Extraits de Reckoning with homelessness de Kim Hopper

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Tracés. Revue de Sciences humaines (2004) La rue ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Kim Hopper Extraits de Reckoning with Homelessness de Kim Hopper ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Kim Hopper, « Extraits de Reckoning with Homelessness de Kim Hopper », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 5 | 2004, mis en ligne le 23 janvier 2009, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/3313 ; DOI : 10.4000/traces.3313 Éditeur : ENS Éditions http://traces.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/3313 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © ENS Éditions

Transcript of Extraits de Reckoning with homelessness de Kim Hopper

Tracés. Revue de Scienceshumaines5  (2004)La rue

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Kim Hopper

Extraits de Reckoning withHomelessness de Kim Hopper................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueKim Hopper, « Extraits de Reckoning with Homelessness de Kim Hopper », Tracés. Revue de Sciences humaines [Enligne], 5 | 2004, mis en ligne le 23 janvier 2009, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/3313 ;DOI : 10.4000/traces.3313

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En hommage à Isaac Joseph

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Comité de rédaction: Florent Coste, Edouard Gardella, Sophie Conrad.Comité de lecture : Sophie Conrad, Florent Coste, Anthony Feneuil, EdouardGardella, Yaëlle Kreplak, Cécile Lavergne, Raphaëlle Le Pen, Valérie Louys, JérémieMajorel, Muriel Mille, Thomas Mondémé, Sylvain Parent, Pierre Saint-Germier,et Lucie Tangy.

Membres d’honneur: John. E. Jackson, Bernard Lahire, Jacques Commaille, BertrandMarchal

Prochains numéros : n°6 : La folie – été 2004 n°7 : Pratiques et tactiques – hiver 2004

Sommaire

Edito, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 7

ArticlesLa grogne du peuple,

par Christophe Prémat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 13La rue, un objet géographique?

par Antoine Fleury. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 331827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue,

par Cédric Quertier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 45La rue: espace public, quel(s) public(s)? L’exemple de Beyrouth,

par Aurélie Delage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 61L’effigie et la mémoire,

par Sylvain Lesage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 75Liturgies de la rue,

par Florent Siaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 93

NotesL’exemple de Bucarest, la rue palimpseste, la rue vitrine,

par Samuel Ruffat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 111La rue comme laboratoire, à propos de «la rue mode d’emploi» de Paul André Rosental,

par Paul Costey et Arnaud Fossier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 117

TraductionExtraits de Recockning with Homelessness de Kim Hopper, traduits

par Erwan Le Méner et Edouard Gardella . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 127

EntretiensAvec Nicole Bériou, propos recueillis

par Florent Coste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 135Avec Arlette Farge, propos recueillis

par Sylvain Parent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 143

Article Final,par Edouard Gardella et Florent Coste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 149

Editorial

La banalité quotidienne avec laquelle on passe dans la rue cache et rend presqueinapparente la complexité d’un tel espace. Décor négligeable, elle n’en reste pas moins uncadre omniprésent: l’hiver, les médias ne cessent de parler des «gens à la rue», l’été dediffuser les «festivals de rue»; le lèche-vitrines dans la rue peut constituer une occupa-tion majeure le samedi après midi – mais en ces cas, parle-t-on de la rue comme d’unvéritable acteur? La littérature, certes, la mythifie, la dresse parfois en personnage à partentière, voire en légende. Pourtant son statut littéraire n’est ni stable ni univoque, etpartant, pose l’ambiguïté de sa représentation. Au point que, si elle intervient littérale-ment, comme d’autres actants, telle une force adjuvante ou opposante, dans les Mystèresde Paris de Sue par exemple, elle n’en constitue pas moins aussi le milieu propice à l’apparition d’une conscience en crise.1 La rue est tout à la fois incontournable, comme

