle des exports.

Prenant en compte ces dernières avancées, la Suisse semble être un bon sujet d’étude.

En effet, entre 1870 et 1910, la Suisse connaît le taux de croissance le plus rapide (derrière

l’Argentine) parmi les pays développés avec une moyenne de 2,1% par an [David T. (2009b),

p. 272]. Il est intéressant de noter que la Suisse a fait l’expérience de gouvernements libre-

échangistes aussi bien que de périodes protectionnistes. Si des auteurs avancent l’hypothèse

que le « protectionnisme sélectif » introduit au milieu des années 1880 a favorisé l’émergence

de l’économie suisse [David T. (2009b), p. 266-268 ; Humair C. (2004)], de nombreuses

explications complémentaires émergent. Ainsi, le rôle des institutions [David T. et Mach A.

(2006)], la taille du pays [Bairoch P. (1990), p. 103-104], ou les choix judicieux en termes de

politiques commerciales sont mobilisés pour expliquer le « miracle » suisse, démontrant par la

même occasion l’originalité et la complexité de l’économie suisse. Par conséquent, plutôt que

de donner une explication unique du miracle suisse, il est nécessaire de prendre en compte

l’ensemble des singularités de ce petit pays en plaçant notre étude dans la continuité des

travaux précédemment cités.

Ainsi, prolongeant la réflexion sur les explications possibles de la croissance

économique suisse, cet article met l’accent sur le rôle des spécialisations industrielles dans le

succès helvète. En effet, il semble que des choix judicieux de spécialisations peuvent soutenir

l’émergence d’une croissance durable et soutenue en donnant la possibilité au pays de

développer de nouvelles économies d’échelle et de nouvelles parts de marché pour ses

exportations. [Dalun B. et Al. (1999)]. Cet article souligne aussi le rôle central des

importations comme soutien à la structure des exports.

L’article se décompose en trois parties. La première section présente la base de

données et la méthode statistique utilisée, la section 2 montre les résultats de l’analyse

statistique tant des exportations que des importations. Enfin, la section 3 discute l’influence

des spécialisations suisses sur sa croissance économique.

1. Base de données et méthode employée

Dans le but d’analyser le commerce extérieur suisse, nous avons collecté les flux

d’exportation et d’importation à partir des « Statistiques du commerce de la Suisse avec

l’étranger » présent à l’office fédéral des douanes à Berne. Les données de cette nouvelle base

ont été collectées pour chaque année couvrant la période 1885-1905 aussi bien en valeur

qu’en quantité. La base de données intégrale se compose d’environ 1100 produits différents

par année, assemblés en 17 groupes de produits. Malgré tout le soin que nous avons apporté à

cette collecte, il est nécessaire de rester prudent quant à l’interprétation des résultats de

l’analyse statistique. En effet, la base de données est incomplète pour l’année 1890, les flux

pour le groupe « textile » étant manquants. Ce manque peut ainsi introduire certains biais dans

l’analyse statistique en donnant par exemple une place trop importante à l’année 1890.

La taille de la base constituée nous a obligés à utiliser les derniers développements de la

statistique multidimensionnelle en particulier ceux de l’Analyse Factorielle des

Correspondances (AFC) afin de mettre en valeur les caractéristiques dominantes du

commerce extérieur de la Suisse. L’AFC est appliquée à un tableau de contingence, de taille

m x n où m représente le nombre de lignes (ici les produits) et n le nombre de colonnes (les

années). Cette méthode d’analyse statistique multidimensionnelle développée par Benzecri

(1992) nous permet de résumer un nombre important de données (1100x20=22000, soit 44000

données exports-imports confondus) dans un graphique à deux dimensions dans lequel chaque

ligne et colonne est représentée par un point. Cette méthode statistique permet de clairement

déterminer les produits qui dominent les exportations et importations suisses ainsi que les

années qui influencent le plus la période. En effet, l’AFC peut suggérer des relations

insoupçonnées entre les variables-colonnes (années) et les individus-lignes (produits).

