L'AUTOMATISME SURREALISTE, Un art né de la révolte

267
CHANTALE PILON L'AUTOMATISME SURREALISTE Un art né de la révolte Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en Histoire de l'art pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.) DEPARTEMENT D'HISTOIRE DE L'ART FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2007 Chantale Pilon, 2007

Transcript of L'AUTOMATISME SURREALISTE, Un art né de la révolte

CHANTALE PILON

L'AUTOMATISME SURREALISTEUn art né de la révolte

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Lavaldans le cadre du programme de maîtrise en Histoire de l'art

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT D'HISTOIRE DE L'ARTFACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVALQUÉBEC

2007

Chantale Pilon, 2007

RÉSUMÉ

Le surréalisme fondé par André Breton est traversé par une

résolution, celle de « changer la vie ». Ce dessein d'agir

sur les conditions sociales de l'existence est solidaire

d'une époque blessée par la Grande Guerre. Le conflit a

permis de mettre en lumière une imposture sociale qui

commanda, selon le regard du penseur, une révolution

mentale conjointe avec une révolution des mœurs. Désaliéner

l'homme, élargir ses horizons et partir à la conquête de la

vie réelle, voilà les visées qui animent le surréalisme de

1924. Nous avons tenté de saisir les ressorts qui ont amené

André Breton à contester, aussi radicalement, l'usage

occidental de la raison. Il s'agit de saisir les motifs qui

l'ont amené à instruire le procès d'une attitude en plaçant

sa foi dans l'automatisme.

II

Avant-propos

Je tiens d'abord à remercier mon directeur, monsieur

Elliott Moore, pour ses conseils avisés, son tact, sa

diligence. Milles reconnaissances pour m'avoir ouvert les

portes du Surréalisme. Et messieurs Marc Grignon et Louis

Lefrançois, pour leur présence bienveillante. Chers

Professeurs, pour ce que vous avez semé, voire même parfois

à votre insu, pour votre soutien, votre présence et votre

exemple, pour tous ces présents désintéressés qui

témoignent de votre noblesse, je tiens d'emblée à vous

remercier.

Merci aussi à ma famille et à mes amis qui m'ont appuyée

dans cette démarche et enfin, à ma fille Charlotte, dont le

sourire m'a si souvent inspiré le courage.

III

Table des matières

Résumé I

Avant-propos II

Table de s ma t i è r e s III

Introduction p. 1

1. André Breton catapulté dans l'abîme, le printemps

désolé d'un visionnaire p. 8

1.1. La conscription ou la déflagration du pouvoir p.9

1.2 Le fracas...Nantes 1915/août 1916 p. 11

1.2.1 Stupeur et désabusement p. 12

1.2.2 La poésie contre la déréliction p. 15

1.2.2.1 Arthur Rimbaud p. 16

1.2.2.2 Le nihilisme, entre Jacques Vaché et M. Teste...p.l9

1.2.2.3 Lier connaissance avec le

« lyrisme en personne » p.22

2. Saint-Dizier juillet à novembre 1916, la pagée entre

le réel et 1' éventuel p. 26

2.1 L'expérience psychiatrique ou les affres de la

folie p. 27

2.2 L'éclairement de la psychanalyse p. 34

2.3 Le désenchantement à l'égard du discours

psychiatrique p. 37

2.4 Le cas de Saint-Dizier et le tressautement de la

pensée p. 50

2.4.1 Su j e t p. 51

IV

2.4.2 Le Mal du temps : un patriotisme insane p. 53

2.4.3 La lueur crépusculaire d'un monde nouveau p.57

2.5 Le brasier de la guerre, l'embrasement du réel p.59

2.5.1 La guerre d'André Breton p. 59

2.5.2 La Chienlit p. 61

3. Le retour à Paris :De la radlcalîsatxon de la révolte

aux prémices de la quête. p. 69

3.1 Babinski et la médecine p. 69

3.1.2 Censure et trahison p. 71

3.2 Les rencontres de Philippe Soupault et de

Louis Aragon p. 7 4

3.3 Clore la Guerre au bras de la désespérance p.81

3.3.1 Littérature p. 82

3.3.2 L'acte de sédition envers l'attitude réaliste p.84

4. Les Champs Magnétiques p. 94

4 .1 Le faire p. 94

4.2 Le livre par lequel tout commence p. 112

5. Les linéaments du dessein p. 119

5.1 Au large du verbe p. 120

5.2 L'appas de la psychanalyse p. 126

5.3 L' émoi p .128

5 . 4 Les Médiums p. 130

5.5 Différences d'avec la théorie freudienne p. 131

5 . 6 Le narcissisme p. 132

5.7 La muse p. 133

V

5. 8 La surréalité p. 135

6. Les pierres d'achoppement p .139

6.1 Les écueils du psyché p. 139

6.1.1 L' inconscient p. 140

6.1.2 Désintégration, réintégration et rôle de la

conscience p. 141

6.1.3 Écriture infraliminaire ? p. 143

6.1.4 Ego p .144

6.2 Écriture automatique et déraison, une polémique avec

Antonin Artaud p .145

6.2.1 La schizophrénie et l'impuissance littéraire p.14 6

6.2.2 1924, l'automatisme au cœur du surréalisme, à nul

autre second p .151

7. L'horizon pictural de l'automatisme :André Masson, une

œuvre sous le sceau du Pandémonium. p. 158

7.1 Le kaléidoscope p. 159

7.2 Le renversement, de la désaffection à la

magnanimité p. 164

7.3 Les cendres de la guerre p. 168

7.3.1 Question de traumatisme ? p. 171

7.3.2 Considérations supplémentaire sur le

t rauma t i sme p .17 5

7.3.3 Un créateur tourmenté p. 178

8. Le retour d'un éclopé sur le chemin de la

création p. 184

8.1 L'époque des forêts p. 184

8.2 Le dessin automatique p. 191

8.3 Le faire automatique p. 200

VI

8.3.1 L'automatisme, une dictée inconsciente ? p.204

8.3.2 Mise en regard avec le phénomène élémentaire p.206

8.3.3 L'automatisme et le rêve p. 212

8.4 Les tableaux de sable (1927) p.216

8.5 Le désir de communication p. 221

8.6 Les traverses de l'automatisme pictural p.227

Conclusion : L'injonction d'André Masson p. 233

Table des Illustrations p.24 3

Bibliographie p. 24 7

INTRODUCTION

La définition que donne André Breton du mot

« surréalisme » dans le Manifeste du surréalisme de 1924

se lit comme suit :

: n.m. Automatisme psychique pur par lequelon se propose d'exprimer, soit verbalement,soit par écrit, soit de toute autremanière, le fonctionnement réel de lapensée. Dictée de la pensée, en l'absencede tout contrôle exercé par la raison, endehors de toute préoccupation esthétique oumorale.

ENCYCL.PHILOS, le surréalisme repose sur lacroyance à la réalité supérieure decertaines formes d'associations négligéesjusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve,au jeu désintéressé de la pensée. Il tend àruiner définitivement tous les autresmécanismes psychiques et à se substituer àeux dans la résolution des principauxproblèmes de la vie »1

Cette définition, à formulation classique, a connu une

immense popularité, depuis sa première publication en

1924. Or, si nous la citons ici, c'est qu'elle possède,

à nos yeux, un triple intérêt.

Tout d'abord, elle est une définition du mouvement, et,

puisqu'elle est définition, elle s'efforce de présenter

l'ensemble des propositions qui donnent accès à la

compréhension de ce concept. Elle détermine la structure

sur laquelle André Breton érige sa théorie de

1 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.36

l'expérience esthétique. Elle est l'aube qui ouvre

l'horizon du surréalisme.

Deuxièmement, André Breton y présente le surréalisme

comme un dispositif de connaissance qui se sert de la

production artistique pour accéder à une réalité

supérieure, à l'absolu, enfin, à cet état spirituel de

l'expérience qui ne comporte ni restriction, ni réserve,

ni limite.

Troisièmement, cette définition s'appuie principalement

sur l'automatisme. André Breton définit le surréalisme

en se référant directement à l'écriture automatique.

Cette recherche de l'action inconsciente, loin d'être

accessoire, devient l'un des principes cardinaux de

l'action surréaliste. Plus encore, elle est mère du

surréalisme. C'est à partir de cette découverte que

naitra le mouvement.

Dès lors, nous sommes à même de nous demander ce qui a

amené André Breton à privilégier l'automatisme et à

l'ériger au rang d'une stratégie dans sa lutte pour une

nouvelle epistemologie. André Breton émet la possibilité

que ce qu' il appelle « le peu de réalité », auquel il

estime confronter la société de son époque, soit soumis

à la critique par la capacité d'énonciation. Il se

penche alors sur le problème du langage, mais il le fait

en conjoignant des approches scientifiques et

littéraires. Consequemment, la découverte de

l'automatisme en 1919, par André Breton et Philippe

Soupault, se présente comme une irruption

épistémologique sans précédents. Elle redéfinit le monde

intérieur par la prise en compte de pouvoirs

insoupçonnés. Breton y voit une solution poétique

permettant de décontaminer la potentialité de l'être de

la déconfiture de la raison occidentale. Ce n'est donc

pas sous le coup de la fortune que Louis Aragon présente

Les Champs Magnétiques comme : « le moment où tourne

toute l'histoire de l'écriture, non point le livre par

quoi voulait Stéphane Mallarmé que finit le monde, mais

celui par quoi tout commence. »2 Aragon énonce en fait

très justement le résonnement inhérent à la découverte

de l'écriture automatique.

En l'occurrence, l'analyse que nous entendons mener

portera sur l'automatisme surréaliste. De son propre

aveu, André Breton désirait mettre « en jeu l'existence

terrestre en la chargeant cependant de tout ce qu'elle

comporte en deçà et au-delà des limites qu'on a coutume

de lui assigner »3. Cet énoncé pour le moins sonore a

capté notre attention. D'emblée, nous nous sommes

intéressés à ces « limites qu'on a coutume de lui

assigner ». Il semble, en effet, que le surréalisme soit

une réponse à l'assujettissement de l'être, en fait foi

le procès intenté contre l'attitude réaliste.

À cet égard, l'automatisme se présente comme un argument

permettant d'élargir le regard que l'homme porte sur son

existence. Dans la perspective ainsi tracée, il nous a

2 Bonnet, Marguerite, André Breton, naissance de 1'aventure surréaliste,p.1613 Breton, André, Manifestes du surréalisme, préface à la réimpression dumanifeste (1929)

4

paru nécessaire de bien saisir l'enveloppe que revêtait

l'assujettissement en question. Le premier objectif visé

s'articule donc autour de la localisation des éléments

constitutifs de la révolte à la source du surréalisme.

Il semble que cette révolte ait pour ressort la Grande

Guerre, laquelle est entendue en tant que conjonction

d'occurrences. Il s'agit donc du point de départ de

notre analyse. Ipso facto, notre recherche s'amorce avec

la conscription d'André Breton. Celle-ci se traduit

comme une prise de contrôle par le pouvoir qui plonge le

jeune homme dans une profonde stupeur. Cette stupeur

dissipée laisse André Breton avec un besoin

d'intelligibilité de haute volée. C'est une véritable

quête de sens qu'il entreprend à cette heure.

André Breton cherche à se distancier du réel désolé

émanant de cette belligérance. Pour ce faire, il

« demande secours aux poètes »4. Étudiant en médecine,

Breton rencontre aussi la folie, celle-là même qui

ignore les conventions . Déjetant d'emblée le

conformisme, elle impose une multitude de remises en

question du point de vue épistémologique, social et

existentiel. À cet égard, l'oracle freudien, tel que

présenté par Régis et Hesnard, lève le voile sur de

nouveaux horizons. André Breton l'entend comme une

perspective salutaire. En outre, la guerre entendue

comme conflit apparaît en elle-même comme un tourbillon,

une expérience qui outrepasse l'entendement.

4 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.30

Enfin, dès son retour à Paris, c'est l'homme formé que

rencontre André Breton. En l'occurrence, il est témoin

d'une triple expérience de manipulation du réel opérant

par la voie du patriotisme, de la censure et de

l'imposition du discours convenu. Il se dessine ainsi de

multiples rapports à ce que l'empire social prétend

comme réel et à ce qu'il fait de l'homme.

Devant faire face à cette intellection poignante, il

prend à tâche de découvrir « un faire » permettant de

reformuler le vivant et s'élance dans une quête

inexhaustible. C'est à ce moment que l'automatisme écrit

fait irruption dans sa vie. De notre humble avis,

l'étude de l'automatisme écrit repose principalement sur

la rédaction des Champs Magnétiques sous la plume

d'André Breton et Philippe Soupault. Il s'agit de la

première expérience effectuée en ce domaine, de la plus

concluante et de la plus déterminante.

Le produit de l'automatisme laisse sans voix ; il est

bercé par un mystère que l'on ne tentera pas ici

d'élucider. Autant dire que nous éviterons une critique

littéraire que nous ne serions d'ailleurs ni compétents

ni qualifiés pour jauger. Ce nonobstant, nous tenterons

de saisir les conditions de possibilités et les enjeux

de « ce faire ». Il s'agit de notre seconde visée.

Dès lors, si André Breton et Philippe Soupault ont

développé le processus de l'écriture automatique, c'est

André Masson qui tenta le premier d'établir la pratique

d'un automatisme visuel. Breton affirme d'ailleurs que :

« Personne n'a été plus loin que Masson dans

l'automatisme. »5 En dernière analyse, nous attacherons

donc notre regard sur la façon dont l'automatisme est

apparu dans le cheminement de l'artiste. Nous

envisagerons ses visées et la manière dont l'artiste

parvint à intégrer le procédé à « son faire ».

Il convient de remarquer que le rôle joué par

l'inconscient dans le processus créateur fait l'objet,

aujourd'hui, de nombreuses recherches tant dans le

domaine des sciences appliquées que dans le domaine des

sciences humaines. En font foi, par exemple, les

recherches entreprises par Mark Turner à l'université du

Maryland portant sur l'imagination et le cerveau,

l'invention du sens, la neuroscience cognitive de la

créativité ou, encore, par Jean-Pierre Changeux qui

aborde directement la question dans son ouvrage Raison

et plaisir.6

Or, malgré cet engouement, nous ne possédons que très

peu d'éléments de réponse sur les fonctions psychiques

de l'être. Dès lors, les recherches élaborées par André

Breton se présentent comme un « puissant explosif

mental », pour reprendre l'expression utilisée par

5 Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales dusurréalisme,p.96 M. Mark Turner, Série de leçons au Collège de France,http://markturner.org/cdf.html, 21 avril 2004

Michel Carrouges en 1950.7 Nous tenterons donc de saisir

les subtili tés d'un « faire » qui « (.. .) tend à opérer

dans le domaine du langage et des images, voire des

sensations, la plus fantastique des désintégrations en

chaîne »8 par la libération totale de l 'espri t et sa

portée.

7Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales dusurréalisme, p.1398 Idem.

1. André Breton catapulté dans l'abîme, le printempsdésolé d'un visionnaire

« La vie humaine ne seraitpas cette déception pourcertains si nous ne noussentions constamment enpuissance d'accomplir desactes au-dessus de nosforces. »9

André Breton

II s'est produit au cours des années 1914-1916 chez

André Breton un tournant qui l'a conduit à jeter un

regard nouveau sur les modes d'orchestration de notre

rapport au monde et sur la façon dont l'individu peut

gérer son existence à travers un système social

oppressant. Ce renversement plonge ses racines dans la

compromission de la France lors du conflit sanguinaire

que fut la Grande Guerre. Il s'appuie sur la commotion

provoquée par la prise de conscience du peu de

considération que le pouvoir social dominant attachait à

la vie humaine. Or, il semble que la première expression

substantielle de cette coercition soit, pour le jeune

homme qu'était alors André Breton, liée à l'épisode de

sa conscription. Celle-ci révèle et symbolise à la fois

le peu de pouvoir discrétionnaire que l'homme semble

avoir sur son existence. Notre but sera donc dans ce

premier chapitre de montrer en quoi cet événement joua

le rôle de déclencheur pour le processus de

' Ibidem, p. 10

transformation du regard qu'André Breton pose sur la vie

humaine.

1.1 La conscription ou la déflagration du pouvoir

II semble qu'André Breton se soit toujours, malgré

l'enthousiasme nationaliste environnant, exprimé en

désaccord avec l'implication française dans le premier

conflit mondial. Dans une lettre destinée à Lorient et à

Fraenkel daté du 3 août 1914, le jour de la déclaration

de guerre, Breton est clair à ce sujet :

Ici, j'assiste impuissant, au plus ridiculeenthousiasme belliqueux que j'ai connu(déclarations puérilement chauvines, confianceen soi-même, marseillaises d'ivrognes, etc.).L'arrivée des réservistes et territoriaux aprèsla mobilisation est fort comique. La moitié deshommes environ est ivre pour entrer à lacaserne. Je pourrais trop niaisementphilosopher. 10

André Breton manifeste ainsi sa hargne à l'égard de la

foule galvanisée. Le jeune homme témoigne, par cette

attitude, d'une indépendance perceptible à l'égard de la

propagande nationaliste qui a par ailleurs subjugué la

France entière. Certes, confondu, il mentionne son

sentiment d'impuissance. Cette évidence affirmée, il

convient de remarquer que le conseil de guerre le

mobilise six mois après. André Breton est conscrit en

février 1915. Il est alors âgé de dix-neuf ans. Chez

lui, la conscription provoque une véritable commotion.

Breton, qui percevait d'emblée l'absurdité de la guerre,

est sidéré. Mais cette émotion consumée fait place à un

0 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de 1'aventuresurréaliste, p.45

10

regard scrupuleusement interrogateur qui s'enracine dans

la révolte.

Breton, qui expliquera l'état des choses dans ses

entretiens de 1952, parlera de : « l'humeur de certains

jeunes gens dont j'étais, que la guerre de 1914 venait

d'arracher à toutes leurs aspirations pour les

précipiter dans un cloaque de sang, de sottise et

boue. »11 De toute évidence, il vit l'expérience de la

conscription comme une entrave, une dépossession des

libertés individuelles et de l'esprit discrétionnaire.

Breton parle bien « d'arracher » et de « précipiter ».

Les mots ont une force propre : « arracher », c'est

enlever de force, et « précipiter », c'est projeter à

partir d'un lieu élevé. Ainsi formulée par Breton,

l'expérience de la conscription se présente comme une

manœuvre disciplinaire. En effet, il s'agit d'une prise

de contrôle à bras-le-corps par le pouvoir. Il faut

entendre, par le choix des termes, la force et la

férocité du sentiment éprouvé. La destination visée est

« un cloaque de sang, de sottise et boue ». De ce point

de vue, l'obligation d'aller à la guerre prend la forme

d'un rappel par les autorités concernées à l'intention

du peuple d'un droit souverain de vie ou de mort. La

conscription se présente comme le pouvoir de disposer et

d'éprouver l'existence de chacun des membres d'une

population donnée. Les conditions d'exercice de ce

pouvoir reposent alors sur un unique critère, c'est-à-

dire la naissance en un lieu déterminé, l'appartenance

sociogeographique.

"André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.29

11

II convient d'observer à ce moment qu'André Breton est

doublement heurté. En premier lieu, il est bouleversé

par la déclaration elle-même. Dans ses entretiens, il

parle de l'« explosion »12 de la guerre. En second lieu,

Breton se trouve heurté par la conscription qui emboite

rapidement le pas. La force de l'impact résultant de ces

deux secousses successives, l'une étant bien sûr la

conséquence de l'autre, éprouve durement le jeune homme.

Il plonge alors dans une profonde stupeur qui perdurera

quelques mois.

1.2 Le Fracas.Nantes 1915/août 1916

Devant faire face à l'inévitable fait de la guerre, que

peut-il faire sinon tenter d'y survivre ? André Breton

déclare dans ses Entretiens radiophoniques (1913-1952) :

Pour ma part, le premier moment de stupeurpassé quelques mois de « classes »d'artillerie je m'étais mis à promener unregard plus qu'interrogateur autour de moi.Tout près, au « cantonnement » même, les plussensibles s'étaient secrètement trouvé unrefuge... (...) Même plus ou moins voilés, lesdésastres du début, les sombres perspectives dela guerre de tranchées, l'issue incertaine duconflit entraînaient un état d'âme (il fautbien user de ces mots) où la résignationtrouvait difficilement place.13

Un déplacement s'opère ici. Par la mobilisation, le

conseil de guerre a arraché à André Breton le droit de

la gestion légitime de son existence. Le haut degré de

12 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 26"ibidem, p.30

12

déstabilisation alors traversé le plonge dans un désert

affectif. Il écrit à Fraenkel, le 22 avril 1915 : « La

pensée s'émiette lamentablement sur le sol du terrain de

manœuvre. »14 Ce marasme émotionnel l'accompagne tout au

long de la période passée à Pontivy, de février à juin.

Visiblement, la léthargie cède graduellement la place à

un désir plus affirmé d'intelligibilité, qui se

manifeste par une quête de sens. La volonté est affichée

de « dominer la situation ».15 C'est dans cette

perspective que s'amorce son séjour à Nantes.

1.2.1 Stupeur et désabusement

Dans un premier temps, André Breton est affecté à

l'hôpital bénévole de l'ambulance municipale où il

occupe la fonction d'infirmier militaire. À Nantes, la

misère se révèle. Dans La Confession dédaigneuse, il

raconte :

Je traversais un des moments les plusdifficiles de ma vie, je commençais à voir queje ne ferais pas ce que je voulais. La guerredurait. L'hôpital auxiliaire 103 bisretentissait des cris du médecin traitant,charmant homme par ailleurs : « Dyspepsie,connais pas. Il y a deux maladies d'estomac :l'une, certaine, le cancer ; l'autre, douteuse,l'ulcère. Foutez-lui deux portions de viande etde la salade. Ça passera. Mon vieux, je vousferai crever, etc. »16

Soulignons, dans l'instant, que le contexte de l'hôpital

présente son intérêt propre. En raison de sa formation

médicale, André Breton effectue ce que l'on pourrait

Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de 1'aventuresurréaliste, p.70l5André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 3016André Breton, Les Pas Perdus, p. 17

13

appeler un « trajet rétroactif » de la guerre. À de

rares exceptions près, le soldat d'infanterie commençait

par ses classes d'infanterie pour être dirigé vers le

front et, presque fatalement dans le contexte de la

Grande Guerre, aboutissait à l'hôpital militaire. André

Breton, pour sa part, connaît la guerre par les

résultats que lui renvoie le front. Prenons acte du fait

que la France sera l'un des pays le plus durement touché

par le conflit : 1,4 million d'hommes tués ou disparus,

soit environ 1.000 hommes par jour17. Les hôpitaux sont

remplis de soldats blessés. En l'occurrence, il y a les

blessés que nous pouvons classer en deux catégories

distinctes. D'une part, il y a les hommes atteints de

blessures mineures et donc aptes à se rétablir sans

conserver « trop de séquelles ». D'autre part les

mutilés, c'est-à-dire les hommes à la poitrine défoncée,

la colonne vertébrale brisée, la figure arrachée,

atteints de traumatismes crâniens, et encore. En outre,

il y a les malades. Pour l'essentiel, ce sont ceux qui

cèdent aux conditions de vie intolérables sur le front,

dans les tranchées, par exemple : le manque d'hygiène,

la fatigue, les conditions climatiques. Enfin, il y a

les troubles d'ordre psychiatrique. Principalement, il

s'agit de troubles nerveux provoqués par la surtension

et l'épuisement.

La peur se révèle être, pour ces combattants de la boue,

une farouche ennemie. Selon Ernest Hemingway, il

17Wikipédia, l'encyclopédie libre. Première Guerre Mondiale,http:litr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_Guerre_mondiale#Le_bilan_catastrophique_d.27une_Europe_et_d.27un_monde_boulevers.C3.A9s, 21 avril2005.

14

s'agissait de « la Reine des Batailles ».18 Le peintre

André Masson, dans Mémoire du monde, nous expose la

façon dont se dessine cette peur sur le front, il

précise :

Cet effroi originel et unanime, il faut lemaîtriser, et, dans la plupart des cas,l'immémorial « baptême du feu » doit suffire.Mais dans cette grande peur jugulée se greffentdes peurs individuelles - brèves et presquetoujours maîtrisées elles aussi. Le sentimentde panique dont l'origine est souvent difficileà définir... Si on ne se rendait pas maître decette peur dans la peur, il n'y aurait plus decombattants ! Physiologiquement, cette peur,quand elle est persistante, se manifeste par undésordre urinaire bien connu, ou par un malaiseaux mêmes effets que le mal de mer : vertiges,nausées, faiblesse extrême. Ou par une crisenerveuse : le jeune soldat maudit son père etsa mère avant de sombrer dans le délire qu' ilfaut calmer... à coups de poing. »19

La peur gît dans le plus profond du cœur du soldat. En

fait, elle le parasite et, aidée par la consomption,

elle peut se transformer en une présence délétère. On

voit donc naturellement surgir une surabondance de

troubles nerveux de tous ordres. Il convient de

remarquer qu'André Breton travaille dans les coulisses

de l'horreur. Il rencontre, incontinent, la facette la

plus inadmissible du sacrifice. Conséquemment, le

quotidien du jeune homme se structure autour de cette

réalité.

André Masson, La mémoire du monde, p.6519 Ibidem, p. 66

15

Dans la perspective ainsi tracée, on conçoit

naturellement son désarroi. Son séjour est parsemé de

brefs moments de félicité, afférents notamment aux

retrouvailles avec Fraenkel, qui fleure son passage des

moments guillerets partagés au collège, et de la

rencontre du docteur Bonniot. Il s'agit d'un aide-major

affecté à l'hôpital temporaire numéro 25 qui témoigna de

la sympathie à l'endroit du jeune Breton. Ces épisodes

salutaires ont pour effet de lénifier le désespoir

éprouvé par André Breton. Ipso facto, il est loisible de

se demander si la recherche entamée par Breton procède

d'un besoin d'écarter une réalité essentiellement

morbide. Est-elle le fruit de la confrontation avec

cette misère scandaleuse ? Peut-être. Et cependant, il

semble qu'au cours de cette période se produit un

tournant qui l'amène à jeter un regard nouveau sur les

modes d'orchestration des représentations de ce qu'il

nomme « les contingences du monde phénoménal »20.

Considérant que l'une des premières injonctions du

surréalisme sera d'instituer un procès contre les

limites de l'attitude réaliste, il convient de nous y

arrêter.

1.2.2 La poésie contre la déréliction

André Breton confie, dans ses Entretiens, que sa

« première réaction cohérente » fut de « demander

secours aux poètes »21. Ce faisant, il détermine un

premier champ de recherche, soit celui du discours

0 Cité dans : Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de1'aventure surréaliste, p.7021 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 30

16

poétique comme savoir. C'est donc dans ce contexte

précis que se situe la véritable découverte de la poésie

d'Arthur Rimbaud, ainsi que les rencontres de Jacques

Vaché et de Guillaume Apollinaire.

1.2.2.1 Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud, par sa vie et son œuvre, polarise

l'attention du jeune Breton, qui précise dans ses

Entretiens radiophoniques (1913-1952) : « J'étais comme

sous le coup d'un envoûtement... ». Et, ajoute-t-il :

« Tout mon besoin de savoir était concentré, était

braqué sur Rimbaud »22. Il est significatif que Breton

parle d'envoûtement. En fait, l'investissement est tel

qu'André Breton parvient à juxtaposer le regard

rimbaldien au sien. Breton narre l'expérience :

L'assez long chemin qui me mène chaque après-midi, seul et à pied, de l'hôpital de la rue duBocage au beau parc de Procé, m'ouvre toutessortes d'échappées sur les sites mêmes desilluminations : ici, la maison du général dans« Enfances », là « ce pont de bois arqué »,plus loin certains mouvements très insolitesque Rimbaud a décrits : tout cela s'engouffraitdans une certaine boucle du petit cours d'eaubordant le parc, qui ne faisait qu'un avec « larivière de cassis »23.

Au cours de ces promenades, Breton s'enfuit. Il entre en

transe. Dans ses Entretiens radiophoniques, il parlera

d'un « état second »24 jamais égalé. Il ne s'agit plus

réellement de Nantes, de la guerre ou de sa

déflagration. L'action n'est plus là, mais grâce à la

! Ibidem, p.3023 Ibidem, p. 3624 Ibid.

17

poésie, quelque chose d'autre se manifeste, et dans un

même mouvement permet de creuser un écart avec le

« monde réel ». Imprégné de cette atmosphère, André

Breton interroge vivement les lettres à Delahaye en 1875

d'Arthur Rimbaud. Il observe dans ces lettres un état

transitif. Rimbaud fait son adieu définitif à la poésie

pour passer à une activité d'un tout autre ordre.

On peut penser que ces escapades rimbaldiennes

répondent, pour Breton, à une double nécessité : la

première est liée au besoin d'évincer une réalité

abrutissante, et la seconde renvoie à une quête de sens.

Dans les deux cas, la manœuvre opérée a pour objectif de

rendre supportable le réel. Il s'agit alors de faire

appel à la poésie, aidée de l'imagination, pour

métamorphoser la représentation. En l'occurrence, il

convient d'observer qu'André Breton utilise la poésie

non pas comme une fin, mais comme moyen pour transformer

un monde cristallisé, réifié, où uniformité et lassitude

vont de pair. Il combat l'engourdissement. Il cherche à

modifier le contexte pour doter les images d'une

signification autre. La poésie devient l'outil qui

permet de métamorphoser la mise en scène de

l'expérience, et par là, le récit de l'expérience elle-

même.

En février 1916, André Breton rédige un poème en prose

qu'il intitule « Âge ». Ce poème s'inscrit comme une

suite de « L'Aube » d'Arthur Rimbaud et figure dans

Mont-de-piété. Les premières phrases qui s'y donnent à

lire sont : « Aude, adieu. Je sors du bois hanté ;

18

j'affronte les routes, croix torrides. » Le jeune

Breton, armé de ses vingt ans, plonge dans la tourmente

et manifeste un désir d'aventures. À l'exemple de

Rimbaud, i l veut expérimenter par lui-même la recherche

de sensations nouvelles, singulières. Ce désir, s ' i l

était présent avant le conflit, prend un véritable

essor. Il n'est pas étonnant que l'on retrouve cette

notion révélée ic i .

Breton précise dans La Confession dédaigneuse: « Ceux

qui n'ont pas été mis au garde-à-vous ne savent pas ce

qu'est, à certains moments, l'envie de bouger les

talons. »26 II ajoute : « Écrire, penser, ne suffisaient

plus : i l fallait à tout prix se donner l ' i llusion du

mouvement, du bruit... »27 Ce désir de mouvement prendra,

après la guerre, l'aspect d'une véritable lutte contre

la matérialisation et l'immobilité. Autour de ce

principe s'articuleront toutes les notions propres à la

recherche de la vie dans la vie moderne.

Comme le précise Marguerite Bonnet dans André Breton et

la naissance de 1'aventure surréaliste : « Rimbaud

confirme en lui le désaccord avec le monde auquel

1'"enfant de colère" a su donner une expression

magnifique et violente - Nous ne sommes pas au monde. La

vraie vie est absente »28. La lecture d'Arthur Rimbaud

amène Breton à soulever des considérations qui seront

25André Breton, Âge cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, texte deNicolas Bersihand, Chronique d'un voyage,http://entretenir.free.fr/breton30.html, 21 avril 2005.26André Breton, Les Pas Perdus, p. 1827 Ibidem, p. 198 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventuresurréaliste, p.80

19

placées à la source du surréalisme. Il inaugure dans ce

poème sa réflexion portant les enjeux relatifs au

concept de « la confusion volontaire ». Ce concept met

en cause, au profit de la création poétique, la mise en

péril de sa raison. Ce questionnement l'accompagnera

tout au long de son séjour à Saint-Dizier. Il propose

aussi, dans ce poème, une remise en question des formes

classiques de la poésie.

Pour André Breton, tout se déroule comme si les procédés

traditionnellement appliqués à la poésie avaient

détourné la poésie de sa fonction initiale. Ce à quoi il

convient de prêter une attention particulière c'est

l'émergence d'une réflexion portant sur les enjeux

propres à la cristallisation du discours poétique.

1.2.2.2 Le Nihilisme, entre Jacques Vaché et M. Teste

En 1916, André Breton fait la rencontre de Jacques

Vaché. Il s'agit d'un patient, puis d'un ami, qui le

marquera à jamais. L'homme, d'à peine un an plus âgé

qu'André Breton, est alors alité pour une blessure au

mollet. Formé à l'École des beaux-arts sous la direction

de Luc-Livier Merson, Jacques Vaché tue le temps en

inventant des légendes singulières autour des paysages

qu'il peint ou dessine. Le jeune patient se révèle être

un jeune dandy, déjà quelque peu illustre, dont la

désinvolture et l'ironie le rendent inflexible aussi

bien aux conventions qu'aux démissions de la vie

sociale. Son style désaccordé et son humour corrosif

20

incarnent, aux yeux de Breton, « la désertion à

l ' intérieur de soi-même »29.

Cet homme marquant et inoubliable inspire au jeune André

Breton les prémisses morales de son Anthologie de

l'humour noir. Breton précise dans ses Entretiens

radiophoniques :

II eut très bien pu se donner pour le petit-fils de M. Teste, s ' i l n'avait eu une vue aussidésinvolte de la famille que du reste.L'« énormité » de ce qui se passait et, si l'onpeut dire, de ce qui se pensait communémentalors le mettait dans une aise extraordinaire.30

Il convient de s'arrêter sur le rapprochement effectué

avec le texte intitulé Monsieur Teste de Paul Valéry. La

figure de Monsieur Teste incarne l'homme placide.

Monsieur Teste est l'homme qui souffre en silence.

L'homme absent, l'homme qui ne s'étonne plus, celui-là

même qui couche froidement « son corps sec »31 dans « un

lit trop court »32 pour « faire la planche »33. Monsieur

Teste « fait le mort - »34.

L'illustration est spécifiquement employée par André

Breton pour mettre en relief le degré élevé de nihilisme

lucide de son ami. Une remarque s'impose ici , à savoir

que le comportement de Jacques Vaché est commandé par la

9 Étienne-Alain Hubert et Philippe Bernier, André Breton, p.330 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 3331Paul Valéry, Monsieur Teste^ ci té dans Lire André Breton à Saint-Dizier, h t tp : / /entre tenir . f ree . f r /bre ton7.html , 21 avr i l 2005.32Idem.33Idem.34Idem.

21

Grande Guerre. André Breton précise, dans La Confession

dédaigneuse, que Jacques Vaché « ... comprenait que la

sentimentalité n'était plus de mise et que le souci même

de sa dignité (...) commandait de ne pas s'attendrir. »35

II faut donc entendre le nihilisme de Jacques Vaché

comme l'expression d'une attitude défensive. Dans ce

contexte, Monsieur Teste ne devient-il pas, plus

largement, l'incarnation du nihilisme de rigueur ? Plus

précisément, le nihilisme auquel sont réduit tous les

jeunes soldats à qui il ne reste plus d'autres endroits

où se réfugier que dans un « lit trop court »36 pour

« faire la planche »37, se taire et souffrir ?

En compagnie de Jacques Vaché, André Breton s'emploie à

se distancer de la tragédie qui accompagne son

quotidien. Ensemble, Vaché et Breton s'attaquent au

drame par le biais de la dérision. Ils s'arment de

lectures humoristiques sans lien avec le conflit. Ils se

servent de l'écriture pour résister à l'épidémie

nationaliste qui embrasse la guerre avec tant de

ferveur. À telle enseigne que Breton n'hésite pas à

déclarer : « Le temps, que j'ai passé avec lui à Nantes

en 1916, m'apparaît presque enchanté. »38 En

l'occurrence, après le dandysme et le nihilisme, 1'umour

(sans « h ») de Vaché se présente comme un supplétif

permettant de surpasser l'adversité. De par sa cautèle

face à la vanité des créateurs, Jacques Vaché inaugure

de multiples questionnements sur l'art et les

35 André Breton, Les Pas Perdus, p. 1836Paul Valéry, Monsieur Teste^ cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton7.html, 21 avril 2005.37 Idem.38 André Breton, Les Pas Perdus, p. 9

22

« pohètes » (avec un « h ») , comme il se plaît à les

désigner. Certes, son influence sera majeure. Le spectre

de Vaché accompagnera régulièrement Breton dans les

années 1918-1924, où les références directes à Jacques

Vaché se trouvent dans de multiples écrits de Breton,

par exemple : Les Pas perdus de 1924, Le Manifeste du

surréalisme (également de 1924), Littérature (Breton

publie les lettres de guerre de Vaché), etc.

1.2.2.3 Lier connaissance avec le « lyrisme en

personne »

En mai 1916, au cours d'une permission à Paris, André

Breton fait la connaissance de Guillaume Apollinaire.

Apollinaire, alors sous-lieutenant dans l'infanterie,

est hospitalisé pour avoir été heurté à la tempe par un

éclat d'obus en mars 1916. Breton, déjà conquis par

l'œuvre de l'auteur d'Alcools, avait auparavant

entretenu avec lui une vive correspondance. Mais il voit

Apollinaire pour la première fois au lendemain de sa

trépanation. La trépanation est une lourde opération

chirurgicale consistant à pratiquer une ouverture dans

la boîte crânienne. Apollinaire est donc très affaibli.

André Breton continuera à fréquenter assidûment

Guillaume Apollinaire jusqu'à la mort du dernier. Il le

décrit comme un homme d'une présence remarquable. « Le

lyrisme en personne », déclare-t-il, et ailleurs : « II

traînait sur ses pas le cortège d'Orphée ». Par le terme

de « lyrisme », il faut entendre un pouvoir de

déstabilisation permettant de réhabiliter tant le corps

23

que l'esprit. Apollinaire jouera, tout comme Jacques

Vaché, un rôle capital dans le cheminement intellectuel

du jeune Breton. Son influence était d'ailleurs directe.

La réinterprétation de la poésie effectuée par

Apollinaire captive André Breton, qui n'hésite pas à

déclarer que Guillaume Apollinaire est le :

« champion du poème-événement, c'est-à-direl'apôtre de cette conception qui exige de toutnouveau poème qu'il soit une refonte totale desmoyens de son auteur, qu'il coure son aventurepropre hors des chemins déjà tracés, au méprisdes gains réalisés antérieurement »39

Guillaume Apollinaire utilise ce moyen pour survivre à

la lourdeur de l'expérience guerrière. Au cours de cette

période, l'auteur de Calligrammes manifeste le désir

d'orienter ses recherches vers le sujet de l'enfance.

Il convient de remarquer que l'utilisation de la poésie

comme exutoire au contact d'une réalité navrante,

limitée et limitante, sera clairement énoncée par Breton

dans le manifeste de 1924. Il affirme ainsi :

L'homme propose et dispose. Il ne tientqu'à lui de s'appartenir tout entier,c'est-à-dire de maintenir à l'étatanarchique la bande chaque jour plusredoutable de ses désirs. La poésie le luienseigne. Elle porte en elle lacompensation parfaite des misères que nousendurons.40

39André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.3140 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.28

24

Apollinaire sera à l'origine de nombreuses rencontres

que fera Breton par la suite. C'est par Apollinaire

qu'il rencontre, par exemple, Pierre Reverdy, dont la

poésie l'émeut profondément. Il dira d'ailleurs, au

sujet de Reverdy :

Pour ma part, j'aimais et j'aime encore — oui,d'amour - cette poésie pratiquée à largescoupes dans ce qui nimbe la vie de tous lesjours, ce halo d'appréhensions et d'indicesqui flotte autour de nos impressions et de nosactes.41

La poésie de Reverdy ne manque pas de toucher et de

séduire André Breton dans sa façon de lever le voile sur

les parties obscures de l'existence humaine.

En somme, il semble s'orchestrer au cours de la période

passée dans la ville de Nantes un jeu encore indéfini

entre les réels objectifs et subjectif. Visiblement,

André Breton témoigne d'un désir légitime, voire

nécessaire, de dépasser « les contingences du monde

phénoménal »42. Ce désir est simultanément traversé d'un

besoin d'intelligibilité, si bien que l'imbrication de

ces deux motivations amène Breton à explorer les

mécanismes par le biais desquels l'expérience se met en

scène. Pour ce faire, il interroge la poésie, selon

Rimbaud et Apollinaire. Il est préoccupé par le marasme

du discours poétique. Au contact de Jacques Vaché, il

envisage le dandysme comme ascèse de création. L'homme

s'invente lui-même par la voie du nihilisme et de

41 ibidem, p. 342 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventuresurréaliste, p. 70

25

l'humour. On voit aussi émerger chez Breton dans une

forme encore embryonnaire des notions cardinales telles

que celles de l'imagination et du mouvement. Il s'agit

donc des premières voies d'exploration de la relation

unissant postulat et expérience.

26

2. Saint-Dizier juillet: à novembre 1916, la pagée entrele réel et de l'éventuel

Au début de l'été 1916, André Breton demande d'être

affecté au Centre neuro-psychiatrique de la Ile armée à

Saint-Dizier, où il veut travailler. Pour Breton, cette

affectation est signifiante. Il confie, dans une lettre

à Apollinaire datée du 15 août, son désir de « détourner

sa vie de son cours »43. Le jeune étudiant en médecine

choisit d'abandonner provisoirement la poésie afin de se

concentrer sur une découverte récente : la psychiatrie.

Le déplacement de son horizon de recherche peut paraître

considérable. En revanche, du point de vue de

l'orientation interne de la pensée de Breton, il n'est

pas certain qu'il y ait lieu de parler de renversement :

plutôt, il y a fort à présumer que Breton y poursuit

tout naturellement une réflexion déjà entreprise. Il

semble, de préférence, reconduire vers la science son

besoin de savoir et sa quête de sens. L'interrogation

sur la poésie a pour ressort la substitution des

procédés traditionnels de l'écriture pour permettre

l'introduction d'éléments fortuits. Mais cette

substitution a pour corrélat épistémologique la remise

en cause des représentations cristallisées de

l'expérience. Dès lors, il apparaît que cette conception

de la poésie, c'est-à-dire perçue comme outil de

constitution de la représentation permettant de modifier

l'émotion, puise à même le fonctionnement de la pensée.

Visiblement, malgré son désir de se détourner des

"Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005.

27

préoccupations initiées par la poésie, André Breton ne

fait qu'approfondir sa réflexion en la réinscrivant dans

un champ de recherche médicale.

Dans ses Entretiens radiophoniques, il précise : « Le

séjour que j'ai fait en ce lieu et l'attention soutenue

que j'ai portée à ce qui s'y passe ont compté grandement

dans ma vie et ont eu sans doute une influence décisive

sur le déroulement de ma pensée »44. Nous sommes donc à

même de nous demander ce qui a fait « événement » dans

la vie de Breton au cours de son séjour en ces lieux.

2.1 L'expérience psychiatrique ou les affres de la

folie.

À Saint-Dizier, André Breton est l'assistant du docteur

Raoul Leroy, médecin-chef de Ville-Evrard qui dirige

alors le Centre neuro-psychiatrique. Il se lie d'amitié

avec lui.

Il s'investit passionnément dans ses études. Il lit avec

intérêt les traités de psychiatrie en vogue c'est-à-

dire : les ouvrages du Dr Régis, de Gilbert Ballet, de

Maurice de Fleury, de Magnan, de Charcot, de Constanza

Pascal et de Kraeplin. Il prête aussi attention aux

recherches neurologiques entreprises par Babinski. Il

discute chaque jour de ces nouvelles connaissances avec

le Dr Leroy. Dans sa lettre du 31 août 1916, il confie à

Fraenkel : « Leroy n'est pas fâché, de m'avoir. Il

oubliait d'être chef de centre neurologique. Charmant,

André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 36

28

familier, il se contente de ma société quelques heures

par soir et m'offre le thé chez lui »45. Il recopie

aussi plusieurs extraits de ses livres à l'intention de

Théodore Fraenkel dans une correspondance assidue. En

l'occurrence, il apparaît que les connaissances

théoriques de la psychiatrie d'André Breton sont bien

fondées.

Il convient ici de souligner l'attitude d'André Breton.

Paradoxalement, le jeune homme, qui souhaitait se

détourner de la poésie, présente les traités de santé

mentale avec la terminologie généralement réservée à la

littérature. Il qualifie le Précis de psychiatrie du

docteur Régis de « Faguet de la psychiatrie »,

1'Introduction à la médecine de 1'esprit de Maurice de

Fleury de « délicieux roman » et écrit carrément dans

une lettre à Fraenkel : « 0 poésie allemande, Freud et

Kraepelin !». La présence de cette absence est

étonnante. On peut penser que ce transfert, cette

reconduction de ses recherches dans le champ médical,

répond partiellement à un désir d'apaisement. Dans la

même lettre, André Breton confie : « Je tromperai,

j'espère, jusqu'à ces vestiges de la première heure, je

bannirai toute flamme guetteuse, je resterai aux mots

sûrs, qui ne compromettent pas. [•••] Démence précoce,

paranoïa, états crépusculaires. »46 II semble que Breton

a fini par trouver peu supportable l'emprise que la

poésie exerce sur lui et les égarements qui lui sont

45Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 200546 Idem.

29

inhérents. Il a choisi - faible et ironique ruse — de se

jeter à corps perdu dans l'étude de la folie. De toute

évidence, rien n'y fera.