1. Par exemple Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues de Balzac: «Pendant sa première promenade va-gabonde à travers les boulevards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus, s’occupa beau-coup des choses plus que des personnes. A Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention: le luxedes boutiques, la hauteur des maisons, l’affluence des voitures, les constantes oppositions que présententun extrême luxe et une extrême pauvreté saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il étaitétranger, cet homme d’imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même. Les personnesqui jouissent en province d’une considération quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve deleur importance, ne s’accoutument point à cette perte totale et subite de leur valeur… Paris allait être unaffreux désert.» Illusions perdues, Folio, 1972, p. 177.Ou encore Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : «C’étaient des soucis de banlieue. Cependant vers larue Bonaparte, la réflexion me revint, la triste. C’est une rue pourtant qui donnerait plutôt du plaisir aupassant. Il en est peu d’aussi bienveillantes et gracieuses. Mais en m’approchant des quais, je devenais toutde même craintif. Je rôdais… Le cimetière, un autre encore, à côté, et puis le boulevard de la Révolte. Ilmonte avec toutes ses lampes droit et large en plein dans la nuit. Y a qu’à suivre, à gauche. C’était ma rue.

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 7-11

«En dépit de leur mauvaise réputation, les ruesdes villes constituent un cadre où des gens qui nese connaissent pas se manifestent à tout momentune confiance réciproque.» (E. Goffman)

«En somme l’espace est un lieu pratiqué. Ainsi larue géométriquement définie par un urbanismeest transformée en espace par des marcheurs.»(Michel de Certeau)

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fond générateur sur lequel l’acteur social apparaît, et de l’ordre du transitoire, du sanscesse différent. Bref, sans occuper les esprits spontanément, la rue ne passe pas inaperçue.

D’un point de vue surplombant et cartographique, la rue peut être représentéecomme une ligne qui délimite une zone d’action ou un espace, plus vivant, dont ellene fait pas partie et qui découpe, comme une frontière qui n’interagirait pas avec cequ’elle sépare. Elle se contente de figurer un passage simplement transitif. Elle demandedonc à être investie. Construite et uniformisée selon des normes d’aménagement, larue a pourtant ses irrégularités, ses coins et ses recoins, ses ramifications et ses impasses,qui ne la rendent pas, pour qui veut en faire l’expérience, directement accessible.Irréductible à une simple et claire surface d’exposition, à une succession de façades, elleagence plutôt des perspectives, des endroits plus ou moins reculés, plus ou moinsproches. Elle est donc à proprement parler un espace, avec sa profondeur, où l’onpénètre et s’enfonce. Le passant dans la rue fait donc partie d’un paysage en perma-nente recomposition. Perspective davantage topographique donc : la rue imposenaturellement qu’on s’y engage. Espace, c’est-à-dire lieu pratiqué.

A la différence de la route qui n’est que pure circulation, la mobilité dans la rue vade pair avec une certaine forme de perception, et partant de socialisation, qui la rendplus ou moins visible et lisible. C’est en me déplaçant que je provoque une expérience,et favorise une rencontre, que j’en multiplie les possibilités, que je participe à un mou-vement de foule ou que je m’en abstrais. Cette immersion suppose un mode de per-ception et de cognition spécifique. La rue donne en effet à voir, et à lire, elle organisedes signes qu’elle invite à décrypter. La rue met à disposition. Mais elle constitue uneréalité plus complexe que celle d’un écran qui expose des représentations toutes faites.Dès lors, la vision dans la rue n’est pas celle d’un homme à l’arrêt qui manipuleraitdes représentations, sa perception est davantage celle d’un être de locomotion, à la fois«ambiante et ambulatoire», qui s’élabore dans et par sa mobilité1. Ainsi n’est-il pas

Il n’y avait personne à rencontrer. Tout de même j’aurais bien voulu être ailleurs et loin… C’était froid etsilencieux chez moi. Comme une petite nuit dans un coin de la grande, exprès pour moi tout seul… Jeregardais encore s’il se passait quelque chose dehors, en face. Rien qu’en moi que ça se passait, à me posertoujours la même question. J’ai fini par m’endormir sur la question, dans ma nuit à moi, ce cercueil, telle-ment j’étais fatigué de marcher et de ne trouver rien.» Voyage au bout de la nuit, Folio, 1952, p. 291.