L’application de cette méthode sur nos données fournit les principaux profils tant au niveau

des lignes que des colonnes. Nous appelons ces profils « axes factoriels » ou dimensions dans

la mesure où ils représentent un certain pourcentage de l’inertie totale du phénomène. Nous

avons gardé seulement les dimensions interprétables, ce qui explique que dans les tableaux

présentés, la somme des contributions de chaque axe n’est pas égale à 100%.

Dans le but de donner une image la plus claire et la plus précise possible de chaque axe,

nous avons gardé seulement les produits (ou les années) qui contribuent substantiellement à

sa construction. Afin de guider notre choix, nous avons retenu les variables qui contribuent

plus que le point moyen (c’est-à-dire supérieur à [1- (nombre de lignes (colonnes) / (min

nombre lignes ; colonnes)]). Nous présentons ainsi les points qui contribuent le plus à la

variance de la dimension.3

3 Nous utilisons pour l’analyse le logiciel SAS version 9.2.

2. Résultats de l’analyse empirique

2.1 Un choix de spécialisation judicieux : l’analyse des exportations suisses

Afin de déterminer les produits influençant le plus les exportations suisses, nous avons

analysé les flux d’exportation grâce à la méthode de l’AFC. Pour ce faire, les exportations

suisses ont été assemblées en 17 groupes de produits pour la période 1885-19054. L’analyse

statistique nous permet de révéler les spécialisations de l’économie Suisse. L’analyse

factorielle des correspondances a mis en valeur deux axes factoriels qui expliquent 80% de la

variance totale du phénomène.

Un changement de spécialisations

Le premier axe factoriel explique 60% de la variance du phénomène. Le tableau 1

présente les principaux résultats :

Tableau 1: Premier axe factoriel (exportations)

Signe négatif (contribution en %) Signe positif (contribution en %)

1888 (27.08) 1890 (23.19)

1887 (8.78) 1898 (3.71)

1886 (8.51) 1899 (3.58)

1889 (7.22)

1885 (5.78)

Matières textiles (34.94) Objets mécaniques (25.15)

Métaux (20.47)

Espèces chimiques (7.99)

L’analyse des flux d’exportations donne une vision claire du changement de

spécialisation opéré par la Suisse dans les années 1890. Il apparaît que l’économie suisse était

dans un premier temps spécialisée dans les matières textiles au cours de la première partie de

la période et s’est ensuite tournée vers des industries modernes comme les objets mécaniques,

les métaux ou les espèces chimiques durant la fin de la période étudiée. Même si l’analyse

met en avant seulement trois années significatives pour la fin de période, nous pouvons élargir

les conclusions à l’ensemble de la période tant le graphique à deux dimensions résultant de

l’analyse montre un nombre important de points proches les uns des autres.

4 Les 17 groupes sont : Déchets et engrais ; Espèces chimiques ; Verre ; Bois ; Produits agricoles ; Cuir ; Objets

de littérature, de science et d’art ; Objets mécaniques ; Métaux ; Matières minérales ; Comestibles, Boissons,

Tabacs ; Huiles et Graisses ; Papier ; Matières textiles ; Animaux et matières animales ; Poteries ; Articles

divers.

Le second axe factoriel apporte des détails supplémentaires et permet de préciser

l’analyse de la spécialisation de l’économie suisse.

Des spécialisations en continuité et non en rupture

Le second axe factoriel explique 20% de la variance totale du phénomène. Les

résultats de l’analyse statistique sont présentés dans le tableau 2.