André Breton s'évalue constamment, car sa peur de

sombrer dans la folie est réelle et envahissante. Il

soulignera cette crainte à Fraenkel, qui l'accueille

d'abord avec sarcasme, comme en témoigne la note du 19

août laissé à son carnet : « Br. dans son hôpital de

fous s'émeut et s'épouvante de voir des aliénés plus

grands poètes que lui. »47 Lorsqu'il revoit Breton, il

est déconcerté : « Je suis passé par Saint-Dizier. [•••]

La transformation d'A.B. est effrayante. »48

André Breton se croit tour à tour atteint par diverses

pathologies, de la psychopathophobie à la disharmonie en

passant par les états lunatiques, tels que décrits par

Griesinger. Sa détresse est réelle comme le démontre

cette lettre :

Une crise intellectuelle très douloureuse brisemes forces. Elle est connue sous le nom depsychopathophobie ! Je me suis consacré un peutrop exclusivement ces derniers jours àl'examen des malades. C'est rouvrant lesIlluminations que j'ai pris peur. Ne trouvantplus « sacré » le désordre de l'esprit, jem'agitais sur l'aboutissement de la méthodelittéraire : faire venir sur quelque sujet demultiples idées, choisir entre cent images.L'originalité poétique y réside. « Ma santé futmenacée ; la terreur venait », dit Rimbaud. Jeviens de connaître le même ébranlement sous lecoup de ces nouveautés. Des phrases comme : ' Ma

47 Idem.48 Idem.

30

jeunesse, - M. Le Major - je viens d'absorberdu lait qui, j'espère, vous la fera paraîtreblanche' ou : « depuis vingt-trois mois, jeprostitue ma peau au canon de l'ennemi », nevoilà-t-il pas des images étonnantes, à deséchelons plus hauts que celles qui nousviendraient ? Cependant, je ne puis trouverpour cela d'admiration. L'anormité des crânes,les fameux prognathismes de ces gens s'yopposent. Je me borne à leur jalouser quelquesfonctions intellectuelles, parfois. Souventaussi, je me vante nos différences et à1'encontre de mon dessein poétique je tendsencore à m'éloigner d'eux. Comprends-tu, jecrains que cette dernière réaction exécute enmoi la poésie. . . Pardon si déjà « je ne saisplus parler ». Le sujet d'études me passionne.Enfin : je pourrai rire des psychologuesamateurs, en sachant bien plus qu'eux !—

Nous avons tenu à citer ce long passage, parce qu'il

contient des éléments déterminants qui influenceront

l'attitude de Breton face à la maladie mentale et à

l'écriture. Le point nodal tient au rapport entre folie

et poésie. Il précise : « Ne trouvant plus sacré le

désordre de l'esprit, je m'agitais sur l'aboutissement

de la méthode littéraire : faire venir sur quelque sujet

de multiples idées, choisir entre cent images. » En

désacralisant les désordres de l'esprit, André Breton se

débarrasse de l'essentiel du mythe entourant la folie.

Michel Foucault, qui a examiné les procédures

d'exclusion du discours, précisait dans L'ordre du

discours que : « Depuis le fond du Moyen Age le fou est

celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui

des autres. »50 Selon Foucault, le rejet du discours du

49 ibid.0 Michel Foucault, L'ordre du discours, p.12

31

fou s'effectue à l'instar de deux principaux leitmotive.

D'une part, la parole du fou est balayée parce qu'elle

est perçue comme « nulle et non avenue »51. D'autre

part, paradoxalement, parce qu'on lui attribue quelques

pouvoirs divins. Dans les deux cas, elle ne peut être

entendue pour ce qu'elle est. André Breton, quant à lui,

n'aborde la folie ni pour la sacraliser ni pour la

rejeter. Il écoute les fous avec une attention

remarquable. Il reconnaît la valeur poétique du discours

qui surgit en l'absence de la censure consciente et,

contre toute attente, c'est à lui-même qu'il applique

ces notions. Il soulève à nouveau le concept de la

confusion volontaire. Ce concept se situe au croisement

de la raison et de la folie.

En outre, la présence de la poésie y est prépondérante.

Les phrases énoncées sont percutantes. Lorsqu'il écrit,

par exemple, « depuis vingt-trois mois, je prostitue ma

peau au canon de l'ennemi », le dégoût et les

contraintes évoquées concernant sa condition frappent de

plein fouet. Or, si ces « agitations » favorisent

l'émergence d'un propos riche et original, elles le

maintiennent aussi dans une situation de tension aux

extrêmes limites de la raison.

Au vrai, André Breton est effrayé par l'idée de basculer

dans la folie. Il exprime clairement sa souffrance tout

au long de cette lettre. Il parle d'une « crise

intellectuelle très douloureuse » puis, dans une

référence à Rimbaud, carrément de menace et de

51 Ibidem, p. 12

32

« terreur ». Le sentiment qu'il éprouve face à la folie

est alors à la fois défensif et admiratif. Breton dit

clairement qu'il se « borne à leur jalouser quelques

fonctions intellectuelles, parfois ». Parallèlement, il

ajoute : « Souvent aussi, je me vante nos différences ».

Conduit par la peur, le jeu d'attirance et de répulsion

propre à la fascination lui fait craindre un éventuel

« rejet » de la poésie. Sa crainte est proportionnelle à

l'attachement qu'il porte à cet art.

Il convient de remarquer que l'angoisse suscitée par le

spectre de la folie est une émotion substantielle et que

nous devons la considérer à juste titre. Elle encourage,

chez le jeune homme, une double attitude. Il confie :

« Le sujet d'étude me passionne. Enfin : je pourrai rire

des psychologues amateurs, en sachant bien plus

qu'eux ». Le point de départ est l'association aux

déchirements vécus par ses patients. Il en découle deux

conséquences majeures. D'une part, elle stimule la

curiosité et l'intérêt pour la recherche.

Instinctivement, André Breton cherche des réponses face

aux troubles qui habitent ses patients et aux troubles

qu'il soupçonne en lui-même. D'autre part, elle permet

l'empathie. Cette remise en question, cette autocritique

récurrente, mais surtout cette projection, engendrent

une grande sympathie et un réel respect envers ceux

qu'il cherche à soulager.

André Breton précisera, dans ses Entretiens

radiophoniques, en toutes lettres : « J'ai gardé, de mon

passage par le centre de Saint-Dizier, une vive

curiosité et un grand respect pour ce qu'il est convenu

33

d'appeler les égarements de l'esprit humain. »52 II

écrira encore sur cette question dans le Manifeste du

surréalisme de 1924 :

« ...je sais que j'apprivoiserais bien des soirscette jolie main qui, aux dernières pages deL'intelligence, de Taine, se livre à de curieuxméfaits. Les confidences des fous, je passeraima vie à les provoquer. Ce sont des gens d'unehonnêteté scrupuleuse, et dont l'innocence n'ad'égale que la mienne. Il fallut que Colombpartît avec des fous pour découvrir l'Amérique.Et voyez comme cette folie a pris corps etduré. »53

Lucide, il prendra aussi le soin de signaler dans ses

Entretiens radiophoniques, que « les égarements de

l'esprit humain » entraînent des « conditions de vie

intolérables. »54 Les commentaires que Breton émet

illustrent bien sa sympathie et son souci de l'autre.

André Breton ne se laisse pas décourager. Fasciné, il

persiste, malgré ses craintes. Il expose clairement ce

principe dans le Manifeste du surréalisme de 1924 : « Ce

n' est pas la crainte de la folie qui nous forcera à

laisser en berne le drapeau de l'imagination. »55. Il

fait preuve d'une grande vigilance, dissèque avec ardeur

la littérature psychiatrique qui est à sa portée et la

communique à ses amis. Il retranscrit fidèlement les

écrits et les dires de ses patients à l'intention de

Fraenkel dans une correspondance assidue. Aucune

52André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 383 André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 1554André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.3855André Breton, Manifestes du surréalisme, p.16

34

modification n'est apportée ni sur l'orthographe ni sur

les particularités de l'écriture.

2.2 L'éclairement de la psychanalyse

C'est lors de ce séjour à Saint-Dizier qu'André Breton

prend connaissance de la pensée de Sigmund Freud. Pour

appréhender les conceptions freudiennes, Breton dispose

de deux séries de textes : ceux du Précis de psychiatrie

du Dr Régis et ceux de La Psychanalyse, fruit de la

collaboration des docteurs Régis et Hesnard, publiés

chez Alcan en 1914. Malgré les efforts de Régis et

Hesnard, qui avaient aussi eu soin de lui consacrer un

article dans L'Encéphale en 1913, l'œuvre de Freud

demeure méconnue en France. Sa véritable introduction

dans le milieu intellectuel français aura lieu après la

guerre, en 1921, avec la traduction de certains de ses

ouvrages.

Comme l'indique Marguerite Bonnet dans son livre André

Breton et la naissance du surréalisme, le Docteur Régis

caractérise la psychanalyse en fonction de trois

principaux registres : 1) importance accordée à

l'inconscient, 2) la notion de complexes, 3) l'analyse

de leur nature. Cette analyse s'appuie sur trois

critères fondamentaux : a) la composante erotique, h) le

rôle des traumas affectifs issus de l'enfance, c) les

actions des forces inconscientes et du refoulement,

c'est-à-dire la « répression des complexes ».56

Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance du surréalisme, p.103

35

Le principe de refoulement est bien connu. Or, selon

l'état de santé psychologique de l'être, deux logiques

intégralement distinctes s'en dégagent. D'une part, chez

l'homme sain, le principe de refoulement se traduit par

les rêves, les tendances artistiques, etc. D'autre part,

chez la personne souffrante, il est à la source de la

névrose et de la psychose. Dès lors, l'intervention

thérapeutique consiste à démasquer les mécanismes à la

source de la folie. Il s'agit alors de les faire

basculer de l'inconscient au conscient. Le propos du

docteur Régis devient particulièrement confus lorsqu'il

aborde les notions de transfert, qu'il résume comme « un

sursaut émotif qu'éprouve également le

psychothérapeute. »57 II survole les diverses approches

thérapeutiques à la portée du médecin. Il déforme le

principe de la sublimation pour en faire un procédé de

réhabilitation moral et volontaire. Et, finalement, il

insiste sur les associations verbales au détriment du

rêve.

On sait que cette lecture orientée de Freud produit sur

Breton l'effet d'une révélation. Il s'emploie aussitôt à

en retranscrire les grandes lignes pour Fraenkel. Ce

dernier, bien que moins enthousiaste, ne tarde pourtant

pas à s'en laisser séduire. André Breton est déjà

sensibilisé aux discours et aux écrits de ses patients.

Par conséquent, un des éléments qui captent

naturellement son attention, dans la structure de la

théorie freudienne, est l'importance accordée à la

parole. Plus spécifiquement, la parole y est vue comme

57 Ibidem, p. 103

36

le point d'appui. C'est, d'une part, sur elle que se

fonde la relation médecin-patient et, d'autre part,

c'est sur elle que se construit le rapport de l'homme à

lui-même et à son environnement.

Le jeune étudiant, par son expérience d'application

directe, peut aussitôt alimenter sa réflexion. La

rencontre avec ce texte a des répercussions immédiates

sur la pratique psychiatrique de Breton. Plus tard, i l

précisera, dans ses entretiens radiophoniques :

C'est là - bien que ce fût encore très loind'avoir cours que j ' a i pu expérimenter surles malades les procédés d'investigation de lapsychanalyse, en particulier l'enregistrement,aux fins d'interprétation, des rêves et desassociations d'idées incontrôlées.58

Encouragé par l'approche freudienne décrite par Régis,

André Breton accordera maintenant une attention

spécifique aux rêves. Il confie, le 7 août, dans une

lettre à Paul Valéry : « Mon service entier revient à un

interrogatoire continu : avec qui la France est-elle en

guerre et à quoi rêvez-vous la nuit ? »59, soit deux

questions maîtresses qui l'accompagnent dans chacune de

ses visites.

Élément intéressant, Freud et Jung questionnent les

écrits de Goethe et de Shakespeare. La folie, éclairée

par la théorie psychanalytique telle que présentée par

Régis et Hesnard, contient potentiellement la clef de

:>8 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 379 Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-

Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005.

37

voûte des problèmes posés par la poésie et, plus

généralement, par l'existence humaine. Il est difficile

de surestimer l'importance que la découverte de cette

origine littéraire de la psychanalyse a pu avoir pour

André Breton. Il est certain qu'elle lui a inspiré

l'idée qui l'amènera à effectuer des constructions

verbales déconcertantes puisées dans les sphères

obscures de l'inconscient. En effet, cette découverte

est à l'origine de l'élaboration d'un projet qui se

servira de l'écriture comme d'un outil permettant, grâce

à l'abandon de la censure consciente, de produire des

manuscrits dans lesquels seraient couchés des fragments

d'inconscient. La juxtaposition de son intérêt pour la

psychiatrie et la psychanalyse, source de multiples

questionnements déchirants, déborde inévitablement sur

sa perception de la poésie de Rimbaud, de Jarry et

d'autres poètes de la tradition symboliste.

2.3 Le Désenchantement à l'égard du discours

psychiatrique

La Première Guerre mondiale a engendré une destruction

inouïe. André Breton rencontre à Saint-Dizier, en marge

des innombrables souffrances physiques occasionnées par

le conflit, une souffrance d'un autre ordre, et qui

attire son attention : celle des âmes meurtries.

L'insalubrité, le spectacle des massacres, le défilé des

blessés et des malades, la peur, la fatigue, l'angoisse,

l'insomnie sont autant de facteurs qui encouragent

l'affluence des troubles psychologiques.

Au Centre neuro-psychiatrique de la Ile armée se trouve

un amalgame très diversifié de personnes et de

pathologies. D'emblée, on pouvait se demander si toutes

ces personnes étaient atteintes de troubles

psychiatriques réels. En outre, il était aussi légitime

de se demander si la guerre n'était pas un agent

producteur de la folie. Enfin, on pouvait aussi se

demander si la nécessité de « tenir en main » les troupes pour

éviter la dislocation de cette énorme machine n' entraînait pas

une opération de reconduction massive des dissidents

vers les centres psychiatriques.

André Breton dit : « Étaient dirigés sur ce centre les

évacués du front pour troubles mentaux (dont nombre de

délires aigus), d'autre part divers délinquants en

prévention de conseil de guerre pour lesquels un rapport

médical était demandé. »60 Le délinquant est celui qui

contrevient à une règle « impérative ». La notion de

« délinquance » est vaste et englobante. Elle est

souvent subsumée sous la notion de « différence ». Au

milieu des cas lourdement affectés, sont aussi envoyées

quelques « têtes fortes ». Le peintre André Masson sera

d'ailleurs l'une des victimes de cette catégorisation

arbitraire.

André Breton, dans le cours normal de l'accomplissement

de ses responsabilités, se voit confier la tâche de

rédiger des rapports d'expertise psychiatrique en

matière pénale. C'est donc en partie à lui que revient

la tâche d'évaluer le degré de folie des hommes. Dans le

"André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.36

39

cadre du procès qui sera entamé contre l'attitude

réaliste, André Breton attaquera directement la

« rêverie scientifique si malséante »61. La défense des

intérêts de la folie s'inscrira dans le prolongement de

son argumentation. Or, pour mesurer la portée des

injonctions soulevées par Breton, il convient d'examiner

brièvement certains des enjeux du discours

psychiatrique.

La psychiatrie est la discipline médicale qui étudie

« les troubles de la pensée, de l'humeur ou du

comportement de l'être humain »62. Comme l'indique La

Revue canadienne de psychiatrie : « du point de vue

étymologique, le mot "psychiatre" vient du grec psukhê

ou psyché (l'âme) et iatros (médecin) : le médecin de

l'âme. » La psychiatrie, par son objet, se distingue des

autres parties de cet amalgame de savoirs et de

pratiques que nous réunissons constamment sous le terme

de médecine. Le président de La Revue canadienne de

psychiatrie précisait dans l'édition de décembre 2002 :

La psychiatrie est encore une disciplinemédicale riche en troubles et anomalies maispauvre en explications : Surtout en raison dela nature intrinsèque du domaine, le psychiatrene connaît pas grand-chose réellement de lafaçon dont les troubles qu'il peutdiagnostiquer découlent des élémentsfondamentaux de la vie physiques oupsychologiques. Malgré les énormes progrès desneurosciences, ces dernières ne peuventtoujours pas expliquer de quelle façon la

61André Breton, Manifestes du surréalisme, p.5962 D. Blake Woodside, MD, MSc, FRCPC, Revue Canadienne de Psychiatrie,http://www.cpa-apc.org/Publications/Archives/CJP/2002/december/presadd_f.asp, 21 mai2005

40

conscience jaillit du tissu cérébral. Commentles structures cérébrales produisent-elles lemoi, le je, et quel est le rapport entre lecerveau et ces entités ? Jusqu'à maintenant,aucun scientifique n'a pu relier cetteperception du je et le contrôle qu'il exerce àce que nous connaissons de la structure et dufonctionnement du cerveau. Une lacune disjointesectionne la voie de l'explication entre l'étatphysique et l'état psychologique. En ce moment,la discontinuité entre le cerveau et l'espritdoit être contournée en pratique cliniquecourante. 63

La « pauvreté en explications » de la psychiatrie en

1914-18 n'en était que plus grande. Par opposition aux

autres champs de la recherche médicale, la psychiatrie

doit faire face à l'absence d'un corps à autopsier.

Depuis la découverte de l'anatomie pathologique au début

du XIX ! siècle, il y a un fossé entre la psychiatrie et

les autres branches de la médecine. L'activité

diagnostique s'en voit fortement affectée.

Michel Foucault, dans les cours qu'il a prononcés entre

1973 et 1975 au Collège de France, cours publiés sous le

titre Le Pouvoir psychiatrique et Les Anormaux, a

analysé la constitution épistémologique du discours

psychiatrique et l'expertise médico-légale. Selon

Foucault, la découverte de l'anatomie pathologique avait

permis l'émergence d'un diagnostic différentiel en

donnant une visibilité aux signes distinctifs de chaque

maladie. Dans la médecine générale, l'activité

diagnostique consiste à déterminer avec un maximum de

précision, non pas la présence de la maladie, mais son

63 Idem.

41

type. Le diagnostic psychiatrique obéit à une autre

règle, plus fondamentale. Son objet est d'abord et avant

tout de déterminer si cette frayeur, si cette humeur, si

ce comportement relève du normal ou du pathologique. Il

est donc question de trancher entre la présence ou

l'absence de la folie. Foucault parle alors d'un

diagnostic absolu.

Placés devant une absence de corps et dans l'obligation

d'établir un diagnostic absolu, les psychiatres du XIXe

siècle tenteront d'établir une série d'épreuves

probantes. Michel Foucault précise : « L'épreuve

psychiatrique est donc l'épreuve que j'appellerai du

redoublement administrativo-médical : est-ce que l'on

peut retranscrire en termes de symptômes et en termes de

maladie ce qui a motivé la demande ? »64. Bref, pour

justifier les raisons d'un internement, il s'agit de

reformuler un certain nombre d'injonctions en une

maladie. L'analyse du vocabulaire d'une série

d'expertises psychiatriques témoigne éloquemment, par la

faiblesse du discours, de la manœuvre. Michel Foucault

cite quelques exemples de ce vocabulaire récurrent :

[...]« immaturité psychologique », « personnalitépeu structurée », « mauvaise appréciation duréel ». Tout ceci, ce sont des expressions quej'ai effectivement trouvées dans les expertisesen question :« profond déséquilibre affectif »,« sérieuses perturbations émotionnelles ».ouencore : « compensation »,« productionimaginaire », « manifestation d'un orgueilperverti », « jeu pervers », « érostratisme »,

6t Michel Foucault, Le Pouvoir Psychiatrique, cours au Collège deFrance, 1973-1974, p.270

42

« alcibiadisme », « donjuanisme »,« bovarysme », etc.65

Ces exemples concordent avec le discours tenu par

l'agence de santé publique du Canada qui parle, par

exemple, des psychoses en termes de « pensées

confuses », « croyances fausses ou irrationnelles » et

de « comportement bizarre »66.

Le président de La Revue canadienne de psychiatrie

souligne que « des points de vue idéologiques viennent

périodiquement dominer le paysage psychiatrique »67. On

voit clairement à quel point le discours est orienté. Ce

discours à forte coloration morale permet aux

psychiatres de construire un champ d'anomalies par le

cumul des conduites irrégulières d'un individu. Le champ

d'anomalie établi, le psychiatre se trouve sous

l'obligation de parler en termes déterministes.

Autrement dit, d'affirmer que telle personne était

destinée à commettre tel crime, en atteste la somme de

ses comportements anticonformistes observés depuis

1'enfance.

65 Michel Foucault, Les Anormaux, cours au Collège de France, 1974-1975,p.1566Agence de santé publique du Canada, Rapport sur les maladies mentalesau Canada, http://www.phac-aspc.gc.ca/publicat/miic-inmac/chap_3 f.html,21 mai 2005À cet effet, i l est intéressant d'examiner le tableau exposant lestypes de troubles de la personnalité voir : Agence de santé publique duCanada, Rapport sur les maladies mentales au Canada, http://www.phac-aspc.gc. ca/publicat/miic-mmac/chap_5_f.html, 21 mai 200567 D. Blake Woodside, MD, MSc, FRCPC, Revue Canadienne de Psychiatrie,http://www.cpa-apc.org/Publications/Archives/CJP/2002/december/presadd_f.asp, 21 mai2005

43

Certes, le psychiatre ne prend pas directement de

décision. Cependant, il fournit au juge la matière

justifiant l'inculpation ou la disculpation de l'accusé

avant la tombée du verdict. André Breton est conscient

de son rôle et des répercussions du pouvoir

psychiatrique sur la vie de ses patients. Il précise :

Les rapports médico-légaux, belles rédactionsdu type scolaire, ces rapports de la conclusiondesquels dépendent toutes les perspectives dela vie d'un homme, m'ont laissé sur unsentiment extrêmement critique de la notion deresponsabilité.68

Le pouvoir médico-légal face à la folie est un pouvoir

sur la liberté ou la détention d'un homme. Il s'agit

d'un pouvoir sur l'exclusion sociale, d'un pouvoir, à la

limite, de vie ou de mort. Il s'agit donc d'un pouvoir

magistral.

En 1914-1918, la justice militaire était encore sous l'influence du modèle de la Révolution.

Les condamnations et les exécutions r e v ê t a i e n t souvent un caractère aléatoire dont

quelques infortunés faisaient les frais. On fusillait facilement pour désertion ou des actes

de trahison, tel: «abandonné son pos te » . Prenons a c t e de ce

que l a c a t é g o r i e des « d é s e r t e u r s » comprenne a u s s i ceux

q u i , é t o u r d i s par l e s bombardements, aveuglés par l e s

gaz ou délirants, se perdaient.

Pour inciter les hommes à demeurer dans les rangs, il

fallait « des exemples ». Plusieurs auteurs témoignent

dans leurs œuvres de ces exécutions aléatoires.65 Le

68André Breton, Entretiens ; 1913-1952, p.3769 par exemple : Henri POULAILLE, Pain de soldat 1914-1917, GRASSET1937 ; Roland DORGELÈS, Les Croix de Bois, ALBIN MICHEL, 1919 ; HenriBARBUSSE, Le Feu, Journal d'une escouade, FLAMMARION, 1916 ; GÉNÉRAL

44

niveau de tension était élevé. Breton raconte dans La

Confession dédaigneuse: « ... le seul fait de polir des

bagues dans la tranchée, ou de tourner la tête, passait

à nos yeux pour une corruption. »70 Manifestement, en

période de guerre, le pouvoir médico-légal à l'égard de

la folie se résume surtout en un couperet qui tranche

entre la désertion et la maladie. Il est possible

d'éviter l'exécution, mais il est difficile d'éviter

l'enfermement. C'est le diagnostic psychiatrique qui

détermine le lieu de détention.

Le peintre André Masson, après avoir été grièvement

blessé sur le front a séjourné longuement dans les

hôpitaux de guerre « ceux où l'on triture les corps,

pour finir par ceux où l'on soigne les âmes »71. Il

relate son entrevue au Val-de-Grâce avec le professeur

Delmas, un psychiatre réputé de l'époque :

Le Médecin : Te jetant au-devant des rafales demitrailleuses ennemies, te rendais-tu compte quetu voulais te suicider ?

Masson : D'aucune manière. J'accomplissais unordre. Remettre à la nuit tombée une mission àaccomplir en plein jour était considéré par touscomme un refus d'obéissance.

Le Médecin : Votre camarade pourtant...

Masson : II avait choisi la désobéissance,pensant qu'entre deux situations il fallaitchoisir celle qui offrait le moindre danger :sortir de la tranchée équivalait à une véritable

E.-L. SPEARS, en liaison, 1914, cité par L'Intransigeant, du 20 mars1933 ; André Bach Fusillés pour l'exemple - 1914-1915 ; etc.70André Breton, Les Pas Perdus, p. 1971 André Masson, Le Vagabond du surréalisme, p.14

45

mise à mort consentie ; le conseil de guerre,lui, pouvait prononcer un verdict atténué. Pourmoi, choisir l'attente de la nuit, c'étaitchoisir le poteau d'exécution. Et mourir pourmourir, je préférais la première solution.

Le médecin : Comment jugez-vous le comportementprudent de votre camarade ?

Masson : Mon compagnon Dousdebès était l'hommele plus courageux qui soit. Et si vous medemandez maintenant quel est celui de nous deuxque vous devriez considérer comme un héros(c'était le langage de l'époque), je vousrépondrais : lui. En ne m'abandonnant pas, enchoisissant la mort immédiate avec moi, sonattitude morale était empreinte de vraiegrandeur. La mienne était celle de l'obéissancepassive dans la zone des combats.

Le médecin : Vous ne m'avez pas convaincu. Jedois vous rappeler vos fugues répétées, dès quevous avez eu la possibilité de sortir d'unhôpital (dans la psychiatrie classique, la fugueétait considérée comme un penchant au suicide).

Masson: En somme, vous considérez laparticipation à la guerre comme une volonté desuicide ?

Le médecin : Je vous interdis de prononcerencore un seul mot !

Il ne me tutoyait plus. Il était devenu dur,visage fermé, hostile. D'autres interrogatoirestournèrent aussi mal et je compris que je nem'en sortirais pas, si je continuais à fairepreuve de sincérité.72

Nous avons tenu à citer intégralement cet extrait, car

bon nombre d'éléments y sont mis en jeu. Foucault

explique, dans Le Pouvoir psychiatrique, que depuis

12 André Masson, La mémoire du monde, p. 93

46

Pinel, le « fou » est celui qui a « tort ». Le fou est

celui qui se trompe de réalité, celui-là même que la

démonstration ne convaincra pas. Dès lors, le pouvoir du

psychiatre devient un pouvoir tout à fait particulier.

Il s'agit très précisément d'un pouvoir de réalité,

c'est-à-dire la détention d'une réalité ontologiquement

supérieure à celle du fou.

La psychiatrie, de par son adhésion à la médecine et sa

reconnaissance comme savoir scientifique, se voit munie

d'un « pouvoir » imposant. D'une part, elle détient la

vérité de la réalité sur la folie. D'autre part, parce

qu'elle est science, elle est détentrice des critères

d'évaluation de cette vérité. Celle-ci ne peut être

remise en cause que par ses initiés.

L'une des visées de l'interrogatoire se traduit alors

par l'obtention de l'aveu du fou. Le fou doit « expier »

sa folie. L'interrogatoire a pour fonction de fixer

l'individu à son identité sociale et à la folie qu'on

lui attribue. C'est ce que tente de faire le docteur

Delmas, face au discours parfaitement lucide d'André

Masson. Il importe peu que le discours de Masson soit

vrai. Il s'agit de lui faire avouer qu'il est dans

l'erreur, et ce, par la force ou par la raison. La

première question posée par Delmas est frappante à cet

égard. Il demande à Masson : « Te jetant au-devant des

rafales de mitrailleuses ennemies, te rendais-tu compte

que tu voulais te suicider ? » Cette question implique

d'emblée une prise à parti, ce que l'on peut

caractériser comme une forme d'orientation donnée au

discours. Elle a pour but de piéger l'interlocuteur. La

47

construction est intéressante. Il précise bien « Te

jetant au-devant », « te rendais-tu compte que tu

voulais ». Ce faisant, il ne soulève pas le fondement de

l'action, mais demeure en surface. Il ne demande pas

« qu'est-ce qui t'as amené à... ? » La question s'appuie

sur une interprétation arbitraire considérée comme une

évidence affirmée. La troisième question manifeste

autant d'influence. Le professeur Delmas

demande : « Comment jugez-vous le comportement prudent

de votre camarade? » L'action effectuée par le camarade

de Masson est alors connotée favorablement. Cette

question correspond à dire : « Comment, vous qui êtes

visiblement dans l'erreur, jugez-vous le bon

comportement de votre ami? ». L'intérêt de cette

construction tient à la coloration introduite. La

quatrième réplique, c'est-à-dire la réponse du

psychiatre, est présentée de manière outrancierement

réductrice. D'une part, le verdict exclut toute

considération propre au fait énoncé. Il élimine par

exemple : l'ampleur du dilemme, la rapidité de décision,

les circonstances dans lesquelles le problème doit être

résolu, etc. D'autre part, il fait fi de toutes les

circonstances externes, telles : la peur d'un éventuel

retour sur le front, le malaise face à l'établissement

hospitalier, la relation avec le personnel soignant,

etc. Il étouffe l'argumentation d'André Masson. Le

docteur Delmas parait arc-bouté sur sa prérogative. Et,

finalement, devant la finesse du renversement qu'exécute

le jeune peintre, l'illustre professeur se braque,

devient intempestif et belliqueux.

48

II convient de remarquer l'imprégnation patriotique du

médecin. Il porte en cela la marque de son époque. Ses

considérations sont importantes, car il ne s'agit pas

d'une conversation banale entre individus égaux. Il

s'agit bel et bien de décider de l'avenir immédiat,

voire définitif, d'un être humain. C'est la vie d'un

jeune homme qui est en jeux. On pourrait comparer

l'évaluation psychiatrique à un procès. Conformément à

son déroulement, la sentence sera reportée, atténuée ou

aggravée, au même titre d'ailleurs que les conditions de

détention. André Masson souligne un autre épisode fort

intéressant de sa vie asilaire lors de cette période de

guerre. Il raconte :

II regarda mon dossier : qu'avez-vous à vousplaindre ? Réponse : dégoûté par lacivilisation occidentale, par le suicide del'Europe, je demande à partir aux Indes. Coupd'œil à droite, coup d'œil à gauche : deuxinfirmiers-déménageurs, ou forts des Halles,m'empoignent, et stimulé par le : « Attention,il est dangereux ! », traversent en courant unlong couloir ; celui des cabanons. - Me voilàenfermé dans une étroite cellule matelasséepourvue d'un judas.73

Le point nodal de cette citation tient au rapport entre

la folie et l'idée de danger. Faire du fou un dangereux

permet de justifier le pouvoir ou l'abus de pouvoir que

l'on exerce sur lui. Le fou est alors doublement

disqualifié. En plus d'être celui qui a tort, il devient

celui dont il faut se méfier. Ces méthodes cavalières

tentent de se justifier en présentant une visée

thérapeutique. L'utilisation de l'agression fut

/ •) André Masson, La mémoire du monde, p.94

49

particulièrement bien illustrée par Leuret dans le

Traitement moral de la folie de 1840. L'objectif y est

de contraindre suffisamment le fou pour qu'il ne

parvienne plus à se détourner de la réalité asilaire.

C'est donc une façon de l'obliger à pénétrer dans

« notre monde » en l'assiégeant de manœuvres

disciplinaires.

Face au démérite du discours psychiatrique, Breton

s'avise prestement du caractère subjectiviste de cette

discipline et de l'insuffisance des diagnostics

authentiques. Pour le jeune homme qui s'interroge sur la

façon et les raisons qui confèrent aux autorités le

pouvoir de disposer de la vie humaine, le constat est

confondant. C'est une réalité contre laquelle les

surréalistes s'élèveront avec vigueur. Dans le Manifeste

de 1924, André Breton dit clairement :

Reste la folie, « la folie qu'on enferme », a-t-on si bien dit. Celle-là ou 1' autre...Chacunsait, en effet, que ces fous ne doivent leurinternement qu'à un petit nombre d'acteslégalement répréhensibles (...) à l'inobservancede certaines règles, hors desquelles le genrese sent visé, ce que tout homme est payé poursavoir. 74

Notons que les tracts surréalistes sur le sujet

abonderont. Nous n'avons qu'à penser à la Lettre ouverte

aux médecins des asiles, à la folie éclairante de Nadja

ou à L'Éloge des fous : le cinquantenaire de 1'hystérie,

à titre d'exemple.

4André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 15

50

2.4 Le Cas de Saint-Dizier et le tressautement de la

pensée

Dans sa correspondance du 15 août 1916 à Apollinaire, il

confie : « Rien ne me frappe tant que les

interprétations de ces fous. »75 L'un de ces patients

marquera particulièrement Breton. Il s'agit d'un jeune

soldat hospitalisé pour des troubles de comportement.

L'individu en question s'était démarqué par une témérité

prodigieuse et un courage sans bornes dans le théâtre

des opérations. En fait, comme ce patient l'a déclaré à

son médecin, la guerre n'avait été que simulacre, une

mise en scène phénoménale. Il ne courait, par

conséquent, aucun danger, aucun risque...

Cet exemple démontre un délire d'interprétation et une

négation totale de la réalité. Il s'agissait pour ce

patient de nier ce qui le niait, en détournant le statut

de la réalité de sa fonction initiale. L'opération ne

consiste donc pas à nier les faits, mais, très

précisément, de constituer une nouvelle représentation à

partir de l'interprétation des faits. Le neuropsychiatre

Boris Cyrulnik a identifié ce type de besoin dans son

article intitulé « Pour une Logique absurde », où il

précise qu'il s'agit de « finalement donner forme à un

besoin que nous connaissons tous : quand une situation

est folle, quand une violence est insensée, quand nous

ne sommes plus vivants sans être vraiment morts, il nous

75 Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr7breton3.html, 21 avril 2005.

51

faut une vision claire du monde pour transcender jusqu'à

l'absurde un réel insupportable. »76

Pour Breton (pour qui la Grande Guerre se présentait

comme une aberration de premier ordre), ce patient

« délire vrai ».7 L'idéalisme démontré par le patient

est assez puissant pour remettre en question le statut

de la réalité admise. Cette attitude, involontairement

choquante, offrait le germe nécessaire à la construction

de la pensée systématique du mouvement qu'allait mettre

sur pied Breton.

2.4.1 Sujet

André Breton, inspiré par les propos que tient ce

patient, écrit sa première véritable prose, un texte

intitulé Sujet qu'il dédicace à Jean Paulhan. Breton le

publiera dès son retour à Paris, en 1918, dans le numéro

d'avril de la revue Nord-Sud. Le titre de ce texte est

probablement déterminé par la recommandation que lui

fait Paul Valéry face à l'observation de ses

« détraqués »78, comme il les nomme. Dans une lettre

rédigée au cours des derniers jours du mois d'août, il

précise : « Mes amitiés, Breton, et si vous m'en croyez,

regardez bien vos sujets et, dans un loisir réservé

quotidien, notez aussi nettement que possible les

curiosités du jour. » Comme le précise Marguerite Bonnet

6 Boris Cyrulnik, Pour une Logique absurde, Psychologies. Corn,http://www.psychologies.fr/cfml/chroniqueur/c_chroniqueur.cfm?id=247 9&pleinepage=oui , 10 avril 20057 Jean-Bertrand Pontalis, les vases non communicants, cité dans LireAndré Breton à Saint-Dizier, http ://entretenir.free.fr/breton2.html,21 avril 2005.78André Breton, Sujet, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier,http://entretenir.free.fr/bretonl.html, 21 avril 2005.

52

dans son article intitulé « La Rencontre d'André Breton

avec la folie : Saint-Dizier, août/novembre 1916 »,

Breton reprend les propos de ce malade de Saint-Dizier à

1'instar des mécanismes de la paranoïa telle que définie

en 1899 par Kraepelin, c'est-à-dire comme un « système

délirant durable et impossible à ébranler, et qui

s'instaure avec une conservation complète de la clarté

et de l'ordre dans la pensée, le vouloir et

l'action. »79

Ce texte, comme le soulignera Paul Valéry dans sa lettre

du 7 mai 1918, est teinté de la filiation rimbaldienne.

Valéry ajoutera à propos de ce texte que : « c'est un

homme qui parle tout seul, à demi-voix, et ne tient des

propos ni pour quelqu'un ni pour soi-même... À quand ce

prosateur ? »80 Tour à tour, Breton fait jouer dans

Sujet la question de la folie, de la confusion

volontaire, du rêve et du réel devant l'épreuve décisive

que représentent l'irréalisme et le délire. Il amène

aussi son lecteur à réfléchir sur les thèmes de l'écoute

et le nationalisme. André Breton explique :

Naturellement, l'interrogatoire faisait toutpour amener cet homme à déclarer que les fraisdémesurés d'un tel spectacle ne pouvaient avoirpour objet que de l'éprouver personnellement,mais i l y tenait peu, me sembla-t-il. Sonargumentation plus riches etl'impossibilité de l'en faire démordre mefirent grande impression.81

"Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.htmlt27, 21 avril 2005.

0 André Breton, Sujet, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier,http://entretenir.free.fr/bretonl.html, 21 avril 2005."André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.37

53

Ironiquement, ce poème se termine par une

interrogation : « Que coûte-t-il de faire disparaître

peu à peu une compagnie ? » André Breton soulève un

double questionnement : celui de la valeur de la guerre

et de la valeur de la vie humaine.

2.4.2 Le Mal du temps : un patriotisme insane

II est important de garder à l'esprit le mal du temps.

Nous sommes à une époque où les conseils de guerre

s'affairent à endoctriner les masses pour suppléer aux

blessés et aux morts que la guerre lui renvoie par

milliers et par centaines de milliers. En France, chaque

famille payait un lourd tribut à la guerre. Pour ceux

qui, depuis la sécurité de leur bureau, commandent

aveuglément cette saignée, la vie humaine vaut peu. Nous

assistons à une hiérarchisation protéiforme. En premier

lieu, il y a la hiérarchisation entre individus. Selon

des critères préétablis (âge, état de santé, etc.), le

pouvoir d'État choisit des hommes pour les envoyer à

l'abattoir. En deuxième lieu, il y a une hiérarchisation

des classes sociales, où les mieux nantis sont épargnés.

Finalement, il y a une hiérarchisation dans le rapport

de supériorité de la patrie sur la vie humaine.

Pour l'heure, on voit clairement qu'il ne s'agit plus de

se battre pour défendre les enfants, il s'agit de les

sacrifier dans l'intérêt de la patrie. La question de

l'endoctrinement des enfants est d'ailleurs fascinante.

Nonobstant, pour l'objet de notre propos actuel nous

effectuerons un survol afin de mettre en relief certains

54

fondements de la révolte et du dégoût de Breton face au

patriotisme. De notre avis, l'endoctrinement de

l'enfance constitue le point de consécration de

l'infiltration dans l'ensemble des strates sociales d'un

processus de manipulation des esprits.

La France est en guerre, et le conseil de guerre veille

à la prolifération de cette humeur guerrière. On tente

par de multiples moyens de racoler les Français, même

aux plus petits d'entre eux. L'univers infantile

n'échappe pas à l'épidémie, et le conseil de guerre

n'hésite pas à violer leur innocence. Les fabricants de

jouets, les auteurs de contes pour enfants et les

maîtres d'école deviennent de précieux complices du

pouvoir. En 1915, le territoire de l'enfance est déjà

depuis un certain temps assiégé. L'annonce du dirigeant

d'une grande maison industrielle de commerce de jouets

saisit par Léo Clarétie dans Les Jouets, en 18 93, donne

clairement le ton : « Dès que le bébé peut articuler

quelques mots, il s'explique aussitôt avec toute la

lucidité d'une conviction innée : aux filles, il faut

une poupée ; aux garçons, un fusil, un dada, un

tambour. »82 Léo Clarétie, renchérissant ce propos,

proclame :

II est bon que l'enfance se prépare, s'habitueen se jouant à l'idée des mâles exercices, etfavorise les instincts valeureux de notrerace ; il est bon que l'adolescent ait étéformé dès les premières années au respect et aubesoin de la force physique pour qu'il prenne

82Jean-Baptiste Leroux, Le nationalisme au lycée, cité dans Lire AndréBreton à Saint-Dizier http://entretenir.free.fr/breton33.html, 20 mai2005

55

son rang dans ces vaillantes sociétés où lesport athlétique devient un devoir national.83

La plupart des jeux d'enfant sont dès lors reconvertis

en jeux de guerre éveillant la fibre nationaliste.

En 1890, le Manuel des exercices physiques à l'usage des

écoles primaires, de Désiré Séhé et G. Strehly, comporte

des ajouts éloquents. On y suggère des jeux comme Le

massacre à la riposte, dont voici la description :

Le sort désigne l'ordre dans lequel les élèvesdoivent jouer. Le dernier de la série va secoller au mur, il est victime. Les autres, àtour de rôle, le visent avec une balle, en seplaçant à la raie qui est préalablement tracéeà quelques mètres de la muraille. Ce sont lesmassacreurs. Si le massacreur manque son coup,il se colle au mur à côté de sa victime : s'ilréussit, celle-ci a le droit de ramasser laballe et de tâcher de l'atteindre en lepoursuivant jusqu'à la raie. La victime quiatteint un massacreur est délivrée et remplacéepar lui. Si le massacreur n'a pas été touché,il reprend place à la queue des massacreurs.84

Difficile de rester insensible à ce qui est ici « mis en

jeu ». Le hasard détermine une victime. Celle-ci sera

acculée contre un mur pour être assaillie de balles. Les

maîtres impulsent les enfants à se délecter du

« massacre ». On recommande dans les manuels scolaires

d'exalter la propension aux jeux de domination.

83Jean-Baptiste Leroux, Le nationalisme au lycée, cité dans Lire AndréBreton à Saint-Dizier http://entretenir.free.fr/breton33.html, 20 mai2005.84Ibid.

56

Le député Paul Bert, futur ministre de l'Instruction

publique et auteur du Manuel de gymnastique et des

exercices militaires, affirme pour sa part en 1881

que : « dans tout citoyen il doit y avoir un soldat

toujours prêt ».8; Et, le 6 juillet de l'année suivante,

on inaugure en France la politique « des bataillons

scolaires »86. Cette politique stipule que les écoles

primaires et secondaires recensant un minimum de deux

cents élèves âgés de douze ans auront le pouvoir

d'infliger des exercices militaires à ces étudiants au

cours de leur séjour en ces lieux.

Dans cette foulée, tout le programme scolaire est

réorienté. On enseigne la guerre à l'école : des cartes

du front sont exposées pour subjuguer les enfants et

l'histoire de la France est reformulée pour servir les

fins patriotiques. La géographie, le français et les

mathématiques deviennent aussi des prétextes pour la

direction de l'esprit. En 1915, le n° 6 de la Revue

pédagogique exhorte les maîtres à poser des problèmes à

saveur militaire aux enfants comme, par exemple :

Un cuirassé poursuit un paquebot. À 10 heuresdu matin, il en est séparé par une distance de14 kilomètres. Le cuirassé file 15 noeuds et lepaquebot 34 6 1/3 mètres par minute. Après uneheure de classe, le cuirassé augmente savitesse de 4km/h. Trouver à quelle heure lecuirassé lance son premier obus sur lepaquebot, en supposant qu'il ouvre le feu à unedistance de 1800 mètres.87

B 5Idem.86 Idem.87 Jean-Baptiste Leroux, Le nationalisme au lycée, cité dans Lire AndréBreton à Saint-Dizier http://entretenir.free.fr/breton41.html, 21 mai2005.

57

La campagne de propagande s'étend sur la France comme

une nappe qui recouvre chacune des sphères de la vie

sociale. Comme le démontrent ces exemples, l'univers de

l'enfance est en tous points inféodé à la raison d'État.

Monsieur Teste l'énonçait si bien : « toute la terre est

marquée (...) Reste mon lit. »88 Pour Breton, fort de tout

cela, il en ressort un fait incontournable : la

véritable folie, celle que l'on doit condamner, ne se

trouve pas nécessairement dans les asiles !

2.4.3 La Lueur crépusculaire d'un Nouveau Monde

Dans son article « Les Vases non communicants », Jean-

Bertrand Pontalis précise que l'expérience d'André

Breton à Saint-Dizier est à elle seule le reflet du

surréalisme, car elle manifeste le surréel en dénonçant

l'emprise du réel. On peut légitimement se demander

quelle attitude est la plus contestable :

•l'attitude d'un jeune homme cultivé qui, confronté à une

expérience irrecevable pour l'esprit, décide de nier une

réalité dite objective, ou

• l'attitude d'une société qui, en proie à une folie

guerrière, réifie sa raison afin d'en faire un outil de

destruction massive ?

L'auteur souligne que :

88Paul Valéry, Monsieur Teste^ cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton7.html, 21 avril 2005.

58

En ce temps fécond, Breton rencontre donc latriple expérience de la folie, de la guerre etde l'idéalisme à l'état pur, « sauvage ».L'important est que cette expérience soitconjointe : elle détermine une positionmilitante et collective. Il s'agit de fairefront au réel par le détournement de safonction : réponse nécessairement marquée dedéfi.89

Jean-Bertrand Pontalis ajoute que l'opération consiste à

muer la réalité en un simulacre qui destitue « les

pouvoirs qu'elle s'arroge au nom de l'évidence

fonctionnelle. On peut presque parler d'un devoir

d'insoumission à l'égard d'un principe de réalité qui

prétend faire loi. »90

André Breton puise aux sources de la folie sa conception

de la réalité supérieure du discours inconscient. Le cas

de Saint-Dizier présente tous les éléments nécessaires à

l'élaboration de sa réflexion sur Le Peu de réalité.