1. Nous renvoyons explicitement ici à la théorie écologique de J.-J. Gibson et à sa notion d’«affordance» in TheEcological Approach to Visual Perception, LEA, Londres, 1986. L’environnement est décrit en fonction des pos-sibilités d’action qu’il offre à l’observateur. Il s’agit de dépasser le clivage sujet /objet pour mieux com-prendre que le visible est une invitation à être vu, une disponibilité non pas du regardant mais du regardé.En somme «externaliser les ressources cognitives qu’un usager peut activer». Gibson sort ainsi d’un modèlecognitif de type computationnel (selon lequel notre système cognitif se réduirait à manipuler des représen-tations toutes faites et déjà présentes dans notre cerveau). Il le résume ainsi : «Ne vous demandez pas cequ’il y a dans votre tête, mais dans quoi est-elle.» Pour plus de précisions encore, voir Isaac Joseph, La Villesans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997.

Editorial

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nécessaire de s’arrêter pour saisir la rue. Elle ne se contemple pas, et on ne saurait lareprésenter sans la réduire. On en fait l’expérience, quel que soit le rythme de la circu-lation; flâner, déambuler, «rôder», circuler, passer sont autant de modes d’appréhen-sion de la rue. A la différence d’un simple relevé de parcours, et pour rendre comptede l’acte même de passer – à la source de ces rencontres et expressions –, la rue et sonexpérience propre exigent qu’on en fasse le «récit»1 : le récit s’imposerait en effet, plu-tôt que la carte, trop abstraite, pour mieux saisir la particularité et l’engagement d’uneconscience immergée, et non surplombante. Et par là même, occasion sans cesseréitérée, dans les multiples face-à-face, de discordances, la rue pose l’intrigue singulièred’une inadéquation qui doit se résorber2. Ainsi qu’un acteur, parfois collectif, qui ne laprécède pas et émerge avec elle. La topographie est alors scénographie, où cognition etaction s’élaborent de concert.

Penser la rue d’un point de vue topographique et scénographique, supposer qu’elleest une expérience, c’est admettre qu’on ne peut pas échapper à l’action et à l’interac-tion qui y ont cours et qui la définissent. C’est donc aussi penser un sujet qui émergeet se construit dans ce milieu. A cet égard «l’homme de la rue» – la rue étant comprisealors comme le lieu, par excellence, de l’inauthenticité et de la mauvaise foi – est sou-vent dénigré, parce qu’influençable, modelé par son environnement, et engoncé dansses préjugés3. Mais «l’homme dans la rue» est en réalité positivement engagé dans uncontexte, où ne diffèrent guère ses opinions et leurs usages. Son intériorité, qui était com-me son domaine privé, est subordonnée à son «intelligence du dehors»4. Son langageélémentaire n’est pas l’introspection, mais l’exposition; sa rhétorique n’est pas celle del’examen de conscience, mais celle de l’intercompréhension et de la dispute, donc del’interaction; sa rationalité est dans la justification. Sorte de grammaire de la pratiqueurbaine de la rue, fondée sur des traits que les premiers sociologues de l’Ecole de Chicagose sont efforcés de dresser : taille de la ville, densité de la population et hétérogénéitédes personnes5. La subjectivité urbaine, celle du «citadin», peut alors être inférée. Faceà une chance de plus en plus grande de croiser des personnes de plus en plus diverses,relevant d’autres cercles de sociabilité, l’attitude salvatrice pour la santé mentale del’urbain est la réserve, distance engagée dans des rencontres nécessairement brèves et

1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1, Folio Essais, 1990.2. Ricoeur définit l’intrigue comme la concurrence entre d’une part l’exigence de concordances et d’autre part

l’admission de discordances qui mettent en danger l’identité. «Le soi et l’identité narrative» in Soi-mêmecomme un autre, Paris, Seuil, 1990.