Tableau 2: Deuxième axe factoriel (exportations)

Signe négatif (contribution en %) Signe positif (contribution en %)

1896 (7.26) 1890 (42.06)

1894 (5.35)

1893 (4.58)

Métaux (40.99) Comestibles, Boissons, Tabacs (12.50)

Matières textiles (6.95) Objets mécaniques (11.41)

Ce second axe factoriel donne une image plus précise des spécialisations suisses. La

fin de la période est ainsi corrélée avec deux groupes de produits : les Métaux et les Matières

textiles. Ainsi, contrairement à ce qu’on pouvait supposer à la lecture du premier axe, le

tableau 2 indique clairement que la spécialisation dans les matières textiles n’a pas disparu à

la fin de la période mais a seulement été complétée par de nouvelles spécialisations. Cela

signifie que l’économie suisse était dans un premier temps spécialisée dans une seule

production (spécialisation mono produit) puis, tout en gardant cette ancienne spécialisation,

en a développé trois nouvelles, assorties à la seconde révolution industrielle. Par conséquent,

la structure de spécialisation de l’économie suisse est devenue moins concentrée (plus

« éclatée ») et s’est finalement diversifiée.

Afin de confirmer ces résultats, nous avons calculé l’indice d’Herfindahl qui rend

compte de la concentration des exportations suisses5.

5 L’indice d’Herfindahl se calcul ainsi: H = ∑i Xi² avec Xi la part du produit i dans les exportations totales. La

valeur maximale est 100.

Graphique 1: Indice d’Herfindahl

Source: Statistiques du commerce de la Suisse avec l’étranger, calculs de l’auteur

Cet indice confirme que la spécialisation suisse devient de moins en moins concentrée

entre la période 1885-1890 et la période 1891-1905. On peut observer qu’après les années

1890 la spécialisation suisse reste stable autour de quatre produits. Le graphique suivant

(graphique 2) qui montre les principaux produits exportés en pourcentage des exports totaux,

confirme la stabilité de la nouvelle structure de spécialisation.

Graphique 2: Principaux produits exportés en pourcentage du total des exportations

Source: Statistiques du commerce de la Suisse avec l’étranger, calculs de l’auteur

2,00

2,50

3,00

3,50

4,00

4,50

5,00

18

85

18

86

18

87

18

88

18

89

18

90

18

91

18

92

18

93

18

94

18

95

18

96

18

97

18

98

18

99

19

00

19

01

19

02

19

03

19

04

19

05

0,00

10,00

20,00

30,00

40,00

50,00

60,00

70,00

Matières textiles

Nouvelles spécialisations

Comestibles, Boissons, Tabacs

Comme on peut le constater avec le graphique 2, la part des exportations des matières

textiles est en déclin au début de la période et se stabilise par la suite autour de 50% des

exportations totales. Au contraire, la part des nouvelles spécialisations (Objets mécaniques,

Métaux et Espèces chimiques) augmente, passant de moins de 20% au début de la période à

plus de 30% en 1905. La part du groupe « Comestibles, Boissons, Tabacs » dans les

exportations totales reste stable tout le long de la période.

Afin d’avoir une vue plus globale de l’économie suisse, nous avons appliqué à la

section 2 la même méthode statistique que précédemment, cette fois-ci sur les flux

d’importation.

2.2 De Ricardo à Krugman : la nature des importations suisse

Nous avons, pour cette section, appliqué la méthode de statistique multidimensionnelle

utilisée précédemment sur les flux d’importations suisses. L’AFC est réalisée sur les mêmes

17 groupes de produits, sur la même période (1885-1905). Nous avons retenu deux axes

factoriels pour l’analyse qui représentent 80% de la variance du phénomène.

Une spécialisation intra-branche

Le premier axe factoriel représente 63% de la variance totale du phénomène. Le tableau 3

présente les résultats de l’analyse statistique.