Dès lors, la rencontre directe avec la folie, la passion

dévorante pour l'analyse freudienne et la pratique de la

psychiatrie ébranlent fortement André Breton. Sagace, il

craint que ces découvertes ne modifient le regard qu'il

pose sur la poésie moderne. Les risques d'effectuer une

lecture psychopathologique de textes qui lui sont chers,

comme ceux, par exemple, de Rimbaud ou de Jarry, ne sont

pas exclus. Il confia cette inquiétude à

Apollinaire : « Mon tort est, instinctivement, de

89Jean-Bertrand Pontalis, les vases non communicants, cité dans LireAndré Breton à Saint-Dizier,_http ://entretenir.free.fr/breton2.html,21 avril 2005.90Ibid.

59

soumettre l'artiste à épreuve analogue. De pareil examen

je doute que Rimbaud sorte indemne (Une Saison en

Enfer) , et je regarde avec effroi ce qui va sombrer de

moi avec lui. »91 Or, cette crainte mourra sur le front.

2.5 Le Brasier de la guerre, l'embrasement du réel et du

surréel

La guerre, en tant que conjonction d'occurrences, se

révèle une expérience où la liaison avec le réel

s'orchestre de maintes façons. La spoliation des

libertés individuelles par la conscription postule que

le libre arbitre est forgé de vaines chimères. La folie

subvertit la réalité telle qu'entendue rituellement. Le

patriotisme débile édicté une reformulation des acquis.

Dans cette foulée s'inscrit le fait guerrier en tant que

tel. Dans sa disconvenance avec l'anticipé, la guerre se

déploie comme scénique. Il s'agit donc pour l'heure

d'examiner la guerre d'André Breton.

2.5.1 La Guerre d'André Breton

À la fin du mois de novembre de cette tumultueuse année,

André Breton est affecté à un groupe de brancardiers. Il

y retrouve Fraenkel. Le plaisir des retrouvailles sera

bref, puisque les deux jeunes hommes sont aussitôt

propulsés en plein cœur du carnage, dans l'offensive de

la Meuse. L'horreur est partout. Ce qui peut donner le

plus aisément accès à la guerre d'André Breton, ce sont

les Carnets de guerre de Théodore Fraenkel, qui

"'•"•Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Salnt-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier,http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005.

60

combattait à ses côtés. Fraenkel décrit très justement

les événements, sans complaisance. Dans sa note du 21

décembre, il raconte :

Toujours en lignes, et non lavés depuis unesemaine. Des obus ont éclaté autour de moi ; lesifflement qui grandit à toute vitesse,s'approche et devient formidable, c'est lamenace, le coup qu'on voit tomber. Puis, c'estle fracas formidable, puis la pluie des éclatset des pierres comme les gouttes de l'arbreaprès la pluie. Je m'occupai surtout desprisonniers allemands, pauvres diables. Depuisl'attaque, défilé interminable des pieds gelés.On attend la relève. Une nuit que les pénicheschargées de l'évacuation se trouvèrent arrêtéespar un bombardement, les blessés affluèrent auposte qui fut tôt rempli ; on dut poser leslourds brancards dans l'escalier de la cave,sur le seuil, et même, finalement, en dehors,sur la route, fleuve de boue. La pluie tombait,la nuit était complète... Les blessés restèrentlà des heures. En passant, on les heurtait dupied ; les gémissements, les plaintes, lesappels de toutes parts, les gens quidemandaient à boire, ceux qui voulaient qu'onles emportât, ceux qui peu à peu fermaient lesyeux et mouraient dans la boue. On ne voyaitrien, on n'entendait que ces plaintes monter.Il y avait aussi le dépôt mortuaire dans unegrange effondrée, où l'on alignait, la nuitvenue, des cadavres que les rats et les versdisséquaient, des débris fangeux de corps etd'uniformes dans des toiles de tente. Horreurconventionnelle achevée.

Nous voyons bien qu'il ne suffit d'énoncer le mot

« guerre » pour en entendre la teneur. La guerre

2 Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizler, août/novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005.

61

appartient au domaine de 1'infigurable pour quiconque ne

l'a pas éprouvé. Lorsque nous parlons de la guerre

d'André Breton, de celle dans laquelle il est propulsé,

celle qui lui inspirera dégoût, rage et révolte, de quoi

parlons-nous, sinon du cumul de ces événements

vertigineux et chaotiques ? Nous parlons de cette

tornade d'inexprimable misère qui, naturellement,

étourdit. Nous parlons du froid et de l'insalubrité.

Nous parlons des sifflements assourdissants et des

bruits de tonnerre causés par une pluie d'obus. Nous

parlons d'une impuissance écrasante face à

l'impossibilité de porter secours. Nous parlons de

l'accumulation de blessés et de cadavres d'hommes

souvent à peine pubères et des « vieux de trente

ans »93. Nous parlons de la vermine qui n'est pas

dégoûtée de dévorer ces corps à peine refroidis. Nous

parlons de l'urgence qui empêche de les honorer. Nous

parlons de l'« horreur conventionnelle » qui outrepasse

l'entendement et qui, par conséquent, hébète. Enfin,

nous parlons de ce désastre-là ! Dès lors que reste-t-

il ? Il reste à « faire la planche » comme monsieur

Teste. André Breton se réfugie dans la poésie pour ne

pas perdre pied.

2.5.2 La Chienlit

Pour André Breton, la guerre n'est pas l'affaire des

soldats. André Masson décrit deux épisodes singuliers

qui illustrent bien cette perspective. L'un des deux se

déroule sur la Somme en novembre 1916. Il s'agit d'une

période marquée par le déluge. Les terres sont inondées,

André Masson, La mémoire du monde, p. 67

62

les hommes ont « de l'eau jusqu'aux genoux ».94 Soldats

français et Allemands sont vis-à-vis. Il est impossible

de se battre dans ces circonstances. Masson dit :

L'un d'eux, impavide, sort pour s'emparer d'uneplanche qu'il vient d'apercevoir entre lesondulantes lignes. Mon voisin, un nomméLoiseau, « soldat modèle », le met en joue.J'abats son arme, un autre l'engueule, untroisième - sage - dit : « Ils sont commenous. »95

Cette semaine-là, rapporte Masson, c'est le déluge qui

tua « 75 pour 100 » de ses frères d'armes. Dans le

prolongement de cette idée, Masson énonce une rencontre

avec un soldat allemand blessé dans une tranchée. Masson

précise : « Arrivé devant lui, qui involontairement me

bouchait le passage, je crie : "Toi, tu descends, moi je

monte", tout en le plaquant sur la paroi de l'étroit

couloir. »96 Confondant nos préjugés, les deux hommes ne

tentent pas de s'entretuer. En effet, la question

soulevée relève de l'obstruction du chemin.

Dans ces combats aberrants, les soldats, de part et

d'autre, sont pris en otage par le pouvoir. Pour André

Breton, la guerre est un effroyable chienlit médiatique

et gouvernemental. Les médias et les autorités concernés

hypnotisent les foules pour conduire la jeunesse « dans

un cloaque de sang, de sottise et boue »97. André Breton

énonce clairement cette position dans Arcane 17

lorsqu'il précise : « II faudra commencer par enlever à

94 Ibidem, p. 6295 Ibidem, p. 72ne96 Ibidem, p. 7497André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.29

63

la guerre ses titres de noblesse. Et ici qu'on me

comprenne : il y a dans le cadre abominable de la guerre

beaucoup de grandeur déployée. »98

Au front, les combattants se trouvent « aux premières

loges du théâtre de la guerre »". Le peintre André

Masson, qui était soldat dans l'infanterie, déploiera ce

concept de la guerre théâtre auquel il fut très attaché.

Pour beaucoup de soldats comme lui, le front concrétise

les propos mis en jeu par le cas de Saint-Dizier. Ici,

il est question de la guerre comme la superposition de

scènes insolites. Situé à vingt mille lieues du conflit,

le lecteur ressent de l'impudeur à lire à ces récits et

l'ami à les entendre. Cette indécence tient

particulièrement au nouveau sens que prend le « normal »

dans le quotidien de ces jeunes gens hébétés. C'est là

que le sommet de l'horreur se dévoile. Masson dit:

Certains, n'ayant eu aucune expérience de laguerre, se sont moqués des récits de soldatsdécrivant ceux de leurs frères qui tuésétaient restés dans l'attitude de la vie. Je medemande ce qu'ils auraient éprouvé devant cespectacle. Sans doute, la même chose : unfrisson qui ne ressemblait à aucune des « peursdans la peur ».100

Il décrit l'un de ces exemples : « un soldat couché sur

le ventre et dressé sur ses coudes, la tête levée et la

bouche ouverte toute grande dans ce que je croyais

l'appel au secours d'un blessé. (...) Ce soldat au cri

8 André Masson, La mémoire du monde, p. 7099 Ibidem, p. 7 3100 Ibidem, p. 68

64

figé était un bel homme encore jeune... ». Et, il

précise :

Autant les tués restés dans l'attitude de lavie donnaient une secousse aux plus durs,autant des membres dispersés causaient peud'émotion. Une jambe dans une botte n'était pasplus effrayante que les débris qui jonchaientles champs de bataille après quelques moisd'offensive. Ils devenaient objets, au mêmetitre que les débris de barbelés... La premièrefois que j'aperçus des soldats tués : deuxbrancardiers et le blessé qu'ils transportaientme parurent autant de mannequins.101

Il y a là, pourrait-on dire, une affirmation de la

primauté de la surprise face à la désaffection. Dans la

perspective nouvelle ainsi dépeinte, l'apathie de

monsieur Teste ne résiste pas à la stupeur de la

rencontre avec l'élément insolite. Lorsque l'on ne

ressent plus le non-sens prend tout son sens ! Dans ce

qu'André Masson qualifie d'une « vie indigne d'un

animal », ce qui crée l'effroi c'est l'élément

esthétique insolite. On ne s'étonne guère de

l'« horreur », elle est « conventionnelle ». On s'étonne

du beau ou de l'inopportun. C'est précisément ici que

l'univers de la représentation désaffecté, construit

aussi solidement que le délire du fou, bascule. C'est

ici que le discours poétique émeut et que l'image de la

toile s'empare du regard et s'imprègne dans la pensée.

Il n'existe pas de « défense » contre la surprise. C'est

peut-être par la voie de la surprise que s'opèrent

finalement les passages « capables de bousculer

LOI Ibidem, p.70

65

l'Histoire, de rompre l'enchaînement dérisoire des

faits ».102

Compte tenu de ces considérations, il nous apparaît que

l'expérience guerrière et médicale d'André Breton est à

la source de la révolte qui permit l'élaboration du

mouvement surréaliste. Prétendre que le surréalisme

n'est qu'une réaction au fait de guerre serait une

manière outrancierement réductrice de clore, plutôt que

d'analyser, le sujet. Il est hors de doute qu'André

Breton s'interroge sur l'évidence et sur la raison

d'être du présent. Et il est vrai que le surréalisme

réagit avec vigueur contre l'esprit de son temps et le

consensus pour une guerre perçue comme un abrutissement.

Cette réaction est une inscription de plus sur le mur de

la révolte ; une façon de s'opposer à l'irrémédiable et

1' insensé...

Empiriquement, la guerre se présente comme l'étincelle

qui permet la juxtaposition d'expériences et qui

détermine une position militante. André Breton est situé

très précisément au croisement de l'expérience et de la

convention. À cette heure, il rencontre et cumule les

indices qui alimenteront sa réflexion. La stupeur semble

être un premier moteur d'action, c'est-à-dire, plus

précisément, le combat mené contre l'indifférence perçue

comme un concept fade, comme une relation entre objets,

un vide, une neutralité, une étrangeté située entre la

haine et l'amour. Il précisera dans le Manifeste du

surréalisme : « Je veux que l'on se taise lorsque l'on

Révolution Surréaliste, numéro 5, octobre 1925

66

cesse de ressentir. »103 Cette phrase, loin d'être une

simple formule rhétorique, semble révéler un principe

qu'il se fixe, soit celui de fonder 1'epistemologie sur

le sentiment et de sentir inépuisablement. Est-ce la

réponse au nihilisme imposé pendant trop d'années face

au carnage ? C'est possible. Mais il ne faut pas omettre

l'importance du discours convenu qui endort les masses

et qui s'inscrit, aux yeux de Breton, comme le symptôme

endémique d'une société. Arthur Rimbaud soulève l'idée

que les procédés classiques de l'écriture étouffent

l'émotion. La notion du patriotisme apparaît comme un

somnifère de la pensée. Il s'agit de constituer une

représentation parfaitement lisse et cohérente, c'est-à-

dire une réalité convaincante. Le patriotisme devient un

refuge. Il permet de réunir sous une idée pour mieux

écraser le témoignage opposé. Il doit être de l'ordre de

l'évidence. Cette évidence affirmée engendre l'union, et

l'union permet de bien vivre ensemble. Il rassure et

apporte le réconfort « d'avoir raison ». Dès lors, tout

est possible ! C'est sans remords que l'on peut imposer

à toute une génération « une vie indigne d'un animal ».

On a raison de tuer et de mourir, sans jamais que ces

« évidences » ne soient remises en question. Le concept

de patriotisme engourdit l'esprit sous le joug de

l'évidence. Pour ne pas ébranler l'évidence, le

patriotisme choisit de ne pas parler des blessés

abandonnés plusieurs jours durant sur le champ de

bataille. Des soldats défigurés qui ne mourront pas et

de ceux, paniquant, qu'on assomme pour leur sauver la

vie. Le patriotisme qui nie la pluie, la boue, la

103André Breton, Manifestes du surréalisme, p.18

67

compagnie des rats et la carapace de poux. Enfin, le

patriotisme qui reformule le monde.

À cette intersection entre le convenu et l'expérience,

on note aussi l'existence du front. La guerre de

tranchées se vit comme une fiction tant elle outrepasse

l'entendement. La psychiatrie se présente comme le

discours permettant de désamorcer la réalité du fou pour

lui imposer la conception solennelle du réel. André

Breton rencontre aussi la folie qui secoue. Le fou qui

ne croit pas le monde tel qu'il est, qui l'invente

autrement et qui ne s'en laisse pas distraire. La folie

qui résiste a l'horreur, celle qui ne se laisse pas

miner. La folie qui fait éclater, en toute innocence,

les incohérences de la raison et d'une société

criminelle.

En outre l'écriture, le pacte avec l'écriture suit

Breton comme une ombre en tout temps. Lorsqu'il songe à

abandonner la poésie, il s'emploie à retranscrire

fidèlement, aberrations incluses, le discours de ses

« fous ». Les fous récitent et Breton tend une oreille

qui se démarque par sa sincérité. C'est auprès de la

poésie, de la lecture et de l'écriture qu'il trouve du

réconfort et qu'il cherche aussi des éléments de

réponse.

Enfin, c'est la découverte de la psychanalyse et des

travaux de Sigmund Freud qui tracent la voie. Avec la

psychanalyse, il se dote d'un instrument théorique qui

lui permettra de décréter que la réalité est ailleurs.

André Breton, entouré de Vaché, d'Apollinaire, de

68

Valéry, de Freud et de Rimbaud, tisse en ces temps

guerriers l'étoffe dans laquelle le surréalisme sera

taillé.

69

3. Le retour à Paris :

De la radicallsatlon de la révolte aux prémices de la

quête

3.1 Babinski et la médecine

Au retour du front, soit en janvier 1917, Breton est

affecté au Centre neurologique de l'hôpital de la Pitié.

Il œuvre alors dans le service du docteur Babinski à qui

i l voue « une admiration bizarre, et comme d'ordinaire,

bruyante ».104 Ce neurologue d'origine polonaise fut le

bras droit du célèbre docteur Jean-Martin Charcot avec

qui i l a entretenu un rapport de type père et f i ls , qui

s'apparente au modèle original de l'enseignement

hippocratique. Charcot a aussi formé tous les grands

neurologues et psychiatres français et étrangers dont le

plus célèbre de ses étudiants, en 1885, fut Sigmund

Freud. Après la mort de Charcot, Babinski a poursuivi

les recherches de son maître sur l 'hystérie.

Le docteur Babinski s'affaira à démontrer l'absence

d'atteinte neurologique dans l'hystérie. Sa plus

importante découverte portera sur le réflexe du bord

externe de la plante du pied. Le « signe de Babinski » permet de

dépister une lésion du système nerveux central ou de la moelle

épinière. Breton précise au sujet de Babinski :

« Je m'honore toujours de la sympathie qu'ilm'a montrée-1'eût-elle égaré jusqu'à me prédire

104Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la folie, Saint-Dizier, août/'novembre, 1916, cité dans Lire André Breton à Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005

71

psychiatrie. Ces considérations démontrent qu'André

Breton approfondit ses connaissances face à la folie, au

discours psychiatrique et à la médecine.

3.1.2 Censure et trahison

Ce retour à Paris n'est pas sans ébranler le jeune

écrivain. Il précise dans ses Entretiens

radiophoniques :

Ah ! pour moi, c'était depuis longtemps lagrande dérive : pas de compromis possible avecun monde auquel une si atroce mésaventuren'avait rien appris ; dans ces conditions,pourquoi distraire une parcelle de temps et dedisponibilité en faveur de ce qui ne me motivepas de ma propre impulsion ? (...) Toujours est-ilque tout ce à quoi d'autres que moim'incitaient, je le tenais pour une duperie,pour un leurre. La censure de la guerre avaitété vigilante (...)Ce qu'il est convenu d'appelerla « conscience sociale » parmi nous n'existaitpas.107

Il est hors de doute qu'André Breton se sent trahi par

sa société. Il parle bien de leurre, de duperie, c'est-

à-dire d'être abusé par de fausses représentations, de

faux discours. La censure s'inscrit comme une injonction

supplémentaire. Elle joue un triple rôle social de

soutien au pouvoir. En premier lieu, la censure trie le

discours. Elle étouffe le témoignage opposé et donc crée

un effet de vérité par l'absence du discours contraire.

Elle contribue à lisser la représentation et permettre

une démonstration convaincante. Elle procure donc un

pouvoir d'affirmation. En second lieu, elle apaise les

esprits par la négation du drame. C'est une façon de

107 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.45

72

dire : « On ne s'est pas trompé, il n'est rien arrivé,

on n'a donc rien à se reprocher. » Elle disculpe l'élu

au banc des accusés par l'annihilation des faits. Elle

séduit en éliminant la confrontation. Et finalement, les

esprits amadoués sont réconfortés par la

déculpabilisation. Tous trouvent leur compte dans ce

réconfort.

À vingt mille lieues du drame, nous éprouvons de la

répulsion et de l'écœurement à lire les récits de

guerre. En deçà de ce recul, on peut penser que le

discours est totalement irrecevable. Le docteur Boris

Cyrulnik traduit très justement cette mesure sociale en

disant : « Ce négationnisme signifiait : « Crevez, votre

souffrance nous importune. » 10E André Breton,

parfaitement lucide, dit : « Les pouvoirs d'alors se

montraient soucieux de ménager une transition entre le

genre de vie que la guerre nous avait fait connaître et

celui que le retour à la vie civile nous réservait.

Cette précaution n'avait rien de superflu. »109 Au

certain, les lendemains de la guerre sont médiocres. La

France est ruinée et confrontée à un grave problème

démographique. Breton ajoute :

On revenait de la guerre, c'est entendu, maisce dont on ne revenait pas, c'est de ce qu'onappelait alors le « bourrage de crâne » qui,d'êtres ne demandant qu'à vivre et à de raresexceptions près à s'entendre avec leurssemblables, avait fait, durant quatre années,des êtres hagards et forcenés, non seulementcorvéables, mais pouvant être décimés à merci.

108

109 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 55Boris Cyrulnik, Un merveilleux Malheur, p.128

73

Certains de ces pauvres gens louchaient, bienentendu, vers ceux qui leur avaient donné de sibonnes raisons d'aller se battre.110

Devant ces faux discours, ce « bourrage de crâne » pour

reprendre l'expression de Breton, 1'infatuation du

discours scientifique ne sort pas indemne. Breton

affirmera à cet effet : « Nous n'acceptons pas davantage

de voir humilier l'art devant la science. » U 1

Au sujet de la « rêverie scientifique »112, il dira

aussi : « Le matériel dont il faut bien qu' il

s'embarrasse ne m'en impose pas non plus : ses tubes de

verre ou mes plumes métalliques... Quant à sa méthode, je

la donne pour ce qu'elle vaut la mienne. »113 Et, dans

une référence directe à Babinski :

J'ai vu à l'œuvre l'inventeur du réflexe cutanéplantaire ; il manipulait sans trêve sessujets, c'était tout autre chose qu'un« examen » qu'il pratiquait, il était clairqu'il ne s'en fiait plus à aucun plan. De-cide-là, il formulait une remarque,lointainement, sans pour cela poser sonépingle, et tandis que son marteau couraittoujours. Le traitement des malades, il enlaissait à d'autres les tâches futiles. Ilétait tout à cette fièvre sacrée. 114

Fort de tout cela, le point nodal qui est soulevé c'est

celui de la doctrine qui endort l'esprit. La doctrine,

c'est une théorie qui est spoliée de sa fonction de

110 André Breton, Entretiens ; 1913-1952, p. 55111 Ibidem, p. 4 9112 André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 59113 Ibidem, p. 59114 Ibidem, p. 59

74

stimuler la réflexion. Il s'agit d'un discours fermé qui

s'explique constamment par une autoréférence.

Boris Cyrulnik raconte que : « Paul Valéry disait que

deux grands dangers menacent l'homme, le désordre et

l'ordre »115. Quoi qu'il en soit, c'est très exactement

ce qui est en jeu : l'ordre qui engourdit devant le

désordre chaotique. Et Breton sera très clair à ce

sujet, dans La Confession dédaigneuse, il déclare :

Jusqu'à nouvel ordre tout ce qui peut retarderle classement des êtres, des idées, en un motentretenir l'équivoque, a mon approbation. Monplus grand désir est de pouvoir longtempsprendre à mon compte l'admirable phrase deLautréamont : « Depuis l'imprononçable jour dema naissance, j'ai voué aux planches somnifèresune haine irréconciliable. »116

André Breton parle d'« équivoque » donc, de méfiance, de

critique, de résistance, de soupçons. Dans la

perspective ainsi tracée, il ne s'agit pas de rejet en

bloc. Il s'agit d'une perte de la naïveté, de ne pas

être dupe à l'égard de ce qui est présenté, de se méfier

des illusions sociales. En l'occurrence, la méfiance

suppose un mouvement de la pensée. C'est donc dans ce

contexte tout à fait précis que se situe la

réintroduction de Breton à Paris, le retour à la poésie

et la rencontre de Soupault et d'Aragon.

3.2 Les rencontres de Philippe Soupault et de Louis Aragon

5 Boris Cyrulnik, Edgard Morin, Dialogue sur la nature humaine, p. 476André Breton, Les Pas Perdus, p. 17

75

À Paris, Breton fréquente assidûment Guillaume

Apollinaire et Reverdy qui dirige la revue Nord-Sud.

C'est par l'intermédiaire de ces derniers qu'il fait la

rencontre de Philippe Soupault. Jeune poète, homme

agréable et diplomate, il partage avec André Breton une

grande admiration pour Apollinaire et Rimbaud.

Contrastant en ce point avec Breton, Soupault répondit

tardivement à l'émoi poétique. Comme le souligne très

justement Marguerite Bonnet dans son ouvrage André

Breton et la naissance de lfaventure surréaliste :

«... il attribue au vertige où le plonge unvoyage à Londres au début de l'été 1914 lanaissance en lui de l'état poétique, mais ilfaudra une seconde Visitation survenue sur unlit d'hôpital à Paris en février 1917 pour lechanger en acte, le premier poème. »117

Ce premier contact avec la poésie à Londres explique

peut-être l'attrait éprouva pour la littérature

anglaise. Or, son érudition moins exhaustive que Breton,

se présente comme un avantage dans le parcours de

Soupault. Elle lui permet une plus grande liberté.

Philippe Soupault n'a pas à se déprendre de la tradition

littéraire. Pour Breton, la poésie de Soupault témoigne

du présent. Elle est rafraîchissante et naturelle, tout

comme l'attitude du jeune homme qui l'accueille en tout

temps et en tous lieux où elle se présente.

Au début de l'automne 1917, c'est dans une chambrée du

Val-de-Grâce qu'il aperçoit, pour la première fois,

Louis Aragon. L'auteur du Paysan de Paris, faisant part

117 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de 1'aventuresurréaliste, p.124

76

de sa première impression sur André Breton,

précise : « Le voisin d'en face avait une façon assez

cérémonieuse de parler, une politesse légèrement

affectée, qui avait des airs de protestation contre

l'atmosphère à la caserne. »118 Comme nous le dit André

Breton dans ses entretiens radiophoniques, le véritable

contact entre les deux hommes s'établit, peu de temps

après, à la librairie d'Adrienne Monnier nommée « La

Maison des amis des Livres » alors située sur la rue de

l'Odéon. Il s'agissait là d'un point de rencontre où

s'échangeaient beaucoup d'idées. Un endroit

incontournable pour quiconque aimait la poésie. En

outre, madame Monnier ne manquait pas d'encourager la

jeunesse. Notons qu'Aragon était alors très complice

avec elle et fréquentait assidûment sa librairie.

André Breton dans ses entretiens radiophoniques relate

l'expérience de cette rencontre avec Aragon : « en

sortant de là, nous avions fait route ensemble vers le

Val-de-Grâce, où nous étions tous les deux astreints à

des obligations militaires, alternant avec des cours de

médecine à l'usage de l'armée. »119 Les deux jeunes gens

sont enchantés de leur rencontre et une véritable chimie

s'opère entre eux. Aragon explique : « ... il ne me reste

guère qu'une sorte de couleur exaltée de ce moment de

magie, un écho de notre interminable conversation

cantonnée sur ce boulevard sans fin remonté,

redescendu. »120 L'enthousiasme dont ils font preuve est

116 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventuresurréaliste, p.119119 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.41120 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventuresurréaliste, p.119

77

d'autant plus compréhensible. En cette période de fin de

guerre, les jeunes gens préoccupés par la poésie et ses

problématiques se raréfient.

En la personne d'Aragon, Breton découvre un autre

écrivain qui partage ses intérêts culturels et surtout

sa passion pour Arthur Rimbaud. Fidèle à son habitude,

Breton informe immédiatement Fraenkel de cette

prodigieuse rencontre. La lettre, datée du 7 octobre, en

témoigne : « II s'est si bien souvenu de L'Alchimie du

verbe, hier matin devant La Samaritaine ! Il faut

l'entendre sur l'esthétique commerciale. Son éloquence a

la couleur de celle de « Mouvement ».121 Cette passion

partagée pour l'œuvre d'Arthur Rimbaud, par Soupault et

Aragon, fait événement pour le jeune Breton. Il convient

de remarquer que certains de ses amis les plus chers,

tels que Apollinaire, Valéry et Vaché, étaient loin de

partager son enivrement pour Rimbaud. Breton dira

d'ailleurs, dans ses Entretiens radiophoniques, au sujet

d'Aragon : « Nul n'aura été plus habile détecteur de

l'insolite sous toutes ses formes ; nul n'aura été porté

à des rêveries si grisantes sur une sorte de vie dérobée

de la ville... »122

En ces temps troublés, il s'érige ainsi autour d'André

Breton un réseau très effervescent d'échanges

littéraires. Breton découvre la poésie d'Isidore Ducasse

(lequel signait ses œuvres avec le pseudonyme du Comte

de Lautréamont) qui le frappe par sa perception noire et

occulte de la vie moderne, ainsi que par le procès qu'il

121 Ibidem, p. 120122 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 44

78

mène vis-à-vis de l'écriture. Pour ce faire, Lautréamont

met en pratique le processus de la négation systématique

et s'affaire à détourner des maximes moralistes. La

rencontre avec les écrits de Lautréamont se fait par le

biais du livre Les Chants de Maldoror. C'est Louis

Aragon qui les découvre, par inadvertance, dans un vieux

numéro de la revue de Paul Fort intitulée alors Vers et

Prose, à la librairie d'Adrienne Monnier. À ce moment,

mobilisés au même hôpital, Breton et Aragon se portent

régulièrement volontaires pour effectuer la garde de

nuit. Loin d'être le témoignage d'une grande dévotion à

leurs tâches, cette période, fort propice à

l'inspiration de l'émotion poétique, devient pour eux un

moment bien désigné pour se lire de vive voix des

passages du livre de Lautréamont. Les lieux créent le

décor et c'est sur un arrière-fond de hurlements, de

larmes et de terreur que s'effectue leur rencontre avec

ce texte.

Au cours de cette période, ses nouvelles recherches

portent principalement sur le lyrisme et sur l'idée

moderne de la vie. André Breton explique :

J'entends à ce moment, par lyrisme, ce quiconstitue un dépassement en quelque sortespasmodique de l'expression contrôlée. Je mepersuade que ce dépassement, pour être obtenu,ne peut résulter que d'un afflux émotionnelconsidérable et qu'il est aussi le seulgénérateur d'émotion profonde en retour c'estlà le mystère l'émotion induite différera dutout au tout de l'émotion inductrice. Il y auraeu transmutation.

123 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p.49

79

Et, il présente ainsi la modernité :

ce qu'alors entre nous nous appelons« moderne », sans nous dissimuler ce que cettenotion même a d'instable (...) il y va del'affranchissement total à l'égard aussi biendes modes de pensée que d'expressionpréétablies, en vue de la promotion nécessairede façon de sentir et de dire qui soientspécifiquement nouvelles et dont la quêteimplique, par définition, le maximumd' aventure.124

Or, ce à quoi il convient de prêter attention c'est que

ces deux notions puisent directement à la même source.

Elles s'articulent toutes deux autour des idées de

liberté, de métamorphose, de mouvement, d'émotion. La

façon dont il développe et présente ces notions mérite

aussi que l'on s'y attarde un peu. Elles sont toutes

marquées par de grandes ouvertures. Il s'agit de

constructions très éthérées qui laissent à l'auteur un

maximum de latitude. Breton navigue, il semble

littéralement incapable d'énoncer clairement son idée.

Serait-ce la peur d'enfermer le concept ? On peut le

penser. Paradoxalement, l'effort déployé dans le premier

Manifeste du surréalisme pour définir de façon presque

encyclopédique le surréalisme porte à croire que Breton

témoigne ici d'indécision. Dans la perspective ainsi

tracée, l'exemple de lyrisme le plus révélateur aux yeux

de Breton semble l'exubérance des « Beau comme » dans

les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont : « Beau

comme la rencontre fortuite, sur une table de

dissection, d'une machine à coudre et d'un

parapluie. »12! II semble que, à l'image d'Isidore

124 Ibidem, p. 4 2125 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 449

80

Ducasse, Breton cherche à délivrer le discours poétique

des règles qui organisent sa circulation. Ducasse

utilise l'écart des termes pour déstabiliser et faire

ressortir les virtualités inexprimées du discours

poétique. On se joue des règles pour provoquer

l'émotion. L'écriture prend alors fonction d'outil vers

une quête qui outrepasse de beaucoup les considérations

propres au style.

Cette quête semble plonger ses racines dans la recherche

d'une façon d'être humain, d'aborder la vie pour

s'affranchir de toutes formes d'aliénation. Lorsque

Breton parle de cette période, il énonce le « climat »

du local où Reverdy les reçoit, de l'ambiance du

« pigeonnier » d'Apollinaire, la « mobilité d'esprit »

d'Aragon, l'attitude de Soupault, l'attitude aussi de

Gide dans Paludes ou Prométhée mal enchaîné. Ce sont

des considérations portant sur une façon d'être dans le

monde. Quoi qu'il en soit, il en ressort un fait

indéniable : André Breton témoigne davantage de ce qu'il

ne veut pas que de ce qu'il veut. D'entrée de jeu, il y

a des choix. Breton refuse le contrôle, il rejette le

convenu et cherche à s'éloigner du connu. La visée est

déterminée par la notion de métamorphose. La voie pour y

parvenir, c'est la force de l'émotion. Ce qu'il reste à

définir c'est la méthode et la précision de l'objectif.

André Breton assoit sa position à la croisée des

chemins. Dans ses Entretiens, il dit : « Peut-être

attendais-je une sorte de miracle • de miracle seulement

pour moi de nature à m'engager dans une voie qui ne

126 Ibidem, p . 42-47

81

fut que la mienne. » Breton cherche, les indices

s'accumulent, reste la révélation.

3.3 Clore la Guerre au bras de la désespérance

En septembre 1918, de retour d'un bref séjour au Centre

d'instruction de Noailles, André Breton rentre à Paris.

Il s'installe dans une chambre de l'hôtel des Grands

Hommes, place du Panthéon. Pour Breton, la fin de la

guerre est marquée par les décès successifs de Guillaume

Apollinaire et de Jacques Vaché. Apollinaire cède à la

grippe espagnole la veille de l'armistice et Jacques

Vaché meurt d'une façon suspecte en janvier 1919. Breton

interprète cette mort comme un suicide. Pour lui, c'est

probablement le dernier acte d'éclat commis par Jacques

Vaché. Les réponses de Breton à un questionnaire de Max

Jacob que Marguerite Bonnet cite dans son ouvrage

témoignent bien de son état d'âme du moment :

Son occupation favorite ? la méditation. Letrait principal de son caractère ? - Le doute.Les défauts qu' il hait le plus ?l'insensibilité et l'esclavage. Sa plus grandepeine ? la perte d'un être cher. Son étatd'esprit actuel ? le deuil. Son ambition ?devenir l'anarchiste parfait.12'

L'un de ses sujets de méditation sera un commentaire

écrit par Pierre Reverdy, publié dans par le numéro du

mois de mars 1918 de la revue Nord-Sud:

L'image est une création pure de l'esprit. Ellene peut naître d'une comparaison, mais durapprochement de deux réalités plus ou moins

127 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de 1'aventuresurréaliste, p.148

82

éloignées. Plus les rapports des deux réalitésrapprochées seront lointains et justes, plusl'image sera forte - plus elle aura depuissance émotive et de réalité poétique...etc.128

Cet énoncé poursuit en substance les considérations

soulevées par les textes du Comte de Lautréamont. André

Breton est alors encore tout habité par l'idée de

trouver la « recette »129 du lyrisme.

3.3.1 Littérature

Déçus des publications en vigueur, Breton, Aragon et

Soupault envisagent de créer leur propre revue

littéraire. En fait, ils souhaitent présenter une

publication qui répondrait, comme le dira plus tard

Aragon, au :

besoin qu'[ils] ressentaient] de [se] mêler àune vie réelle, comme celle des soirées deParis, où règne une sorte de grand airnocturne, éclairage violent des cafés bordésde trottoirs, où tout le monde est admis sanspasseport. 13°

Déjà, dans cette description de leur expérience, on voit

poindre le désir de rendre accessible la poésie à tout

un chacun. Cette poésie, ils la voulaient empreinte de

la « vraie vie », marquée de ce qui deviendra les

espaces surréalistes. L'influence de Rimbaud et de

l'importance qu'il accorde à la ville, dans sa poésie,

s'y fait déjà sentir. Or, le projet ne pourra avoir lieu

avant le début du mois de mars 1919, au moment où

128 André Breton, Les manifestes du surréalisme, p. 31129 Ibidem, p. 30130 Mark Polizzotti, André Breton, p .108

83

Breton, Soupault et Aragon fondent la revue Littérature

(intitulée comme telle, faute de nom plus accrocheur,

sur une suggestion donnée par Paul Valéry). Ce titre,

qui doit trancher avec une couverture jaune vif, porte,

bien sûr, à l'ironie. Breton expliquera que s'ils ont

décidé d'utiliser ce titre « c'est par antiphrase ». Or,

dans cette optique sarcastique, « Verlaine n'a plus

aucune part. »131

La revue bénéficie d'un bon accueil dans l'univers

littéraire, compte tenu de la disparition en octobre

1918 de Nord-Sud, la revue parisienne de Pierre Reverdy,

et de l'arrêt temporaire de la Nouvelle Revue

française.Littérature est ainsi perçue à l'époque comme

la seule publication permettant de mettre en lumière des

œuvres récentes. Breton, Aragon et Soupault sont vite

considérés, par ci et par là, comme de dignes

successeurs des grands représentants de la poésie

française. Certains aspects de ce succès horripilent

d'ailleurs profondément Breton. À la fin du mois de

mars, Aragon, qui est posté en Alsace, est de passage à

Paris lors d'une permission. Au cours d'une promenade au

jardin des Tuileries, lui et Breton font le constat. Les

deux poètes, en discutant du contenu du deuxième numéro

de la revue Littérature, furent frappés d'effroi !

Aragon raconte l'événement :

Nous étions accueillis comme les successeurs,les héritiers, par nos aînés. (...) Une carrièrecomme une autre. C'était déjà entendu.Merde.132

131 ibidem, p. 110132 Mark Polizzotti, André Breton, p .111

84

Devant cet état de réception générale qui les dégoûte,

les deux hommes en viennent à la conclusion que leur

seule solution de rechange est de découvrir les attentes

de leurs lecteurs, afin de pouvoir les contrer. Leur

but : être catalogués comme de grands infréquentables...

La rancoeur ressentie face à l'institution littéraire

trouvait son origine dans l'indignation éprouvée lorsque

les deux poètes ont constaté que les figures marquantes

de ce milieu joignaient leur force à l'effort de la

guerre. Avec ses chroniques de propagande matinale

pendant les quatre années de la guerre, Barrés figurait

au premier rang des traîtres. Dada se chargera bientôt

de faire son « procès ». Ce constat est combiné avec la

vanité prépondérante d'un univers où les membres s'auto-

glorifient de l'ajout d'un nouveau roman à leurs

productions. Ces ajouts n'ont d'ailleurs souvent pour

but que de mousser la gloire aussi éphémère qu'illusoire

de ces « pohètes », comme les appelait, avec son ironie

caractéristique, Jacques Vaché. La juxtaposition de ces

éléments provoque un véritable sentiment d'horreur chez

ces jeunes révolutionnaires.

3.3.2 L'acte de sédition envers l'attitude réaliste

Pour mieux comprendre la portée de cette injonction, il

convient d'examiner le phénomène qui sévit sur la

France. André Breton précise dans ses Entretiens

radiophoniques :

85

Tenez compte du fait que durant le printemps etl'été 1919 qui voient paraître les six premiersnuméros de Littérature, nous sommes loin d'êtrelibres de nos mouvements : je ne seraidémobilisé qu'en septembre et Aragon quelquesmois plus tard. (...) l'inévitable conciliabuledes soldats de retour du front avait eu vitepour effet d'exalter rétrospectivement lessujets de colère : sentiment de l'inutilité dusacrifice de tant de vies, grand « compte àrégler » avec l'arrière dont le fameux esprit« jusqu'au-boutiste » était allé si longtempsde pair avec un affairisme dépourvu descrupule, brisement d'innombrables foyers,extrême médiocrité du lendemain. L'enivrementde la victoire militaire avait fait long feu...On ne pouvait les empêcher de confronter leursexpériences, de juxtaposer leurs informationsparticulières que la censure avait tenu àl'abri de toute communication de quelquesenvergures, non plus que de découvrir l'ampleurdes ravages de la guerre, la passivité sanslimites qu'elle avait mise en œuvre et, quandcette passivité avait tenté de se secouer,l'affreuse rigueur de la répression qui s'enétait suivi. Les pouvoirs dont je parlaisbravant l'extrême impopularité du temps de laguerre n'eurent aucune peine à se maintenir,quitte à promouvoir, comme exutoire à larévolte intérieure qui menaçait de faire tached'huile, un cérémonial d'une sombre misère,prévoyant l'inauguration ininterrompue de cesmonuments aux morts qui subsistent de nos jourscomme témoins d'un âge de vandalisme et leculte rendu, à Paris, place de l'Étoile, au« soldat inconnu »...133

Devant faire face à l'inévitable échec de la mesure de

censure sociale, les autorités investissent dans un

processus de valorisation. On rend hommage à tous les

soldats, valeureux inconnus, morts dans l'anonymat et

ayant bravement donné leur vie pour sauver la Patrie.

3André Breton, Entretiens ; 1913-1952, p.55

86

Une façon bien maigre de remercier les familles pour le

massacre de leurs enfants. Il s'agit de l'implantation

du mythe du héros.

Ce nouveau registre de discours converge vers une

nouvelle signification donnée à ce « cloaque de sang, de

sottise et boue134 ». Il repose sur l'établissement d'un

nouveau rapport à l'homme du peuple qui permet à la

puissance bureaucratique de bétonner son pouvoir. Le

héros inconnu, c'est celui qui émeut les foules, celui

qui rend fier d'être français, celui qui justifie

l'action. Ce discours permet donc une réactivation du

pouvoir de domination sur le peuple. Il s'agit d'un

séduisant traquenard permettant de piéger les dissidents

par la diffusion fine d'une autre forme de censure.

L'opération alors entreprise consiste à parler

constamment du désastre. Or, de quelle façon en parle-t-

on ? D'une seule. On construit une version romantique

des faits avec le minimum de portions de réel pour être

crédible. Cette version plait aux masses et les

réconforte. De telle sorte que la populace n'acceptera

d'entendre que cette unique version à l'instar de

quelques variations. Il s'ensuit une annihilation

supplémentaire du discours vrai, celui qui choque

profondément l'auditeur et conduit à la révolte. À un

détail près qui a son importance et tient au fait que

c'est le peuple qui la commande. Conséquemment, par le

processus de séduction c'est, plus perversement, une

censure à l'interne qui s'impose. Le mythe du héros

134 Ibidem, p. 29

87

fournit un exemple permettant aussi d'illustrer l'une

des injonctions de Breton envers l'attitude réaliste.

André Breton s'insurge en parlant de l'« intraitable

manie qui consiste à ramener l'inconnu au connu »135.

L'expérience de la guerre telle qu'elle s'est déroulée

pour ces très jeunes soldats est de l'ordre de

1'infigurable. Elle outrepasse l'entendement par le

renversement des règles d'orchestration du réel connu.

Masson le soulignait. Les soldats hébétés par l'ampleur

de l'horreur ne s'émouvaient plus devant les restes

humains qui ornaient les terres labourées par les éclats

obus. Ils étaient, par contre, frappés de frayeur devant

l'esthétique du jeune soldat mort dans une position de

vivant.

À l'évidence, l'attitude réaliste rejette 1'infigurable.

Elle fixe des repères qui s'enracinent dans le commun

et, autour de ces repères, elle brode la représentation.

C'est ainsi que les soldats qui épanchent le frisson

éprouvé devant ces morts provoquent trivialement le

rire. André Breton le dit tout net dans le Premier

Manifeste du Surréalisme :

Par contre, l'attitude réaliste, inspirée dupositivisme, de saint Thomas à Anatole deFrance, m'a bien l'air hostile à tout essorintellectuel et moral. Je l'ai en horreur, carelle est faite de médiocrité, de haine et deplate suffisance. C'est elle qui engendreaujourd'hui ces livres ridicules, ces piècesinsultantes. Elle se fortifie sans cesse dansles journaux et fait échec à la science, à

135 André Breton, Les manifestes du surréalisme, p.19

88

l'art, en s'appliquant à flatter l'opinion dansses goûts les plus bas ; la clarté confinant àla sottise, la vie des chiens. L'activité desmeilleurs esprits s'en ressent ; la loi dumoindre effort finit par s'imposer à eux commeaux autres. 136

Dans le prolongement de ce processus réducteur s'inscrit

le discours sur la déchéance de la puissance de

l'imagination avec lequel André Breton entame le Premier

Manifeste. Il s'agit d'une injonction majeure contre

l'attitude réaliste, c'est-à-dire le rejet systématique

de l'inconnu, de 1'infigurable. L'imagination est alors

perçue comme la faculté que possède l'esprit de former

des images d'objets inusités, de faire des combinaisons

nouvelles d'idées, et notamment, de se représenter des

situations possibles, mais non connues.

Pour André Breton, la sécheresse de l'imagination donne

soif d'émoi et l'acte d'écrire se doit d'avoir une

fonction autre. Il ne peut être réduit au piètre emploi

littéraire. La poésie, telle que Breton la conçoit,

devient « une solution particulière du problème de notre

vie »137. La vie est ici perçue comme cette attitude

fataliste qui contraint les hommes à prendre pour seule

vérité cette vision médiocre de la réalité. Elle se

traduit par la notion de l'indifférence. Dans le premier

Manifeste il précise : « C'est vivre et cesser de vivre

qui sont des solutions imaginaires. L'existence est

ailleurs. »13 La conception de la vie doit donc être

entendue non pas comme « être biologiquement vivant »,

mais « goûter l'existence ». Pour Breton, le langage

136 André Breton, Les manifestes du surréalisme, p.16137 Mark Polizzotti, André Breton, p .112138 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.60

89

offre la possibilité de métamorphoser la représentation,

le sens et la portée de l'existence humaine. L'esprit en

est le moteur d'action et la poésie, un des principaux

outils permettant la révolution sociale.