3. Pensons à Bachelard: l’opinion est caractérisée par le fait qu’elle peut avoir raison, mais à la différence dela science, elle ne sait pas pourquoi.

4. Isaac Joseph, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997.5. L. Wirth, «Le phénomène urbain comme mode de vie» (1938), in L’Ecole de Chicago, Y. Grafmeyer et

I. Joseph, Paris, Aubier, 1990 [1979], pp. 255-282.

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plurielles1. La rue concentre tout autant des propositions foisonnantes de socialisation,que de désocialisation ; l’éthique de l’approfondissement des rapports sociaux peuts’inverser dans une prudence, non pas retranchée, mais distanciée.

Mais, loin d’être dans son espace privé, comme un sujet préconstitué et connais-sant, situé hors du monde, et plutôt immergé et émergent dans la rue et sa circulation,l’homme de la rue rencontre et s’exprime dans le cadre d’un espace public commun2.Cet espace public opère une médiation entre les différentes communautés civiles et lesystème politique, il orchestre une pluralité mouvante d’expressions, et tel une tribune,il favorise les revendications et les prétentions collectives. Dans la rue s’effectue une ren-contre qui articule à la fois une reconnaissance et une distinction. La rue est une sortede fond commun où apparaissent les différences de chacun. A la fois «médiationet seuil»3 entre deux individus appartenant à une culture ou à une communauté diffé-rente, elle met en tension, elle opère à la fois une proximité et une distance. Cet espacepublic ne peut donc pas se réduire à un espace aménagé, uniformisé, qui doit êtrele même pour tous, sorte de lieu neutre et transparent, qui coïnciderait alors avec saseule fonction de passage.

Ainsi la rue n’est pas un espace neutre; non seulement habitée et appropriée, maisaussi milieu générateur, elle n’a rien d’un espace transparent à lui-même, lisse et sansaspérités. S’y rencontrent, s’y croisent, ou s’y ignorent des univers différents et hétéro-gènes. On s’expose, on communique tout autant qu’on s’évite. Ainsi, selon des ritesparticuliers qui y font augure de lois informelles, la rue devient une institution, avec desplaces attribuées, ou auxquelles on s’accommode, mais aussi parfois contestées, commepar exemple le commerçant qui demande à un clochard enivré de quitter le pas deson magasin, ou des piétons qui rouspètent après le cycliste qui roule sur le trottoir. Cesfrictions, ces frottements, ou aussi bien souvent ces ajustements n’en font pas seulementun univers de circulation qui doit mener quelque part. Elle est à proprement parler un«plurivers» (W. James), travaillé par des forces et des pressions, soumis à des violencesplus ou moins contenues. La rue devient ainsi le lieu privilégié du conflit: conflit soitpour des places situationnelles produites, soit pour des positions structurales révélées, pourdes usages revendiqués comme légitimes, pour des rites à respecter; bref, pour l’ordredes civilités. La rue devient alors un agencement de territoires, plus ou moins commu-nautaires, où se superposent et se chevauchent des pouvoirs de plusieurs ordres, et qu’onne peut pas représenter de manière univoque.

1. G. Simmel, «Métropoles et mentalité», in L’Ecole de Chicago, ibid., pp. 61-77.2. Il convient de relier les espaces publics habermassien et goffmanien: l’espace public est l’élément consti-

tutif de la démocratie, car le catalyseur d’un accord entre citoyens et aussi un dispositif de mise en tensiondes identités.

3. Isaac Joseph, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997.

Editorial

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Autant d’approches (tant microsociologique, que judiciaire, textuelle, urbanistiqueet cognitive) font de la rue un carrefour disciplinaire. Dès lors comprenons que la ruen’est pas une essence, mais un objet observable à travers ses effets et qui doit par consé-quent être historicisé. A l’image de ces approches superposées, le thème nécessite unregard croisé que ce numéro tente de proposer.