Tableau 3: Premier axe factoriel (importations)

Signe négatif (contribution en %) Signe positif (contribution en %)

1886 (16.01)

1890 (12.16)

1885 (14.98) 1900 (6.60)

1887 (12.41) 1899 (6.38)

1888 (9.98) 1898 (5.27)

1889 (5.06)

Matières textiles (42.68) Métaux (37.93)

Matières minérales (9.18)

Objets mécaniques (4.70)

L’analyse statistique résultant des flux d’importation semble être très proche du

premier axe résultant de l’analyse des exportations. En effet, il apparaît que les importations

de matières textiles dominent le début de la période puis, à la fin de la période, un mouvement

s’opère en faveur d’importations de nouvelles spécialisations. La similitude des deux

analyses laisse entrevoir la possibilité d’une spécialisation suisse de nature intra-branche.

Afin de confirmer cette intuition, nous avons calculé un indice de commerce intra-

branche6 [Grubel H.G et Lloyd P.J., 1975] pour les produits simultanément importés et

exportés7, ce qui représente plus de 200 produits par année. Le graphique 3 présente les

résultats.

Graphique 3: Indice de Grubel et Lloyd

Source: Statistiques du commerce de la Suisse avec l’étranger, calculs de l’auteur

L’indice ainsi calculé nous révèle que près de 40% du commerce extérieur suisse est

composé par des produits de même nature. Néanmoins, il convient de prendre ce résultat avec

précaution. En effet, l’indice présenté ici est un indice global basé sur la moyenne des indices

calculés pour chaque produit, ce qui peut cacher certaines disparités. Ainsi, il est nécessaire

d’entrer dans les détails afin de mieux comprendre la structure du commerce extérieur suisse.

Commerce inter-branche vs. Commerce intra-branche

Le second axe factoriel de l’analyse des flux d’importations de la Suisse explique 20%

de la variance totale du phénomène. Le tableau 4 présente les résultats.

6 L’indice de Grubel et Lloyd est défini comme:

avec i, le produit ; X, les exports et M les

imports. Il est compris entre 0 (absence de commerce intra-branche) et 1 (total commerce intra-branche).

7 Nous avons fait le choix de ne garder que les indices GL supérieurs à 0.1.

0,300

0,350

0,400

0,450

0,500

0,550

0,600 1

88

5

18

86

18

87

18

88

18

89

18

90

18

91

18

92

18

93

18

94

18

95

18

96

18

97

18

98

18

99

19

00

19

01

19

02

19

03

19

04

19

05

Tableau 4: Deuxième axe factoriel (importations)

Signe négatif (contribution en %) Signe positif (contribution en %)

1900 (10.25) 1890 (46.27)

1894 (8.51)

1886 (4.03)

Matières textiles (13.96) Animaux et matières animales (51.26)

Métaux (10.73) Comestibles, Boissons, Tabacs (6.08)

Cuir (3.91)

Articles divers (3.85)

Le second axe factoriel oppose donc les produits exhibant indice de Grubel et Lloyd

moyen aux produits présentant un indice important, comme nous pouvons le voir dans le

graphique qui suit.

Graphique 4: Indice GL pour les produits qui contribuent le plus au second axe

Source: Statistiques du commerce de la Suisse avec l’étranger, calculs de l’auteur

Le commerce extérieur de la Suisse semble être caractérisé par un niveau élevé de

commerce intra-branche. L’opposition révélée par le second axe nous amène à nous interroger

sur le contenu de ce commerce intra-branche suisse.

Afin d’éclairer les spécificités des spécialisations suisses, il est nécessaire de rentrer

dans les détails, à un niveau plus désagrégé. Nous avons donc analysé les produits constituant

les différents groupes dominants les importations et exportations suisses. Nous avons calculé

0,30

0,35

0,40

0,45

0,50

0,55

0,60

Matières textiles

Animaux et matières animales

la part de chaque produit (exporté et importé) dans le total des exports (imports) du groupe

auquel ils appartiennent.