Pour raffiner et exalter cet outil, il est impératif que

le poète sache étendre la portée de sa poésie. Il se

doit de la démocratiser en la sortant du monde des

initiés complaisants dans lequel elle baigne. Il s'agit,

dans les mots de Lautréamont, de créer une poésie faite,

« non par un, mais par tous ». L'objectif recherché est

de lui donner un impact aussi large et efficace que

celui de la publicité. Aragon précise à ce sujet qu'à

cette période, lorsqu'ils écrivaient un poème, une

question les hantait :

Est-ce que ce poème tiendrait le coup si on enfaisait une affiche, est-ce que les gens, dansla rue, srarrêteraient pour le lire ?139

La publicité est non seulement construite de façon à

atteindre la masse, afin de modifier son comportement

relativement au marché, mais elle possède la capacité de

revigorer le langage en insérant dans l'inconscient

collectif certains syntagmes figés de la langue de tous

les jours, qu'elle dépoussière et reformule.

Breton s'intéresse alors à la réclame, suivant l'exemple

de Dada et répondant à l'appel du défunt Apollinaire,

qui déclare : « Rivalise donc poète avec les étiquettes

139 Idem.

90

des parfumeurs »140. Il publie donc dans Littérature le

poème Corset-Mystère, un collage. En intégrant des

sections de publicité et des phrases toutes faites,

Breton fait déjà preuve de l'influence à la fois des

« poèmes-conversations » et des calligrammes

d'Apollinaire et des phrases détournées de Lautréamont.

Sa correspondance avec Sami Rosenstock, mieux connue

sous le nom de Tristan Tzara, auteur des manifestes de

Dada, encourage ses appréhensions quant à la conception

officielle de l'écriture lorsqu'il déclare dans une de

ses lettres :

Si l'on écrit, ce n'est qu'un refuge : de tout« point de vue ». Je n'écris pas par métier.(...) On écrit aussi parce qu'il n'y a pas assezd'hommes nouveaux, par habitude...141.

Cet énoncé amène Breton à publier quelques mois sa

célèbre enquête : « Pourquoi écrivez-vous ? ».

L'objectif alors poursuivi par les auteurs est de

dénoncer la cambrure à laquelle se livre l'univers

littéraire et d'en piéger la vanité. Les réponses sont

publiées « par ordre de médiocrité »142. Parmi toutes les

réponses reçues, deux ont pourtant tranché par leur

justesse et leur intérêt, soit celle de Paul Valéry, qui

répond très ironiquement : « Par faiblesse », et celle

de Knut Hamsun, qui déclare : « J'écris pour abréger le

temps ».

La combinaison de ces multiples éléments plonge Breton

dans une véritable quête de sens. Quelle est la fonction

140 Étienne-Alain Hubert et Philippe Bernier, André Breton, p.4141 ibidem, p. 4142 André Breton, Entretiens : 1913-1952, p. 61

91

profonde de l'écriture poétique ? Quelles limites la

sépare de la vie réelle ? Est-il bon de maintenir ces

limites ? Où se forment les images ? La recherche des

réponses à ces questions le pousse à éplucher des

sources de données hétéroclites, passant de l'étude des

propos rapportés des malades psychiatriques de l'Hôpital

Saint-Dizier à celle du langage publicitaire, en passant

par les réflexions sur le lyrisme de Reverdy. Ces

diverses pistes le dirigent vers l'hypothèse voulant que

les images ne soient pas issues d'une construction

rationnelle et consciente, mais bien d'un élément

universel à l'esprit humain.

En outre, André Breton demeure fasciné par les phrases

stupéfiantes qui lui sont « données » au cours des

périodes de demi-sommeil. Le phénomène capte son

intérêt. L'une de ces phrases : « II y a un homme coupé

en deux par la fenêtre »143 retient particulièrement son

attention par son « caractère organique »144 et son style

singulier. Il explique :

« À n'en pas douter, il s'agissait du simpleredressement dans l'espace d'un homme qui setient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtreayant suivi le déplacement de l'homme, je merendis compte que j'avais affaire à une imaged'un type assez rare et je n'eus d'autre idéeque de l'incorporer à mon matériel deconstruction poétique. »145

143 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.31144 Ibidem, p. 31145 Ibidem, p. 32

92

Pour Breton, ces phrases insanes ne sont certainement

pas dépourvues de signification. L'esprit donne l'image,

il n'y a qu'à tendre la main. Dès lors, à travers cet

énoncé, ce sont les considérations soulevées par Reverdy

dans Nord-Sud qui sont mises en lumière. Ce constat

guide la réflexion de Breton dans une direction bien

précise : celle de la présence intrinsèque de la poésie

en chaque être.

Breton trouve un soutien à cette hypothèse en comparant

son expérience à deux phénomènes, selon lui, afférents.

Il s'agit des expériences respectives de Knut Hamsun et

de Giorgio De Chirico. En effet, il semble que Knut

Hamsun profitait des troubles hallucinatoires causés par

la carence alimentaire pour écrire. Et, selon les dires

d'Apollinaire, Giorgio De Chirico aurait produit ses

premières œuvres en proie à des troubles cénesthésiques.

Fondamentalement, il s'agit de situations où la

privation et l'agression corporelle tendent à amplifier

le processus de création en obéissant à un instinct

vital. Fort de son expérience médicale, Breton voit se

dessiner un triangle « création, écriture et pulsions ».

Cette réflexion est encouragée par le concept de

l'association libre mise au point par Sigmund Freud.

Dès cet instant s'opère un renversement. Il semble que

ces apparitions, qu'au départ il se contentait de noter,

il cherche maintenant à les provoquer. L'auteur

raconte :

Tout occupé que j'étais encore de Freud àcette époque et familiarisé avec ses méthodes

93

d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasionde pratiquer sur des malades pendant laguerre, je résolus d'obtenir de moi ce quel'on cherche obtenir d'eux, soit unmonologue de débit aussi rapide que possible,sur lequel 1'esprit critique du sujet ne fasseporter aucun jugement, qui ne s'embarrasse,par la suite, d'aucune réticence, et qui soitaussi exactement que possible la penséeparlée.1*6

Ce désir affirmé, i l s'agit de poser le problème de la

méthode qui permettra d 'uti l iser le langage comme un

outil permettant de sonder l'univers inconscient.

146 Mark Polizzott i , André Breton, p .120

95

contient l'idée d'une force passionnée, naturelle,

invisible, insaisissable bien que saisissante. Et,

d'autre part, il fait référence aux enseignements du

« grand magnétiseur »14 que fut, pour eux, Isidore

Ducasse, le Comte de Lautréamont.

On peut se demander quelles furent les motivations qui

amenèrent André Breton à choisir de tenter l'expérience

de l'écriture automatique en compagnie de Philippe

Soupault. Au-delà des circonstances c'est-à-dire de la

disponibilité de celui-ci, il semble que ce choix soit

dicté par une double motivation. La première tiendrait à

la qualité de la relation que Breton entretient avec le

jeune homme. En la personne de Philippe Soupault, Breton

trouvait un ami cher, curieux, aventurier, partageant sa

fascination pour la psychanalyse. La seconde relève du

fait que Philippe Soupault, par opposition à Aragon par

exemple, paraît suffisamment détaché de sa production

écrite pour oser l'expérience.

L'aventure débuta par de nombreuses lectures, suivies de

longues discussions sur la psychologie et l'esthétique.

Ces discussions répondent à une fonction de nécessité.

Elles ont pour but de permettre l'enfantement des

caractéristiques fondamentales du projet et le choix des

techniques qui seront préconisées. La méthode de Breton

et de Soupault se donne la tâche de renverser la méthode

classique de production littéraire. Celle-ci s'appuie

sur la pensée comme le moteur qui impose à l'œuvre sa

structure. Dans le processus d'une création automatique,

Mil Danièle Rousselier, p.3

96

il s'agira de privilégier une démarche inverse.

L'objectif poursuivi consiste alors à construire le

texte avant que l'intention de l'auteur n'intervienne. À

travers cette inscription, le signe aura précédé le

sens. Il s'agit donc de délivrer l'énoncé de la censure

consciente qui en surveille la justesse. De toute

évidence, ce qui est en jeu, c'est une manipulation de

la conscience qui a une tâche stratégique : déstabiliser

le destinataire afin d'amener le lecteur par la voie de

l'étonnement vers l'émerveillement. De là suivent trois

conséquences.

1.- L'art d'écrire automatiquement devrait permettre de

démocratiser l'écriture. Il a pour fonction de démontrer

que tous ont, enfouis au plus profond de leur être, le

pouvoir de créer.

2.-Il devrait permettre aux auteurs une meilleure

connaissance d'eux-mêmes.

3.- La réintégration et la mise au jour du discours

rendu muet par la conscience devrait permettre de jeter

un regard insolite sur le visible.

Or, l'affaire n'est pas simple ! Breton est tout à fait

conscient que l'élaboration d'un tel processus

d'écriture allait susciter de vives réactions quant à la

valeur intrinsèque de l'expérience. Aussi devait-il se

fixer un protocole d'action lui permettant de lui

attribuer un certain crédit. Pour ce faire, il établit

quelques règles permettant d'encadrer l'expérience.

Elles sont les suivantes : a) les auteurs se donnent une

semaine pour couvrir des pages de phrases, en se

désintéressant de la qualité littéraire du résultat ; b)

97

il ne doit y avoir ni réflexions, ni corrections ; c)

les auteurs doivent éliminer toute influence directe

extérieure ; d) l'arrêt de rédaction est déterminé par

l'écoulement du temps alloué.

Les auteurs s'intéressent à la liaison unissant la

pensée et la parole en se donnant comme support

l'écriture. Dans cette visée, la rapidité de rédaction

devient une notion cardinale à considérer. Guidés par un

louable souci de rigueur méthodologique, Breton et

Soupault se sont fixé des repères. Il s'agit d'éléments

de mesure qui devaient servir à évaluer la vélocité,

effectuer des comparaisons et tirer de plus justes

conclusions. Pour ce faire, ils ont élaboré une échelle

de gradation. Cette échelle va comme suit : V ' équivaut

à une cadence d'écriture nettement supérieure au rythme

de rédaction usuelle, V ' réfère à une vitesse d'un rang

plus élevé que la précédente et V ' ' se rapporte à la

prestesse la plus accrue possible. Pour atteindre cette

vitesse, les auteurs doivent recourir à certaines

abréviations.

Il est clair que le souci d'expérimenter divers degrés

de vitesse a précisément pour fonction d'établir un lien

direct entre la pensée, la parole et la rédaction. André

Breton, dans le Manifeste du surréalisme de 1924, fait

part de ce constat face à l'expérience automatique. Pour

lui, la rapidité de la pensée correspond à celle de la

parole. Dès lors, on peut penser qu'elle s'accorde avec

« la plume qui court »149. En 1930, il spécifie :

Cité dans : Mark Polizzotti, André Breton, p .123

98

Peut-être ne fera-t-on jamais plusconcrètement, plus dramatiquement saisir lepassage du sujet à l'objet, qui est à1'origine de toute la préoccupation artistiquemoderne.150.

En fait, ces diverses techniques permettent aux auteurs

de mesurer la force de l'étincelle et de parvenir à

créer une relation comparable à la symbiose. Pour

parvenir à ce but, les auteurs plongent l'expérience

dans le secret le plus total. Cet état de

confidentialité est impératif. Il est relié à la nature

de l'expérience qui commande aux sujets une véritable

déprise mentale.

Il convient aussi de souligner que deux endroits sont

déterminés pour le déroulement de cette expérience. Elle

aura lieu dans un bureau d'administration militaire et

la chambre occupée par André Breton à l'hôtel des Grands

Hommes. Ils rédigent ainsi séparément trois des huit

chapitres prévus. Les résultats sont lus et comparés

chaque soir. Or, il arrive que certains paragraphes

soient interchangés et échangés par les deux auteurs

puis découpés et collés.

Pour la rédaction d'autres chapitres, Breton et Soupault

décident de s'asseoir face à face à une table, et ils

rédigent en alternance. Le texte s'exécute alors à la

façon d'un dialogue. L'un d'eux rédige quelques phrases,

il les lit ou les laisse entrevoir à son vis-à-vis.

150 ibid.

100

celui « qui vient de mettre au jour le filon

précieux »152.

Cette force magnétique, dont ils sont les instaurateurs

semble se diffuser jusqu'à envahir les lieux. Les

auteurs s'investissent avec sérieux dans l'expérience et

rédigeant, de façon soutenue, pendant huit à dix heures

par jour. L'épuisement devient, pour l'heure, une carte

maîtresse. Il a pour fonction d'intensifier la tombée

dans le gouffre de l'inconscient. À certains moments,

lorsque la rapidité d'écriture atteignait ses plus hauts

sommets, leur état de concentration était tel que les

hallucinations étaient imminentes. Or, cet extrait du

chapitre intitulé « Éclipse », en est un

exemple éloquent :

Suintement cathédrale vertébré supérieur.

Les derniers adeptes de ces théories prennentplace sur la colline devant les cafés quiferment.

Pneus pattes de velours...153

André Breton attribue à cette dernière phrase le

sentiment, un certain après-midi à la place de l'Étoile,

d'avoir été traqué « par des chats qui étaient peut-être

(mais je vous prie de me croire : seulement peut-être)

des autos. »154 Éclipse et Le pagure dit II forment les

deux textes qui furent rédigés à la vitesse la plus

élevée. Ces deux textes ont en commun d'être habités par

des considérations plus ténébreuses. Il ressort des

152 Ibidem, p .124153 ibidem, p. 125154 André Breton, Philippe Soupault, Les Champs Magnétiques, p.15

99

Celui-ci compose le plus rapidement possible la suite.

Cette manoeuvre a pour objet de produire un auteur à

deux têtes (pour reprendre l'expression d'Aragon) 151. Il

semble pourtant que ce faire ait connu quelques

infortunes, car dans la section intitulée « Barrières »,

il est possible de reconnaître la part attribuable à

André Breton. Il s'agit d'une part considérable, car

elle correspond à la rédaction quasi entière d'un

chapitre sur deux. En revanche, les autres chapitres

répondent presque parfaitement à cette définition.

Dans la pratique de l'automatisme, le sujet pénètre dans

un sentiment proche de celui de la somnolence. Cet état

crée une distance entre les auteurs et le monde

extérieur. Le sujet pénètre dans un univers éthéré, ce

qui a pour effet d'intensifier sa lucidité. Cette

sensation de plénitude est accompagnée d'un

engourdissement qui envahit tout le corps. Si l'activité

cesse à ce moment précis, le sujet se trouve

désorienté : ses jambes vacillent et son regard n'arrive

plus à se fixer, son corps et son esprit sont las... Or,

il paraît difficile de rompre avec cet état, même entre

les séances. Le cerveau demeure apaisé et flottant.

Corollairement, il semble que l'individu qui subit cette

sensation est, communément, enclin à la rechercher par

la suite... La pratique de l'automatisme surréaliste

semble s'accompagner d'un émoi profond. André Breton

compare cette sensation d'ivresse à celle éprouvée par

Mark Polizzotti, André Breton, p .122

101

phrases quelquefois très lourdes et empreintes du climat

funeste du dernier chapitre. On le perçoit dans cet

extrait :

Lorsque l'on retourne le dos à cette plaine,on aperçoit de vastes incendies. Lescraquements et les cris se perdent ; l'annoncesolitaire d'un clairon anime ces arbresmorts.155

Il est évident qu'en atteignant cette prestesse, la

question de l'intention s'évade d'elle-même. Dès lors,

cet extrait n'en devient que plus troublant. Il se

démarque tant par sa limpidité que par la charge émotive

qui en émerge. Il met en jeux un certain nombre de

remémorations liées à l'expérience guerrière et aux

plaies qui l'accompagnent. Visiblement, ces jeunes gens

sont tourmentés par la tragédie de fraîche date.

D'ailleurs, les références au sang et aux bourrèlements,

tout au long du recueil, le confirment.

On voit aussi surgir des images qui confondent

l'entendement, laissant le lecteur perplexe. Certes, ce

discours hiéroglyphique et sibyllin est porteur de sens.

Or, son interprétation demeure épineuse, et paraît

sporadiquement échapper à l'auteur lui-même. Les

formules qui émergent sont stupéfiantes. Les phrases,

qui semblent s'élever d'un horizon inconnu, s'animent

sous l'empire des pôles agissants.

On peut constater l'état des choses dans le texte

intitulé « La Glace sans tain » publié peu de temps

ibidem, p.20

102

après sa rédaction dans la revue Littérature. Il s'agit

là du chapitre qui fera office d'ouverture au recueil.

Ce texte énigmatique traite du désespoir. Son titre est

riche en références. La Glace sans tain fut, semble-t-

il, le premier titre alloué à une œuvre de Matisse et

rebaptisé par la suite La fenêtre bleue156.

Prosaïquement, une glace sans tain affère à l'idée de

ces « vitres-miroirs » qui voilent l'observateur tout en

dévoilant l'observé. Ce chapitre fut écrit à la vitesse

V selon l'échelle établie par les auteurs, c'est-à-dire

à la cadence la moins élevée. On remarque d'ailleurs que

cela lui permet de demeurer en relation avec le thème.

En fait foi l'extrait suivant :

Prisonniers des gouttes d'eau, nous ne sommesque des animaux perpétuels. Nous courons dansles villes sans bruits et les affichesenchantées ne nous touchent plus. À quoi bonces grands enthousiasmes fragiles, ces sautsde joie desséchés ? Nous ne savons plus rienque les astres morts ; nos yeux tournent sansbut, sans espoir. Il n'y a plus que ces cafésoù nous nous réunissons pour boire cesboissons fraîches, ces alcools délayés et lestables sont plus poisseuses que ces trottoirsoù sont tombées nos ombres mortes de laveille. (...) Lorsque les grands oiseauxprennent leur vol, ils partent sans un cri etle ciel strié ne résonne plus de leur appel.Ils passent au-dessus des lacs, des maraisfertiles...157

Ce discours provoque, encore aujourd'hui, une sensation

d'ebahissement chez le lecteur. On y fait trembler

5 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dansl'expérience surréaliste, p.80157 André Breton, Philippe Soupault, Les Champs Magnétiques, p.21

103

l'univers de nos repères. Au vrai, le livre se présente

comme un prologue à l'aventure surréaliste. Il convient

de remarquer que les lieux, qui seront goûtés par

surréalistes, y sont déployés. Il suffit de songer à la

ville de Rimbaud, aux paysages exaltés et aux astres

dantesques d'André Masson, aux constellations dont se

saisira Miro. On y rencontre même cette « fenêtre

creusée dans la chair » que s'adjugera Dali.

Le caractère loufoque qui affleure épisodiquement de

cette écriture paraît encore en interloquer ses auteurs...

Selon les dires de Soupault, il semble qu'au-delà de la

surprise suscitée par la hardiesse des images, c'est

l'humour indélibéré et souvent insolite qui désamorçait

André Breton, provoquant l'euphorie. On voit de ce fait,

naître des phrases comme, par exemple :

La volonté de grandeur de Dieu le Père nedépasse pas 4810 mètres en France, altitudeprise au-dessus de la mer. 158

II est hors de doute que cette phrase caustique dénonce

un caractère afférant au burlesque. Au-delà de son

allégresse évidente, il convient de remarquer qu'à

l'image du reste du texte automatique cet énoncé est

bercé par le mystère. On devine sans efforts que les

moments passés au café La Source devaient prendre,

quelquefois, des allures de fête. Certes, les deux

hommes se découvrent une tendance à l'humour qui ne

gisait pas dans leur production consciente ou

« coutumière ».

158ibid.

104

Au vrai, le texte construit est hautement diapré

d'expériences qui ont trait à la vie de ses auteurs. On

y pressent leur désespoir, leurs préoccupations et leurs

influences. Dans un chapitre, écrit à moindre vitesse,

s'intitulant « Le pagure dit » on voit se profiler

l'influence exercée par Lautréamont. Ce crustacé hybride

semble directement issu de l'univers des Chants de

Maldoror. Il devient en quelque sorte l'« animal-totem »

de l'ouvrage tout entier. La lecture symbolique est

intéressante. Le pagure est cet animal aux pinces

rigides et au corps mou enfoui dans une coquille

étrangère. S'agit-il d'une métaphore représentant les

deux écrivains? On peut le penser. Dans cette visée,

l'animal évoquerait les auteurs, qui tentent de mettre

en lumière leur coquille c'est-à-dire la face cachée de

leur conscience. Suivant la même idée, un autre

parallèle s'effectue naturellement avec l'art d'écrire

automatiquement. Le parfum des « Chant Maldoror » se

fait aussi, sentir dans le chapitre intitulé : « En 80

jours ». Ce chapitre se rapproche du « roman » miniature

situé dans la dernière section de l'ouvrage.

Soulignons que dans ce procédé d'écriture, on ignore la

véritable fonction du langage. L'auteur se veut

inidentifiable. Dès lors, il devient tout aussi

impossible de déceler quelle section de l'esprit de

l'auteur est noircie sur le papier. Lorsque le travail

produit est le fruit d'une collectivité, on peut se

demander si les phrases transcrites doivent conserver

une individualité propre ou si elles peuvent être

interchangées. L'objet, la signification et le

105

destinataire sont tout aussi imprécis. À cet égard, il

paraît évident que le procédé automatique fait problème.

Le chapitre « Saison » fut, quant à lui, rédigé par

Breton seul et écrit à moindre vitesse. Il se présente

comme une épopée fiévreuse composée de fragments de

souvenirs du printemps d'André Breton. Le titre semble

s'inspirer du poème d'Arthur Rimbaud. On voit, dans ce

chapitre, surgir des éclats de joie qui s'articulent sur

un fond de lassitude et de déréliction. Il contient de

multiples énoncés teintés, entre autre, du séjour qu'il

passa, enfant, au domicile de son grand-père à Saint-

Brieuc en Bretagne. Ces extraits en font foi:

Le chromo du mur est une rêverie qui sereprésente toujours.

J'ai commencé à aimer les fontaines bleuesdevant lesquelles on se met à genoux. Quandl'eau n'est pas troublée (troubler l'eau nuit,paresser dans ce monde) on voit jaillir despierres les parcelles d'or qui fascinent lescrapauds. On m'explique les sacrificeshumains...159

Au dire de Breton, la première phrase est liée à une

image qui diaprait les murs de la chambre qu'il occupait

à cet endroit. Et le second extrait tire directement sa

source de l'atmosphère conservée de son séjour en ces

lieux. Or, l'intérêt cardinal de ces dévoilements tient

précisément au fait qu'André Breton n'était pas homme à

se livrer. Jamais, celui-ci faisait référence à sa

famille. En l'occurrence, le mode de production

automatique confère au texte des éclats de confidences

André Breton, Philippe Soupault, Les Champs Magnétiques, p.22

106

qui s'exhalent dans un climat pour le moins singulier.

Il convient de remarquer que Breton aura choisi de

rester avare de commentaires au sujet de ces extraits.

Ces confidences, on peut penser qu'il aurait souhaité

qu'elles fussent absentes du texte. Il consentit

pourtant à les conserver, acceptant d'emblée la part

d'inconfort lié à ce dévoilement.

Tels paraissent être les risques encourus par ces

plongeons dans le gouffre de l'esprit. En fait, si le

merveilleux est mis en lumière, certaines souffrances

cachées le sont aussi. Le pouvoir « intensificateur »,

permis par la sollicitation de l'inconscient,

s'actualise sur de multiples paliers. Les turpitudes de

la guerre, les frustrations et les déchirements

familiaux, le sentiment de désespoir éprouvé vis-à-vis

de la structure sociale, la perte de personnes chères,

jaillissent quelques fois sous forme de lourde tension.

Le dernier chapitre met en jeu les textes les plus

obscurs et les plus révélateurs du livre. Il importe de

portée attention au titre : « La fin de tout ». Ici se

révèlent les noirs desseins qui habitent les auteurs. Ce

chapitre est présenté sous l'épilogue :

ANDRÉ BRETON & PHILIPPE SOUPAULT.

BOIS & CHARBONS.

Cet épilogue rembruni est substantiel. André Breton et

Philippe Soupault y dévoilent leur désir, réel ou feint,

de disparaître dans l'anonymat. « Bois et Charbons »,

précisera Breton dans Commentaire de 1930, comme

« l'anonymat de ces petites boutiques pauvres, par

107

exemple. »160 Notons que ces mots, une fois épanchés,

continueront de hanter Breton. Ils réapparaîtront dans

Clair de terre en 1923 et dans Nadja cinq ans plus

tard. 161

L'ensemble du texte est rédigé dans un style altier qui

n'est pas étranger à Breton. Il se présente sous forme

de prospectus commercial. Pour Breton, l'expérience des

Champs magnétiques a l'effet d'un exutoire qui lui

permet un temps de canaliser la peine ressentie après la

perte de Vaché. Le texte lui est d'ailleurs dédié. Ce

fait comporte sa part d'intérêt. Dédier un livre aux

morts, c'est en quelque sorte accepter de leur survivre.

Cette dédicace paraît donc marquer un état transitif

dans le cheminement d'André Breton.

Le dernier acte de la pièce, « S'il vous plaît »,

demeura inédit jusqu'en 1966, année du décès de Breton.

Ce long silence semble ne rien devoir au hasard. Les

auteurs y laissent clairement sous-entendre le désir de

disparaître conjointement sur la scène. Alain Jouffroy

dit à ce sujet : « Les auteurs devaient finalement

monter sur scène, et armés d'un revolver chargé,

devaient jouer à la roulette russe devant les

spectateurs de la pièce. »16^ II convient d'observer que

cette scène rappelle étrangement les événements qui se

déroulèrent le 23 juin 1917, au Conservatoire Maubel.

Breton raconte que Jacques Vaché, pour protester contre

160 André Breton, Philippe Soupault, Les Champs Magnétiques, p.15161 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.87162 Ibidem, p. 85

108

le « scandale de la représentation »163, était entré dans

la salle, armé d'un revolver et menaçait d'assassiner

les spectateurs. Peut-on parler de filiation ? Nous

l'ignorons, mais la forte similitude laissera le lecteur

perplexe. Quoi qu'il en soit, la confiscation de cet

acte, par André Breton, suggère une attitude de type

défensif. On peut y voir celle d'homme qui, face à une

blessure poignante, choisit de la taire pour ne pas la

raviver.

L'expérience de la rédaction des Champs Magnétiques

devint rapidement éprouvante pour les auteurs. Il était

impératif que cela cesse. D'une part, l'épuisement

amenait leur esprit à osciller dangereusement. D'autre

part, à ce rythme, André Breton et Philippe Soupault

craignaient sincèrement d'être emportés dans le

tourbillon de la folie. Ainsi, lorsqu'il commença à se

sentir trop ébranlé, Breton conclut l'expérience.

L'aventure dura quinze jours et l'essentiel de la

rédaction fut complété en huit jours.

Aragon, de retour à Paris en juin 1919, fut le premier à

prendre connaissance du texte. La lecture eut lieu au

café La Source, boulevard Saint-Michel, lors d'un tête-

à-tête avec Breton. Aragon servit de baromètre. Ce choix

semble relever de la grande complicité qu'il partageait

avec les auteurs. Par sa connaissance évidente de leur

production écrite respective, Aragon devenait le plus

apte à évaluer l'unité des textes. Le constat fut

positif. Pour Aragon, l'expérience menée par ses

] 63'André Breton, Les pas perdus , p.20

109

camarades sembla des plus concluante. Selon le regard de

l'expert, la fusion s'était opérée. La symbiose était

d'une telle finesse qu'elle rendit la tentative de

départage excessivement complexe. Ce fait confirmé,

Aragon salua la création de l'auteur bicéphale.

Il est difficile de dater précisément chaque chapitre et

de distinguer avec exactitude quel texte appartient à

quel auteur. Dans un désir indéniable de fusion, Breton

et Soupault se sont employés à signer ensemble chaque

texte, même ceux à auteur unique. Or, la parution de

chaque chapitre devient une indication intéressante

quant à la datation limite de leur production.

Marguerite Bonnet, qui s'est penchée sur la question,

est parvenue à établir les listes suivantes :

Parutions dans la revue Littérature164

Titre Signature N° et datede LittératureUsine

La Glace sanstain

Saisons

Éclipses

Lune de miel

Hôtels

André Breton

André Breton etPhilippeSoupaultAndré Breton etPhilippeSoupaultAndré Breton etPhilippeSoupaultAndré Breton

PhilippeSoupault

7 septembre 1919

8 octobre 1919

9 novembre 1919

10 décembre 1919

11 janvier 1920

12 février 1920

11,-1 Bonnet, Marguerite, André Breton, p. 167

110

Parutions dans les revues du mouvement Dada165

TitreTerre de couleur

Règlements

Barrières(le cinquième etdernierdialogue)Trains

J'ai beaucoupconnu

Les sentimentssont gratuits

Détour par leciel

SignatureAndré Breton

PhilippeSoupaultAndré Breton etPhilippeSoupault

PhilippeSoupaultAndré Breton

PhilippeSoupault

André Breton

Revue et date391, no 21, mars1920391, no 21, mars1920DADAphone, 1mars 1920

DADAphone, 7mars 1920Z, no 1, mars1920

Z, no 1, mars1920

Proverbe, no 4,avril 1920

Nourris de ces considérations, on constate que ces

textes ne subissent pas réellement l'influence du

mouvement Dada. En fait, la plupart sont nettement

antérieurs à l'annexion des auteurs de la revue

Littérature au mouvement de Tzara. Pour Breton, il

s'agit là de la première œuvre typiquement surréaliste,

avant la concrétisation du mouvement. Dès juillet 1919,

Breton annonce à Sami Rosenstock166, un texte poétique

d'une centaine de pages. Ce point en soi démontre qu'à

ce moment la majeure partie du livre était complétée et

que les ajouts des textes à auteur unique furent insérés

par la suite. En l'occurrence, la paternité des textes

reste vaporeuse, même Louis Aragon est confondu. Or,

165 Ibidem, p. 168166 II s'agit du véritable nom de Tristan Tzara.

111

tout porte à croire que Breton a rédigé la première

section du « Pagure dit », « Saisons » et « Bois et

Charbon ». La deuxième partie du « Pagure » semble le

fruit du travail de Soupault. Les chapitres intitulés

« Les Gants Blancs » et « En 80 jours », bien qu'ils

aient été rédigés en alternance, sont majoritairement

issus de la plume de Philippe Soupault. Tandis que

« Glace sans tain », « Éclipses », « Barrière » et « Ne

bougeons plus » furent rédigés à tour de rôle avec des

enchevêtrements parfois très serrés.

Lors de la rédaction des Champs Magnétiques, un

déplacement d'accent s'opère. On constate un transfert

de tons entre les protagonistes. Certaines sections ou

certaines phrases empreintes de l'art d'écriture d'André

Breton appartiennent à Philippe Soupault, et l'inverse

est aussi perceptible. À l'image de « l'auteur à deux

têtes »167, les variations discernables semblent relever

davantage de l'état d'esprit des deux complices, au

moment de l'écriture, qu'à leurs styles respectifs. Les

similitudes, elles, sont grandes. Les plus frappantes se

situent au niveau de la construction du texte, de la

verve, de l'humour, de l'émotion, de la force des

images. Fait surprenant, la soudure est telle que les

labilités de l'écriture sont aussi indiscernables chez

les deux auteurs. Ce qui nous amène à constater que

l'entrelacement des voies se dissout pour culminer en un

produit homogène.

167 Mark Polizzotti, André Breton, p .122

113

Le désarroi de Breton est substantiel. Il est confirmé

par plusieurs textes de cette époque. Dans ses

Entretiens radiophoniques, il confie :

L'avenir est dénué pour moi de toutereprésentation. (...) Je tourne pendant desheures autour de la table de ma chambred'hôtel, je marche sans but dans Paris, jepasse des soirées seul sur un banc de la placedu Châtelet. Il ne me semble pas que jepoursuive une idée ou une solution : non, jesuis en proie à une sorte de fatalisme au jourle jour (...) Cela se fonde sur une indifférenceà peu près totale qui n'excepte que mes raresamis, c'est-à-dire ceux qui participent à queltitre au même trouble que moi ...169

André Breton refuse catégoriquement « l'assimilation

fonctionnelle qui caractérise les êtres vivants171 ». Or,

il n'entrevoit alors que peu d'issues. Dès lors, que

reste-t-il à faire, sinon errer? À cela s'ajoute le

décès de Jacques Vaché. Le jeune homme qui soutenait que

« l'art est une sottise »171 et « qui objectait à mourir

en temps de guerre »172, fût trouvé mort, à Nantes, peu

de temps après l'armistice. Il était alors âgé de vingt

trois ans. Vaché succomba à une surdose d'opium en

compagnie de quelques camarades. Il convient de

remarquer que les circonstances « réelles » entourant la

mort suspecte du jeune dandy ne sont pas déterminantes

pour notre propos. C'est le sens qu'elle prend dans la

démarche de l'écrivain qui importe ici. Breton

interprète ce décès comme un suicide. Il précise au

169 André Breton, Entretiens radiophoniques (1913-1952), p. 57170 André Breton, Les Pas Perdus, p. 7171 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de 1'aventureSurréaliste, p.93172 Ibidem,p. 189

114

sujet de Vaché dans La Confession dédaigneuse : « Sans

lui j'aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi

ce complot de forces obscures qui mène à se croire

quelque chose d'aussi absurde qu'une vocation. »173 Pour

Breton, Vaché s'est élevé contre le contrôle social en

choisissant la mort. Ce « suicide » est donc perçu comme

un pied de nez au pouvoir, « une dernière fourberie

drôle »174. Et, dans la perspective ainsi tracée, c'est-

à-dire la mort utilisée comme moyen de résistance contre

l'assujettissement, ce décès le place devant une

impasse.

Dans cet extrait d'une lettre adressée à Tristan Tzara

le 12 juin 1919, Breton témoigne de son dilemme et de

son désarroi :

« La lutte est trop inégale, je vois plusieursmanières de succomber : 1° la mort(Lautréamont, Jacques Vaché); 2° le gâtismeinvolontaire : il arrive qu'on se prend ausérieux (Barrés, Gide, Picasso); 3° le gâtismevolontaire : réussite dans l'épicerie(Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.).Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous?Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autrefenêtre? (C est aussi pour moi quej'interroge.) »175

La peur de céder sous le poids de la « machine » sociale

est réelle et envahissante. Elle hante le jeune homme.

La « lutte est inégale », et l'avenir n'offre que

d'obscures perspectives. L'art est complaisant, le

173André Breton, Les Pas Perdus , p. 9""ibidem,p.24175 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventureSurréaliste,p.190

115

discours scientifique rodomont et le politique

méprisant.

Dans cette visée, la question de la mort semble

s'imposer avec de plus en plus d'autorité- II l'abordera

d'ailleurs sans réserve dans La Confession dédaigneuse,

où il expose très clairement son point de vue sur le

sujet en affirmant :

Se suicider, je ne le trouve légitime que dansun cas : n'ayant au monde d'autre défi à jeterque le désir, ne recevant de plus grand défique ma mort, je puis en venir à désirer lamort. Mais il ne saurait être question dem' abêtir...176

André Breton est sans équivoque. Il préfère mourir à

s'abêtir. Il est hors de doute que l'écrivain traverse

un moment de grand abattement. Ce sentiment prend

directement sa source dans le refus de l'abrutissement.

On peut penser que l'épisode précédant la rédaction des

Champs Magnétiques correspond au point culminant de cet

état de désespoir.

Breton paraît risquer le tout pour le tout. À l'image du

pacte passé avec Aragon, en rédigeant Les Champs

magnétiques, André Breton cherchait à réaliser un livre

périlleux et redoutable. Le péril ici encouru est celui

de la « folie », c'est-à-dire le risque de perdre ce

qu' il y a de plus précieux en soi : l'esprit

discrétionnaire. Et Breton sait, pour avoir constaté

l'état et les conditions de vie de ces fous, que l'enjeu

est grand. Pourtant, tel que nous l'avons vu, Breton dit

6André Breton, Les Pas Perdus ,p.8

116

clairement dans le Manifeste de 1924 : « ... comme si l'on

pouvait se tromper davantage. (....) Reste la folie, « la

folie qu'on enferme » a-t-on si bien dit. Celle-là ou

l'autre... »17 Entre la folie, l'assujettissement et la

mort, André Breton préfère visiblement risquer la folie.

L'écrivain part à la poursuite d'une intuition qu'il se

fait un devoir de confirmer. Les théories freudiennes

traduites par Régis et Hesnard, le discours du fou et

les phrases données dans les périodes de demi-sommeil

constituent un tissu d'éléments qui incitent Breton à

pousser l'expertise. La juxtaposition de ces éléments

esquisse un espoir. Or, nous pouvons nous demander de

quelle nature est cet espoir. André Breton précise dans

le Manifeste du Surréalisme de 1924 :

Si les profondeurs de notre esprit recèlentd'étranges forces capables d'augmenter cellesde la surface, ou de lutter victorieusementcontre elles, il y a tout intérêt à les capter,à les capter d'abord, pour les soumettreensuite, s'il y a lieu, au contrôle de notreraison.

De toute évidence, Breton espère trouver au plus profond

de lui-même des forces. La suite de l'extrait fait

problème et confond l'entendement. Son énoncé conduit le

lecteur dans un imbroglio. Cherche-t-il à amplifier les

forces à la surface ou à « lutter victorieusement contre

elles »? L'objectif est élusif, et la relation entre les

forces enfouies et celles qui reposent à la surface

demeure confuse. En outre, il semble que l'utilité de

177 André Breton, Manifestes du Surréalisme, p.15178 Ibidem, p.20

117

ces forces soit non définie par l'auteur. Ce nonobstant,

il est hors de doute qu'il s'agit d'extraire quelques

énergies de l'inconscient. André Breton tente de poser

un nouveau regard sur ce qu'il est convenu d'appeler

l'âme. Cette perception concerne la remise en cause de

la thèse soutenant l'unité de l'âme. Dès lors, il

introduit l'idée que cette âme « morcelée » comporterait

potentiellement « plusieurs consciences... »179. Une telle

position commande une modification intrinsèque de notre

rapport avec le monde.

L'auteur avoue s'appuyer sur une croyance. Dans le

premier Manifeste du Surréalisme, il dit tout net :

Je crois à la résolution future de ces deuxétats, en apparence si contradictoire, que sontle rêve et la réalité, en une sorte de réalitéabsolue, de surréalité, si l'on peut ainsidire. C'est à sa conquête que je vais, certainde n'y pas parvenir, mais trop insoucieux de mapropre mort pour ne pas supporter un peu lesjoies d'une telle possession. 180

Le terme de « résolution » tel qu'utilisé par Breton

comporte sa part d'ambiguïté. Il semble possible de

l'interpréter sous deux registres. D'une part, en tant

que l'opération permettant de résoudre un problème, une

difficulté. Dans cette visée, il s'agirait d'harmoniser

les tensions relatives à la cohabitation de « ces deux

états en apparence si contradictoires ». D'autre part,

en tant que la manœuvre permettant à un corps de se

résoudre, de se réduire. Selon cette perspective, il

179 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventureSurréaliste,p.195180 André Breton, Manifestes du Surréalisme, p.24

118

serait question de transformer le rêve et la réalité en

surréalité. Visiblement, André Breton demeure vague sur

le sujet. Il convient de remarquer que l'idée de la

« rencontre des opposés » réapparaît à nouveau. La

surréalité se veut-elle un univers stupéfiant

probablement. Or, malgré le rayonnement qui s'exhale des

« joies d'une telle possession », la démarche de Breton

s'inscrit dans un certain fatalisme. Il en ressort toute

la splendeur et la munificence du geste « inutile ».

On peut enfin se demander ce qui amena André Breton à

placer sa foi dans le discours poétique. Dans La

Confession dédaigneuse, il explique ce choix:

Après toutes les déceptions qu'elle m'a déjàinfligées, je tiens encore la poésie pour leterrain où ont le plus de chances de serésoudre les terribles difficultés de laconscience avec la confiance, chez un mêmeindividu. 181

Le choix de l'auteur paraît obéir à un processus

d'élimination. Autrement dit, Breton paraît choisir la

poésie « par défaut ». N'ayant pas trouvé de chemin plus

honorable pour parvenir à unifier la pensée, il s'en

remet à la poésie. L'auteur suggère alors de s'y

abandonner en toute confiance.

Ainsi instruit, on observe, avec la découverte de l'art

d'écrire automatique, un renversement majeur de

l'attitude d'André Breton. Les Champs Magnétiques

semblent, comme l'a très justement énoncé Louis Aragon :

181 André Breton, Les Pas Perdus, p. 15

119

« le moment à l'aube de ce siècle où tourne toute

l'histoire de l'écriture, non point le livre par quoi

voulait Stéphane Mallarmé que finît le monde, mais celui

par quoi tout commence. »182 Certaines idées sont mortes,

alors que d'autres sont nées, et il semble qu'André

Breton revit animé par cette nouvelle conviction,

soit qu'il existe « autre chose ». C'est cette

conviction qui lui permet de détourner le dilemme de vie

et de mort. Ce renversement l'autorise à affirmer, tel

que nous l'avons vu précédemment, à la fin du Manifeste

du Surréalisme de 1924 que : « C'est vivre et cesser de

vivre qui sont des solutions imaginaires. L'existence

est ailleurs. »183

182 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de J'aventureSurréaliste,p.16118.! André Breton, Manifestes du Surréalisme, p.60

120

5. Les linéaments du dessein

Dans les Pas Perdus, André Breton déclarait :

Je n'aime, bien entendu, que les chosesinaccomplies, je ne me propose rien tant que detrop embrasser. L'étreinte, la dominationseule, sont des leurres. Et c'est assez, pourl'instant, qu'une si jolie ombre danse au bordde la fenêtre par laquelle je vais recommencerchaque jour à me jeter.184

Le lecteur aura du mal à lire cette déclaration

sans afficher un sourire, touché en plein cœur par

l'optimisme d'André Breton. Il suffit « qu'une si

jolie ombre danse au bord de la fenêtre » pour

qu'il s'y jette empreint d'une suréminente

hardiesse. Avec les Champs Magnétiques c'est très

précisément ce que fait Breton. Percevant une jolie

ombre, il se jette par la fenêtre et il embrasse

très largement l'expérience du vivant-

Breton perçoit l'ombre de « quelque chose » qui

permettrait d'échapper à la censure consciente et

au contrôle social. Ce « quelque chose » devrait

concrétiser la trinité que constituent à ses yeux

l'amour, la « liberté, couleur d'homme »185 et la

vie transfigurée. L'espoir esquissé lui suffit. Dès

lors, il se lance dans l'aventure. Et justement, il

s'agit bien d'une aventure avec tout ce que cette

idée comporte de nouveauté, de risques,

d'incertitudes et de défis pour l'être humain. Armé

d'une lanterne, Breton plonge dans l'inconnu. Un

184 André Breton, Les Pas Perdus, p. 24185 Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme, p.24

121

tel geste sous-tend que l'on nage dans l'ignorance.

C'est peut-être ce qui explique le côté très

vaporeux des explications auxquelles nous sommes

confrontés. La démarche d'André Breton est à la

fois intuitive et prudente à l'image de la grande

sagacité de l'homme qui l'élabore.

5.1 Au large du verbe

Breton recherche, avec la mise en place du procédé

d'écriture automatique, une solution poétique aux

problèmes reliés à l'existence. Il tente d'établir un

nouveau discours poétique basé sur l'instauration d'une

connotation plus juste du vocable. Pour ce faire, il

cherche à remonter à la source du langage. Pour lui, le

seul langage véritablement pur est celui qui émerge

directement des voies de l'inconscient.

Cette perception l'entraîne inéluctablement à mystifier

le langage. Il semble que, pour lui, c'est par le

langage que s'opère la révélation. Dans la perspective

ainsi tracée, c'est par la parole que s'incarne la

véritable pensée. Le langage se voit muni d'un pouvoir

d'énonciation qui outrepasse celui de la volonté

consciente. Et, les mots traduisent d'emblée une idée.

C'est d'ailleurs par eux que s'effectue l'architecture

de la pensée. André Breton précise :

« Mais je l'ai déjà dit, les mots, de par lanature que nous leur reconnaissons, méritent dejouer un rôle autrement décisif. Rien ne sertde les modifier puisque, tels qu'ils sont, ilsrépondent avec promptitude à notre appel. Il

122

suffit que notre critique porte sur les loisqui président à leur assemblage »186.

Pour Breton, tout processus de réflexion s'appuie sur

les mots. De fait, faute de mots, toute pensée cohérente

deviendrait impossible. On serait ainsi confronté au

chaos.

En l'occurrence, la pensée épurée par l'automatisme se

présente plus sonore. Le langage devient, sous la dictée

de l'inconscient, l'expression de la force brute, de la

matière première de l'esprit. À partir de là, on conçoit

que c'est par le langage que doit s'opérer la

restructuration du monde de la pensée. Breton explique :

« En matière de langage les poètes surréalistesn'ont été et ne demeurent épris de rien tantque de cette propriété des mots à s'assemblerpar chaînes singulières pour resplendir, etcela au moment où on les cherche le moins. Ilsn'ont tenu à rien tant qu'à ramener ces chaînesdes lieux obscurs où elles se forment pour leurfaire affronter la lumière du jour. Et ce quiles a requis dans ces groupements verbaux, cequi les a dissuadés d'y rien changer quand bienmême il leur arrivait de ne pas satisfaire aubesoin de sens de sens immédiat - ou deviolenter ce sens au grand effroi du lecteurordinaire, c'est que leur structure offrait cetaspect inéluctable de l'enchaînement musical,que les mots qui les composaient s'étaientdistribué selon des affinités inhabituelles,mais beaucoup plus profondes. »187

L'épuration du langage, la restitution de sa véritable

structure et de sa force imaginative instaure de

186 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dansl'expérience surréaliste, p.50187 Ibidem^ p.52

123

nouvelles avenues quant à la portée de son sens. La

phrase automatique qui se présente dans une syntaxe

correcte ouvre la porte à toute une multitude

d'interprétations. C'est par elle que s'opère la

transformation du sujet à l'objet. Or, pour conserver sa

valeur poétique, cette phrase doit aussi conserver une

part de mystère. Même si les psychanalystes

s'intéressent de très près au langage et utilisent des

procédés semblables, le but qu'ils tendent à rejoindre

est nettement différent. En fait, les psychanalystes

cherchent à découvrir le sens de l'énoncé par la

décortication du langage dans un but thérapeutique.