Le comité de rédaction(Edouard Gardella, Sophie Conrad, Florent Coste)

La «grogne du peuple»

Ces deux brèves définitions indiquent trois sens du mot peuple, un sens géogra-phique (peuplade, peuplement), un sens temporel (par rapport à une société donnée)et un sens proprement politique (l’ensemble des sujets d’un gouvernement). Si le peupleest une entité politique définie et instituée par la nature du gouvernement, il reste lecatalyseur d’une série de projections imaginaires, déstabilisant le travail conceptuel.On ne sait plus si l’on parle du peuple réel, du peuple formel, du peuple mythique etfantasmé pour faire exister un ensemble social. Vecteur d’unité sociale (le peuplerassemblé) ou de division (les minorités agissantes), ce concept reste pour le moins énig-matique. Sujet idéel du gouvernement (la souveraineté populaire), il est plutôt lesigne d’une vitalité collective se manifestant à certaines occasions. Son «inquiétanteétrangeté » (populace, foule) en fait l’expression d’une masse rejetée (le prolétariatpar exemple), capable de détruire tout type de régime. L’époque moderne a forgé unedistinction redoutable entre l’individu capable d’émettre des choix rationnels et lamasse mobilisée par les passions (le peuple déchaîné ou le bon peuple qui s’exprime viades pulsions domestiquées). Comment s’appuyer sur une telle notion en philosophiepolitique sans évoquer le répertoire des gestes et des actes qui l’animent?

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 13-32

«Peuple: nom collectif difficile à définir, parceque l’on s’en forme des idées différentes dans lesdivers lieux, dans les divers temps et selon lanature des gouvernements»Article de l’Encyclopédie (1765) rédigé par deJaucourt.

«Peuple: 1) Chaque ensemble d’hommes vivanten société, habitant un territoire défini et ayanten commun un certain nombre de coutumes,d’institutions.2) L’ensemble des personnes soumises aux mêmeslois et qui forment une communauté.3) Foule, multitude de personnes assemblées.»Dictionnaire Robert.

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Les manifestations de rue ont permis de construire au fil du temps un véritableespace public, où les revendications ont été visibles. Le peuple, écarté des règles du jeupolitique par un subtil mécanisme de dépossession, gronde, proteste, exulte dans la rue.Le concept de peuple a été construit juridiquement via la souveraineté: il est titulaired’un certain nombre de droits fondamentaux reconnus par une Constitution. Ainsi s’estposé le problème du rapport du peuple à ses droits, et c’est alors que le principe dereprésentation a été fondé. Il s’agit pour le peuple d’exercer sa souveraineté le plusadéquatement possible à travers la nomination de représentants, capables de gérer lesaffaires publiques. Le lieu de ces assemblées représentatives est circonscrit, le peuple n’estplus souverain que lors des élections ou de façon intempestive, lors de manifestations etd’actions non conventionnelles qui le placent en situation de révolte. La rue inverse safonctionnalité pour libérer un espace de protestation et de grogne.

La rencontre de la rue et du peuple n’est pas si ancienne, elle est très différente selonles cultures politiques. Nous essaierons d’évoquer une série de verbes saisissant à lamanière d’un photographe ces «émotions» produites lors de rassemblements populaires.Cette esthétique, comprise comme science des émotions, doit être remodelée afin decomprendre ce «collectif» indéfini qu’est le peuple. Le peuple est multitude insaisissablequi lutte contre un principe d’agrégation. Etudier le peuple en philosophie politiquerevient alors à dresser une théorie des masses. Il est doté d’un «pouvoir constituant»capable de fonder les principes d’une société nouvelle. La rue rend visible la protes-tation de la multitude, elle est le lieu où le droit à la résistance est affirmé. Ces mani-festations populaires peuvent-elles modeler un gouvernement de la multitude ourestent-elles condamnées à cette grogne? La manifestation, comme moyen légitimede revendiquer des changements politiques et sociaux conséquents, est-elle seulementun moyen de pression sur les gouvernants?