Des stratégies différentes pour des résultats similaires

En prenant en compte les produits constituant chaque groupe, une opposition nette

émerge. En effet, il apparaît que certains groupes sont déterminés par l’importation de

produits nécessaires à l’exportation de produits à haute valeur ajoutée (commerce inter-

branche classique) alors que les autres sont basés sur du commerce intra-branche (échange de

produits similaires à haute valeur ajoutée). Le tableau 5 résume cette opposition.

Tableau 5: Commerce inter-branche vs. Commerce intra-branche

Commerce inter-branche Commerce intra-branche

Matières textiles Objets Mécaniques

Comestibles, Boissons, Tabacs

Produits Chimiques

Si on considère les matières textiles, il apparaît que les importations sont dominées par

les matériaux bruts (laine, coton) et les exportations par des produits finis (Chapeaux,

Vêtements, Toile cirée). Il est important de noter que les produits exportés sont à haute valeur

ajoutée, ce qui traduit une claire montée en gamme afin de bénéficier de nouvelles économies

d’échelle.

En revanche, si on considère les objets mécaniques par exemple, il apparaît que les

échanges sont purement de type intra-branche. Ainsi, la Suisse importe et exporte des produits

finis appartenant à la même catégorie.

Cependant, comme pour les Matières textiles, nous pouvons noter que même si la

Suisse échange des produits de même catégorie, ils sont très certainement différenciés par leur

qualité ou par le degré de valeur ajoutée.

Enfin, si on considère le groupe des « Espèces chimiques » la même conclusion

émerge. La Suisse importe et exporte des produits à haute valeur ajoutée de même catégorie.

De plus, la Suisse adopte clairement une stratégie basée sur l’innovation et

l’imitation/variation [Vernon R. (1966)]. En effet, il semble que la Suisse abandonne la

production de masse pour une spécialisation dans des produits chimiques à haute valeur

ajoutée. Selon David (2009), l’industrie chimique suisse au tournant des années 1880 est

incapable de concurrencer les firmes allemandes et décide donc de changer de stratégie.

3. Agenda de recherche

L’analyse statistique des flux d’exportations nous apporte une vision claire des

spécialisations de l’économie suisse. Dans un premier temps, les résultats confirment les

recherches anciennes sur l’économie suisse notamment concernant les spécialisations dans le

Textile, les Objets mécaniques (en particulier l’industrie des montres), la Chimie, les Métaux

et les Machines. Selon David (2009), l’explication de la forte croissance suisse peut trouver

ses sources dans les avantages comparatifs dont la Suisse dispose dans ces branches

industrielles. Dans un second temps, nous avons mis en exergue certains éléments nouveaux.

En effet, l’économie suisse est passée d’une spécialisation mono produit à une structure plus

« éclatée » basée sur quatre branches principales. Le choix de changer la structure de la

spécialisation de son économie semble avoir favorisé la croissance économique durant la

période [Bairoch P. (1990), p.107). Il apparaît que la Suisse a fait le choix de productions

modernes, avec une spécialisation dans les produits à haute valeur ajoutée afin de développer

de nouvelles économies d’échelle, ce qui a profité à la croissance économique [Tena-Junguito

A. (2005)]. Malgré cette évolution, la Suisse a réussi à maintenir ses anciennes spécialisations

dans les Matières textiles, tout en opérant ici aussi un changement vers des productions

textiles à plus haute valeur ajoutée. Pour résumer, la Suisse a maintenu une position

compétitive dans les branches de la première révolution industrielle (qui sont des secteurs

déclinants) mais s’est aussi imposée dans les spécialisations de la seconde révolution

industrielle (secteurs émergents) [David T., (2009)].

En comparaison, Becuwe, Blancheton et Charles (2012) proposent une analyse statistique

similaire sur les flux d’exportations français. Les spécialisations françaises apparaissent

fragmentées en un trop grand nombre de produits, empêchant les industries de réaliser des

économies d’échelle. Selon les auteurs, la fragmentation des spécialisations peut être une des

explications des difficultés françaises sur la période. La Suisse quant à elle a fait le choix

politique de moderniser ses industries, notamment grâce à des tarifs douaniers spéciaux, afin

de proposer au marché mondial de nouveaux produits [Humair C. (2004)].