Breton, lui ne cherche pas à dépouiller la phrase de son

mystère. Son but n'est pas de découvrir quelle

frustration inconsciente a amené le scripteur à rédiger

tel texte poétique. Il s'intéresse à la synthèse du

rationnel et de l'onirique. En outre, il y a attente de

révélation.

Christian Vereecken précise dans son texte intitulé Le

surréalisme et le sens ou d'une certaine confusion du

parlêtre et du mot, que les mots se présentent comme les

index d'un au-delà du sens, qui ne serait pas de l'ordre

du non-sens mais du plein sens c'est-à-dire de

l'ineffable188. Le mot est donc dans l'expectative de son

complément. C'est cette réunion, cette fusion avec l'au-

delà du sens qui permettra la plénitude de l'être. Or,

il semble que cet abouchement relève de la surréalité. À

cet égard, Michel Leiris précisera, en 1938 dans

188Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.19

124

Glossaire, j'y serre mes gloses, que : « Maintenant nous

sommes passés, sans aucun doute, dans le territoire de

la poésie, en ce lieu où le langage se transforme en

oracle ».

L'automatisme écrit se veut donc la transcription d'une

« dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle

exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation

esthétique ou morale »189. Ce versant de l'automatisme

soulève la question du grotesque. La distinction entre

la phrase produite automatiquement et celle qui est tout

simplement bête ou absurde devient complexe à établir.

Breton dans Légitime Défense en 1926 soulève la

question. Gérard Durozoi et Bernard Lecherbonnier,

relate ses propos et précisent que :

(...) jamais le travail sur les mots ne doit êtreabstrait, il doit avoir pour fonction dedélivrer une substance, sans la présence delaquelle ils ne feraient que jouergratuitement. Substance qu'il faut biendistinguer d'un quelconque message. Bretonparle de nécessité réalisée.190

Cet extrait fait problème. Deux notions surgissent

d'emblée, celle de « la substance » et de la

« gratuité ». Cette substance dont Breton parle, on

ignore sa véritable « nature ». L'auteur s'abstient de

définir clairement son essence. Considérant que Breton

se fait aventurier de l'inconscient, il est loisible de

penser qu'il en ignore lui-même la teneur. Il paraît

189 André Breton, Manifestes du Surréalisme, p.36190 Durozi, Gérard et Lecherbonnier, Bernard. André Breton, l'écrituresurréaliste, p. 20

125

tout aussi concevable que les réserves de Breton soient

liées au désir d'éviter le piège du dogmatisme. Ses

explications se font vacillantes. Il réfère tant au

freudisme qu'au marxisme en s'appuyant sur l'idée d'une

pulsion vitale. Parallèlement, la notion de gratuité

excite aussi la réflexion. L'art d'écrire

automatiquement présuppose que la phrase est donnée et

illogique.

Dès lors, si l'on attribue au mot une valeur innée,

peut-on parler de phrases absurdes ou plus pauvres ?

Chaque mot étant porteur de signification, nous ne

sommes pas placé dans l'obligation de reconnaître une

égale valeur à chacune de ces phrases énoncées

« gratuitement ». La phrase automatique de Breton,

contrairement aux mots en liberté de Marinetti, conserve

une syntaxe juste. C'est peut-être dans cette voie qu'il

faut chercher la distinction.

Tout se présente comme si chaque phrase offerte dans une

syntaxe correcte devait être porteuse de sens et

témoigner de la vie psychique de l'être. Les auteurs

expliquent : « Si la parole-pensée n'était pas

substantielle, elle dénoncerait dans le locuteur un

silence dramatique, une rupture dans la continuité de

l'être. Aussi parler, écouter sa parole parler, est-il

un acte vital, l'acte vital par excellence. »191 C'est

donc par la parole-pensée, libérée par l'automatisme,

que s'exprime la vie réelle ou surréelle. Sous le regard

de Breton, c'est par elle que semble se restituer la

191 ibid.

126

communication avec ce torrent intérieur qui permet

d'être et d'exister. Elle est liée à la vie psychique.

1/ importance qu'il place dans le signifiant ne nie pas

le signifié. Comme le font remarquer les auteurs : « La

substance qui l'emplit la légitime. »192

5.2 L'appas de la psychanalyse

La conception de l'écriture automatique, telle que

présentée par André Breton dans le Manifeste de 1924,

est commandée par une prise de position, une prise de

parti affirmant l'existence et la valeur de

l'inconscient. Elle est rattachée à une façon

d'envisager l'écriture comme vecteur d'un message

inconscient permettant une révélation. On peut aisément

se demander ce qui motive André Breton à établir une

telle hiérarchie. Pourquoi certaines formes

d'associations sont-elles supérieures à d'autres ?

Pourquoi le terrain de l'inconscient supplante-t-il le

fonctionnement rationnel de la pensée ? Cette perception

est en grande partie attribuable à la force d'attraction

des théories freudiennes et de la psychanalyse. Pour les

psychanalystes, la substance vitale du psychisme réside

dans l'inconscient. D'après Sigmund Freud : «II ne peut

y avoir de fait conscient sans stade antérieur

inconscient, tandis que l'inconscient peut se passer de

stade conscient et avoir cependant une valeur

psychique. L'inconscient est le psychique lui-même et

192 ibidem, p. 18

127

son essentielle réalité. »19' Ainsi, l'inconscient

s'arroge d'une certaine supériorité. Il est perçu comme

fondement de la conscience, mais plus encore, son

existence en dépend. La valeur intrinsèque de

l'inconscient ne peut, selon les dires de son fondateur,

être remise en cause puisque sans lui, il ne peut y

avoir de vie psychique. Freud précise : « L'inconscient

est pareil à un grand cercle qui enfermerait le

conscient comme un cercle plus petit. »194 De fait, il

détrône la conscience en réduisant considérablement sa

valeur. Pour lui, elle semble posséder autant de failles

que l'ensemble de nos sens. On comprend ainsi, qu'avec

ces théories en main, il devient parfaitement

envisageable que la vérité de l'esprit humain soit

enfouie dans le registre de l'inconscient. Cette

perspective offre ainsi une réalité ontologique

supérieure au registre de la conscience.

Une telle position ne peut qu'être intensifiée par

l'animosité que Breton éprouve face aux notions de

censure et de contrôle. Dans cette visée, il convient de

remarquer que, selon la théorie freudienne,

l'inconscient fonctionne un peu à la manière d'une

éponge. Il absorbe ainsi l'ensemble des informations

avec lesquelles il est mis en contact et les enregistre

de façon à constituer une prodigieuse banque de données.

Le travail de la conscience réside dans le tri et

l'assemblage rationnel de ces données. Pour diverses

raisons, certaines données sont acceptées et d'autres

193Sigmund Freud, L'interprétation des rêves, cité dans Lire André Bretonà Saint-Dizier, http ://entretenir.free.fr/breton5.html, 21 avril 2005194Ibidem

128

rejetées. Il peut arriver que, confrontés à une

incapacité de fonctionner avec une information qui

possède une charge émotive trop importante et par le

fait même intraitable, on l'écrase ou la rejette en

l'enfouissant dans le registre de l'inconscient. Il

s'agit de ce qu'on appelle dans la sphère

psychanalytique « le refoulement ». Il existe donc, au

même titre que la censure sociale, un processus de

censure de conscience.

5.2.1 L'émoi

Pour l'essentiel, la visée de Breton est d'accéder à la

révélation par le chemin de l'émoi. Dans la Clé des

Champs, il précise:

« J'ai toujours soutenu qu'un certain nombred'œuvres poétiques et autres valentessentiellement par le pouvoir qu'elles ontd'en appeler à une faculté autre quel'intelligence. La beauté exige qu'on jouissele plus souvent avant de comprendre et ellen'entretient avec la clarté que des rapportsfort distants et secondaires. Ce n'est pasqu'elle se rebelle contre toute élucidation,mais elle ne supporte cette élucidation qu'aposteriori et comme en dehors d'elle. Rien nesaurait lui être plus fatal que, sur-le-champ,de prendre une conscience nette des élémentsintellectuels et sensibles qu'elle met en œuvreet de vouloir, en se manifestant, rendreégalement manifestes toutes ses ressources »195.

Dans cette visée, l'homme, le poète, tente de découvrir

l'oracle de la vie inconsciente. Il devient donc

indirectement un prophète non pas qui élucide des

195 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dansl'expérience surréaliste, p.63

130

L'art d'écrire automatiquement, chez Breton met en jeu

des préoccupations qui relèvent davantage de la conquête

du merveilleux que de la production d'oeuvres

littéraires. Il s'agira pour le mouvement de constituer

un registre de méthodes d'investigations permettant

d'éclairer le gouffre de l'inconscient. C'est dans ce

cadre que s'inscrit l'automatisme.

5.2.2 Les Médiums

II est hors de doute qu'André Breton s'intéressera à

l'univers médiumnique. Il paraît toutefois important de

signaler que sous des aspects apparentés, les recherches

entreprises par Breton et ses camarades surréalistes

obéissent à une logique fondamentalement opposée. Dans

l'univers des médiums, on cherche à établir une

dislocation interne de l'homme. Il devient pour ainsi

dire, le réceptacle d'esprits extérieurs. Dans l'optique

surréaliste, la visée est contrastante. On tente plutôt

d'unifier l'homme sur de nouvelles bases c'est-à-dire de

le remettre en contact avec ses énergies intérieures. Il

s'agit de créer un nouvel équilibre par une imbrication

plus juste des fragments épars du moi. C'est le propre

de la quête surréaliste, la réunification dans une

synthèse simultanée des tensions internes pour atteindre

une globalité totalisante. Pour ce faire, la

connaissance de ce que constitue l'univers inconscient

est impérative, considérant qu'unifier l'inconnu est

chose impossible... Le contact avec le monde médiumnique

permet la prise de conscience du message subliminal.

Ainsi, Breton se désintéresse du spiritisme pour se

133

la mise en place de techniques d'exploration de

1'inconscient.

5.2.5 La muse

« C'est l'espoir ou le désespoir, écrit Éluard, qui

déterminera pour le rêveur éveillé - pour le poète

l'action de son imagination. »198 En énonçant, cette

nuance, Éluard se situe dans le prolongement de Breton.

On voit ici clairement établie une distinction entre

« l'espoir » et l'« imagination ». Selon la perspective

de Ferdinand Alquié, qui nous rapporte ces dires dans

son ouvrage La philosophie du Surréalisme, il s'agit de

détourner la contradiction séparant la réalité et ce

qu'elle pourrait être. De fait, l'espoir apparaît ici

comme un état passif relié au plat constat d'une

scission entre deux principes. Pour Breton, l'« homme

est soluble dans sa pensée »199. L'un des desseins

auxquels s'emploient les membres du mouvement

surréaliste est précisément la dissolution des

antinomies. Cette visée s'inscrit à juste titre sur le

mur de la révolte du surréalisme contre

l'assujettissement. Il s'agit de se braquer contre le

reductionnisme abusif qui consiste à penser le monde en

termes de catégories. Concevoir un monde bitonal exclut

d'emblée toutes colorations. Ce mode de pensée comporte

deux principaux dangers. D'une part, la catégorie tue la

réflexion à grands coups d'évidence. D'autre part,

définir ce qu'est une chose, renvoie, inéluctablement a

ce qu'elle n'est pas. À cet égard, l'exemple du débat

s'articulant autour de la « nature » humaine est

198 Ferdinand Aquié, Philosophie du surréalisme, p. 167199 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.53

134

particulièrement illustratif. Il suffit de définir ce

qu'est un être humain pour être autorisé à répudier tous

ceux qui se distinguent des formes fixées par décision

unilatérale. Cette évidence affirmée, il nous sera

possible de constituer un génocide en toute quiétude.

L'expérience nous enseigne que rien n'est jamais clair

dans le vivant. Dans la perspective ainsi tracée, les

notions d'encastrement, de cloisonnement de la vie ne

peuvent qu'être mères de souffrances.

Pour André Breton, l'imagination a pour fonction de

permettre le rapprochement d'éléments en apparence

hétéroclites. Elle nous permet de jouer avec le sens que

l'on donne à la représentation. Il s'agit d'un

dispositif de résistance face aux « normes d'une raison

logicienne, souci de l'utile, censure morale. »20 ' Or, il

importe de souligner qu'une telle perception n'implique

pas une négation de la persistance de l'objet à

l'extérieur du moi. Il s'agirait là de basculer dans ce

que Breton appelle « l'erreur grandiose de Fichte »201.

Ferdinand Alquié précise très justement que la

philosophie surréaliste reconnaît d'emblée une : « ...

identité de nature entre la sensation et l'image,

existence propre de l'image, puissance d'actualisation

inhérente à l'image. »202 On comprend donc, là se

manifeste l'influence de Freud, que l'homme, animé par

le désir, a le pouvoir de reformuler le monde. C'est en

ce point précis que se révèle la liberté humaine.

L'imagination est perçue comme « la faculté libératrice

200 Ferdinand Aquié, Philosophie du surréalisme, p. 171201 Ibidem, p. 172202 Ibidem, p. 171

135

qui nous permet de passer du réel à l'image elle-

même » .

5.2.6 La surréalité

La difficulté interne du type de vision qu'élabore André

Breton, ainsi que de l'intérêt qu'elle suscite, tient à

l'interaction qu'il a entre ces trois notions : le

dogmatisme, la liberté et l'immanence.

Dans Philosophie du surréalisme, Ferdinand Alquié dit

que : « Toute conscience, cependant, vise un objet, se

définit par ce dont elle est conscience. »204 L'opération

proprement épistémologique consiste donc à fixer un

référant à la conscience esthétique. Nous saisissons que

Breton doit trouver une finalité à la vision esthétique

qu'il instaure à partir de l'automatisme. En

l'occurrence, il s'agit du surréel.

André Breton entend mettre en place une autre esthétique

qui vise la plénitude de l'homme, laquelle n'apparaît

possible que dans la synthèse des antinomies. Il ne

saurait souffrir d'aucun compromis relativement à la

liberté humaine qui relève, à ses yeux, du registre de

l'essentiel. Et, il rejette d'emblée tant les vérités

nouménales que les morales séraphiques. Dans la

perspective ainsi tracée, il est clair que le surréel ne

doit pas outrepasser la finalité de l'être humain

contenu dans sa nature même. Il doit impérativement lui

être conjoint. Parallèlement, Breton ne veut pas imposer

sa vérité ou convaincre de la justesse de ses idées. Ce

203 Ibidem, p. 182204 Ibidem, p. 198

137

égard, Ferdinand Alquié précise très justement

que : « l'absolu est précisément ce dont on ne peut

parler sans le rendre relatif au langage ». Dans cette

visée, le surréel peut conserver sa quintessence sans

être un noumène. Il est clair que l'absolu se présente

comme notion élusive. La surréalité n'est pas alors

explicitée en tant qu'objet mais figure au moins à

l'état implicite, comme un trait pertinent et

structurant qui, une fois mis à jour, donne tout son

sens et son relief à la conscience esthétique.

Pour comprendre ce qu'est la surréalité, il est

indispensable de se ressouvenir de l'importance qu'André

Breton accorde à la notion de mouvement. Nous savons que

Breton cherche à découvrir le « principe d'ordre et de

coordination d'instinct de la raison ». Il emprunte

beaucoup à Freud. Il est séduit par les notions de désir

et de pulsion. Il convient de souligner que ces notions

comportent d'emblée l'idée de mouvement. Selon cette

perception, le principe d'orchestration pourrait

difficilement répondre à un schème fixe. Breton se

concentre sur la poésie perçue non pas comme fin, mais

comme moyen. Tel qu'énoncé précédemment, il ne veut pas

être poète et remercie Jacques Vaché à cet égard. En

l'occurrence, être poète se présente comme un terme, une

finalité, un statut fixe. Breton veut vivre poétiquement

donc adopter une attitude poétique, être poétique. La

poésie, pour Breton, doit être empirique.

Et Ferdinand Alquié dit :

Si parfois, l'être aimé lui manquant, Bretonpasse « de l'être à l'essence », et tire de la

138

personne collective de la femme » « l'idée quetout n'est pas perdu », c'est toujours comme unpis-aller, et « faute pour l'esprit depossibilité de retour à l'être », lequel esttoujours tenu, il va sans dire, pour un êtreparticulier. 206

On voit donc clairement que le surréel est en l'homme.

Il danse avec l'être et l'essence. Il est fidèle à

l'expérience, et armé de l'imagination, permet à l'homme

de reformuler le monde à partir de la nature. C'est ce

qui permet à André Breton d'affirmer dans le Manifeste

de 1924 :

L'homme propose et dispose. Il ne tient qu'àlui de s'appartenir tout entier, c'est-à-direde maintenir à l'état anarchique la bandechaque jour plus redoutable de ses désirs. Lapoésie le lui enseigne. Elle porte en elle lacompensation parfaite des misères que nousendurons. Elle peut être une ordonnatrice,aussi, pour peu que sous le coup d'unedéception moins intime s'avise de la prendre autragique. Le temps vienne où elle décrète lafin de l'argent et rompe seule le pain du cielet de la terre! Il y aura encore des assembléessur les places publiques, et des mouvementsauxquels vous n'avez pas espéré prendre part.Adieu les sélections absurdes, les rêves degouffre, les rivalités, les longues patiences,la fuite des saisons, l'ordre artificiel desidées, la rampe du danger, le temps pour tout!Qu'on se donne seulement la peine de pratiquerla poésie.207

Fort de tout cela, la vision d'André Breton prend tout

son sens. Le ravissement opère et l'espoir naît.

206 Ibidem, p. 209207 André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 28

136

qu'il veut c'est déstabilisé le sujet dormant et

confondu par le réel objectif afin d'y introduire une

perspective. Ainsi, le surréel doit donc autoriser la

déréalisation du réel objectif pour en légitimer la

reformulation.

En ce qui concerne la dialectique, on voit ici

clairement que l'affirmation d'un tel corrélat soulève

un embarras, lequel situe André Breton à la croisée des

chemins. Le piège c'est 1'objectivation. Et, il paraît

difficilement contournable. Alquié souligne le

paradoxe :

« Si, en effet pour définir la surréalité, nousvisons le surréel lui-même, nous seronsconduits à le transformer en objet, à parler delui comme d'une chose; nous n'éviterons plus,dès lors le dogmatisme, religieux ouhermétique. Si, au contraire, nous entreprenonsla description et l'étude de la seuleconscience du surréel, nous ne dépasserons pasle psychologisme : cette fois, c'est de laconscience que nous ferons une chose ou unobjet (...) . La richesse, le sens, le pouvoir derévélation inhérents à la consciencesurréaliste seront perdus. »205

II est clair que l'objectivation est un piège afférant

au discours dont le ressort est, de toute évidence, la

nécessité de signifiance. C'est en ce point précis que

se noue le problème qui l'occupe. Le stratagème utilisé

dans le premier Manifeste témoigne de la sagacité

d'André Breton. Car, toujours selon le professeur

français, c'est en définissant la surréalité comme

absolu que Breton parvient à éviter l'impasse. À cet

205 Ibidem, p. 200

139

6. Les pierres d'achoppement

6.1 Les écueils du psyché

La découverte de l'écriture automatique joue le rôle

d'un catalyseur dans la démarche d'André Breton. Son

utilisation est immédiate, donnant lieu à la rédaction

du recueil des Champs Magnétiques, publié la même année.

Pour Breton, elle est source de confiance et ouvre la

voie à l'établissement d'une nouvelle façon de penser le

monde. Breton précise :

«... durant des années, j'ai compté sur le débittorrentiel de l'écriture automatique pour lenettoyage définitif de l'écurie littéraire. Àcet égard, la volonté d'ouvrir toutes grandesles écluses restera sans nul doute l'idéegénératrice du surréalisme »208

De fait, la définition du surréalisme plonge ses racines

dans cette expérience et s'articule autour d'elle.

Breton est très attaché à l'écrire automatique et ce,

malgré ses performances, qui exception faite des Champs

Magnétiques, sont peu probantes. André Breton avouera en

1952 que : « L'histoire de l'écriture automatique dans

le surréalisme serait, je ne crains pas de le dire,

celle d'une infortune continue »209. Cette « infortune

continue »210 relève sans doute des multiples difficultés

liées à cet art d'écrire. Les phrases précédentes qui

sont transcrites, comment les ignorer ? De plus comment

faire le vide entre les séances afin de se présenter

208 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.38209 Ibidem, p. 37210 Ibidem, p. 37

140

l'esprit vierge des considérations passées et de

l'univers environnant ? Sans compter que le fait de se

couper de toutes censures demande un effort inhabituel

et astreignant. Et la valeur, comment la garantir

autrement qu'en la soumettant à l'évaluation

consciente ?

6.1.1 L'inconscient

Fondamentalement, il subsiste, à plus forte raison, des

problématiques liées à la source même du fonctionnement

mécanique de l'inconscient. Contrairement à la

conscience, dans l'univers inconscient, il est fort

difficile, pour diverses raisons, de suivre une

trajectoire continue.

D'abord, l'inconscient est riche d'images et d'idées. Il

s'agit d'une section de particulièrement effervescente.

Le poète est ainsi confronté à un bombardement d'idées.

Or, ces images et ces idées se superposent et

s'affrontent pour émerger au niveau conscient. De ce

fait, si intrinsèquement elles possèdent une structure

respective, il advient que leurs trajectoires

s'entrecoupent. Ce qui inévitablement provoque une

certaine confusion.

En certaines occasions, le flux verbal est entrecoupé

par des images qui surgissent. Cette contingence a pour

résultat de distraire le scripteur. Un double risque se

profile. Le premier est lié à l'interruption de la

transcription de l'idée qu'il poursuivait. Le second à

l'impossibilité de se réapproprier, sur l'instant, la

trajectoire.

141

Et finalement, ce ferraillement pour l'audience de la

conscience génère des variations de vitesse, de contenu,

de direction et de champ. On comprend donc que les

problématiques majeures dérivent de la surabondance de

son contenu qui gêne la transcription fidèle.

Il importe de remarquer que les sections de poème qui

surgissent se présentent sous forme de séquences

mentales. Et, bien qu'elles soient composées de phrases

distinctes, elles sont corrélatives au moment de la

transcription. Il semble que ces sections soient dotées

d'une forme d'articulation qui confond 1'entendement vu

le sujet de l'expérience. Ce qui donne à croire que le

collage de ces fragments est issu de la continuité d'une

même tension. Plus encore que le style, dans

l'occurrence des Champs magnétiques, ce qui importe

c'est le flux continu provoqué par la force

d'attraction.

6.1.2 Désintégration réintégration et rôle de la

conscience

De plus, l'écriture surréaliste possède une double

nature. D'une part, elle est une dictée mentale. D'autre

part, elle se confond avec un amalgame d'éléments

oniriques. On remarque la présence d'interactions entre

ces éléments.

Il convient d'observer que ce mode d'écriture s'effectue

dans des circonstances éprouvantes. Ces tensions sont

partiellement imputables à la double opération qui s'y

trouve engagée. Il s'agit de la désintégration et de la

142

réintégration. Ces deux opérations sont complémentaires

bien que l'on doive donner la primauté à la

réintégration. Il importe de souligner que la

désintégration n'est toutefois pas moins essentielle.

Elle paraît indispensable à un processus de

réintégration probante. En outre, elle a pour but de se

débarrasser de la pierre d'achoppement qui gêne le

courant et rend opaque l'illumination. On doit donc

déstabiliser le rôle originel de la conscience afin de

le repositionner. Elle n'est pas, comme on pourrait le

penser, l'étrangère qui intervient à rebours pour

manipuler les données recueillies. Elle est présente au

cours du processus et assure la justesse de la dictée.

André Breton ne renierait sans doute pas ce fait,

d'autant qu'il précise dans le Manifeste du surréalisme

en 1924 que si la première phrase est donnée, il est

assez difficile de se prononcer sur le cas de la

suivante. Michel Carrouges, attirant l'attention sur ce

fait, fait remarquer qu'elle relève sans doute d'une

collaboration entre notre activité consciente et

inconsciente. Cette interprétation tient au fait que la

transcription de la première phrase nécessite un minimum

de perception. La conscience se trouve alors placée

entre l'arbre et l'écorce. Elle n'est pas à l'intérieur,

la dictée automatique demeure le domaine du

subconscient. Elle n'est pas non plus située à

l'extérieur, à contempler de loin la scène. Elle devient

une présence, aux aguets, prête à intervenir si une

problématique survient. C'est une nouvelle coopération

qui s'instaure. La conscience se coupe de la vie

extérieure pour se concentrer sur l'activité intérieure.

143

6.1.3 Écriture infraiiminaire ?

Il serait utopique d'espérer exclure totalement la

conscience de l'art d'écrire. La distinction entre

l'écriture surréaliste et l'écriture conventionnelle

tient au repositionnent des fonctions du conscient et du

subconscient. L'écriture classique limite

considérablement le sujet dans sa capacité à puiser dans

le registre de l'inconscient. Les éléments qui en

surgissent sont soumis à un contrôle extérieur et il n'a

que peu de pouvoir discrétionnaire sur eux. L'écriture

automatique, elle, offre à 1'inconscient une place

prépondérante. Par contre, l'intervention de la

conscience est nécessaire, sans quoi il serait

impossible de déchiffrer la signification des signaux

envoyés. Le signifié doit inévitablement posséder un

signifiant, aussi irrationnel soit-il. À ce propos, il

est intéressant de noter que la phrase qui survient,

lors de cette dictée, n'est pas rationnelle dans sa

signification, mais elle l'est dans sa structure. De

plus, il est primordial de soulever cette nuance c'est-

à-dire que l'automatisme ne tient pas sa valeur de la

superposition de phrases sottement irrationnelles, mais

du fruit de la rencontre entre la conscience et le

subconscient. Pour être valable, elle doit donc être

authentique. On ne peut donc pas parler simplement d'une

banale opposition entre les deux formes d'écriture, la

formule traditionnelle consciente et celle de l'écriture

automatique mise au point par André Breton.

Le but prôné par celui-ci, dans cette action, est de

nous amener à établir un nouveau rapport de forces entre

144

ces deux éléments indissociables de l'esprit humain.

Ainsi, considérant ce fait, on comprend que cela

nécessite une toute nouvelle forme de concentration.

Comme elle n'est pas infuse, la mettre en place demande

au corps beaucoup d'énergie. Il est, dès lors,

compréhensible que le résultat ne soit pas incontinent

impeccable et que l'on doive répéter l'expérience pour

atteindre son objectif. Evidemment, cela présuppose que

l'on doit se replonger dans le même état d'esprit.

L'écriture automatique peut ainsi être perçue comme

l'expression d'une force inconsciente presque

omniprésente dans l'esprit humain. Tout comme le rêve,

il est envisageable qu'elle se répète ou se suive à la

manière d'un feuilleton télévisé.

La prise de conscience de ces problèmes est essentielle,

puisqu'elle met en lumière ce double constat, c'est-à-

dire que le subconscient fonctionne d'une manière

complexe et que, par conséquent, ses possibilités sont

multiples.

6.1.4 Ego

L'expérience de l'écriture automatique nous apprendra

que malgré le souci de son fondateur, que l'on ne peut

soustraire le poète de son ego... Ce trait est si

profondément ancré dans la nature de certains que, même

avec l'utilisation du procédé d'écriture surréaliste, la

compétition subsiste. Ainsi, on verra des discussions

naître sur telle production automatique plus

« considérable » que telles autres...

145

Breton, contrevenant à sa propre règle, cédera à la

tentation d'apporter des corrections aux textes. Or, sa

visée n'a jamais été de produire des textes automatiques

parfaits, mais de s'en rapprocher et de mettre en

lumière ses multiples possibilités. L'écriture

automatique est une expérience à la fois ambiguë et

ambivalente, à l'image de son sujet. Il va sans dire que

l'idée d'un automatisme parfait, dans la durée, demeure

totalement utopique. Or, Breton aura cherché, sans pour

autant sanctifier cette technique, à aller puiser, en

son sein, l'élan de sa poésie.

Comme le fait remarquer Mark Polizzotti dans son ouvrage

André Breton, pour Breton, les Champs magnétiques

avaient une portée bien plus vaste que la seule mise au

point d'un nouveau procédé d'écriture. Pour la première

fois dans l'histoire, on tentait « d'adapter une

attitude morale », et selon lui, « la seule possible »,

à un procédé d'écriture211.

6.2 Écriture automatique et déraison, une polémique avec

Artaud

Pour bien entendre la portée des conceptions d'André

Breton quant à l'automatisme, il importe maintenant de

souligner son rapport à celui d'Antonin Artaud. À bien

des égards, Artaud se présente comme l'antipode d'André

Breton. Malgré une affection et un respect incontestable

et réciproque, il est hors de doute que les deux hommes

abordent le monde dans des perspectives fondamentalement

211 Mark Polizzotti, André Breton, p .121

146

opposées. Le point névralgique de leur désaccord tient à

deux maux paradoxaux. L'auteur de Lâchez tout souffre

« de ce type humain formé » tandis que l'auteur du Pèse-

Nerfs est victime d'une conscience qui l'abandonne et le

propulse dans le néant.

6.2.1 La schizophrénie et l'impuissance littéraire.

Antonin Artaud est schizophrène. Chaque jour, il doit

combattre le chaos de son esprit. La maladie d'Artaud

apporte ici une perspective fort intéressante, car

Artaud habite le gouffre de l'inconscient. Les psychoses

sont des maladies caractérisées par la perte du contact

avec le réel. Plus précisément, la schizophrénie est une

psychose qui provoque une déstructuration du système de

la personnalité. De là suit une double conséquence :

l'incohérence mentale et l'incohérence des conduites. La

vie psychique perd son unité. Le délire se présente

comme un processus secondaire lié à la désintégration de

la vie psychique. Le schizophrène voit sa pensée se

replier sur elle-même. Dès lors, ce n'est plus des

échanges relationnels avec autrui qu'elle se nourrit,

mais des complexes inconscients. Selon l'Association des

psychiatres du Canada : « Le plus souvent, ceux qui

souffrent d'hallucinations entendent des voix qui

commentent leur comportement, les insultent ou leur

donnent des ordres. »212

212 Association canadienne de psychiatrie, La Schizophrénie,http://www.cpa-apc.org/MIAW/pamphlets/Schizophrenia fr.asp, lOjuin 2005

147

De toute évidence, cette confusion entraîne Artaud sur

des eaux plus cauchemardesques qu'édéniques. Dans une

sincérité déconcertante, il confit :

« Certes, je fais encore (mais pour combien detemps ?)ce que je veux de mes membres, maisvoilà longtemps que je ne commande plus à monesprit, et que mon inconscient tout entier mecommande avec des impulsions qui viennent dufond de mes rages nerveuses et dutourbillonnement de mon sang. Images presséeset rapides, et qui ne prononcent à mon espritque des mots de colère et de haine aveugle,mais qui passent comme des coups de couteau oudes éclairs dans un ciel engorgé »213.

Antonin Artaud révèle ici le drame de sa pensée

déchirée. L'une des expressions de cette psychose, et il

est clair à ce sujet, consiste en un torrent

ininterrompu d'idées inconséquentes. Devant faire face à

un tel fatras, il paraît évident qu'il ne saurait être

question pour lui de plaider en faveur de l'abandon de

la censure consciente. Bien au contraire, toute son

énergie est mobilisée dans l'unique dessein d'extirper

un peu de clarté de ce hourvari.

Pour écrire, Artaud doit parvenir à stabiliser

temporairement ses pensées. En l'occurrence, cette

manœuvre est nécessaire à la transcription de l'idée.

Sans cette ascèse, pour lui, rien n'est possible. Les

psychotiques éprouvent généralement une grande

difficulté à surmonter les traverses qui surviennent au

cours du processus de rédaction. L'art scriptural revêt

213 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1 'expérience surréaliste, p.40

148

alors une enveloppe cyclopéenne. Le neuropsychiatre,

psychanalyste, psychologue et éthologue français, Boris

Cyrulnik, explique que : « pour écrire un livre, il faut

planifier les idées, accumuler les notes et maîtriser le

réel. »214 Selon la perspective du psychotique, ces

considérations, loin d'être anodines, sont

astreignantes. Leur esprit est le lieu d'affrontement

belliqueux où les idées qui explosent dans toutes les

directions ont communément pour effet de les garrotter.

Sixte Marcos, dans son article Artaud intime : le vide

et 1 'essence, remarque chez Antonin Artaud que : «...

l'abordage du fait scriptural s'accomplit par le

ressassement infini d'un début échoué. »215 Et, Artaud

témoigne de ses difficultés dans la lettre du 5 juin

1923 adressée à Jacques Rivière :

Je souffre d'une effroyable maladie del'esprit. Ma pensée m'abandonne, à tous lesdegrés. Depuis le fait simple de la penséejusqu'au fait extérieur de sa matérialisationdans les mots. Mots, formes de phrases,directions intérieures de la pensée, réactionssimples de l'esprit, je suis à la poursuiteconstante de mon être intellectuel. Lors doncque je peux saisir une forme, si imparfaitesoit-elle, je la fixe, dans la crainte deperdre toute la pensée. Je suis au-dessous demoi-même, je le sais, j'en souffre, mais j'yconsens dans la peur de ne pas mourir tout àfait.216

214 Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p. 179215 Sixte Marcos, II séminaire GRES - L'écriture fragmentaire : théorieset pratiques, Artaud intime : le vide et 1'essence, UniversitatAutônoma de Barcelona,http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/gfrag-marcos.html, 10juin 2005216 Antonin Artaud, Œuvres, p. 69

149

Artaud perçoit l'écriture comme une ressource dont la

fonction est de rendre visible son existence

intellectuelle. Autant que faire se peut, il entreprend

de constituer une preuve indélébile permettant de

démontrer, aux autres et à lui-même, qu'il est217. Pour

ce faire, il tente d'immortaliser ses éclats de pensée

« si imparfaite soit-elle ». Il n'aspire donc pas à

atteindre une qualité littéraire. Il est clair à ce

sujet. Il dit tout net : « Je suis au-dessous de moi-

même, je le sais, j'en souffre, mais j'y consens ». Il

faut entendre le poids et la portée de ce consentement.

Ici se révèle la modestie de la quête d'Artaud. C'est

pour recouvrer une partie perdue par l'effet de la

dissociation qu'il lutte. Il s'agit d'une stratégie de

confirmation et de réappropriation de soi. Antonin

Artaud ajoute : « II m'importe beaucoup que les quelques

manifestations d'existence spirituelle que j'ai pu me

donner à moi-même ne soient pas considérées comme

inexistantes par la faute des taches et des expressions

mal venues qui constellent. »218 Là est sans doute la

raison pour laquelle il cherche à se fixer des repères

extérieurs. Craignant d'être emporté dans le tourbillon

de la folie, Artaud s'emploie à laisser des empreintes

de sa pensée lucide pour en retrouver le chemin.

Il est hors de doute que l'écriture doit répondre à une

fonction de nécessité car Artaud s'acharne. Il affronte

les insuccès de cette pensée meurtrie avec un courage

herculéen. En fait foi cet extrait :

17 Au sens philosophique de l'existence.218 Antonin Artaud, Œuvres, p. 69

150

Eh bien ! C'est ma faiblesse à moi et monabsurdité de vouloir écrire à tout prix, etm'exprimer. Je suis un homme qui a beaucoupsouffert de l'esprit, et à ce titre j'ai ledroit de parler. Je sais comment ça se trafiquelà-dedans. J'ai accepté une fois pour toutes deme soumettre à mon infériorité. Et cependant,je ne suis pas bête. Je sais qu'il aurait àpenser plus loin que je ne pense, et peut-êtreautrement. (...) Dans une heure et demain peut-être j'aurai changé de pensée, mais cettepensée présente existe, je ne laisserai pas seperdre ma pensée.219

Il importe de remarquer qu'Artaud est bien déterminé à

lutter contre la fuite de sa pensée. Cette lutte a pour

corrélat la liaison qui unie le vide et la mort. Que

peut-il y avoir de pire que rien? Que reste-t-il

d'humain lorsque la pensée s'évade sinon un corps

automate ? Il semble que c'est précisément la

juxtaposition du désir de se sentir exister et

l'impuissance continue face a une écriture bigarrée,

chétive et forte qui l'amènera à s'intéresser au

mouvement d'André Breton. D'ailleurs, cette question

posée à Jacques Rivière est traversée par les

préoccupations du surréalisme. Elle va comme

suit : « Pensez-vous qu'on puisse reconnaître moins

d'authenticité littéraire et de pouvoir d'action à un

poème défectueux, mais semé de beautés fortes qu'à un

poème parfait mais sans grand retentissement

intérieur ? » Et, Paule Thévenin appuie cette hypothèse

en disant, dans son article L'automatisme en

question, que : « ... le surréalisme lui avait permis de

ne pas désespérer, en lui apprenant à ne plus chercher

219 Cité dans : Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlysedans l'expérience surréaliste, p.40

151

dans le travail de la pensée une continuité devenue

impossible. »220 Tout se déroule comme si la quête

entreprise par Artaud est à la source de l'attraction

éprouvée à l'endroit du surréalisme et la répulsion à

l'endroit de l'automatisme.

6.2.2 1924, l'automatisme au cœur du surréalisme, à nul

autre second.

Lorsque Antonin Artaud joint le mouvement surréaliste en

1924, il est hors de doute que l'automatisme polarise

l'attention de ses membres. Victime de cette pensée

desserrée qui l'abandonne, Artaud rencontre ses limites.

Il précise :

J'ai senti vraiment que vous rompiez autour demoi l'atmosphère, que vous faisiez le vide pourme permettre d'avancer, pour donner la placed'un espace impossible à ce qui en moi n'étaitencore qu'en puissance, à toute une germinationvirtuelle, et qui devait naitre, aspirée par laplace qui s'offrait. Je me suis mis souventdans cet état d'absurde impossible, pouressayer de faire naitre en moi de la pensée.Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoirvoulu attenter aux choses, créer en nous desespaces à la vie, des espaces qui n'étaient paset ne semblaient pas devoir trouver place dansl'espace. 221

II faut entendre la frustration d'Antonin Artaud

concernant « cet état d'absurde impossible ». La formule

est éloquente. On voit clairement que l'automatisme ne

stimule pas sa poésie mais l'éteint. Sa pensée est

220Ibidem, p . 40

2 2 1 Antonin Artaud, Œuvres, p . 159

152

« aspirée » dans un trou noir. L'espace alloué par

l'automatisme dissous ses idées. Cet « état d'absurde

impossible » c'est-à-dire la décontraction de la censure

consciente originelle a pour effet de le rendre

aphasique, de l'hébéter. Et pour cause : la pensée

d'Artaud est déjà infléchie. De fait, c'est à un

« vide » que la poésie cède la place. Il s'agit d'un

vide mortel, un vide qui aliène son existence et

l ' incite à vouloir « créer » « des espaces à la vie ».

Comme le dit Sixte Marcos dans son article Artaud

intime : le vide et l'essence: « L'espace littéraire

tantalise en fait la personne d'Artaud vers un absolu

fautif »222.

Il apparaît évident qu'Artaud doit percevoir le

surréalisme sous un angle différent. On peut se demander

dans quelle direction est orienté ce regard? Dans le

Pèse-Nerfs, Antonin Artaud précise à ce sujet :

« Mais, je suis encore plus frappé de cetteinlassable, de cette météorique illusion, quinous souffle ces architectures déterminées,circonscrites, pensées, ces segments d'âmecristal l isée, comme s ' i l s étaient une grandepage plastique et en osmose avec tout le restede la réali té. Et, la surréalité est comme lerétrécissement de l'osmose, une espèce decommunication retournée. Loin que j ' y voie unamoindrissement du contrôle, j ' y vois aucontraire un contrôle plus grand, mais uncontrôle qui, au lieu d'agir se méfie, uncontrôle qui empêche les rencontres de la

222 Sixte Marcos, II séminaire GRES - L'écriture fragmentaire : théorieset pratiques, Artaud intime : le vide et l'essence, UniversitatAutônoma de Barcelona,http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/gfrag-marcos.html, 10juin 2005

153

réalité ordinaire et permet des rencontres plussubtiles et raréfiées, des rencontres aminciesjusqu'à la corde, qui prend feu et ne romptjamais. »223

En l'occurrence, c'était prévisible, mais le mot est

maintenant lâché : il s'agit du « rétrécissement de

l'osmose » pour « un contrôle plus grand ». Ce contrôle,

Artaud l'aborde en terme de vigilance. Contrairement à

André Breton qui place sa foi dans ses messages

inconscients, Antonin Artaud s'en méfie. La maladie dont

il souffre entraîne une distorsion de la pensée. Il est

confondu, abusé par ses perceptions. En outre, la

« révélation » à laquelle il aspire s'articule autour de

ce désir de cerner cette « météorique illusion » qui est

« en osmose avec tout le reste de la réalité ».

Autrement dit, il s'agit de départager le réel de

1'irréel.

Il importe de souligner cette distinction entre

l'approche d'André Breton et d'Antonin Artaud. Le

premier, tel qu'évoqué précédemment, souhaite remonter à

la source du langage pour y puiser de riches images

permettant de reformuler le monde et d'accroître la

liberté humaine. L'épuration du langage visée par Breton

doit avoir pour fonction de se dissoudre les antinomies.

Le second, cherche à atteindre « L'Ombilic des Limbes »

afin de découvrir une langue plus juste. En

l'occurrence, il s'agit d'accéder au « sentiment

central »224, immuable où se forme le vocable avant sa

contamination par l'osmose. Autrement dit, le dessein

223 Antonin Artaud, Œuvres, p. 159224 Ibidem, p. 69

154

d'Antonin Artaud est de repérer une voie permettant de

combattre la dissociation.

Pour réchapper de ce chienlit, Artaud doit s'imposer une

ascèse de vie serrée. Il confie :

« Cette douleur plantée en moi comme un coin,au centre de ma réalité la plus pure, à cetemplacement de la sensibilité où les deuxmondes du corps et de l'esprit se rejoignent,je me suis appris à m'en distraire par l'effetd'une fausse suggestion. L'espace de cetteminute que dure l'illumination d'un mensonge,je me fabrique une pensée d'évasion, je mejette sur une fausse piste indiquée par monsang. Je ferme les yeux de mon intelligence, etlaissant parler en moi l'informulé, je me donnel'illusion d'un système dont les termesm'échapperaient. Mais de cette minute d'erreuril me reste le sentiment d'avoir ravi àl'inconnu quelque chose de réel. Je crois à desconjurations spontanées. Sur les routes où monsang m'entraîne il ne se peut pas qu'un jour jene découvre une vérité. »225

Devant faire face à cette guerre sempiternelle que se

livre les fragments de son esprit, Artaud se dote de

stratagème pour déjouer sa propre pensée. Il s'agit là,

pour reprendre l'expression de Théodore Fraenkel, d'un

tout autre type d'« horreur conventionnelle ». L'esprit

d'Artaud est parasité par le mal. Il convient de

remarquer que, dans ces lignes, c'est la victoire d'un

homme qui est racontée. Celle d'un homme heureux

d'avoir, une « minute », « ravi à l'inconnu quelque

225Cité dans : Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlysedans 1 'expérience surréaliste, p.37

155

chose de réel ». Artaud tente de se réapproprier sa vie

« morceau par morceau ».

Une évidence frappe alors de plein fouet. Le sentiment,

éprouvé par André Breton, un certain après-midi, place

de l'Étoile, d'avoir été traqué « par des chats qui

étaient peut-être (mais je vous prie de me croire :

seulement peut-être) des autos »22 i l lustre la réalité

d'Antonin Artaud. Si André Breton peut jouer avec ses

états de conscience c'est qu'il est en pleine maîtrise

du réel ce qui n'est pas le cas d'Antonin Artaud.

Le réel auquel aspire Antonin Artaud a pour ressort

1'élucidation du langage. Ce processus d'élucidation a

pour corrélat la matérialisation du langage. Paule

Thévenin explique dans son article L'automatisme en

question que pour lui : « le Surréalisme ne peut pas se

borner à une recherche de faits exemplaires ou

miraculeux mais qu'il est avant tout un état d'esprit à

élucider et à rendre actif et si l'on peut dire objectif

et matérialisable »228.

Il convient de souligner que, tels qu'énoncés

précédemment, les poèmes automatiques se présentaient

sous forme de séquences mentales. Or, leur fonction

restait non définie. Parallèlement, on observe que le

6 Sixte Marcos, II séminaire GRES - L'écriture fragmentaire : théorieset pratiques, Artaud intime : le vide et l'essence, UniversitatAutônoma de Barcelona,http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/gfrag-marcos.html, 10juin 2005227 André Breton, Philippe Soupault, Les Champs Magnétiques, p.15228 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.46

156

Pèse-Nerfs et L'Ombilic des limbes sont construits comme

des assemblages de fragments. La démocratisation du

langage à laquelle aspire Artaud est traversée par les

jeux infinis de ces fragments d'égale valeur. De fait,

c'est la « qualité hétérogène »229 des fragments qui

devient le seul facteur limitatif d'intégration.