Les questions fondamentales qui ont animé les façons de mettre en œuvre un pouvoirpopulaire se sont concentrées à des moments relativement courts et intenses de notre his-toire politique. Que l’on pense à la Révolution américaine définissant le principe repré-sentatif ou à la Révolution française faisant essaimer une réflexion sur la façon d’instaurerun gouvernement pour le peuple, ou à ces moments insurrectionnels n’ayant pas abouticomme la Commune, 1917, 1936, les révoltes du 17juin1953 à Berlin Est, Budapest en1956 et bien sûr l’année 1968 en France et dans le monde, les références ne manquent paspour construire une histoire sociale ordonnée autour de ces événements. La rue, artère urbainepar excellence, lieu de passage, de commerce et de vie, a été détournée de son quotidienpour exprimer des velléités populaires. Ces velléités n’ont pas servi directement à construireune volonté générale, mais ont dévoilé des ouvertures possibles, des «brèches»1. Si les

1. C. Castoriadis, C. Lefort et E. Morin, mai 1968: La Brèche, Paris, éditions Complexe, 1988.

La « grogne du peuple »

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manifestations de rue se sont imposées jusqu’à faire tomber un pouvoir politique1, il n’ena pas toujours été ainsi. Les manifestations de rue se sont structurées au XIXème sièclecomme un mode d’action politique exprimant une «opinion publique». Alors qu’auXVIIIème siècle, la manifestation est l’expression publique d’un sentiment ou d’une opinion,au XIXème siècle, manifester devient l’équivalent de rendre visible une intention politique.Le répertoire verbal et gestuel change complètement. Jürgen Habermas a montré com-ment l’opinion publique était au XIXème siècle liée à la publicité et aux salons bourgeois2.L’opinion s’est d’abord constituée comme le tribunal d’un groupe social avant de s’étendreà l’ensemble de la société. La manifestation s’est construite comme cortège de revendi-cations, surtout à partir de la Révolution Française. Par exemple, durant l’été 1789, onrecense des cortèges de boulangers, de tailleurs, de cordonniers et de domestiquesauprèsde la municipalité révolutionnaire. Les gens de métiers défilent pour exiger des mesuresprécises concernant leurs statuts. Dans l’été 1830, on assiste également à des cortègesd’ouvriers imprimeurs, d’ouvriers carrossiers selliers, de garçons bouchers3. La manifes-tation devient un procédé de plus en plus fréquent au cours du XIXème siècle.

Le mot «manifestants» apparaît également à l’époque. Les manifestations prennentun sens particulier lors d’événements politiques majeurs. Alexis de Tocqueville, dans sesSouvenirs, évoque les manifestations de juin 1848 dans les termes suivants:

Me voici arrivé à cette insurrection de Juin, la plus grande et la plus singulièrequ’il y ait eu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande,car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés ; la plus sin-gulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeauxet pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonnales plus vieux officiers.4

Alors qu’en février, les cortèges ont été rythmés par une utilisation massive des symboles,ces insurrections de juin 1848 ne reprennent pas de mot d’ordre politique. Le peuplefut capable de se discipliner pour ébranler l’ordre de la société.

Si manifestation et opinion publique se trouvent liées, c’est parce que la manifes-tation représente non pas une opinion passive que l’on recueillerait via des techniquesdiverses de sondage5, mais un véritable mouvement social affecté d’enjeux politiques.

1. L’URSS est tombée du fait de manifestations populaires demandant l’abrogation de l’article 6 de la Constitutionde 1977 qui faisait du Parti Communiste le seul acteur étatique et politique. Récemment, ce sont desmanifestations populaires à Tbilissi qui ont causé le départ du président géorgien Chevarnadze.