En résumé, le choix d’un nombre restreint de spécialisations qui ciblent les marchés

extérieurs peut entrer en ligne de compte pour expliquer le miracle suisse en termes de

croissance économique. Il semble que le développement de l’économie suisse pendant les

vingt années précédant la Première Guerre Mondiale est dû en grande partie à l’exportation de

produits industriels [David T., (2009)].

Si on considère maintenant l’analyse statistique des importations suisses, cet article met en

avant les deux stratégies adoptées par la Suisse afin de soutenir sa croissance économique.

D’un côté la Suisse favorise l’importation de matériaux bruts dans le but de produire des

produits finis à plus haute valeur ajoutée. D’un autre côté, la Suisse a développé un commerce

de type intra-branche avec ses partenaires basé sur l’échange de produits différenciés.

L’importance de l’indice de Grubel et Lloyd sur la période révèle que les exportations suisses

ont en partie ciblé les marchés développés géographiquement proches. Une différence entre la

France et la Suisse émerge ici encore. En effet, la France a aussi principalement développé un

commerce extérieur vers ses partenaires de longue date mais sans connaître une croissance

économique soutenue. La différence réside dans la volonté suisse de maintenir à partir des

années 1890 la même structure de spécialisation alors que la structure de l’économie française

devient au fil du temps de plus en plus dispersée [Becuwe S., Blancheton B. et Charles L.

(2012)]. De plus, la Suisse a fait le choix de protéger les nouvelles industries émergentes afin

de développer de nouvelles spécialisations plus favorables à la croissance économique que les

anciennes spécialisations françaises.

La découverte d’un commerce intra-branche important entre la Suisse et ses partenaires

est intéressante tant elle semble éloignée de la théorie économique. En effet, le commerce

intra-branche a été « découvert » par Verdoorn en 1960 et ce concept a été majoritairement

appliqué aux périodes récentes. Cet article confirme ainsi que le commerce intra-branche a

existé bien avant sa découverte et réaffirme la nécessité de le prendre en compte afin de

mieux comprendre la première mondialisation. Cette nécessité est d’autant plus forte que ce

que nous avons souligné pour la Suisse est vrai aussi pour d’autres pays comme la France

[Becuwe S., (1989) ; Charles L., (2012)]. Ainsi, l’un de nos objectifs est de développer une

base de données nouvelle et très désagrégée pour clairement identifier ce phénomène et en

mesurer l’importance durant la première mondialisation.

Pour conclure, la politique économique suisse semble avoir été bien pensée. En effet, la

Suisse a clairement gardé une spécialisation ricardienne dans le textile (secteur déclinant) tout

en montant en gamme. Néanmoins, la Suisse a été capable de développer de nouvelles

spécialisations dans les produits chimiques, les objets mécaniques… (secteurs émergents) en

se basant sur un échange intra-branche de produits différenciés. Selon Villa et Buisson (1997)

cette dernière stratégie peut permettre d’expliquer la croissance économique soutenue.

Cet article a donc mis en valeur le rôle des choix économiques de la Suisse en termes de

spécialisations pour expliquer le « miracle suisse ». Cette explication prend pleinement sa

place au côté des autres présentées en introduction tant les institutions suisses et la taille du

pays ont dû aider à analyser les changements et les évolutions résultant de la première

mondialisation. Dans le souci de compléter les explications de la croissance économique

suisse, il semble important d’analyser la distribution géographique des exportations et

importations. Ceci pouvant permettre de confirmer notamment la spécialisation intra-branche

de l’économie suisse.

Bibliographie

Bairoch P. [1990], « La Suisse dans le contexte international aux XIXe et XXe siècles », dans

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