Nous savons que Breton tente d'extraire des segments

« inconscients » et que Artaud tente de capter des

pensées lucides. En outre, ne peut-on pas voir dans ces

deux exercices de contorsion de l 'esprit , inversés pour

chaque partie, une similitude traduite par la présence

de ces fragments ?

Un autre point intéressant se révèle dans l'idée de

passage du sujet à l'objet. Pour Breton, i l s'agit

d'extraire l'ego du poète du poème en présentant une

coulée inconsciente. Pour Artaud, i l s'agit de se

constituer comme existant par la mise au jour de ses

pensées. Dès lors, la notion de narcissisme devient

presque inextricable et tout à fait relative au point de

vue dans lequel se positionne l'observateur. Cette autre

vision s'appuie sur l'impossibilité de produire un objet

qui ne soit pas un commentaire de soi. On peut ainsi

percevoir cette objectivâtion comme la création d'un

délégué narcissique duquel on peut parler sans se sentir

confronté. De ce point vu, i l est possible de s'aimer

sans se culpabiliser du regard apologétique que l'on

9 Sixte Marcos, II séminaire GRES - L'écriture fragmentaire : théorieset pratiques, Artaud intime ; le vide et l'essence, UniversitatAutônoma de Barcelona,http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/gfrag-marcos.html, 10juin 2005

157

pose sur soi. Suivant cette visée, la démarche de Breton

est réduite à l'état de duperie.

Enfin, sans vouloir porter un jugement sur les thèses

soulevées par les auteurs, une évidence paraît

incontestable. Il semble que le discours automatique ne

peut pas être de l'ordre de l'inconscient. De toute

évidence, l'inconscient renvoie directement au néant. Il

est d'emblée réservé et purement accessible à celui qui

est en parfait contrôle du réel. Il ne s'agit donc pas

d'un processus à la portée de tous mais uniquement

réservé, limité, à ceux parfaitement disposés.

158

7. L'horizon pictural de l'automatisme :

André Masson, une œuvre sous le sceau du Pandémonlum

«(...) n'est-il pas plus ànotre portée d'aimer que decomprendre - pour moiautant que me le permettentmes perceptions obscures -les voies les plus bellespartent du cerveau pouraboutir au cœur ce seraitune consolation pour leséchecs de laconnaissance. »

André Masson

La guerre d'André Masson pourrait être abordée sous de

multiples angles. Nous en retiendrons trois. Le premier

concerne le paysage de la guerre c'est-à-dire la guerre

perçue comme registre d'images. Le deuxième touche aux

renversements, sur le plan humain, qu'elle induit. La

guerre est un facteur de conflagration des relations

face à autrui et à la nature perçue comme force de vie

et de mort. Le troisième envisage la guerre dans sa

dimension d'empire : la guerre est une expérience

indélébile, qui à de rares exceptions près, tenaille la

vie de ceux qui l'ont vécue. Il semble qu'elle a

subverti la vie du peintre. Nous tenterons de réfléchir

sur la forme que revêt cette influence.

2lC André Masson, Les années surréalistes : correspondance 1916-1942,

p. 14

159

Se dessinent ainsi trois rapports fondamentaux liés au

parcours du peintre concernant la création, le regard

projeté sur l'autre et sur la nature, et le moteur

d'action. Or, ce sont trois rapports au parcours de

l'artiste qu'une réflexion qui se veut rigoureuse peut

difficilement ignorer. André Masson déclarait, dans

Mémoire du monde, au sujet de son expérience guerrière :

« ... il me paraît fatal que certaines épreuveslaissent des empreintes dans le laboratoire dela création, celles-ci seraient-elles assezpuissantes pour transmuer en fêtes picturalesles massacres, comme le souhaitaient Delacroixet Baudelaire. »231

II convient donc de s'y arrêter.

7.1 Le kaléidoscope

L'expérience guerrière d'André Masson s'articule

différemment de celle d'André Breton. André Masson était

en Suisse au cours de l'été 1914. Issu d'un milieu

paysan, c'est l'obtention d'une bourse d'étude de

l'École nationale supérieure des beaux-arts qui lui

permit d'étudier l'art de la fresque en Italie. Masson

saisit l'occasion pour parcourir quelques musées

européens. N'étant pas au fait de l'actualité, c'est par

l'entremise de ses voisins qu'il apprit la nouvelle.

Plus attaché à l'Europe qu'à la France et malgré sa

détestation pour le fait guerrier, il choisit de ne pas

se « soustraire à cette épreuve »232. À ce sujet, Daniel

Henri Kahnweiler remarque très justement, dans un livre

1 André Masson, La mémoire du monde, p.56'32André Masson, Vagabond du surréalisme, p. 13

160

intitulé André Masson que le peintre ne s'abstrait

jamais des malheurs des temps tout comme il ne limite

jamais le champ assigné à son art233.

Il faut entendre cette décision comme un choix

personnel. Dès lors, il n'apparaît pas paradoxal qu'il

manifeste un grand respect envers son camarade de

classe, Maurice Loutreuil, qui choisit de fuir en

Sardaigne. Pour Masson, Loutreuil est demeuré fidèle à

ses convictions. C'est devant La lutte de Jacob avec

l'Ange d'Eugène Delacroix qu'André Masson se recueillit

avant d'être propulsé dans Le Pandémonium. Il était

alors âgé de 18 ans.

Il semble qu'André Masson adopte une attitude empreinte

de renoncement. On remarque que le jeune homme possédait

déjà une certaine maîtrise de son art à cette époque.

Dans la lettre de 5 octobre 1916 à Loutreuil, il parle

de l'art en terme d'idéal. En l'occurrence, il est peu

surprenant que Masson évoque la guerre en image. André

Masson ne renierait sans doute pas ce fait d'autant

qu' il aborde directement la question dans Mémoire du

monde. À cet égard, il précise : « Wells avait bien

compris qu'artiste, et me trouvant aux premières loges

du « théâtre de la guerre » (...) je devais voir davantage

que bien d'autres.»23

À l'évidence, c'est l'œil du peintre qui capte le

foisonnement d'images que le front lui renvoie.

3 Musée de Lyon, André Masson234André Masson, La mémoire du monde, p. 69

161

Plusieurs apophtegmes en témoignent. En font foi ces

extraits. Masson relate l'histoire d'un soldat abattu

par erreur en ces termes:

« L'énervement empêche d'obéir à l'ordre decesser le feu, et sur le soldat gisant nousépuisons nos cartouchières. Jusqu'à ce qu'unévénement imprévu mystérieux nous fassepresque tomber le fusil des mains. Jaillie ducadavre une aveuglante lumière vertepersistante brille à un mètre au-dessus ducorps. Enfin la nuit reprit ses droits. Et lebon sens : ce n'était qu'une fusée que lepatrouilleur malheureux détenait dans une deses poches, et sa montée déclenchée par une denos balles. »235

Suivant cette lignée, c'est en le comparant à « la

gueule du monstre »236 que Masson évoque les « bourbier

de la Somme »237 :

... je me traîne comme un animal englué. Je suisseul sur le ventre entre les trous d'obus, lescratères, les entonnoirs emplis de boue. (...) Jesuis enfoui jusqu'à mi-jambes et peu à peu,comme si j'étais tiré par les pieds du fond decette bouche. Effrayé à l'idée de périr, decette façon peu héroïque : j'eus assezd'énergie pour m'appuyer sur les lèvres du troude mine qui s'apprêtait à m'engloutir. Le démonde la boue fut un des pires de cette guerre auxmultiples pièges238.

Signalons, au passage, que cette expérience le plongea

dans un état léthargique qui dura deux jours. Au réveil,

235 André Masson, La mémoire du monde, p. 60236 Ibidem, p. 57237 Ibidem, p . 64

238Ibidem, p . 72

162

il était « à peu près amnésique »23 et sous l'effet du

soleil agissant, transformé en « statue de glaise

séchée». Enfin, c'est en effectuant un rapprochement

entre le soldat au « cri figé », que nous avons énoncé

précédemment, et « La lionne blessée du British Muséum »

qu'il évoque le mort à l'extérieur de vivant240.

Nous avons tenu à citer consécutivement ces quelques

extraits. Ils furent choisis presque aléatoirement parmi

l'impressionnante variété qui s'offrait à nous, pour

mettre en évidence un fait. Il paraît incontestable que

ces moments sont présentés à la façon de tableaux. André

Masson vit la guerre en images. Il est très sagace à cet

égard. Il décèle d'emblée l'esthétique qui, dans

l'horreur, transcende l'expérience. Tout se présente

comme si Masson découpait la guerre du regard. L'espace

ainsi présenté crée une perspective où sont mis en jeu

l'insolite et le mystérieux.

André Masson raconte ses expériences dans une honnêteté

scrupuleuse, exempte de complaisance. L'émotion

ressentie par le lecteur s'en voit décuplée. Il importe

de remarquer le regard analytique du peintre. Masson ne

cherche pas à expliquer les faits. Il semble, par

contre, chercher à élucider ce qui, dans chacun de ces

moments partagés avec « toute la piétaille de

l'histoire »241, était le facteur d'intensification de

l'émotion. L'objet de sa recherche s'articule autour de

239 Ibidem, p. 72240 Ibidem, p. 69241 Ibidem, p. 69

163

l'art de traduire l'émotion en image. Il est clair que

Masson souhaite témoigner. Or, ce témoignage n'est

possible que par la voie de l'image. La préoccupation

est donc soudée à l'esthétique.

On observe que certaines de ces images sont données et

ne demandent qu'à être saisies, comme ce soldat traversé

par « une aveuglante lumière verte ». D'autres sont le

fruit d'une composition par symbole. Sous l'oeil de

Masson, un sol devenu mouvant se métamorphose en la

gueule d'un monstre avalant l'homme absent. Ce type de

composition permet l'émergence de l'émotion. On voit

donc clairement que Masson puise, dans cette expérience

qui outrepasse l'entendement, les modalités de

construction d'une représentation picturale. Il est

loisible de penser que cette prédisposition est

amplifiée par la tension d'un réel dévasté. L'expérience

démontre que la vie précaire a couramment pour fille la

reconnaissance de l'esthétique dans le vivant.

Devant faire face à son désir et à son impuissance à

extérioriser son expérience de la guerre, il précise :

Je croyais l'avoir vécue à fond, l'avoirobservée d'un œil aigu, j'étais plein d'imagesà en éclater - la bande du film, dans moncerveau, semblait avoir des milliers dekilomètres mais lorsque je m'assis à matable, sur une chaise, sous un toit, une plumeà la main, alors les forêts et les villagesrasés, les tremblements de terre sous les feuxroulants, le magma de boue et de grandeur, depeur et d'héroïsme, de corps déchiquetés, decrainte de la mort et d'humour macabre tout

164

cela était - indiciblement - comme le délired'un autre monde242.

Cette confession est précisément traversée par la

préoccupation de rendre accessible 1'infigurable. Il y a

là une affirmation que la guerre est, pour lui, une

chambre noire où s'effectuent le traitement et le tirage

des images. Un double constat s'impose. Dans ce conflit,

Masson est observateur et victime. D'une part, il

observe le déroulement de ces manifestations

singulières. Il analyse la forme visuelle dans laquelle

elles s'incarnent. D'autre part, il s'associe à

l'adversité. Il prend part au processus de macération

des hommes. Il est donc imprégné par la charge émotive

liée à ces visions. Face à cette mortification, il goûte

les éléments qui parviennent à percer la désaffection

humaine. On peut penser que cette imprégnation exalte

l'analyse visuelle. Elle permet au peintre de discerner

les contrastes et de cerner les colorations

émotionnelles qui les traversent et les nouent.

7.2 Le renversement, de la désaffection à la magnanimité

André Masson précise dans Vagabond du Surréalisme que :

« C'est la guerre, en fait, qui m'a rapprochédes autres. Avant, je vivais complètement àpart. La guerre m'a précipité dans l'humushumain, m'a fait homme. C'est affreux à dire,mais c'est par elle que j'ai l'impressiond'être entrée dans la communauté de messemblables. Sans cet événement je n'aurais pasété soldat, je n'aurais pas eu de contact avec

242 Ibidem, p. 53

165

ces masses, — des masses très simples - puisquej'étais simple soldat. »243

D'un point de vue pratique, la violence de la guerre

soulève un paradoxe à l'égard des relations

interpersonnelles. D'une part, elle exalte l'intervalle

entre le moi et l'autre. La réserve face à l'engagement

amical a pour ressort l'énormité des pertes humaines. Il

s'agit d'un réflexe défensif qui permet de moins

souffrir. Parallèlement, la guerre constitue un moyen de

coercition. Nul ne peut survivre seul. Le soldat doit

s'en remettre à l'autre. Elle érige ainsi une relation

d'interdépendance avec l'anonyme par la voie de la

nécessitée du travail collectif. La guerre est donc le

lieu d'un renversement. Elle enfante une nouvelle

prénotion de l'Autre. Tout paraît donc concourir à la

mise en place d'une perception plus altruiste.

Masson est amené à poser un regard affable sur

l'humanité. On observe que ses propos à l'endroit de ses

semblables sont marqués de déférence. Dans Mémoire du

monde, il confie :

simplement, je rendrai compte d'uneexpérience partagée : celle des ilotes detranchées (j'étais l'un d'eux, au plus bas del'échelle). Je parlerai de la « prodigieusefatigue des soldats », des conséquencesinsolites de l'action, des effrayantes épaveshumaines abandonnées sur les champs debataille. Avant tout, la misère physique d'êtretrès humbles devenus hideux : couverts de bouedes pieds à la tête après une semaine, etsouvent davantage, de « séjour » en premièreligne. Éléments d'une brigade volante jetés

243 André Masson, Vagabond du surréalisme, p.15

166

dans le creuset, ne sachant pas ce que c'estqu'un abri et n'ayant pour tranchées que destrous d'obus parfois réunis avec la pelle à lamain, nous avions, selon la terminologiemilitaire, à « réorganiser le terrain »,parfois sous une pluie continuelle, incapablespour autant de nous laver de cette carapace deterre et de déjections, et manquant d'eau pourboire quand « les corvées de soupe » nerevenaient pas. Comme accompagnement, lepilonnage de l'artillerie et les alarmescontinuelles, celle de « l'alerte au gaz »n'étant pas la moins pénible. À tel point qu'unmouvement hors de ce cloaque pouvait passerpour une sorte de délivrance... »244

Nous avons tenu à citer ce long passage. Masson survole

la vie partagée avec ces « ilotes ». Il importe de

remarquer que ces moments d'horreur sont liés à la

modification du regard. Il paraît hors de doute que la

vie en plein cœur de ce désastre, artificiellement créé,

postule une symbiose. Tous sont pris en otage. Tous sont

vulnérables. Tous sont admissibles au rang de blessés ou

de cadavres abandonnés. Tous sont soumis à la peur et à

la fatigue. Tous sont potentiellement sujets aux

troubles nerveux. Tous sont devenus vomitifs. Et, il

semble que cette communauté d'exposition aux risques

soit à l'origine de ce regard. Cette réaffectation au

plus bas degré de l'expérience humaine, ce catapultage

massif dans « cette vie indigne d'un animal »245, exclu

un certain nombre de préjugés. L'humanité se dévoile

dans une impudique fragilité. Il est clair que, dans

cette expérience, beaucoup des travers humains qui

permettent la constitution des antinomies se dissolvent.

244 André Masson, La mémoire du inonde, p . 55

2 4 5 Ibidem, p . 69

167

II est loisible de penser qu'il s'agit de l'aube d'un

regard plus humain posé sur l'autre. Lorsque Masson

peindra en les abattoirs au début des années 1930, c'est

avec mansuétude qu'il présente l'animal sacrifié et avec

commisération qu'il illustre 1'équarrisseur. L'homme

semble y accomplir son devoir non pas alimenté par une

gourmandise sadique mais comme piégé par un système qui

le lui commande. Suivant cette visée, dans la série

Massacres de la même période, la violence ne semble pas

délibérée et préméditée. Les victimaires présentés

semblent attendris et leur position paraît précaire,

sujette à permutation. La violence n'est donc pas

délectée mais éprouvée. Elle se présente comme liée à la

condition humaine. Le peintre est sagace. S'opposant

ainsi au réductionnisme vilain, il s'affaire à démontrer

que rien n'est jamais clair dans le vivant. C'est la

labilité de l'homme qui est mise en évidence.

Tel que le précise André Masson, au cours de cette

période, il est un de ces « ilotes de tranchées ». La

guerre de Masson se déroule sur le terrain. De fait, on

observe que la relation qui se façonne entre l'homme et

la nature est aussi l'objet d'un renversement. Au cours

de ces temps guerriers, l'homme est en relation directe

avec les quatre éléments. Il est précarisé. La vie est

une question qui relève plus de la fortune que du

talent. Masson parle à cet effet de la « triade Chance,

Hasard, Absurdité »246. Le sol devenu mouvant, labouré

par les obus et les tranchées, est source de danger. La

246 Ibidem, p.7 9

168

pluie est interminable. Le soleil pétrifie les soldats

boueux. Le froid cause des engelures. L'être humain doit

faire face aux limites de son corps. Il voit ainsi

s'éployer la force brute d'une nature qui, envers et

malgré lui, reprend ses droits.

7.3 Les cendres de la guerre

Pour André Masson, l'un des épisodes les plus marquants

de cette guerre fut l'offensive du 16 avril 1917. Il

convient donc de s'y arrêter.

Il s'agit d'une bataille tristement célèbre. Suivant la

désaffectation du général Joffre, c'est le général

Nivelle qui prit le commandement des armées françaises.

Malgré les échecs consécutifs des offensives d'Artois,

de Champagne et dans la Somme, ce dernier se fixa pour

but de briser la résistance allemande sur le front de

l'Aisne. L'objectif de cette bataille était d'opérer une

percée décisive sur le Chemin des Dames en moins de deux

jours. Pour l'occasion, plus d'un million d'hommes sont

rassemblés sur la ligne de front de 40 kilomètres qui

séparaient Soissons et Reims. Les Français engagèrent,

pour la première fois depuis le début du conflit, des

chars d'assaut. Dès lors, on encourage les hommes à

fournir « un effort suprême »247. Nonobstant les efforts

déployés, les perspectives quant à l'issue du combat

demeurent sombres. Masson raconte :

« J'assiste, comme planton, à une réuniond'État-Major. Rapport de l'aviateur de la

247 Ibidem, p. 78

169

division : « Votre plan est de dépasser leChemin des Dames, d'atteindre le camp deSissionne. Une avance de 20 kilomètres ? Vousen ferez peut-être quatre. Vous vous buterez àla route 44 (route de Laon à Reims) et là, vousrecevrez des balles dans le ventre. Les brèchessont insuffisantes. La route a été puissammentfortifiée. »248

Les chars sollicités ne furent pas d'un grand secours.

Au premier jour de l'offensive, Masson les a tous vu

s'enflammer « comme des bols de punch », et les soldats

qui les conduisaient, brûler « comme des torches »249. La

mission dont fut chargé André Masson consistait à

atteindre un poste, près de la Tranchée des Walkyries

afin de dérouler un fil téléphonique. En l'occurrence,

il s'agissait d'une mission suicidaire. Masson fut

heurté dès qu'il sortit de la tranchée. Il raconte :

Trois pas, et ma poitrine, il me semble qu'elleéclate en même temps qu'un colossal coup depoing dans le dos (l'afflux du sang dans lespoumons) me redresse de tout mon corps. Unepoussée de mon camarade me plaque à terre et metraîne dans un tiroir d'obus tout proche, déjàoccupé par un mort allemand : « Je vaischercher les brancardiers. » Je savais qu'ilsne sortaient jamais avant la nuit. J'avaispeine à respirer. Douleur et suffocation, jepense : « Cette fois, c'est la fin. » Sentimentde bonheur jamais encore éprouvé. Je tourne matête vers le cadavre, sa tête pareille à celled'une momie, sous le grand casqueallemand : « Bientôt, je serai comme toi. »Mais je respire un peu mieux et parviens àsortir de mon trou, à ramper ventre à terre,suivi par le bruit d'abeille de balles. Enrafales. Et par miracle (un de plus) à tomber

248Ibidem, p.78

249 Ibidem, p.80

170

dans une tranchée où se trouvent deuxinfirmiers.250

Masson est aussitôt conduit dans un abri pour être

succinctement pansé. Considéré comme mort, une missive a

déjà été envoyée à ses proches. Les supérieurs concernés

se font repentants et avouent avoir pressuré de la

bravoure du jeune homme.

La nuit venue, des brancardiers ambitionnent de le

transporter. Surpris par une attaque ennemie, ils fuient

le laissant pour mort en plein cœur de la plaine.

« Normal, cela » dit-il, impavidement. André Masson est

demeuré couché sur le sol, observant le ciel illuminé

par ces funestes fusées rouges et vertes qui éclairaient

les cieux tels des feux d'artifices. Aspergé par des

éclats de terre et d'obus, la tête levée, le corps

immobilisé, Masson avait été confronté à son

impuissance. L'effroi avait fait place à une fièvre

grandissante, voisine du délire. Masson, a ce moment

précis, avait eu l'impression d'assister à une sinistre

fête donnée en son honneur. Cette scène insolite ne

cessera de le hanter.

La bataille dura finalement 10 jours. Elle enfanta

environ 30 000 morts et 100 000 blessés. Cet événement

marque la fin de la guerre de tranchée pour André Masson

et le début d'une longue période d'hospitalisation.

Masson s'extirpera des hôpitaux en 1918, il sera alors

âgé de 22 ans. En temps et en heure, la France renoncera

Z!,0 Ibidem, p.85

171

au jeune peintre, le laissant « réformé, pensionné et

chômeur »251.

7.3.1 Question de traumatisme?

Cette blessure nous l'aborderons sous l'éclairage des

recherches du docteur Boris Cyrulnik. Ce choix a pour

ressorts de multiples raisons dont voici les trois

principales : a) en l'occurrence, André Masson utilise

textuellement le terme de « traumatisme » dans Mémoire

du monde; b) Boris Cyrulnik s'est intéressé

particulièrement à la relation entre les traumatismes et

la création; c) sa théorie, qui semble correspondre à

l'état vécu par Masson, ouvre une voie de réflexion très

intéressante sur le parcours du peintre.

André Masson ne se serait sans doute pas opposé à ce

mode de lecture, d'autant moins du reste qu'il soulève

lui-même un désir inhérent dans le Vagabond du

surréalisme. Il précise au sujet de ses tableaux de

l'époque des forêts que : « II serait intéressant

d'analyser par quels procédés je suis passé des forêts

aux tombeaux et quelles sont les aspirations et les

conceptions qui peuvent déterminer les recherches dans

le domaine du subconscient. »252 II y a donc un désir

énoncé en toute lettre de considération du subconscient

conjoint à l'analyse de son oeuvre. Nous savons que

Masson interrogeait incessamment ses dessins pour y

découvrir des indices permettant de décrypter les

mystères de sa pensée. Ce désir est donc afférent chez

251André Masson, Vagabond du surréalisme, p.18252 Ibidem, p. 7 3

172

l'artiste à une autoanalyse itérative. Prenons enfin

acte que, pour l'artiste, il y a fusion entre l'art et

la vie. Cette évidence affirmée, il serait malvenu de

notre part d'effectuer un schisme que l'auteur se

refusait d'emblée.

Il importe toutefois de souligner qu'il ne saurait être

question de tenter une expertise psychologique de

l'esprit de Masson (nous ne sommes d'ailleurs ni

compétent ni qualifié pour en traiter). Il ne s'agit pas

non plus d'exposer les thèses du docteur Cyrulnik, ce

qui n'est pas l'objet de notre propos. Il s'agit

simplement de mettre en perspective certains éléments de

ces théories afin d'élargir notre regard sur le faire de

1'artiste.

D'emblée, la notion de traumatisme demande à être

définie. Selon le docteur Cyrulnik qui, lui-même, réfère

à la psychanalyste Anna Freud, la notion de traumatisme

obéit à deux règles directrices:

1- Les êtres demeurent forçat de leur passé c'est-à-dire

qu'ils sont durablement imprégnés des images de

l'horreur dont ils ont été victime.

2-En outre, l'individu doit être doublement heurtés. La

première blessure relève du réel. Il s'agit de l'acte

subi. Cette blessure doit avoir pour corrélat une

seconde d'ordre virtuel. Cette seconde blessure est liée

à la représentation c'est-à-dire au sens que l'individu

lui attribue et à la réception sociale à laquelle il

doit faire face.

173

Masson était à peine sorti de l'adolescence. Il traversa

trois années de guerres dans des conditions qui

outrepassent l'entendement pour être grièvement blessé

dans une mission suicide. Le séjour hospitalier de

Masson fut particulièrement éprouvant. Le point nodal de

cette expérience réside dans une entrevue avec un

médecin qui se démarqua par sa condescendance. De fait,

pour bien ancrer notre propos, il convient d'en

présenter le récit. Masson raconte :

Le médecin me déclara bientôt « bon pour laréforme ». Caserne de Clignancourt : quelquesdizaines de troufions dans une salle et surl'estrade le major responsable des réformes, etson aide. Mon tour arrive. Déshabillé jusqu'àmi-corps, livret militaire taché de toutessortes de maculatures à la main : « Lève tonbras plus haut ! » Ne pouvant rien faire deplus que le lever à angle droit, le majorm'empoigne le bras et de toutes ses forcesl'élève au niveau de ma tête. Il me déchire lacicatrice, je saigne comme un porc. Je luijette à la tête mon livret militaire tenu de lamain gauche et descends de l'estrade, les « eninstance de réforme » hurlant « Boucher,boucher... » Parcourant la cour à grands pas,torse nu et ensanglanté, devant la sentinelleébahie, je saute dans le tramway Montrouge-Garede l'est. Voyageurs détournant la tête, moipris d'une rage contenue décourageant toutgeste de leur part. Arrivée dans ma famille,près du Jardin de l'Observatoire. Stupeur desmiens devant ce témoignage de barbarie quin'était pas allemand... Je leur dis que je nebougerai pas, que je ne me coucherai pas,attendant l'inévitable maréchaussée. L'autoritése montra sous la forme d'un médecin-major etde deux « gorilles » (comme on dit maintenant).Je dis au médecin que « je ne me considéraisplus comme soldat », et criai ma résolution dene plus bouger. Empoigné par deux « forts desHalles » travestis en infirmiers, je fus

174

embarqué en voiture. Tout proche était le Val-de-Grâce. Capturé - mais c'était un révoltéinvétéré qu'ils avaient fait. Interrogé àl'entrée de l'hôpital à la superbe façade maisaux chambres nauséabondes - étant entrée enRévolte comme on en Religion je refusai dedonner mon identité, de signer quoi que cesoit. Et ce fut le commencement d'une épreuvemisérable et répugnante. La guerre n'avaitjamais eu cette laideur : l'indifférence dumédecin à qui je montrai l'exploit de sonconfrère, la brutalité facile des infirmiers,leurs ricanements.253

Une remarque s'impose. Il est hors de doute que ces

expériences sont délicates à traiter. Elles commandent

le plus grand respect. En l'occurrence, les reformuler

comme des anecdotes de parcours serait carrément trivial

et méprisant. On n'aborde pas la souffrance d'un être

humain comme une historiette. Cette position affirmée,

ajoutons enfin que, selon notre regard, un travail qui

se veut rigoureux implique aussi de les considérer avec

sérieux. André Masson précise : « La guerre n'avait

jamais eu cette laideur ». Les mots ont leur force

propre. Il faut entendre ce que dit Masson. Jamais : les

rats, les croûtes de poux, les blessés hurlants avec des

plaies infestées de larves, les cadavres sans mains ni

bouches, l'épuisement jusqu'au délire, la faim, le

froid, la peur jamais la guerre n'avait eu, pour

lui, cette laideur. Il faut entendre la bacchanale dans

la salle. Il importe de remarquer l'exposition vécue par

Masson sur l'estrade, puis au cours du trajet de tramway

traversé par le regard des voyageurs, détournant la

tête. Il faut entendre le regard des membres de sa

253 André Masson, La mémoire du monde, p.90

175

famille frappée de stupeur. Il faut enfin entendre ce

commentaire : « je ne me considérais plus comme soldat »

et, Masson crier sa résolution « de ne plus bouger ».

Un renversement s'opère ici. Jusque-là, Masson acceptait

son sort avec une sagesse stoïque. Et, ce n'est pas la

blessure résultant du front qui le dégoûta. Ce n'est pas

non plus le fait que le pouvoir l'eut pressurisé. Son

écœurement a pour ressort le mépris. Il parle de

« 1'indifférence », de « la brutalité facile », des

« ricanements ». Il est loisible de penser que ce sont

ces attitudes farouches et implacables qui ont qualifié

d'irrémissible l'expérience d'André Masson. Sans cet

événement, l'expérience guerrière de Masson eut été sans

doute très lourde, mais elle n'aurait peut-être pas

constitué un traumatisme tel qu'entendu par le docteur

Boris Cyrulnik.

7.3.2 Considérations -touchant: cette commotion

La guerre est une expérience insensée. André Masson doit

faire face à un trop « plein d'images à en éclater la

bande du film ». Ces images, il doit leur donner un

sens. Le neuropsychiatre précise : « Ce sont les repères

extérieurs qui donnent cohérence à l'enchaînement de nos

images intérieures. Sinon les souvenirs s'accumuleraient

sous forme d'images enchevêtrées où un sens aurait bien

du mal à s'introduire. »254 Le drame du non-sens se

dessine alors comme une accumulation d'images qui

hantent le sujet dès l'instant où il lui est impossible

25/ Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p.21

176

d'en faire le récit. Il paraît utopique de penser

inféoder l'informulable, l'indéfinissable au même que

1'imprévisible.

Dans la perspective ainsi tracée, le réflexe qui sied à

la dévastation que créent ces affres est la dénégation.

Cette dénégation correspond à un vide psychique et ce

vide a souventefois pour corrélat le clivage de la

personnalité. Le prix de cette démarche équipolle à un

ersatz de vie. Ces moments indéfinissables s'empreignent

dans la mémoire sensorielle sans engendrer de souvenirs

précis dans la mémoire à long terme. Il en résulte une

sensation d'agitation indéfinie. Selon le docteur

Cyrulnik : « le pire stress, c'est l'absence de stress,

car le manque de vie avant la mort provoque un sentiment

désespérant de vide avant le vide »255. Cette forte

tension ne peut être maîtrisée que par l'attribution

d'un sens. Lorsque le sujet ne peut départir une

signification à ses plaies, il est soumis à une tension

colossale. Plus précisément, dans les cas de clivages,

on observe que la section informulée ou informulable de

la personnalité va se jouer du sujet. Cela a une

conséquence majeure : il s'en suit une variation

sibylline de l'humeur qui fréquente généralement

l'agressivité. Les joies intenses tout comme les moments

terrifiants sont exposés à être reconduits en violence.

En l'occurrence, ces périodes de paroxysmes sont mères

d'angoisses.

255Ibidem, p.36

177

La notion de traumatisme est aussi l iée à celle de la

mort. Boris Cyrulnik précise :

« Pour pouvoir parler de traumatisme i l faut"avoir été mort", pour reprendre l'expressionemployée par des écrivains comme Primo Levi,Jorge Semprun [rescapés des campsd'extermination nazis] ou la chanteuse Barbara[victime d'inceste de la part de son père],ainsi que par beaucoup de personnes avec quij ' a i t ravai l lé . Alors que dans l'épreuve, onsouffre, on se bagarre, on déprime, on est encolère, mais on se sent bien vivant et on f ini tpar surmonter les choses. »256

II y a donc résurrection. Le traumatisé est celui qui a

eu gain de cause sur la mort. En l'occurrence, i l s 'agit

d'un triomphe abscons. I l semble que le sujet s'explique

mal cette victoire hasardeuse. I l doit donc faire face à

un sentiment paradoxal imprimé d'autant de f ierté que de

culpabili té. Selon le professeur Cyrulnik, deux

besoins inhérents sont rattachés à la notion de

culpabilité : a) le besoin d'expiation, h) le besoin de

légitimation. Ces besoins permettent en quelque sorte au

ressortissant de se naturaliser. Le sujet se livre un

procès i té ra t i f sur la légitimité de son existence. I l

s 'agit alors de neutraliser la culpabilité par l 'action

et la générosité. On observe, en l'occurrence, une

propension chez le traumatisé à s'éprouver lui-même. I l

convient de souligner que cette culpabilité devient un

moteur d'action. Sur le sujet traumatisé s'exerce ainsi

une double contrainte, celle de l 'action et celle de

6 Anne Rapin, Ministère des affaires étrangères, Label France, leMagazine, II ne faut jamais réduire une personne à son trauma,Entretiens avec le neuropsychiatre Boris Cyrulnik,http://www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/IDEES/cyrulnik/page.html, février 2004

178

l'expression. L'individu est à la fois gouverné par le

besoin de s'exprimer pour vassaliser les affres de sa

pensée, mais cette vassalisation n'est possible que s'il

est au service de la totalité.

Selon le docteur Cyrulnik, « Le fait d'avoir un compte à

régler, une contrainte intérieure à exprimer sa tragédie

pousse à la créativité... »257. La culture incapable

d'entendre le récit contraint le blessé à la

métamorphose. Le neuropsychiatre précise que :

« C'est au contraire la perte, le l'absence et ledeuil qui contraignent le blessé à remplir ce videpar des représentations, sous peine d'éprouverl'angoisse de la mort, du rien, du zéro et del'infini. C'est dans ce vertige du vide provoqué parla perte que le symbole crée une représentation quivient à la place de l'objet perdu. »258

Suivant cette visée, l'art s'inscrit comme un mode

d'expression qui permet d'effectuer une double opération

salvatrice. D'une part, il permet d'exprimer le drame en

le rendant recevable. D'autre part, l'art permet de se

distancer du drame. On remarque, en outre, que l'art

exalte certains mécanismes de protection, soit :

« l'intellectualisation, la rêverie, la rationalisation

et la sublimation »259. Il est donc permis de penser que

cette réalité ait exhorté le peintre à s'investir dans

son art avec impétuosité. Masson exprime clairement

l'importance de cette expérience dans son faire.

7.3.3 Un créateur tourmenté

257 Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p. 175258 Ibidem, p. 175259 Ibidem, p. 178

179

Au vrai, nous ignorons les modalités de la souffrance

éprouvée par André Masson et il n'est pas de notre

ressort d'en juger. Ce qui est évident, c'est que le

peintre vécut, après cette épreuve, accablé par une

tension interne très vive. Il en témoigne à plusieurs

reprises dans ses écrits et ses correspondances. Dans

Mémoire du monde, il dit :

À vingt ans, il a suffi de quelques semainesd'expérience guerrière pour que je passe d'uneémotivité excessive et tendre - à unebrutale insensibilité. Le rétablissement,après le sang versé, pour trouver un équilibreinstable, fut long et difficile. Salut ? Maisil n'y eut jamais de sécurité. Rien quesurvivance - menacée.260

Puis, dans une lettre à Gertrude Stein, il confit : « La

peinture comme toujours ne me donne pas

d'inquiétudes mais des tourments. » Le terme

« tourment » réapparaît dans les lettres adressées

respectivement à Kahnweiler, en août 1924 et, à Marcel

Jouhandeau, en septembre de la même année. Masson

parlera aussi d'« agitation » dans une lettre adressée à

Michel Leiris en octobre 1925. Il précise :

Encore une fois, si je mets au-dessus de toutmon amour de la révolution ce n'est pas quej'aspire à un pouvoir temporel quelconque,et de même si je peins, si je continue àpeindre je sais bien que là aussi jen'arriverai jamais à devenir un homme demétier -• cette peinture sera toujours le fruitde mon agitation, de mon impossibilité à

260 André Masson, La mémoire du monde, p.8

180

réaliser quoi que ce soit. Je crois encore quema vie absolue ne peut être que dans lacontemplation- et justement c'est cetteprédestination toujours contrariée= puisqu'ilme faut agir, qui fait de moi un agité . Quecette agitation cesse et je ne serais plusrévolutionnaire- et je ne peindrais plus - '

Dans cet extrait, le peintre met en relief le degré

élevé de corrélation entre l'anxiété, le salut et l'art

au sein de son faire. Masson précise : « cette peinture

sera toujours le fruit de mon agitation, de mon

impossibilité à réaliser quoi que ce soit ». On voit

clairement que l'artiste n'aspire pas à une réalisation

physique quelconque mais à atteindre un état d'être.

Déjetant en cela une tradition ancienne, Masson ne

focalise pas sur la préservation de l'œuvre. L'œuvre

perd sa fonction de finalité pour se voir confinée au

rang de procédé. Ce procédé doit permettre une ascension

de l'homme. Mais cette ascension n'a pas, pour visée le

bonheur ou le merveilleux. En effet, le propos de cette

ascension est le salut de l'être. Il convient de

souligner qu'André Masson se distingue en cela de l'une

des visées du surréalisme. Il énonce clairement que

c'est cette souffrance qui fait de lui un peintre et,

conséquemment, un révolutionnaire. Les deux états sont,

chez lui, conjoints. Le désespoir provoque ainsi la

fusion qui engendre l'action. Parallèlement, la fusion

de ces états sous-entend aussi que Masson ne sera jamais

en mesure de se consacrer qu'à une seule de ces

activités, et de même, d'en mener une à terme. On

261André Masson, Les années surréalistes : correspondance 1916-1942,

p.102

182

devienne une mort affectueuse et passionnée,criant sa haine pour un monde qui fait peserjusque sur la mort sa patte d'employé, je nepouvais plus douter que le sort et le tumulteinfini de la vie humaine ne soient ouverts àceux qui ne pouvaient plus exister comme desyeux crevés mais comme des voyants emportés parun rêve bouleversant qui ne peut pas leurappartenir » .

Georges Bataille souligne le caractère soudain du

renversement de l'attitude de Masson. Le peintre bascule

ici dans un moment de passion triste. Il est impossible

de ne pas entendre la rage éprouvée face à une société

qui réifie l'homme et le réduit à bien peu de choses.

L'étranglement de Masson y est inéluctable.

Quant à Masson, il confit à propos d'un différent avec

Breton que :

Les égarements que je pratiquais lui étaientabsolument étrangers. Ces dévergondagescomplets où l'on finit roué de coups dans unecellule de poste de police, tout cela n'étaitpas dans son caractère. Alors que j'y accordaismoi-même une importance particulière : sortirde soi, aller vers la bacchanale, vivre deschoses dangereuses, se donner à l'ivresse etarriver aux portes de la mort, voilà ce qui m'atoujours fasciné264.

On voit ici clairement affirmé le caractère pugnace,

offensif et déterminé de Masson. Il reste à savoir

pourquoi Masson accordait « une importance

particulière » à ces « dévergondages complets ». Selon

3 Jean-Paul Clébert, Les Lettres Nouvelles, Georges Bataille et AndréMasson, Mai 1971, p.74264 André Masson, Vagabond du surréalisme, p.80

183

la perspective que l'on se donne, les réponses seront

appelées à varier. L'influence nietzschéenne et la

valeur attribuée à l'esprit dionysiaque paraissent

irrécusables. L'influence de Georges Bataille, lui-même

transgresseur affiché, pourrait être mise en cause. Dans

cette mêlée, il est possible d'envisager une réaction

partielle aux cendres de la guerre. Il semble en effet

plausible que l'empreinte de cette expérience

traumatisante ait contribué à exalter la tonalité

poignante d'un art qui, selon les dires de l'artiste,

« pénètre souvent dans le domaine du tragique »265. Et,

la visée d'une réaction post-traumatique paraît

s'accorder avec le « devoir peindre » de l'artiste. Il

est indéniable que la guerre constitue l'une des clefs

de voûte du faire de l'artiste. À partir de ce moment,

c'est un commerce frénétique qu'André Masson entretient

avec l'art. L'expérience guerrière s'inscrit comme le

point de conflagration sur lequel s'étaye une nouvelle

relation à l'œuvre.

André Masson, Vagabond du surréalisme,p.64

184

8. Le retour d'un éclopé sur le chemin de la création

8.1 L'époque des forêts

C'est vers 1922, que Masson fait la rencontre du

marchand d'art Daniel Henri Kahnweiler, par l'entremise

de Max Jacob et Elie Lascaux. Dûment lié à celui-ci,

Kahnweiler commence à s'intéresser à la production

artistique d'André Masson et lui offre un contrat. En

fait, c'est seulement à partir de ce moment qu'André

Masson pu se consacrer pleinement à son art. De plus, le

contact avec Kahnweiler offre à Masson la possibilité de

se familiariser avec la production cubiste. Ainsi, c'est

lors d'une visite à la résidence du marchand, à

Boulogne-sur-Seine, que Masson vit pour la première fois

une collection d'œuvres cubistes. Kahnweiler possédait,

en effet, dans sa collection privée, des œuvres de

Picasso, de Braque, de Léger et de Juan Gris. Masson

sera profondément marqué par les productions des membres

de ce mouvement. Il qualifia les peintres cubistes de

piliers de l'art moderne.

Cette perception est compréhensible car ce sont les

peintres cubistes qui ont libéré la peinture de

l'illusionnisme et de l'imitation pure de la nature. Ils

ont érigé un système de codification qui permettait à la

nature de ne plus être imitée mais symbolisée. Pour

parvenir à un tel résultat, ils ont utilisé des formes

géométriques planes reconnaissant ainsi la surface

réelle du tableau. Ce faisant, ces peintres ont dû

185

réorienter le rôle de la peinture vers celui d'une

écriture plastique. Cependant, le problème de la

préservation de la structure de l'œuvre survint assez

tôt. Confrontés à la fragilité de certaines productions

de leurs prédécesseurs et encouragés par l'influence de

Paul Cézanne, ils durent prendre le parti d'abolir

certaines techniques de productions plus éphémères. Cela

les amena inéluctablement, vers un choix de sujets plus

limité. Notons que cette ère permettait aux hommes ce

type de considérations artistiques ; c'est-à-dire

qu'elle donnait lieu à l'élaboration d'une forme d'art

exempte de préoccupations d'ordre politiques et

sociales.

Il importe de remarquer qu'André Masson nourrit, à cette

heure, sa peinture d'un air du temps post cubiste mais

avec une nuance qui annonce le surréalisme. Masson

fréquente ainsi le cubisme mais en bravant certains

principes de cette idéologie artistique. Il y a très

visiblement des sentiments qui s'enchâssent dans le

développement de ses oeuvres d'après-guerre. Masson

s'autorise de sa sensibilité pour introduire des

émotions dans sa production. Il réchauffe ainsi

l'aridité du cubisme. C'est sans doute ce qui amena

l'illustre artiste espagnol, Pablo Picasso, à déclarer

par-devant les tableaux du jeune peintre : « il est

drôle, ce garçon ; il emprunte nos formes, mais il y met

des sentiments auxquels nous n'aurions jamais pensé »266.

Toutefois, il convient de souligner que si Masson

André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p.21

186

intègre à ses peintures l'influence des peintres

cubistes, ses dessins, eux, en semblent exempts.

À cette époque, le peintre, qui fréquente régulièrement

les bois de Meudon, commence à peindre ses « Forêts ».

Il incorpore à ses premiers paysages une double

influence, celles de Derain et celle des peintres

cubistes. En l'occurrence, ces influences ne sont pas

contradictoires. Masson dissolve les antinomies

relatives à ces oracles pour n'en retenir que

l'essentialite. Il semble que l'artiste enfante une

synthèse remarquable. Pour l'essentiel, ces forêts se

posent comme la transcription exaltée de paysages

existants. Georges Limbour, précise dans son article

André Masson et la nature, que :

(...)dans l'histoire de la peinture de notresiècle, le XXe, il n'y a qu'un homme qui aitéprouvé pour la nature un amour ardent,enivré, jusqu'au délire et l'extase, qui sesoit livré à elle et qui l'ait interrogée avecinquiétude et angoisse, qui ait voulu forcerses secrets et révéler ses mystères, et laposséder tout entière. Je crois pouvoiraffirmer que l'amour de Masson pour lapeinture se confond avec celui de la nature,qu'ils ne forment qu'une même dévorantepassion qui ne le lâche jamais un instant267.

Il faut entendre que l'auteur conçoit un amour in

extenso à la nature. Pour lui : « la nature est aussi

forces secrètes, violences invisibles, les germinations,

267 Georges Limbour, Les Temps Modernes, n° 60, André Masson et lanature, p.939

187

les métamorphoses, les bons et les tristes présages, la

mort, le sang, les merveilles de la nuit et les mauvais

rêves268.» Masson cherche à embrasser cette nature qui,

de toute évidence attache son esprit. Il semble que,

pour l'artiste, la nature soit entendue comme une

pulsion, une volonté de domination, au sens vitaliste du

terme. La nature est appréhendée comme une puissance de

création. Elle postule l'unité des dichotomies. Certes,

il s'agit d'une force énigmatique. Dans ses paysages,

Masson cherche à dénoncer la quintessence d'une nature

qui ne cesse de se voiler tout en se dévoilant.