2. J. Habermas, L’espace public: archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la science bourgeoise,trad. Marc De Launay, Paris, éditions Payot, 1978.

3. C. Tilly, La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, éditions Fayard, 1986.4. Alexis de, Tocqueville, Souvenirs, Paris, éditions Gallimard, 1942, p.135.5. On se réfèrera à l’excellent ouvrage de P. Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, éditions

de Minuit, 1990.

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REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Les gens se rassemblent pour faire prévaloir un avis qui n’a pas été pris en compte parles gouvernants. Le dictionnaire Littré définit alors l’opinion comme étant un «mou-vement populaire, un rassemblement destiné à manifester quelque intention politique».Ces manifestations peuvent être pacifiques, car au XIXème siècle, on décroche le terme demanifestation des différents types d’émeutes que le pays avait connues auparavant.

Cette évolution est inséparable de l’invention de nouvelles techniques de publicitéet de presse. Le sociologue Gabriel Tarde a mis en évidence l’apparition d’une scènepolitique de l’opinion1. Les journaux se sont popularisés et l’opinion s’est propagée.Celle-ci n’était plus le fait d’un groupe social: l’opinion peut réellement être nationale,au sens où les événements sont relatés d’un bout à l’autre du pays via la presse et laradio. L’anthropologie de Tarde est basée sur les moteurs que sont la croyance et ledésir. La presse, grâce aux moyens techniques dont elle dispose (rotative…), a sudiffuser largement des croyances pour en faire des croyances collectives. Certes, cettediffusion des opinions et des sentiments n’est pas sans inconvénients, car certainssentiments, tels que celui de l’antisémitisme, ont été colportés grâce à la presse2. Ilsuffit que Drumont affirme la culpabilité de Dreyfus, pour que certains y croient et quel’antisémitisme se développe au point de constituer une force politique (une ligue).En effet, une opinion particulière ne peut se répliquer que par imitation, qui est l’unedes clés des rapports sociaux. L’opinion publique oscille entre la rumeur, le ragot etl’information collective. La hiérarchie des faits et des événements n’est pas toujoursmaîtrisée.

La presse joue également un rôle dans la répercussion et la traduction des manifes-tations de rue, c’est elle qui donne un écho à l’ampleur de ces manifestations. Lamanifestation est devenue une forme réglée d’opinion collective, ses principes et sonfonctionnement ont été cadrés. Elle s’est intégrée à une configuration3 politique etsociale, sans pour autant gommer son aspect spontané. Les limites de la manifestationsont dressées par les acteurs (syndicats, l’Etat présent à travers la police), le plan des ruesempruntées est connu par avance par les forces de l’ordre4. Cette domesticationprogressive de la manifestation de rue a permis une neutralisation des effets de masse.

1. G. Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, éditions PUF, 1989.2. «Le journalisme est une pompe aspirante et foulante d’informations qui, reçues de tous les points du glo-

be, chaque matin, sont, le jour même, propagées sur tous les points du globe en ce qu’elles ont ou parais-sent avoir d’intéressant au journaliste.» (L’Opinion et la foule, p. 81).

3. Nous empruntons ce terme au sociologue N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie?, La Tour d’Aigues, éditionsde l’Aube, 1991. La configuration décrit les relations d’interdépendance qu’entretiennent des acteurs surune scène définie. Ceux-ci agissent en fonction de codes implicites ou explicites qui ont été définis. Il exis-te plusieurs configurations possibles auxquelles correspondent plusieurs types de rapports sociaux.

4. A Paris, le trajet Nation-République devient le rituel commun à de nombreuses manifestations. Le droit demanifester a été codifié et reconnu, il s’est construit en même temps que le droit de grève.