On constate qu'André Masson imprègne ses paysages d'une

lourde charge émotive. Le peintre incorpore à cette

transcription fiévreuse un aspect onirique. Ces éléments

de merveilleux, paraissent surgir tout droit du

subconscient de l'artiste. Il convient de remarquer que

le surgissement du merveilleux diapré l'œuvre d'un

accent exotique voire légendaire. Ces éclats de

pittoresque, à la fois inopinés et inusuels, ont pour

effet d'ébahir le spectateur. L'oeuvre dérange ainsi la

galerie par sa singularité.

L'artiste mentionne d'ailleurs à propos de ces forêts

que :

Ce n'était déjà plus de la peinture rétinienne- selon l'expression de Duchamp : il y avait unnouvel élément extra-pictural qui s'est affirmélorsque, dans ces forêts ou ces paysages qu'onappelait autrefois marines, sont apparus lestombeaux. Dans ces tableaux les tombeaux sont

268 idem.

188

sur le bord des routes : dans les forêts, lesastres prennent des aspects que Bretonqualifiait de « louches » et dont Jouhandeauécrivait qu'ils étaient comme des soleilsallant se coucher dans les tombeaux269.

Sous tous leurs aspects les « forêts » sont transportées

par un horizon lyrique. Il convient de prêter attention

à la façon dont André Masson élabore et traite son

objet. L'artiste pare les astres d'une enveloppe

apocalyptiques. Ils se présentent comme de fâcheux,

voire comme de funestes et de tristes auspices. On

remarque que le peintre utilise, comme solution

picturale, une imagerie très proche de celle que

développeront certains surréalistes. Ce faire a pour

objet de mettre en scène l'équivoque. La tension qui

apparaît dans ces tableaux ne relève pas de la quiddité

des éléments qui enfantent l'image. En effet, le mésaise

tire son origine de la rencontre d'éléments provenant

d'univers opposés et, à première vue, incompatibles. Il

est clair que ce mésaise est exalté par la tension

lyrique contenue dans l'œuvre. À cet égard, il importe

de souligner que Masson se situe clairement dans le

prolongement de Chirico et du comte de Lautréamont. On

voit donc en quoi cette technique concorde avec une

certaine idée que Breton se faisait de la poésie.

André Masson ajoute que:

C'est en 1923 qu'ils apparaissent pour lapremière fois dans les forêts. L'un de cestableaux, « La route de Picardie » dont lepremier titre était « L' Allée des tombes », et

André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p.74

189

qui appartient à Raymond Queneau, est trèscertainement, en partie, un souvenir du frontfrançais lorsque les tombes commençaient très àl'arrière de ce front, au long des grandesroutes. Ces tombes étaient partout, avant mêmeque l'on entre dans le royaume de la mortreprésenté d'abord par la ligne de tir, puispar les premières tranchées et, enfin, par lelieu même du combat. Dans cette œuvre,l'obsession des tombes est inconsciente etinvolontaire, de même que ces soleilsinquiétants sont autant de réminiscences,d'angoisses, de sensations issues de mesexpériences de guerre, lorsque, constamment,nous interrogions le ciel : en effet, lesfusées qui le traversaient étaient autantd'éléments indicateurs. Apollinaire a très biencompris que ce côté féerique était en mêmetemps annonciateur de désastre astre -désastre. On retrouve dans cette toile, non pasun appel au subconscient, mais des traces desubconscient, ce qui a été rejeté au fond etqui resurgit. En effet, je n'ai jamais cherchéà exploiter volontairement mes expériences deguerre. (...) A l'époque où je faisais lesforêts, lorsque les premiers tombeaux sontapparus, je ne pensais pas du tout qu'ilsétaient issus de mes souvenirs de guerre, alorsque, maintenant, l'appel au subconscientapparaît plus nettement dans mes naturesmortes. 210

Les astres bilieux resurgissent dans l'œuvre du peintre.

Durant trois années de guerre, ils avaient été oracles

de désastres au moment que la survie des hommes était

liée à la vigilance du ciel. Masson énonce clairement

qu'il s'agissait là d'un talent essentiel pour déjouer

la fortune au cœur de cette configuration absurde. À

l'égal des astres, les tombeaux transsudent le vouloir

d'André Masson pour nourrir l'œuvre. De toute évidence,

270 Ibidem, p. 75

190

André Masson n'ambitionnait pas exploiter ses

expériences guerrières. L'artiste est catégorique à ce

sujet. Ces images de tombes qui longeaient les routes à

perte de vue affleurent dans l'œuvre de Masson envers et

malgré lui. Dès lors, tout porte à croire que

l'empreinte affreuse laissée par la guerre se joue de la

volonté de l'artiste. Prenons acte que la notion

d'horreur et d'angoisse qui s'exprime dans l'œuvre de

d'André Masson embrasse l'idée de la nature. Elle

rejoint la notion d'une désintégration nécessaire à la

transformation, à la réintégration de valeurs

salvatrices. On remarque aussi, que cette relation à

l'inconscient est encore involontaire. Faisant état de

la situation, le peintre déclare en toute lettre qu'on

retrouve dans cette toile « non pas un appel au

subconscient mais bien des traces de subconscient ». Il

va de soi que la violence de cette guerre dévastatrice

est l'une des clefs de voûte de l'œuvre de Masson. Sans

marquer l'épreuve, celui-ci la porte à son paroxysme en

transformant son signe.

Ce souvenir renvoie à la bataille du Chemin des Dames.

André Masson effectue un lien causal entre la présence

des trajectoires dans son œuvre et ce moment où il fut

propulsé dans l'abîme. Abandonné, impuissant, immobile,

ressouvenons-nous qu'il avaient observé ces fusées

sillonnait le ciel. Elles se présentaient comme des

trajectoires déchirant la voûte céleste. De fait, il

importe de remarquer que ces trajectoires exhumées se

retrouvent partout dans ses œuvres. En l'occurrence, on

191

observe qu'elles sont symbolisées par des lignes

organiques enchevêtrées qui sillonnent la toile.

8.2 Le dessin automatique

C'est vers la fin de l'année 1923 et au début de l'année

1924 que le peintre introduit dans son œuvre les dessins

automatiques. Selon le dire de l'artiste, cette voie

devait lui permettre de se délier du cubisme dont

l'apathie rendait toute communication « absolument

impossible »271. En outre, ce faire concourt à le

disjoindre d'un certain érotisme galant propre au 18e

siècle. Somme toute, l'artiste y voit la potentialité de

dépasser 1'érotisme japonais du 19e siècle. André Masson

précise d'ailleurs à cet égard :

Je m'étais aperçu que cette forme de graphismepour des dessins automatiques créait desallusions erotiques évidentes et pouvaitéventuellement mener à une peinture erotique,c'est-à-dire une peinture dont 1'érotismeserait vraiment le ressort primordial. Il nes'agirait plus alors de 1'érotismetraditionnel, mais de 1'érotisme d'Éros, prisdans le sens freudien de « pulsion de vie ».2

Au certain, l'art d'André Masson est porté par une vaste

dénotation erotique. Devant faire face au frelatage du

terme « érotisme », Masson ose, en l'occurrence, parler

littéralement de « sexualité lyrique, ou mystique »

La sexualité est ici entendue comme une fonction

cardinale. Chez l'artiste, il est clair que nous devons

« compter avec elle tout en essayant de la dépasser ; ne

271Ibidem, p . 65272Ibidem, p . 7 9273Ibidem, p . 93

192

jamais l'exclure, mais savoir la projeter dans

l'univers »274. Suivant cette idée, il est hors de doute

que le peintre y voit un champ de force où se

conjoignent « toutes les forces possibles de l'homme et

de la femme »275. Il convient de remarquer que l'intérêt

pour l'Éros freudien appartient au registre des

préoccupations surréalistes. À cette heure, Masson

rappelle que dans le Manifeste du surréalisme: « Breton

parlait de « l'arme à longue portée de l'instinct

sexuel »27 et il ajoute que, conformément à sa vision,

« s'il y a qualité esthétique, rien n'est malsain ni

obscène »277.

Ainsi, c'est à corps perdu qu'il se lance dans

l'expérience, excité par l'insatiable désir d'aller

toujours plus loin. Ces dessins, où les écheveaux de

branches deviennent des écheveaux de corps, conservent

un rythme similaire à celui des « forêts ». On y

retrouve un acquiescement vers un subconscient qui

semble vouloir s'affirmer de façon beaucoup plus

marquée. Le contenu devient, dès lors, plus symbolique.

C'est par cette voie que se déploient d'abord les traces

de l'inconscient du peintre au sein de son œuvre. Le

tableau intitulé « Les Quatre points cardinaux » et dont

le Musée National d'Art Moderne de Paris s'est fait

acquéreur, en est un bon exemple. Dans cette œuvre, les

points cardinaux sont présentés comme des embouquements

une variété élevée de paysages tant marins que

2 7 4 Ibidem, p . 94275 Ibidem, p. 94276 Ibidem, p. 97277 Idem.

193

terrestres. On note la très forte présence de mains

tendues vers le ciel. Celles-ci émergent de partout pour

faire des signes hiéroglyphiques. Au premier plan, on

voit naître une tête. André Masson la présente à

l'instar de succomber sous le poids d'une feuille

glissant doucement d'un arbre. Masson précise à ce sujet

que : « Le simple fait que je ne rejette pas ces images

est déjà, en soi, irrationnel »278.

De plus, le travail d'exploitation de la lumière,

effectué par André Masson, joue aussi un rôle important

dans les œuvres de 1922 à 1924. On le remarque

particulièrement dans des tableau comme, par exemple :

l'Homme à 1' orange, Les Points Cardinaux, Le cimetière,

l'Homme dans un intérieur, l'Homme tenant une corde et

Les Quatre éléments... Le travail d'exploitation de la

lumière diapré la valeur du contenu symbolique par la

voie de l'irisation. Il permet de créer des effets de

transparence dans l'utilisation de la couleur. Ainsi,

les jeux de lumière et de transparence fonctionnent

comme un miroir qui illumine la couleur. Cette

transparence vient dramatiser la portée énigmatique de

l'œuvre. De là tout un mouvement où les personnages, les

éléments ou les objets sont entraîné par un désir de

transfiguration. L'éclairage, le travail des couleurs

terre c'est-à-dire, les bruns, les beiges, les ocres, et

la prédominance des tons de blancs créent une forte

impression d'immatérialité. L'ambiance générale du

tableau devient ainsi vaporeuse et une présence semble

27 0 Ibidem, p.7 7

194

vouloir en émerger. Il importe de souligner que Masson

abandonne les facettes cristallines coutumes aux oeuvres

de Braque. René Passeron fait ressortir, dans son

ouvrage intitulé André Masson, que la transparence chez

Masson est ce qu'il appelle un « dévoilement voilé ». Il

précise ainsi, qu'elle cache ce qu'elle montre tout

comme parfois, elle le déforme ou l'irise279. Il importe

donc de remarquer que c'est par la voie de

l'exploitation de l'effet de transparence qu'André

Masson témoigne de la fragile frontière entre les mondes

visibles et invisibles.

Le tableau intitulé « Les Quatre Éléments » comporte

aussi un contenu symbolique très riche. Il s'agit d'une

œuvre qu'André Breton avait acquise lors de la première

exposition du peintre à la galerie Simon, de Daniel

Henri Kahnweiler, rue Astorg. Cette toile était destinée

aux locaux de la rue Fontaine. Ce tableau tranche

drastiquement avec ceux de cette époque et son acquéreur

le considérait comme précurseur du surréalisme. On

remarque ici, que les corps célestes et les corps

physiques sont abordés de façon analogue, de même que

les quatre éléments d'ailleurs. En ce sens, l'artiste

semble déférer à un désir d'adéquation. En outre, il y a

une fusion qui s'opère entre eux. Le corps de la femme

affleure du dessin d'une moulure. Il embrasse la flamme

pour se conjoindre dans un processus continu. Il

s'émancipe, se présente aux portes de la mort pour

renaître à nouveau. Au certain, l'artiste déconfit

l'évidence. On assiste à une anamorphose eurythmique.

279 René Passeron, André Masson, p.50

195

C'est par la voie du mouvement que la métamorphose

s'opère. Le rythme déforme ce que nous voyons. Il

convient de remarquer que cet instinct rythmique est

propre à Masson. De tout évidence, il faut suivre les

courbes. En l'occurrence, elles guident ainsi dans une

certaine direction notre perception de l'œuvre. Il

semble que les courbes soient les clefs de voûtes

révélant le faire permettant de s'enfoncer dans le rêve.

Ce tableau marque une transition dans le cheminement de

l'artiste. D'ailleurs, il convient de remarquer que

l'intérêt d'André Breton pour ce tableau est peu

surprenant. Il tient au fait que le peintre procède sur

deux plans. D'un côté, il intègre dans ses œuvres un

contenu onirique, et, de l'autre, il a très visiblement

de la part d'André Masson la préoccupation d'y

réintégrer sa pensée. Il est hors de doute que ce

tableau rejoignait ainsi très intimement l'esprit

surréaliste. En fait, c'est ce sentiment de proximité

qui meut André Breton à prendre langue avec le peintre.

Il fit parvenir un exemplaire dédicacé de « Clair de

terre » pour préluder à sa venue. Ce présage avait pour

objet de permettre au peintre de se familiariser avec

son œuvre.

La première rencontre avec Breton eu lieu en octobre

1924. Celui-ci se présenta à l'atelier du peintre.

Masson était alors installé dans un bâtiment situé au

fond d'une cour de la rue Blomet. Il avait pour voisin

le peintre Joan Miro. Autour d'eux, les poètes

196

proliféraient. On y retrouvait Georges Limbour, Michel

Leiris, Roland Tuai, Robert Desnos, Armand Salacrou et

Antonin Artaud. Il importe de souligner que la quasi

totalité des membres du « groupe de la rue Blomet » se

sont impliqués dans le mouvement surréaliste.

Le jeune peintre, lecteur de la revue « Littérature »,

voyait en André Breton un nouvel horizon. Pour André

Masson, André Breton se situait dans le prolongement de

Rimbaud et Mallarmé. D'emblée, un degré élevé de

complicité se révéla entre les deux hommes. Il est vrai

que leurs vaticinations sur l'art se conjoignaient. Le

point de litige eut pour ressort la haute opinion

d'André Masson à l'égard de Dostoïevski et Nietzsche.

Une autre dissonance tient au fait qu'André Breton

n'était pas homme à puiser dans le passé. Les

réalisations artistiques des siècles précédents le 19e

siècle, tant au niveau philosophique qu'artistique, ne

l'intéressaient que sommairement. André Masson percevait

les choses différemment. Sa fascination pour l'art

plonge ses racines dans l'enfance. Elle s'est édifiée

aux abords de peintres tels que Rubens, Jordens,

Brueghel, David, Delacroix, Ensor, Rops. De là, elle

s'est articulée autour des impressionnistes, Puvis de

Chavannes, Seurat, Uccello, Redon, Gustav Moreau, pour

n'en nommer que quelques uns.

Or, il est très remarquable de constater que, pour André

Masson, ces multiples connaissances ne constituaient pas

des fers. En effet, l'artiste entendait ce savoir comme

un gisement dans lequel il n'hésitait pas à puiser au

besoin. Il percevait les moyens élaborés par ses aînés

197

comme des étincelles exaltant 1'elucidation de problèmes

plastiques.

En un sens, Masson comptait que rendre opaque l'héritage

du passé équipollait à s'inventer une fable. À l'image

de Lautréamont, il percevait l'art comme issu de tous

les artistes. Sans compter que, selon son regard, la

façon dont le contact se crée avec ce médium influence

inévitablement notre perception. André Masson

considérait que l'on peut très bien admirer sans être

influencé et que l'inverse est aussi possible.

D'ailleurs, à ce sujet, l'auteur se réfère à cette

anecdote avec Picasso qui traduit bien sa pensée, il

raconte :

Lors d'une rencontre avec Picasso, Masson luidemanda si c'était vrai qu'il faisait chaquematin le tour des galeries, gardant l'après-midi et la nuit pour son travail ? » Picassolui avait simplement répondu : « Oui, je faisle tour des galeries. Je trouve toujoursquelque chose à apprendre chez les autres,même quand c'est mauvais. Il faudrait pouvoirreconstituer sa voix à ce moment-là, afin demontrer tout ce que sa merveilleuseintelligence sous-entendait par là.280

André Masson ne rejette donc aucune influence consciente

ou inconsciente. Masson avait aimé Delacroix pour

l'émotion qui émane de ses œuvres, Botticelli pour sa

ligne mouvante, Rubens pour ses couleurs éclatantes.

Autant d'éléments qui s'affirmeront dans son faire.

André Masson, Vagabond du surréalisme, p. 25

198

Dès lors, on réalise qu'au départ, l'acquiescement au

subconscient est chez l'artiste involontaire. La

rencontre avec André Breton et les amitiés acquises avec

Michel Leiris, Robert Desnos, Antonin Artaud et Raymond

Queneau concouraient à inscrire l'artiste dans la foulée

du mouvement surréaliste. Au certain, la définition que

formule Breton au sein du manifeste surréaliste exaltera

la quête déjà entamée du peintre. Ainsi dans son

travail, cette adhésion conjoint avec le développement

de l'automatisme. En l'occurrence, il est fort difficile

de dater avec précision l'aube de cette démarche,

d'autant que Masson demeura lui-même nébuleux à ce

sujet. Quoi qu'il en soit, il semble que les dessins

automatiques offrent à l'artiste la liberté de mettre en

lumière ses fantasmes inconscients, ceux-ci lui

serviront d'ailleurs de fil conducteur.

André Masson utilise donc d'abord une imagerie

symbolique pour intégrer sa pensée au sein de ses

œuvres. On pourrait pour mieux saisir la spécificité du

faire de l'artiste effectuer un bref parallèle avec

celui du peintre italien Giorgio de Chirico. Il semble

évident que nous rencontrons dans les œuvres pré-

surréalistes d'André Masson, la présence d'éléments

incongrus, irrationnels. Or, nous savons qu'il s'agit là

du fief de Giorgio de Chirico. En effet, le peintre

italien s'est distingué par la mise en scène de

populations fantastiques dans son faire. L'une des

particularités de ses œuvres se traduit par la froide

stupeur qui transsude ces populations. Cette impression

est exaltée par l'univers occulte érigé par l'artiste où

199

même le temps semble retenir son souffle. André Masson,

pour sa part, entend les choses autrement. Il introduit

dans ses toiles la présence de mouvement. La fixité y

est brisée par une des lignes qui crée une certaine

dynamique. Cette particularité lyrique pare l'oeuvre de

vitalité pour enfanter une peinture qui semble vouloir

s'éprendre d'elle-même. Certains surréalistes comme Max

Ernst ou Dali, par exemple, utiliseront des moyens

académiques afin de rendre la lecture de leurs œuvres

plus limpide. En préconisant de telles pratiques, ils se

distancient des préoccupations typiquement plastiques

pour se déplacer vers des problèmes relevant du registre

de la communication. Masson se distingue ardemment de

ceux-ci. Il ouvre son champ de production, y introduit

ses angoisses et ses questionnements. Il importe de

remarquer qu'André Masson utilise les moyens développés

par ses prédécesseurs afin de les soulever vers de

nouvelles visées. Or, Masson ne néglige en aucun cas la

recherche de solution plastique au profit d'une lecture

lumineuse de son œuvre. Daniel Henri Kahnweiler fait

d'ailleurs remarquer :

Certains buts du Surréalisme en peinture, queMasson avait d'ailleurs atteints avant sonadhésion, comme par exemple ce que l'on aappelé plus tard « la réunion d'objetshétéroclites » n'est nullement assemblagesaugrenu d'objets destinés à « bouleverser »(« la colombe dans le derrière du chef degare », comme le disait Picasso) mais bienrencontre poétique émouvante.281

281 Musée de Lyon, André Masson

200

Ainsi, Masson cherche à donner à son art une portée

infiniment plus vaste que le simple choc de la surprise.

Au-delà de l'étonnement, il y a l'émotion. Il faut

entendre cette émotion comme éprouvée. Il est loisible

de croire qu'elle est le miroitement des affres qui

poignaient l'artiste. Il s'agit d'un torrent, un raz-de-

marée qui s'impose par sa force prédominante et qui

emporte tout sur son passage. Elle se déchaîne extirpant

sa force de la ligne qui l'emporte avec elle. Elle se

renouvelle, incessamment pour s'afficher inéluctable et

désinvolte.

8 . 3 Le faire automatique

II est hors de doute que l'une des plus grandes

particularités d'André Masson sera l'enfantement d'une

méthode de production d'œuvre surréaliste. André Masson

outrepasse la simple dilatation de la recherche

afférente à l'élaboration d'une imagerie surréaliste. Au

certain, l'originalité de l'artiste tient à la mise au

point d'une méthode d'exploration directe de

l'inconscient. André Masson se donne pour tâche d'user

de la transcription simultanée comme outil afin de

déjouer l'emprise de la raison. Il est clair que cette

visée se présente comme le postulat sur lequel s'appuie

le façonnement de l'automatisme dessiné et pictural.

On voit donc en quoi le dessin automatique s'inscrit

dans le prolongement de l'écriture automatique. Celui-ci

est lié à la rapidité d'exécution. On comprend que le

201

dessin automatique doit s'effectuer sans aucun programme

conscient de représentation. Cette absence d'à priori

représente en soi la condition de possibilité sur

laquelle s'érige la substantification de l'œuvre.

Il convient de remarquer que ce faire s'applique assez

naturellement au dessin, sitôt qu'il est possible

d'admettre que le dessin sans objet préconçu peut

encore, dans une perspective artistique, détenir le

statut de dessin. Nonobstant, il importe de souligner

que la peinture est un médium qui semble lui résister.

En effet, la capricieuse préparation nécessaire à la

réalisation de la peinture à l'huile bride

considérablement le procédé automatiste. Ressouvenons-

nous que, d'emblée, ce faire est tenu de se poursuivre

avec une vélocité déterminée afin de parvenir à déjouer

l'intervention de la raison.

Ipso facto, la célérité devient une condition sine qua

non à la réalisation d'une œuvre automatique. Au vrai,

sans elle, il est impossible de délivrer le geste en

sorte que la main s'autonomise et autorise la survenue

de l'image. Il est clair que la main doit agir

librement. En l'occurrence, elle entreprend de coucher

frénétiquement un faisceau de linéaments sur le papier.

Cette course folle conduit à l'émergence de l'image. Il

convient de souligner que le dessin ne doit être

complété qu'après l'apparition de l'image sans quoi, on

est confronté à un amas de gribouillis dépourvu de

fondement et de sens apparent ou sous-jacent.

202

On remarque qu'il demeure dans les premiers dessins de

ce type une portion de lignes abstraites de laquelle

semble s'exhaler un élément reconnaissable. Or, ce

contingent de gribouillis subsistant contribue à exalter

la force de l'œuvre. La figure affranchie de la sorte

peut naître à n'importe quel endroit sur la feuille. En

outre, il est possible qu'elle s'éploie hors du cadre. À

cet égard, André Masson précise d'ailleurs :

Je pouvais faire le dessin ici, je pouvais lefaire là ; il s'arrête à un moment donné caril aurait continué sur la table. Je n'aid'ailleurs presque jamais donné de cadre à mesdessins. Il m'est arrivé d'ajouter plusieurspapiers les uns aux autres, mais j'ai trouvécela un peu superficiel, car il fallait collerles papiers, donc le geste était arrêté. Lesdessins faits sur les feuilles de papierajoutées étaient moins subconscients que surla première feuille. Il y avait euinterruption dans le mouvement. Aussi n'ai-jepas persévéré.282

Le support fait office d' « arène » où l'action se

déroule en l'absence de tout contrôle. Certes, le terme

arène, mise en scène pour la première fois à cet effet

par Harold Rosenberg, paraît tout indiqué. Pour Masson,

il s'agit de la locution la plus signifiante employé à

cet égard. Le peintre précise : « Je trouve ce mot très

juste. Le papier blanc, pour moi, est une arène, un lieu

où tout peut m'arriver, mais une arène sans

limites. »28 ' Nous savons qu'une arène est un espace

public ou se déroulent des combats. On remarque que ce

terme éloquent contient à lui seul le triangle

282 Ibidem, p. 84283 Idem.

203

« aventure, risque / danger et exposition ». Il est

possible de se demander quel empire exerce ces notions

dans le faire de l'artiste. Le haut degré d'exposition

semble relever de l'évidence puisque l'artiste est piégé

entre le soi et l'autre. D'une part, l'artiste s'expose

à l'autre qui perçoit le dessin et d'autre part,

l'artiste s'expose à ses fantasmes inconscients. En

élargissant le propos, il serait sans doute fascinant de

poser la question relative à l'entendement du risque

voire du danger pour l'artiste. En outre, soulignons que

la liaison unissant les termes arène et combat,

considérant qu'un combat se présente comme une lutte

contre l'adversité, exalte la question.

Il est à noter que si le dessin est effectué en marge de

toutes préoccupations esthétiques, il possède tout de

même une structure et se développe de façon très

articulé. Masson précise :

II existe un dessin maintenant au Muséed'Art Moderne de New York - « La Naissance desOiseaux » - qui a été exécuté très rapidementen laissant aller ma main, mais le titre nem'a été dicté par aucune réflexion. Un autre -également au Musée d'Art Moderne de New Yorkreprésente des torses d'hommes décapités dansdes sortes de cages, flottant dans l'espace etrayonnants comme des soleils. Dans ce dessin,il est évident qu'il n'y avait aucune idéepremière : comment concevoir une tellechose ?284

284 Ibidem, p. 81

204

L'aboutissant du dessin automatique est confondant. Or,

si Masson s'arme contre l'action consciente lors de la

production de l'œuvre automatique, il laisse son esprit

poétique intervenir pour la couronner d'un titre. Pour

l'essentiel, le titre semble jouer le rôle de balise. Il

guide ainsi dans une certaine direction notre perception

de l'œuvre à l'égard de ce que la construction de

l'image a inspiré à l'auteur. De fait, il exprime ce que

l'artiste en comprend.

8.3.1 L'automatisme, une dictée inconsciente ?

La quintessence de l'automatisme surréaliste relève du

renoncement à la censure consciente. En l'occurrence,

lorsque l'on dépeint le processus automatique, on est

souventefois appelé à s'exprimer en terme de dictée

inconsciente. Cependant, il est possible de se demander

s'il s'agit bien là d'un terme idoine. En fait, il

semble que cette expression demande quelques nuances. Le

peintre André Masson précise qu'à ses yeux, lorsqu'on va

très vite, le dessin est médiumnique, c'est-à-dire comme

dicté par l'inconscient.285 À ce dessein, on peut

soutenir l'idée d'une dictée, dès lors que les lignes ne

sont plus cherchées mais données par le subconscient.

Consequemment, le dessinateur inscrit sur la feuille de

papier ces lignes comme si elles lui étaient insufflées

par une voix extrinsèque. Il convient de constater que,

dans l'automatisme pictural tout comme dans

l'automatisme écrit, il y a la présence d'une structure.

L'analyse des Champs magnétiques, a clairement démontré

285 Idem.

205

que la phrase était donnée dans une syntaxe adéquate. De

même, dans l'automatisme pictural ou dessiné, l'image se

présente dans une forme articulée. En cela, la poésie,

la peinture et le dessin ont en commun qu'ils se

présentent comme des véhicules permettant la conduite du

message inconscient.

Suivant cette visée, il est intéressant de comparer le

phénomène à celui du médiumnisme tout particulièrement,

au cas de ces voyantes qui lisent dans les boules de

cristal. En l'occurrence, il semble que les images

affleurent au médium subséquemment à une immersion dans

l'état de passivité intellectuelle permettant une

réceptivité ad hoc. Ces visions, dont le propos est de

prophétiser l'avenir ou de relater le passé, ont pour

ressort l'intercession d'esprit extérieur. Le corps du

médium devient corollairement le réceptacle d'esprit

étranger. Dès lors, une distinction fondamentale

s'impose : dans le cas de l'automatisme surréaliste, il

n'y a pas d'intervention exogène. Le faire automatique

plonge ses racines dans les profondeurs inconscientes.

On comprend qu'il n'y a pas de génie flottant autour de

l'artiste mais l'émanation d'une force intérieure,

inconnue mais réelle. C'est donc le moi subconscient qui

dicte son message au moi conscient.

En outre, à l'instar du faire relatif à l'écriture

automatique, tel qu'élaboré par Breton, on cherche ici à

s'enfoncer aussi profondément que possible dans le

registre de l'inconscient. Masson précise à ce sujet :

206

J'imagine l'espace intérieur comme étant diviséen différentes couches : la couche la plusproche de la conscience est celle oùapparaissent les images qui sont déjà desimages que l'on peut noter et développer - jel'ai fait - et la couche la plus profonde estcelle de l'inconscient total : j'ignore alorsce qui va se produire. 286

On voit donc clairement qu'il s'agit ici de puiser la

dictée inconsciente la plus éloignée possible. Le but

tient à l'exploration des mécanismes afin d'entendre le

message subconscient. En l'occurrence, il va de soi que

ce faire est un processus d'exploration de soi qui

consiste en une remise en communication de l'être avec

lui-même.

8.3.2 Mise en regard avec le phénomène élémentaire

Nous savons que la mise en veilleuse de la raison

constitue la substantifique moelle du processus

automatique. Elle est gouvernée par la notion de

rapidité qui lui est conjointe. Son objet est

d'autoriser la transcription simultanée sur la feuille

de papier. Selon les dires de ses chantres, on remarque

que cette recherche de 1' « état limite » provoque, chez

le sujet, une sensation voisine de la transe hypnotique.

Ressouvenons-nous qu'elle fut aussi ressentie lors de la

première expérience d'écriture automatique effectuée par

André Breton et Philippe Soupault en 1919. Il importe de

286 Ibidem, p. 81

207

souligner que cet état, essentiel à la réalisation de

l'automatisme se rapproche dangereusement du phénomène

observé chez les psychotiques nommé en psychanalyse le

phénomène élémentaire. Comme le dit Pierre Vermeersch,

en 1992, dans son texte intitulé Le retour à la Ligne,

Du dessin automatique d'André Masson :

Pour un sujet, le retour du refoulé a lieu dansle registre du symbolique. Ce qui est rejeté dusymbolique, forclos, fait retour dans leregistre du réel. La manifestation la plusconnue de ce retour est l'hallucination. Laforclusion de l'un des signifiants constitutifsde la batterie initiale de l'inconscient, lesignifiant du Nom-du-Père, est l'unique causede la structure psychotique. Le terme dephénomène élémentaire s'applique aux retoursdans le réel afférant à cette structure287.

Ce phénomène qui permet de sortir de soi n'est

d'ailleurs pas sans stimuler certaines inquiétudes chez

les surréalistes qui l'ont pratiqué ; la crainte de

sombrer définitivement dans la folie n'étant pas exclue.

Or, la folie n'est pas un mal contagieux. L'esprit

semble selon cette théorie fonctionner de telle manière

que lorsqu'une image ou un symbole lui apparaît, il est

acheminé vers l'inconscient auquel il est confronté. Non

reconnu par celui-ci, il rebondit et retourne dans le

registre du réel. Ne pouvant pas subsister sans alliance

et, devant faire face à l'absence de signifié, il

produit fatalement une association erronée. Il semble

conséquemment que l'hallucination tire sa source de

cette conjonction malséante. Les psychanalystes ont

287Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.94

208

remarqué que cette association inexacte engendre chez le

sujet une incapacité à distinguer le rêve de la réalité.

De toute évidence, pour eux, l'enfantement de

l'hallucination tient au fait que le sujet ne possède

plus de registre lui permettant d'effectuer un t r i

raisonnable. Dès lors, i l apparaît que le flou c'est-à-

dire l'absence de réfèrent, constitue l 'état le plus

insupportable des choses.

Dans le prolongement de cette idée, Georges Bataille a

très justement remarqué à ce propos que : « la réflexion

claire a toujours le possible pour objet. L'impossible,

au contraire, est un désordre, une aberration. C'est un

désordre qu'amènent seuls le désespoir et la passion... Un

désordre excessif auquel seule la folie condamne! »28 II

convient de souligner que Georges Bataille s'est

intéressé de très près à la recherche de l 'état limite,

le chaos, la folie et la quête dionysiaque. Selon les

dires du peintre André Masson, i l semble possible de

prétendre que, de tous les êtres qui ont gravité autour

du groupe des surréalistes, Georges Bataille fut le seul

authentique disciple du Marquis de Sade. Son faire

s'articule autour d'un érotisme provocant voire

choquant.

Michel Leiris et André Masson ont fait la connaissance

de Georges Bataille en 1924. Ce fut l'heure qui marqua

la naissance d'une confraternité profonde et durable.

288Emmanuel Tibloux , Georges Bataille, Association pour la diffusion dela pensée française. Ministère des affaires étrangères,http://www.adpf.asso.fr/adpf-publi/folio/textes/bataille.rtf, septembre2004

209

Certes, c'est en la compagnie de Georges Bataille que

Masson rencontra une repartie à l'exécration qu'il

éprouva face à l'oppression sociale. Or, suivant le

propos d'enfanter une pensée globale et totalisante

c'est-à-dire où rien ne serait laissé pour compte,

Georges Bataille a attaché son esprit à appréhender les

états limites et leurs impacts. Dans l'Expérience

intérieure, i l explique :

Ces moments d'intense communication que nousavons avec ce qui nous entoure- qu'il s'agissed'une rangée d'arbres, d'une salle ensoleillée-sont en eux-mêmes insaisissables. Nous n'enjouissons que dans la mesure où nouscommuniquons, où nous sommes perdus, si notreattention se concentre, nous cessons pourautant de communiquer. Nous cherchons àcomprendre, à capter le plaisir : i l nouséchappe. 2 8 9

Ainsi, comme le souligne Bataille, l'égarement devient

un élément fondamental de la recherche dithyrambique. Il

faut s'abandonner à l'expérience, lâcher prise pour

enfanter l'émotion. L'ouverture et la disponibilité sont

directement associées à l ' intensité de la révélation.

Sans quoi, la rencontre ne dépasse pas la superficie.

Conséquemment, i l devient impossible d'atteindre les

profondeurs inconscientes. L'expérimentateur doit donc

faire preuve de sincérité et d'audace pour se laisser

glisser vers les contrées inexplorées qui subsistent au-

delà de la frontière consciente.

89Emmanuel Tibloux , Georges Bataille, Association pour la diffusion dela pensée française, Ministère des affaires étrangères,http://www.adpf.asso.fr/adpf-publi/folio/textes/bataille.rtf, septembre2004

210

André Breton, en proie à de violentes périodes

d'insomnie fit état de l'empire de ces états limites

dans la création artistique. C'est d'ailleurs l'une de

ces expériences qui le poussa à se pencher sur le

questionnement générant sa théorie de l'écriture

automatique.

En outre, le phénomène élémentaire rencontre l'opération

automatique en ce lieu. En effet, dans le faire

automatique tout s'amorce par le gribouillis, geste pur,

où rien n'est reconnaissable. L'image surgit du chaos.

Elle emprunte alors l'enveloppe de la forme académique

afin de se rendre lisible mais demeure amputée à la

conscience. Cette amputation tient au fait qu'elle est

totalement irrationnelle (exemple : un cochon volant, un

arbre à main etc.).En l'occurence, le surgissement de

l'image, reconnaissable pour la raison dans l'usage de

ses signes, est, sommes toute, irrationnelle dans son

signifié. On remarque donc que l'image se présente

pareillement à une intention extérieure à la conscience.

Masson précise à ce sujet : « La fusion des éléments

hétérogènes mis en jeu par le peintre-poète s'accomplira

avec la rapidité fulgurante de la lumière. L'inconscient

et le conscient, l'intuition et l'entendement devront

opérer leur transmutation dans la sur-conscience, dans

la rayonnante unité. »29 ' On conçoit donc que cette image

est en attente de réminiscence, d'une réconciliation

avec la raison. En outre, comme cette réconciliation ne

.'"Kl Jean-Clarence Lambert, André Masson, p.50

211

s'opère ni dans l'inconscient ni dans le raisonnable,

cette réminiscence ou réconciliation ne sera possible

que dans la surréalité. C'est en ce lieu que le signifié

et le signifiant seront noué pour former un symbole. Il

s'agit, pour l'heure, de l'état d'union simultané du

signifiant et du signifié autorisant une plénitude dans

la symbiose.

Au vrai, Masson cherche désespérément depuis l'époque de

la grande guerre une paix intérieure. Il semble que

cette paix ne soit atteignable que dans la surréalité où

la symbiose des signifiés et des signifiants paraît

concevable. Il répute que la résolution des signifiés et

des signifiants fera cesser son agitation intérieure.

Cette visée a pour corrélat la métamorphose de la

fonction de l'art. En effet, l'art pour lui est spolié

de titre de finalité pour être reclassé au rang d'outil.

Cette inversion a une conséquence majeure, elle exclut

toutes préoccupations esthétiques. De toute évidence,

Masson ne cherche pas à agrémenter ses murs mais à

sauver son âme déjà fort blessée. En fait, pour

Masson, : « la seule justification d'une œuvre d'art est

de contribuer à l'élargissement de l'homme, à la

transmutation de toutes les valeurs, à la dénonciation

de l'hypocrisie sociale et religieuse »291. On voit donc

que le renversement de la visée de l'art n'a rien de

superfétatoire, elle met en place un nouveau concept de

l'art pensé comme une maïeutique permettant l'éclosion

de l'être. Il est clair que, pour André Masson, l'art

Ibidem, p.4

212

est un moyen permettant la transformation sociale. Il

amène la révolution des mœurs d'une société sanglante.

Dans ses correspondances avec Michel Leiris, en octobre

1925, Masson précise clairement qu'il n'aspire pas à une

réalisation physique quelconque mais à atteindre un état

d'être, un absolu. Un déplacement s'opère, il ne s'agit

plus de préserver une œuvre. Là est sans doute la raison

pour laquelle ses tableaux sont en perpétuelle

évolution ; ils sont vivants. Or, les vivants se

transforment inévitablement. L'objectif ici n'est pas de

réaliser quelque chose de physique mais d'atteindre un

état d'être, un absolu. Masson exprime clairement que le

seul moyen de vaincre son malaise physique et psychique

est d'accéder à cet état de symbiose. Il doit agir et il

est confronté à une traverse itérative relevant de la

nature de sa quête. Attendu que, cette finalité n'est

possible que dans la surréalité.

8.3.3 L'automatisme et le rêve

La dialectique de l'automatisme surréaliste est souvent

comparée au phénomène du songe au niveau de l'esprit.

Cependant, cette comparaison demande d'être étudiée. Le

rêve est un phénomène, encore aujourd'hui, énigmatique...

Le sujet est complexe et vaste. Cette évidence affirmée,

c'est avec prudence que nous nous y aventurons. Certes,

il s'agit ici de nous concentrer sur les quelques

éléments qui servent notre propos. Tout porte à croire

qu'il subsiste plusieurs cycles au sommeil, mais ceux-ci

sont contenus dans deux variétés principales soit : le

213

sommeil lent ou profond, et le rêve, ou sommeil

paradoxal. Un cycle complet dure environ quatre-vingt-

dix minutes. Au cours de cette période, nous passons dix

minutes à rêver. La période de rêve s'accentue

progressivement à chaque cycle. Lors du dernier cycle la

période de sommeil paradoxal atteindra près de cinquante

minutes. En l'occurrence, la période paradoxale

représente une période où l'activité cérébrale est très

intense. Les yeux oscillent rapidement et brusquement.

Le rythme cardiaque s'accélère et la tension artérielle

devient irrégulière. À ce moment très précis, il semble

que le cerveau abandonne temporairement ses fonctions

motrices. Il sécrète de la sérotonine, un inhibiteur

naturel, qui intervient afin de limiter le relais de

l'influx nerveux. Il se concentre alors sur des

fonctions purement intellectuelles. Il s'agit du moment

de la journée où le cerveau fonctionne le plus

activement. De fait, on conçoit que la temporalité du

rêve se présente comme une activité cérébrale intense et

continuelle dans une période déterminée. À ce dessein,

il est possible d'établir un certain rapprochement entre

la temporalité de l'écriture automatique et celle du

songe. Dans les deux cas, le processus est lié à la

durée de l'expérience. André Breton explique clairement

que, lors de la pratique de l'automatisme écrit, les

phrases se présentaient en suite continuelle jusqu'à la

levée de la séance. Les auteurs pouvaient dès lors

noircir du papier huit à dix heures durant. La fin des

chapitres des Champs magnétiques étaient reliées à la

fin du temps alloué, chaque jour, à l'expérience. Par

contre, la temporalité de l'automatisme, tel que

214

pratiqué par André Masson, se présente différemment. Les

étapes identifiées sont les suivantes :

1. la période réservée à l'inscription c'est-à-dire le

geste pur.

2. le surgissement ombrageux de l'image

3. la poursuite de l'image qui guide le dessinateur vers

ce que Masson nomme « cet académisme surréaliste » et

décrit comme « l'illustration laborieuse qui ne relève

plus de l'état de grâce »292

II importe de remarquer que l'action s'arrête avec la

notation de l'image. C'est elle qui met un point final à

l'expérience. Cette distinction permet de mettre en

lumière une différence fondamentale entre l'écriture

automatique et l'automatisme pictural. Dans

l'automatisme écrit, la phrase donnée va généralement

appartenir à un paragraphe puis à un chapitre. Elle

relève d'un processus de création et se rattache et

s'enrichissant d'un contexte. Une phrase exaltant la

portée de l'autre. Or, dans l'automatisme pictural,

l'image donnée est exhaustive.

Les psychanalystes, eux, présentent le rêve comme une

révélation saisissante du moi profond. Ils considèrent

que la matière y est dense, riche et bercée sous le

sceau du mystère. À leurs yeux, le sujet, pour la durée

de l'expérience, y est soumis à une forme d'éclatement

psychique. Pour eux, le rêve offre l'opportunité de

92Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dans1'expérience surréaliste, p.94

215

saisir les fonctions inconscientes. À cet égard, il

rejoint le but du faire automatique. Ipso facto, on peut

dire que l'automatisme, tout comme le rêve pour les

psychanalystes, a pour fonction de saisir les richesses

voilées de l'inconscient. Ces fonctions symboliques se

présentent comme des informations cruciales autorisant

la saisie des mécanismes de la subconscience.

Dans les deux cas, c'est par l'image que passe

l'ensemble de la représentation mentale. Elle en est le

moteur. Toutefois, il convient de remarquer que les

vestiges du rêve donnent à croire qu'il se développe à

la façon d'un film ou mieux encore d'une vidéo clip. Les

images se succèdent, elles s'entrecoupent et se

transforment continuellement à une vitesse fulgurante.

Certes, dans le processus de l'automatisme chez Masson,

les éléments évoluent différemment. En effet, l'image

est d'abord dictée par la ligne, c'est elle qui

l'inféode et qui la guide. Il y a ensuite surgissement,

puis l'image est ensuite notée.

Or, pour mesurer la portée de cette distinction, il

importe de considérer l'état de tension dans lequel

l'esprit est placé au cours du faire l'automatique en

regard de celui du rêveur. Ainsi, dans le premier cas,

l'esprit s'astreint à une gymnastique mentale très

intense. Le rêve, lui, se présente comme un état où,

malgré la véhémence de l'activité mentale, il y a

recouvrement. En outre, cette réédification est

essentielle sans quoi le sujet peut développer des

216

formes variées de détresses mentales et émotionnelles.

Suivant cette visée, on voit ici clairement en quoi

l'automatisme se distingue d'un rêve éveillé.

En outre, selon le registre médical, le rêve constitue

le moment où le cerveau répertorie l'information qu'il

rencontre lors de la période d'éveil. Il s'agit là d'une

fonction essentielle. Elle est nécessaire à

l'apprentissage. Conséquemment, le rêveur ne crée rien,

il effectue plutôt banalement un inventaire. Il est très

remarquable de constater que cette corrélation postule

que le sujet privé de rêve sera substantiellement inapte

à apprendre.

Suivant ce mode de lecture, il est loisible de penser

que l'impression de suites obscures ou d'aventures

rocambolesques ressentie par le rêveur, est peut-être le

fruit de l'assemblage hétéroclite, voire saugrenu de

fragments de souvenirs issus de chaque période de rêve

en un tout. En s'appuyant sur cette conjecture, on

pourrait établir un liens entre le souvenir du rêve et

le résultat de l'image obtenue de façon automatique.

L'image donnée étant constituée d'éléments simples mais

assemblés de façon déconcertante et dont on ne semble

pas détenir la clef de compréhension.

8.4 Les tableaux de sable (1927)

217

La nécessité d'effectuer des tableaux automatiques

affleura aux yeux peintre lorsqu'il éprouva l'écart

entre ses œuvres peintes et dessinées. Pour l'essentiel,

le décalage s'articulait autour de la spontanéité et de

la rapidité d'exécution des oeuvres. Or, devant faire

face à l'impossibilité d'effectuer ces tableaux à

l'huile, Masson eu l'idée de produire des tableaux de

sable. Cette révélation survint vers la fin de l'année

1926, le début de l'année 1927. Lors de cette période,

la famille Masson était installée au bord de la mer à un

kilomètre de Sanary. La commotion survint lors d'une

promenade sur la plage. , En observant le sable,

l'artiste éprouva les multiples possibilités qu'offre

cet élément naturel... Il constata que le sable était

constitué de grains dissemblables. L'unicité des grains

de sable permettrait ainsi d'effectuer de multiples

combinaisons tant au niveau des variations de couleurs

qu'au niveau de l'éclat de ses reflet. Ipso facto, la

prolificité de cette matière lui parue considérable.

André Masson conçoit donc projeter le sable sur une

couche de colle pour produire l'apparition de la forme.

Pour l'artiste, cette apparition involontaire possède

une envergure réelle. L'intérêt de ce faire est

précisément, à ses yeux, liée à son aptitude à exalter

le dévoilement intérieur.

Initialement, le processus se présentait comme suit : il

s'agissait de faire alterner respectivement, sur une

toile, la projection d'une couche de colle et d'une

couche de sable. Le tableau prend vie avec l'automatisme

sous la dictée de l'inconscient. C'est ainsi que dans sa

218

première œuvre avec ce médium, l'artiste vit surgir

l'idée des poissons. Ils furent immédiatement dessinés.

Puis l'œuvre s'est transformée pour progressivement

devenir un combat de poissons. Cette première œuvre est

d'ailleurs marquée par des fragments de la toile qui

sont demeurés blancs. Ce faire se complique avec l'ajout

d'une contrainte : celle de couvrir le fond de la toile

de sable. Au sein de ces diverses couches, on voit

naître des reliefs. De toute évidence, ces reliefs

enfantent une forme. Le dessin devient plus sobre. On

remarque que la couleur s'esquive. L'oeuvre se révèle

alors presque monochrome diapré de fines nuances. Les

« Poissons dessinés sur le sable » du Musée de Berne en

sont un bon exemple. À ce propos l'artiste spécifie :

À travers les différentes couches qui formentle relief, il y a la suggestion très vague d'untorse masculin. Les dessins de poissons, eux,sont beaucoup plus définissables. C'est ce quim'a suggéré le titre. Les seuls éléments de lacouleur- un centième à peine du tableau ensurface- sont une flaque de rouge en bas et, enhaut à gauche, une tache couleur bleue. Tout lereste est monochrome, avec toute une variété de

29"î

nuances.

À l'instar des tableaux de l'époque de Sing, il importe

de remarquer que les tableaux de sables enfantés par

André Masson se distinguent par leur fini monochrome.

L'artiste souligne les formes par un trait bistre. Par

la voie de ce faire, Masson lyrise le mariage entre le

dessin et la beauté naturelle du matériel utilisé. Il

est hors de doute que toute l'œuvre de l'artiste est

2 53 André Masson, Vagabond du surréalisme, p . 85

219

portée par le désir de préserver voire de déployer le

faste de cet élément. Suivant une visée exploratoire, il

diapré la toile de couleur qu'il mélange au sable.

L' introduction de couleur met en reliefs les virtualités

inexprimées du médium. Tel que précisé dans l'extrait

précédent, les tableaux de sable postulent un travail à

plat. Il convient de souligner que cette technique

relève de la peinture asiatique. Pour l'essentiel, la

genèse de ce faire est liée à nature du médium utilisé.

En effet, il est hors de doute que les asiatiques, qui

ont exalté le travail de l'encre, furent tenus de

développer cette praxis. Nonobstant, si ce faire fut

consacré en Asie, il importe de remarquer qu'il rompt

audacieusement avec les traditions européennes.

André Masson s'évertue donc à ensevelir ses toiles de

sable. Cette étape consommée, il devint progressivement

possible pour l'artiste, de redresser le canevas avant

la survenue de l'image. L'intérêt de ce faire tient à

l'émergence de nouvelles latitudes. En effet, l'artiste

se dote ainsi d'un double recours et exalte

consequemment ses recherches. D'une part, le

redressement de l'œuvre permet à André Masson

d'ausculter les « flasques »294 qui affleurent sur la

toile. D'autre part, dès l'instant où la toile levée, de

poursuivre l'expérience en projetant de nouvelles

rafales de colle et de sable. Ipso facto, l'artiste

exalte le faire automatique par l'introduction de

nouvelles contingences.

294Ibidem, p . 86

220

1/ image ainsi localisée est aussitôt dénoncée par

l'artiste qui la souligne à l'aide d'un pinceau.

L'artiste mentionne que, malgré l'absence d'à priori,

les œuvres automatiques possèdent des structures

respectives. Il précise :

« Ce qui caractérise en grande partie lesdessins automatiques - et cela plaisaitbeaucoup à Breton - c'est le fait qu'ils ont unhaut et un bas. Quoique très souvent on lesexpose et on les reproduit à l'envers! Audépart, il n'y avait presque ni haut ni bas,mais inconsciemment, je m'arrêtais quand jevoyais que je ne pouvais pas aller plus loin,cela sans aucune idée compositionnelle. »295

Tel qu'énoncé, ce n'est qu'après le surgissement de

l'image que Masson s'arrête. Il s'agit pour lui d'un

moment de prédilection où le but semble atteint.

L'artiste semble alors confronté à une incapacité

d'outrepasser cette limite. Traditionnellement, Masson

introduisait, au sein de ses œuvres peintes, un espace

au centre destiné à faire naître une spontanéité presque

totale. Or, il convient de remarquer les tableaux de

sable créaient naturellement un champ magnétique

inhérent à la matière.

On voit clairement surgir de ces œuvres des éléments

figuratifs. À cet égard, il convient de remarquer que

l'artiste, for d'une vaste formation académique, était

295 Ibidem, p. 87

221

instinctivement porté vers le figuratif. Il paraît donc

peu surprenant de voir affleurer des éléments de

figuration dans ses productions. Soulignons que les

tableaux de sable octroyaient un avantage majeur sur le

canevas de papier. En effet, le fond recouvert de sable

prodiguait d'emblée une véritable énergie cinétique.

Cette énergie plonge ses racines dans la luxuriance

essentielle du médium et s'exalte par l'ondoiement du

sable sur la toile.

8.5 Le désir de communication

Suivant ce mode de lecture, il importe de s'intéresser

au désir de communication de l'artiste. En effet,

l'artiste qui produit une œuvre automatique cherche

inévitablement à établir une communication. Cette

communication est d'abord intérieure, c'est-à-dire

qu'elle s'érige entre le moi inconscient et le moi

conscient. Ce dialogue est essentiel à l'aboutissement

de l'œuvre. Si la communication intérieure ne s'établit

pas, c'est le chaos qui résulte. Nous avons constaté

que, pour se rendre lisible, l'image est contrainte

d'emprunter un vocabulaire académique, c'est-à-dire

qu'elle doit utiliser des enveloppes connues et

reconnaissables. Il est clair qu'elle s'ouvre à l'autre

en s'exposant. L'image étale son message sur une plus

vaste portée. Elle devient ainsi perceptible à l'artiste

mais aussi à tout observateur. Il faut entendre que

cette révélation personnelle devient donc, par le fait

même de son médium, interpersonnelle.

222

II convient d'observer que cette mise à nu, ce

dévoilement de l'inconscient, est particulièrement

troublant dans le cas des tableaux de sable, tel que

pratiqué par Masson. En effet, si l'automatisme écrit

est aussi un dévoilement, il demeure plus discret et sa

portée plus « limitée ». Cette distinction tient d'abord

au fait que l'écriture s'effectue sur une feuille de

papier. De toute évidence, celle-ci peut être pliée et

dissimulée dans les poches d'une veste ou d'un pantalon,

glissée sous une assiette ou encore chiffonnée pour

échapper au regard d'autrui. En outre, l'écriture

postule l'effort de la lecture, y jeter un simple regard

n'informe que peu sur son contenu. Cette lecture

présuppose, voire exige, une connaissance minimale de la

langue, puisque pour le profane ces signes ne portent

aucun sens, et la chaîne signifiante s'interrompt.

Or, l'image, tout comme la musique d'ailleurs, possède

une portée que l'on pourrait qualifier d'universelle.

Les formes pures, qu'elles soient dessinées ou peintes,

au même titre que l'œuvre musicale, sont accessibles à

quiconque possède la faculté de percevoir. La symbolique

dont elles sont chargées est culturelle. En ce sens,

l'image devient, dans son signifié, plus accessible que

ne l'est l'écrit. De plus, sa lecture est rapide et son

dévoilement simultané et total. Le manuscrit, lui, se

livre une phrase à la fois et il est impossible de

contrevenir à cette règle. Sans compter que le tableau

de sable, de par son canevas, ne peut évidemment pas

bénéficier de la même discrétion que l'écriture. Nous

concevons facilement que de vouloir glisser secrètement

223

un tableau sous son assiette relève du burlesque. Cette

évidence affirmée, il convient de constater que cette

pratique de l'automatisme exige de la part de l'artiste

une grande audace. André Masson dévoile ses fantasmes

inconscients dans ses œuvres avec la même intégrité et

la même ouverture désintéressée que celles avec

lesquelles Rembrandt dévoila son âme dans sa série

d'autoportraits. Successivement, tableau par tableau,

c'est une étincelle totale qui se révèle.

Au vrai, il semble qu'André Masson a toujours eu cette

volonté de communiquer. À propos de ces dessins, Jean-

Clarence Lambert, dans son livre intitulé André Masson,

dit : « On y entend il faudrait dire : on y voit -

cette Parole qui vit dans l'être même de l'artiste :

langage qui cherche sa voie vers l'œuvre par les formes

et les signes du graphisme noir et blanc. »29 À cet

égard, il importe de souligner qu'André Masson

questionnait constamment son art : en font foi les notes

manuscrites que nous retrouvons sur beaucoup de dessins.

Ces gloses s'éploient, passant de simples commentaires à

des textes poétiques. Il est hors de doute que les

écrits du peintre constituent des éléments référentiels

essentiels. L'œuvre de Masson se présente comme le

reflet, l'illustration de sa sensibilité lyrique. On y

découvre des traits impétueux, désinvoltes et

passionnés.

296 Jean-Clarence Lambert, André Masson, p.31

224

Jean-Clarence Lambert mentionne à cet égard qu'André

Masson obéit au désir de réduire l'écart entre image et

langage. Pour l'artiste, le verbe et l'image ne doivent

pas s'exclure mais se conjuguer. Il ajoute que, chez

André Masson, la figuration est liée à la nomination.25

En fait, il prend à tâche de trouver la symbiose entre

les deux, soit une parfaite interpénétration des

concepts. Prenons acte qu'André Masson ne s'autorise pas

de laisser prédominer l'une de ces considérations sur

l'autre. On voit clairement s'opérer dans le faire de

l'artiste une fusion entre la production et la

réflexion. Il y va de considérations psychiques,

sociales et artistiques. Certes, il y a une recherche de

la communication totale qui se traduit par l'intégration

de l'âme poétique dans la production plastique. À ce

sujet, Michel Leiris a très justement dit :

II est des peintres qui peignent sans penser,et c'est le cas de la plupart. Il en estd'autres qui pensent avant de peindre, et celavaut peut-être un peu mieux. Il en estquelques-uns enfin Masson se range parmiceux-là - qui peignent pour penser. La peintureest leur méthode de recherche, moyen d'être encontact plus étroit avec ce qui les entoure,façon d'atteindre à une conscience plus aiguëdes êtres et des choses, et de leur attribuerune signification.298

Et André Masson, pour sa part, énonce en toute

lettre cette fusion. Il précise que : « Toujours est-il

qu'à partir de ma vingtième année, c'était fini : je ne

297 Idem298Ibidem, p . 50

225

pouvais plus séparer l'idée de peindre de l'idée d'être

un homme et d'avoir par-là même une certaine

responsabilité. »299

Visiblement, aux yeux de l'artiste : penser, peindre,

communiquer et être un homme sont des actions qui

doivent s'effectuer simultanément. Une telle réflexion

révèle qu'André Masson entend l'homme comme un animal

social. Le fait d'exister et d'appartenir à une

communauté impose à l'être une responsabilité sur la

détermination de celle-ci. L'art devient, répétons-le,

le moyen d'action de l'artiste sur l'évolution mythique

de l'homme.

Or, nous avons vu précédemment que Masson soulignait sa

« prédestination toujours contrariée ». Il semble que ce

sentiment se soit poursuivi jusque dans la réception de

l'œuvre. Selon l'artiste, à la différence du mouvement

Dada identifié d'emblée comme outrecuidant, la France

des années 20 entendait le surréalisme en termes de

conscience morbide. Il précise : « Le fait d'admirer et

de populariser Freud, produisait sur le public bête la

majorité l'effet d'un électro-choc. »300 L'artiste

ajoute :

J'étais particulièrement considéré comme unmonsieur à soigner car on trouvait dans mespremiers tableaux beaucoup de personnagesdécapités. On m'accusait de mutiler les corps

9 André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p.15300ibidem, p. 67

226

dans le seul but d'offenser alors que, pourmoi, l'éclatement et la dispersion des corpscorrespondaient à une idée de réunion avecl'univers. Je passais, aux yeux du public, pourun destructeur sadique de l'homme. Lemalentendu était total.301

De tout évidence l'art de Masson était appréhendé comme

avilissant. Masson exprime clairement que pour lui, « la

dispersion des corps correspondaient à une idée de

réunion avec l'univers ». On voit clairement que la

visée de Masson devrait être embrassée comme un projet

complet et absolu. En effet, le peintre met en jeu

l'horreur comme tenant de la totalité. Ce qui peut

donner le plus aisément accès à ce concept, c'est le

commentaire de Georges Bataille à propos de l'apocalypse

de Saint-Sever, paru en 1929 dans la revue Documents.

Bataille y précise :

« Cependant, cette horreur n'est pas hurléesauvagement : tant bien que mal, des peintres,des poètes, d'ailleurs grossiers, l'exprimentavec une bonhomie provocante... En effet...l'horreur (ici) n'entraîne pas de complaisancepathologique et joue uniquement le rôle defumier dans la croissance végétale, fumierd'odeur suffocante sans doute, mais salubre à laplante... »302

II convient de souligner que cette interprétation

manifeste l'influence des concepts de décadence et de

commencement de Friedrich Nietzsche, pour qui ces choses

ne sont pas des éléments proprement contradictoires.

Plutôt, entre elles, il y a l'unité de la vie qui les

301 Idem, p. 67302 Jean-Paul Clébert, Les Lettres Nouvelles, Georges Bataille et AndréMasson, Mai 1971, p.61

227

réunit. Ces pseudo-antinomies y sont présentées selon

des points de vue distincts afférents à l'idée de

compensation. Par exemple, selon cette perspective, nous

pourrions soutenir que lorsque le corps est faible,

l'esprit se renforce et inversement. Conséquemment, la

vie devient l'unité des contraires.

Certes, André Masson parla ostensiblement de la

relation entre son œuvre et le public français. Masson

épanche le sentiment d'avoir été réputé pour un

« pestiféré », le « lépreux de l'Art français ».303 Ces

mots reflètent clairement l'adversité éprouvée. Au

regard de l'artiste, le brandon de discorde fut exalté

par l'apparente abjection de ses thèmes. En

l'occurrence, il est remarquable de constater que

cette infortune semble avoir joué le rôle de limon

dans le faire de l'artiste. Masson précise :

Le résultat de cette mise à l'écart par lepublic fut, pour moi, très positif. J'ai étéfortifié par la critique : l'acquiescementaurait signifié un affaiblissement, de mêmequ'une renommée universelle trop grandem'aurait certainement empêché d'aller jusqu'oùje désirais.304

En dépit des attentes, il est clair que cette

relation désolée avec le public a délivré le

peintre en l'affranchissant de la pression sociale.

8.6 Les traverses de l'automatisme pictural

303 André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p. 71-72Ibidem, p.68

228

L'automatisme de Masson survient naturellement. Il faut

entendre qu'il n'est pas le fruit d'une quelconque

provocation. Ce fait affirmé, il est clair que cette

pratique raréfie l'expérience. Dans la perspective ainsi

tracée, il devient corollairement impossible à Masson

d'être tous les jours surréaliste. Pour Masson, cette

expérience relève de l'état de grâce. Elle est

spontanée, fugace et momentanée. Le versant périssable

de l'expérience a trait au principe stipulant qu'elle

doit s'effectuer en l'absence de la raison.

Qui plus est, il faut considérer que l'automatisme se

présente comme la recherche désespérée d'une fusion

entre deux états qui semblent fondamentalement

contradictoire. Pierre Vermeersch, dans son article

intitulé « Le Retour à la ligne : du dessin automatique

d'André Masson », énonce clairement l'envergure de ce

paradoxe au niveau strictement plastique. L'auteur

précise :

D'une part, un espace qui n'est que l'écheveaude la ligne, effet synchronique du dépôt sur lafeuille de la succession de ces représentationsfragmentaires, disparues sitôt qu'apparues dansl'ouverture de leur inachèvement au regard del'artiste, faisant place les unes aux autresdans le défilé métonymique de son désir.D'autre part, l'espace géométral du tableauavec lequel le peintre doit composer, d'où saréférence implicite tant aux solutions ducubisme qu'a Chirico : tronçons de fût decolonnes et d'entablements ayant pour fonctiond'établir une conjonction entre ces deux

229

espaces de représentation, qui reste pour lemoins hétérogène au dispositif initial puisquenécessairement réfléchie305.

Il est loisible de penser que ces traverses ont

participé au désintéressement d'André Masson à l'égard

de l'automatisme. Au certain, la difficulté capitale du

procédé tient de l'absence de conscience qu'il

nécessite. Or, la présence de cette pierre d'achoppement

est relative à la probité de l'artiste.

En outre, il est clair que le désir d'autodétermination

du peintre et son besoin viscéral d'outrepasser les

limites de l'art constituent une légitimation à

l'échappée du mouvement et du processus qui l'autorise.

André Masson précise d'ailleurs clairement que :

II ne s'agissait pas pour moi de refaire lesforêts ou les natures mortes d'autrefois, maisl'insolite me pesait, je craignais de me figerdans une manière, un genre comme on disaitautrefois. Il y a bien des peintres, des« spécialistes », qui ne font que des marines...J'avais peur de devenir un spécialiste du rêveet de l'inconscient. C'est là une des causes dema rébellion contre le surréalisme. Ce n'étaispas un point final, car j'ai continué à fairedes dessins automatiques j'en ai d'ailleurstoujours fait, à toutes les époques, pourgarder encore un contact avec le monde dusubconscient. Mais, à cette époque-là, vers1931-32, je vivais alors à Grasse; ilm'arrivait de faire, de nouveau, non pas desnatures mortes, mais des paysages où lesrecherches d'ordre plastique

réapparaissaient.306

305 Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dansl'expérience surréaliste, p.93306 André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p . 79

230

Les titres conférés au peintre, qu'il accepte au

demeurant avec gracieuseté, traduisent nommément

1'idiosyncrasie de celui-ci. De telle sorte que, face à

de jeunes surréalistes orthodoxes qui le qualifiaient de

« vieux renégat pantelant », il précise : « Ils avaient

parfaitement raison : je suis vieux, vis-à-vis

l'orthodoxie, je suis un renégat, et c'est dans ma

nature d'être à la fois exalté, émotif et

pantelant... ».3( André Chastel vient concurremment

préciser et résumer ces traits en soutenant qu'André

Masson est « le peintre des métamorphoses ». La formule

est éloquente. La métamorphose se présente comme un

changement radical de forme. Il convient donc de

l'entendre comme un essor exalté qui met abat les geôles

et ce, quelque en soit la nature. Surpassant le faire de

l'artiste, c'est une position idéologique infuse qui

s'affirme conformément à l'idée de métamorphose.

Il s'agit là, sans doute, de raisons pour lesquelles

André Masson précise qu'il croyait fermement que la

valeur primordiale ne serait jamais l'automatisme, mais

l'esprit dionysiaque. L'artiste dit tout net:

Au fond, je pensais, contrairement à Breton,que la valeur primordiale ne serait jamaisl'automatisme, mais l'esprit dionysiaque;l'automatisme peut très bien s'intégrer àl'esprit dionysiaque, qui correspond à unesorte d'état extatique et explosif permettantde sortir de soi, de donner libre cours à sesinstincts et par là, mener à l'automatisme.Mais, pour moi, le sentiment dionysiaque est

3 0 7 Ibidem, p . 54

231

plus permanent que l'automatisme, carl'automatisme est absence du conscient.3'

De toute évidence, les réserves de Masson plongent leurs

racines dans les principes de liberté et de fugacité et

s'articulent autour de l'attitude intègre du peintre. Il

est clair que l'esprit dionysiaque, défini en termes de

libération physique, d'ivresse, d'égarement et de

dévergondage, s'opposait d'emblée à l'ascèse d'André

Breton. Et le peintre spécifie très justement le point

nodal du problème inhérent au surréalisme et à

l'automatisme en disant :

En réalité, il y a peu d'automatisme dans lesurréalisme et, pourtant, sans cette méthode,le surréalisme n'aurait pas existé. Ladifficulté réside justement dans le fait savoirqu'elle est la part d'automatisme dans lavision surréaliste. Il m'est souvent arrivé denoter des fantasmes qui traversaient l'espritou de copier des rêves et là, il y aautomatisme évident. Les rêves avaient unegrande importance pour le surréalisme car ilséchappaient à tout contrôle de la raison.309

En somme, bien que cette activité soit à la source du

surréalisme, les expériences concluantes furent

rarissimes. Il convient de remarquer que l'une des

principales animadversions énoncée par les dissidents de

l'automatisme est corrélative au risque de n'effectuer

que des filiations insipides ou inessentiels et comme le

disait Hegel : « dont le contenu ne dépasse pas celui

308 Ib idem, p . 8 9

309 Idem.

232

qui est contenu dans les images »310. Ici se révèle, nous

y reviendrons, l'adversité de l'automatisme surréaliste

d'André Breton.

Enfin, Masson arrondit clairement sa position en

disant :

En conclusion, ce que l'automatisme a été pourmoi est difficile à préciser. Mais j'y aitoujours cru et j'y crois encore, comme à unétat de grâce. Ce qui est important surtout,c' est qu'il représentait une révolte contre latradition artistique et un moyen pour faire del'érotisme un art noble, c'est-à-dire unérotisme non pas réaliste, mais surréaliste. Etpuis, bien sûr, l'automatisme m'a délivré demon éducation cubiste.311

Au vrai, ce sont les préoccupations de Masson qui

transsudent son interprétation. Ici se révèle

concurremment le côté pulsionnel de l'artiste et sa

quête. On voit clairement affirmer le caractère émouvant

de l'artiste qui ne peut souffrir de fixité.

310Fabienne Hulak, Marguerite Bonnet, Folie et psychananlyse dansl'expérience surréaliste, p.93311André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p. 92

233

En Conclusion, l'injonction de Masson

Comme nous l'avons énoncé, André Masson soutenait

« contrairement à Breton, que la valeur primordiale ne

serait jamais l'automatisme », attendu que

« l'automatisme est absence du conscient ». Au vrai, ce

commentaire renvoie à une pluralité d'autres questions

dont la principale se dessine comme suit : Qu'elle fut

la véritable fonction de 1'automatisme dans le mouvement

surréaliste ? André Masson note à cet égard que :

Ce refus de l'automatisme comme dogme m'afinalement séparé de Breton. Je considéraisl'automatisme comme un moyen parmi d'autres.D'ailleurs, dès le début du surréalisme, jem'étais méfié de ce côté dogmatique et j'avaisfait part de mes craintes à Benjamin Péret quiallait également faire partie du groupe. Nousavons parlé du mouvement qui devait se fonderet je me souviens de lui avoir dit : « II nefaudrait pas que cela devienne un dogme. »Péret m'avait répondu : « Mais, justement, celane peut pas être un dogme. »312

En effet, la distinction entre automatisme et

surréalisme dans le manifeste de 1924 demeure absconse.

Breton définit d'emblée le surréalisme comme un

« automatisme psychique pur ». Ces termes sont si

conjoints qu'il est loisible de se demander si une

distinction est possible. En outre, André Breton décrit

dans le premier manifeste l'usage surréaliste du langage

en ces termes :

312André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p.90

234

Le langage a été donné à l'homme pour qu'il enfasse un usage surréaliste. (...) Parler, écrireune lettre n'offrent pour lui aucune difficultéréelle, pourvu que, ce faisant, il ne proposepas un but au-dessus de la moyenne, c'est-à-dire pourvu qu'il se borne à s'entretenir (pourle plaisir de s'entretenir) avec quelqu'un. Iln'est pas anxieux des mots qui vont venir, nide la phrase qui suivra celle qu'il achève. Aune question très simple, il sera capable derépondre à brûle-pourpoint. En l'absence detics contractés au commerce des autres, il peutspontanément se prononcer sur un petit nombrede sujets; il n'a pas besoin pour cela de« tourner sept fois sa langue » ni de seformuler à l'avance quoi que ce soit. Qui a pului faire croire que cette faculté de premierjet n'est bonne qu'à le desservir lorsqu'il sepropose d'établir des rapports plus délicats?Il n'est rien sur quoi il devrait se refuser àparler, à écrire d'abondance. S'écouter, selire n'ont d'autre effet que de suspendrel'occulte, l'admirable secours. 313

Cette pratique témoigne d'un automatisme certain. Il

convient de remarquer que l'usage surréaliste du langage

présente beaucoup d'analogies avec l'usage qu'en font

les lobotomisés. C'est intéressant attendu que,

conformément aux dires du neurologue Boris Cyrulnik, les

lobotomisés vivent dans des successions de présent. Ils

n'ont cure ni du passé ni du futur. C'est ainsi qu'ils

se dérobent à la férule du temps.

Conséquemment, leur idiosyncrasie se voit transformée.

D'une part, il semble que, libérés de l'empire de la

conscience relative à un quelconque futur, les

lobotomisés sont tout aises. D'autre part, ils font face

à une incapacité de planification. Certes, cette

313 André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 44

235

impéritie les rend instables. Ipso facto, ils sont

gouvernés par les stimulations de l'instant présent.

Selon les dires du neurochirurgien, il semble qu'ils

soient peu communicatifs. Leur discours est notamment

dépouillé. Boris Cyrulnik mentionne qu'ils répondent aux

questions posées par des phrases laconiques voire

monosyllabiques exemptes de ponctuation et conjonctions

de relation. Il est hors de doute que ces éléments ont

pour ressort la conscience du temps et s'articulent

autour de l'idée d'agir sur lui. Les lobotomisés, ne

prévoyant ni leurs discours ni leurs actions, ne s'en

gênent donc pas. Ils ne s'embarrasser plus de la

critique sociale attendu qu'ils sont dispensés du poids

relatif à la conscience du futur. Conséquemment, ils se

désintéressent du regard de l'autre.

En l'occurrence, on remarque que les « tics contractés

au commerce des autres » dont parle Breton sont produit

par « le travail émotionnel de la paroles »314. Ils sont

enfantés par la tension qui inféode l'être impulsé par

le désir d'énoncer une circonlocution et contrarié par

son incapacité à l'extérioriser. Le docteur Cyrulnik

précise que :

Le manque de mots nous crispe et nous contraintau détour verbal et gestuel. Tant que nous netrouvons pas la circonlocution adaptée, nousnous tapotons ou effectuons des gestes agacésde la bouche « Tsss, Tsss ». Ces petites auto-agressions manifestent notre tension intime.(...)0n ne peut comprendre cela que si l'onaccepte l'idée que nos phrases et nos récitsdonnent aux autres et à nous-mêmes une

Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p.147

236

sensation d'identité cohérente, donc un codeclair d'action sur le monde.315

De toute évidence, les lobotomisés n'éprouvent pas ces

tensions internes. Au moment qu'ils omettent un mot, ils

se taisent sans affectation. On voit donc clairement que

la délivrance du temps dissous toute formes

d'étranglement sociale.

Il est loisible de penser qu'André Breton, au cours de

son passage au Centre neurologique de Saint-Dizier ou

dans le travail clinique aux côtés de Babinski, ait

rencontré des sujets de cette nature. Quoiqu'il en soit,

for de cet exemple, il convient de remarquer que la

libération du langage n'est actualisable que dans la

perte de l'autre. La libération totale du langage n'est

possible que dans l'exclusion du souci, de la

considération de l'autre et du temps. Et, cette liberté

est aussi un assujettissement car elle nous soumet à

l'instant présent. Dès lors, l'émoi ressenti n'est

possible qu'au moment où la conscience reprend ses

droits.

Suivant cette visée, il apparaît clairement qu'il ne

peut s'agir de l'objectif appété par l'auteur de L'amour

fou, celui-là même qui veut « que l'on se taise lorsque

l'on cesse de ressentir ». Dès lors, qu'en est-il

réellement ? Il est hors de doute qu'André Breton

souhaitait se délier du contrôle social et de

l'assujettissement qu'il postule. Il est aussi

indéniable que, chez André Breton, l'émotion joue un

315 Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p.148

237

rôle capital. En l'occurrence, il est possible de se

demander s'il n'y aurait pas eu glissement entre la fin

et le moyen. La fin se présente comme la surréalité où

s'embrassent les antinomies et, où l'homme vit

poétiquement. Le « type humain formé » se dissolve pour

enfanter un nouvel homme, surréaliste, qui se crée lui-

même à chaque instant. Corollairement, cet homme

imprévisible disqualifie le pouvoir qui perd prise sur

lui. À cet égard, lorsque Benjamin Péret affirme à André

Masson : « Mais, justement, cela ne peut pas être un

dogme »316, il a parfaitement raison. La vie poétiquement

frappe d'ostracisme le dogme. Elle met à bas l'homme qui

récite son existence. L'objectif visé étant d'éployer la

liberté de l'homme. L'automatisme se devait être le

substrat du surréalisme autorisant l'ascension de

l'être.

André Masson mentionne à cet égard que les peintres du

surréalisme ne cherchait pas à « faire école ». Il

affirme :

Mais ni Miro' , ni Max Ernst, ni, à plus forteraison, Tanguy ou moi-même n'y pensions. Celaexplique que nos œuvres soient essentiellementdifférentes. L'important était d'affirmer d'unemanière affective ce que l'on avait de plusprofond en soi : les fantasmes, les désirs,tout ce qui était issu de l'espace intérieur.En ce qui me concerne, on peut dire que j'ai,par la suite, influencé la peinture américaine,mais chez aucun d'entre nous il n'y avait cettevolonté de faire école. Nous étions desindividualistes. Sur le plan idéologique, lesthéories politiques m'intéressaient surtoutles théories de Bakounine et Kropotine commeelles intéressaient Max Ernst dont la lecture

316André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p. 90

238

préférée était Max Turner. Miro' représentaitla neutralité absolue. Tanguy était nettementanarchisant. Dali, n'en parlons pas... C'étaittout et rien. Dali, c'est la synthèse de tout;le mariage du croissant et de la croix gammée.Il y a, chez lui, la croyance très nette que savision est géniale et que, partant, elle sesuffit à elle-même. Il a d'ailleurs écritConquête de l'irrationnel, mais cette idée deconquête ne vise pas à influencer les autres;elle tend, au contraire, à s'approprier soi-même. On trouve peut-être là le dénominateurcommun du surréalisme : l'acceptation, larecherche de tout ce qui est caché etgénéralement rejeté; d'une manière générale,tous les phénomènes de l'inconscient. Ainsil'individualisme pourrait être le caractèremême du surréalisme. 317

André Masson énonce clairement la disparité des membres

du groupe. En effet, le surréalisme accuse une absence

de caractéristiques maîtresses proprement picturale. Là

est sans doute la raison qui a amené André Breton a

parler, dans son ouvrage de 1928, du surréalisme et de

la peinture et non de peinture surréaliste. À l'instar

de la poésie, la peinture doit être un vecteur et non

pas une fin.

Il est remarquable qu'André Masson s'arrête sur l'idée

de « s'approprier soi-même ». Ressouvenons-nous que

cette idée est clairement énoncée par André Breton dans

le manifeste de 1924 alors qu'il écrit : « L'homme

propose et dispose. Il ne tient qu'a lui de

s'appartenir... »318. Suivant cette idée, la quête

entreprise par Antonin Artaud est d'un surréalisme

certain. L'individualisme, entendu comme une doctrine

317André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p29318 André Breton, Manifestes du surréalisme, p.28

239

qui voit dans l'individu la valeur suprême dans le

domaine politique, économique, social et moral visant à

développer les droits et les responsabilités des

individus, se présente comme le postulat du surréalisme.

Le surréaliste est celui qui, privément, puise en son

imagination les richesses nécessaires pour naître à la

vraie vie et reformuler le monde. La formule d'André

Masson unifie astucieusement les abîmes du mouvement

tout en préservant son essence et ses visées.

En l'occurrence, conformément aux multiples échecs que

l'automatisme à connus, l'allégeance d'André Breton

demeure abstruse. Il est loisible de penser que cette

foi en l'automatisme a pour ressort l'heure de sa

survenue dans sa biographie, c'est-à-dire en plein cœur

de l'adversité. Nous constatons que l'automatisme a pour

ainsi dire fait événement dans la vie de l'auteur. Si

André Masson était gouverné par un besoin de

métamorphose qui finit par le détourner de

l'automatisme, il semble que pour André Breton il fut

une planche de salut. Là est peut-être la raison pour

laquelle Breton s'y agriffa fermement. Ce nonobstant,

André Masson a bien raison de parler du surréalisme

comme « d'un de ces échecs tellement formidables qu'ils

en deviennent plus grands que certaines réussites ».

319 André Masson, Le Vagabond du Surréalisme, p.58

240

ILLUSTRATIONS

mSmSS

8

>:'

outreuil, Teleki, Masson et X à Paris. (1914).

!W'* • •'•.'^•''v'r ••' • m^•W'W- ,i

fi-

/ . * •

àÉ

•4 • <mfai

••'-.:- • , ? £ # • '

• ; . * . - • . > / -

^ %

/ • • • •

<f

C - . ,•••-•

• if m V...V \ \ ... } r - | |

• * \ \

V.•-V.V-J,

I ' • * • - -

s. ••.- .••""V

• • ! . . ' • ! • • : . ' • " •

• • « • ' ; , ; . * . . • • - , ,

S .'

mmi»m0 • ^ ^r

249

TABLE DES ILLUSTRATIONS

1. André Breton au centre neurologique de Saint-Dizier,

juillet 1916.

2. André Masson, Paris, 1914

3. Carnet de Guerre d'André Masson, Mémoires du monde.

4. Forêt, 1923 (Aucune information trouvée)

5. The Cemetery. 1924 (Le cimetière) Oil on canvas, 116 x

89 cm. Musée de grenoble. Tiré du livre

ADES,Dawn. André Masson

6. Four Eléments. 1924. (Les quatres éléments) Oil

oncanvas, 73 x 60 cm. Musée National d'art Moderne,

Centre Georges Pompidou, Paris.

7. Cardinal Points. 1924. (Les points cardinaux) Oil on

canvas, 92 x 73 cm. Musée National d'Art Moderne,

Centre Georges Pompidou, Paris.

8. Battle of Fishes. 1926. (Combat de poissons) Sand,

gesso, oil and charcoal on canvas, 36.2 x 73 cm.

Collection, The Muséum of Modem Art, New York.

Purchase.

250

9. The butcher of Horses. 1928. 1/equarisseur) Oil on

canvas, 73 x 92 cm. Kunsthalle, Hambourg.

251

BIBLIOGRAPHIE

ADES,Dawn. André Ma sson. éditions Rizzoli, New York, 1994,

128 p.

ALQUIÉ, Ferdinand.Philosophie du surréalisme, éditions

Flammarion, Paris, 1977, 186 p.

ARTAUD, Antonin. Œuvres, Édition Gallimard, Paris, 2004,

1786 p.

BACH, André. Fusillés pour l'exemple - 1914-1915. éditions

Tallandier, Paris, 2003

BARBUSSE, Henri. Le Feu, Journal d'une escouade, éditions

FLAMMARION, Paris, 1933, 349 p.

BATAILLE,Georges. Œuvres Brèves, éditions Pauvert, 1981,

262p.

BATAILLE,Georges.L'expérience intérieure, éditions

Gallimard, Paris, 1978, 186 p.

252

BATAILLE, Georges. Le bleu du ciel, éditions Gallimard,

Paris, 1991, 215 p.

BATAILLE,Georges.La littérature et le mal, éditions

Gallimard, La Flèche, 1957, 201p.

BÉHAR,Henri. André Breton, le grand indésirable, éditions

Calmann-Lévy, 1990, 475 p.

BÉNÉZET,Mathieu. André Breton Rêveur définitif, éditions du

Rocher, 1996, 233p.

BÉNÉZET,Mathieu. André Breton, rêveur définitif, éditions

du Rocher, Monaco, 1996, 234 p.

BONNET,Marguerite. André Breton. Librairie José Corti,

Paris, 1975, 460p.

BONNET, Marguerite, André Breton : naissance de l'aventure

surréaliste, éditions Corti, Paris, 1975, 460 p.

BRETON,André. Entretiens -.1913-1952. éditions Gallimard,

1969, 312p.

253

BRETON,André. Les Pas Perdus, éditions Gallimard, Paris,

1990, 182 p.

BRETON, André. Manifestes du surréalisme, éditions

Gallimard, Paris,1985, 173 p.

BRETON,André, Soupault,Philippe. Les champs magnétiques.

éditions Gallimard, France, 1998, 178p.

CALLOIS,Roger. L'homme et le sacré, éditions Gallimard,

Paris, 1961, 254 p.

CALLOIS,Roger. Le mythe et l'homme, éditions Gallimard,

Paris, 1987, 188 p.

CARROUGES, Michel. André Breton et les données

fondamentales du surréalisme, éditions Gallimard, Paris,

1967. 376 p.

Centre de recherche sur le surréalisme, Les pensées d'André

Breton, éditions l'âge d'homme, 1988, 362 p.

CLÉBERT,Jean-Paul.« Georges Bataille et André Masson », in

Les Lettres Nouvelles, mai 1971, p. 57-80

254

CYRULNIK, Boris et MORIN, Edgar. Dialogue sur la nature

humaine. édition L'Aube, Collection Monde en cours. Série

Intervention, La Tour D'Aiguës 2004, 92 p.

CYRULNIK, Boris. Un merveilleux malheur, édition Odile

Jacob, : Paris,1999. 238 p.

DESCOULLAYES,Jean, LACHENAL,François. André Ma sson et son

univers. Maître imprimeur Louis Couchoud, Lausanne, 1947,

241p.

DORGELÈS, Roland. Les Croix de Bois, éditions ALBIN MICHEL,

Paris, 1931, 377 p.

DUROZOI,Gérard,LECHERBONNIER,Bernard. André Breton

1'écriture surréaliste. Éditions Larousse Université,

France, 1974, 255p.

Festival de Lyon. André Masson. Musée de Lyon, 1967, ( non

paginé )

FOUCAULT, Michel. Les Anormaux, cours au Collège de France,

1974-1975, éditions Gallimard, Paris, 1999, 351 p.

255

FOUCAULT, Michel. Le Pouvoir Psychiatrique, cours au

Collège de France, 1973-1974. éditions Gallimard, Paris,

2003, 416 p.

FOUCAULT, Michel. L'ordre du discours : leçon inaugurale au

Collège de France prononcée le 2 décembre 1970. éditions

Gallimard, Paris, 1983, 81 p

HAHN,Otto. André Masson. éditions Thames and Huston,

London, 1965, 77 p.

HOLLIER,Denis. Le collège de sociologie, éditions

Gallimard, Paris, 1995, 911 p.

HULAK, Fabienne et BONNET, Marguerite. Folie et

psychanalyse dans 1'expérience surréaliste, éditions

Z'éditions, Collection : Singleton, Nice, 1992, 207 p.

JOUHANDEAU,Marcel.« André Masson », in Nouvelle Revue

Française, no 25, Paris, 1925, p. 377-379

256

LAMBERT, Jean-Clarence. André Masson, éditions Filipacchi,

Paris, 1979. 71 p.

LIMBOUR,Georges.« André Masson et la nature »,in Les Temps

Modernes, no 61, Paris, 1950, p. 938-943

MARIEB N.,Elaine,LAURENDEAU Guy. Anatomie et physiologie

humaine. Les édition du renouveau pédagogique, Saint-

Laurent, 1992.

MASSON,André. Vagabond du surréalisme, éditions St-Germain-

des-Prés, Paris, 1975

MASSON,André. Mémoires du monde, éditions Albert Skira,

Genève, 1974, 172 p.

MASSON,André. Levaillant, Françoise. Les années

surréalistes : 1916-1942.éditions Manufacture, Paris, 1990,

514 p.

MASSON,André. Lambert, Jean-Clarence. André Masson.

éditions Filipacchi, Paris, 1979, 71 p.

257

MAURIAC,Claude. André Breton, éditions Bernard Grasset,

Paris, 327p.

MURAT,Michel. André Breton, éditions de l'Herne, Paris,

1998, 468 p.

PASSERON,René. André Masson. éditions Denoël, Belgique,

1975, 72p.

PICON,Gaétan. Le Surréalisme, éditions d'art Albert Skira,

1995, 216p.

POLIZOTTI,Mark. André Breton, édition Gallimard, Paris,

1999, 842 p.

POULAILLE, Henri, Pain de soldat, éditions Bernard Grasset,

Paris, 1937. 1 vol in-8, 496 pp.,

Révolution Surréaliste, éditions J.-M. Place, Paris, 1975.

numéro 5, octobre 1925

Revue littéraire mensuelle. « André Breton », mars, 1991,

Paris, 237 p.

258

RUBIN,William Stanley, Lanchner, Carolyn. André Masson.

éditions Muséum of Modem Art, New York, 1976, 232 p.

SEBBAG,Georges. L'imprononçable jour de ma naissance llndré

13reton. éditions Jean-Michel Place, Paris, 1988 ( non

paginé)

SURYA,Michel. Georges Bataille, choix de lettres, 1917-

1962. éditions Gallimard, Paris, 1997, 610 p.

VIELWAHR,André. Sous le signe des contradictions : André

Breton de 1913 à 1924. Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1980,

149p.

VIRMAUX,Alain et Odette. André Breton, le pôle magnétique.

éditions Olbia, 1998, 153p.

VIRMAUX,Alain et Odette. André Breton, Qui êtes-vous ?.

éditions La manufacture, Lyon, 1987, 162 p.

2.2 Ressources Internet

259

Agence de santé publique du Canada, Rapport sur les

maladies mentales au Canada, http://www.phac-

aspc.gc.ca/publicat/miic-mmac/chap_3_f.html, 21 mai 2005

André Breton, Sujet, cité dans Lire André Breton à Saint-

Dizier, http://entretenir.free.fr/bretonl.html, 21 avril

2005.

André Breton, Âge cité dans Lire André Breton à Saint-

Dizier, texte de Nicolas Bersihand, Chronique d'un voyage,

http://entretenir.free.fr/breton30.html, 21 avril 2005.

Anne Rapin, Ministère des affaires étrangères, Label

France, le Magazine, II ne faut jamais réduire une personne

à son trauma, Entretiens avec le neuropsychiatre Boris

Cyrulnik,

http://www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/IDEES/cyr

ulnik/page.html, février 2004

Association canadienne de psychiatrie, La Schizophrénie,

http://www.cpa-apc.org/MIAW/pamphlets/Schizophrenia_fr.asp,

lOjuin 2005

260

Boris Cyrulnik, Pour une Logique absurde, Psychologies.

Corn,, http: //www.psychologies. fr/cfml/chroniqueur/c_chroniqu

eur.cfm?id=247 9&pleinepage=oui , 10 avril 2005

D. Blake Woodside, MD, MSc, FRCPC, Revue Canadienne de

Psychiatrie, http://www.cpa-

apc.org/Publications/Archives/CJP/2002/december/presadd_f.a

sp, 21 mai 2005

Étienne-Alain Hubert et Philippe Bernier, « André Breton »,

http://www.France.diplomatie.fr/culture/France/biblio/folio

/breton/, mars 2001

Emmanuel Tibloux , Georges Bataille, Association pour la

diffusion de la pensée française, Ministère des affaires

étrangères, http://www.adpf.asso.fr/adpf-

publi/folio/textes/bataille.rtf, septembre 2004

Jean-Baptiste Leroux, Le nationnalisme au lycée, cité dans

Lire André Breton à Saint-Dizier,

http://entretenir.free.fr/breton33.html, 20 mai 2005

261

Jean-Bertrand Pontalis, les vases non communicants, cité

dans Lire André Breton à Saint-Dizier,

http ://entretenir.free.fr/breton2.html, 21 avril 2005.

Marguerite Bonnet, La rencontre d'André Breton avec la

folie, Saint-Dizier, août/novembre, 1916, cité dans Lire

André Breton à Saint-Dizier,

http://entretenir.free.fr/breton3.html, 21 avril 2005.

M. Mark Turner, Série de leçons au Collège de France,

http://markturner.org/cdf.html, 21 avril 2004

Paul Valéry, Monsieur Teste^ cité dans Lire André Breton à

Saint-Dizier, http://entretenir.free.fr/breton7.html, 21

avril 2005.

Patrick Clervoy et Maurice Corcos^ « Le surréalisme,

aiguillon de la psychiatrie dynamique », Perspectives-psy,

volume 40, numéro 1, janvier-février 2001, p.50-7,

http://!95.7.123.54/edk/archive/perspect/2001/1/50-

7.html, avril 2001

Sixte Marcos, II séminaire GRES - L'écriture fragmentaire :

théories et pratiques, Artaud intime : le vide et

262

1'essence, Universitat Autônoma de Barcelona,

http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/gfrag-

marcos.html, 10 juin 2005

Sigmund Freud, L'interprétation des rêves, cité dans Lire

André Breton à Saint-Dizier,

http ://entretenir.free.fr/breton5.html, 21 avril 2005

Wikipédia, l'encyclopédie libre, Première Guerre Mondiale,

http://fr.wikipédia.org/wiki/Premi%C3%A8re_Guerre_mondiale#

Le_bilan_catastrophique_d.27une_Europe_et_d.27un_monde_boul

evers.C3.A9s, 21 avril 2005.