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Le peuple, notion indéfinie, fait peur lorsqu’il se rassemble en entités collectives, parceque le nombre reste une force. L’abstraction du citoyen proclamée pendant la RévolutionFrançaise, le passage du suffrage censitaire au suffrage universel en 18481, toutes lesprocédures du vote ont canalisé peu à peu cette «grogne du peuple». En lui cédant denouveaux droits, en en faisant l’acteur fictif du devenir des sociétés, on lui ôtait toutmoyen de se révolter. Les manifestations ont permis, à l’instar des partis, de faireexister une opinion collective qui n’est pas celle des corporations de l’Ancien Régime.La recomposition des corps intermédiaires de la société et des groupes sociaux étaitnécessaire. Comme l’écrit Patrick Champagne,

Il reste qu’additionner des bulletins de votes mis dans les urnes et voir « lepeuple » sous la forme représentable de ses représentants élus, issus d’ailleursmajoritairement de la bourgeoisie, est apparu en définitive préférable aux rassem-blements physiques des citoyens dans la rue et aux leaders, issus on ne sait pastoujours comment, de ces mouvements et désignés sous l’appellation péjorativede «meneurs ».2

La rue a été associée à une radicalité de la révolte, elle est vue comme l’ultime moyen defaire pression sur les gouvernants. Tout le problème pour ces manifestations consiste àse doter de porte-parole qui ne cèdent pas aux impératifs de la représentation: il s’agitde transmettre des revendications et des exigences collectives.

Les gouvernants ont toujours tenté de dompter cette force populaire active.Cependant, dans cette domestication, des procédures nouvelles ont été instaurées pourprendre en compte l’opinion populaire. En 1909, un défilé spontané s’est constitué enfaveur de l’anarchiste espagnol Ferrer. Il tourne en affrontements violents et à cause dece discrédit, la CGT et les socialistes décident d’organiser une manifestation pacifique.La pacification de cette forme d’action en fait une forme légale et contrôlée d’expres-sion3. Auparavant, les manifestations populaires tournaient facilement au massacre,aux pillages. Les vociférations du peuple rendaient ces manifestations très violentes, carelles débordaient la rue, les pillages et massacres se faisant dans les maisons. L’espaceprivé était ainsi violé. On pense aux rixes des compagnons ou aux révoltes des arti-sans et des paysans. Ces manifestations étaient visibles en raison de leur urbanité. C’està la ville la plus proche qu’il fallait rendre publiques certaines exigences. Par exemple,Bordeaux fut connue pour être une ville facilement frondeuse, avec des manifestationsfaisant de nombreux morts.

1. P. Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, éditions Gallimard,1992.

2. P. Champagne, op. cit., p. 61.3. Là encore, on peut inscrire cette évolution dans la perspective générale d’Elias. N. Elias, La Dynamique de

l’Occident, Paris, éditions Pocket Agora pour la traduction française, 2003.

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Du 17 au 22 août 1548 : tout d’abord, le menu peuple –entendons par là les arti-sans et les compagnons–grossi de vignerons de la banlieue et de nombreux errants,prend possession de la cité, massacrant une vingtaine de personnes, et pillant plusde maisons.1

La révolte est appuyée par la bourgeoisie, qui réclame une diminution des taxes et plusde liberté communale. Les violences n’étaient pas limitées à la rue, mais touchaientl’ensemble des bâtiments de la ville. Les rixes de compagnons avaient souvent lieudans les cabarets avant de se prolonger au dehors2. C’est progressivement que lesmanifestations ont occupé l’espace public de la ville, à savoir les rues et les places poury rendre visible un certain nombre de revendications collectives; or, plus ces procéduresont été codifiées, plus elles ont perdu de leur efficacité. La manifestation de rue setrouve prise au piège de la neutralisation. Pierre Favre3 distingue à ce propos trois typesde manifestation: la manifestation initiatrice, qui n’a pas de représentation dans le champpolitique; la manifestation de crise qui dresse face à face les manifestants et les autoritéspolitiques; et la manifestation routinière, qui est prévue et qui relève d’une symboliqueinstituée dans le passé, par exemple, les manifestations du 1er Mai. Nous nous intéresseronsplus particulièrement aux manifestations initiatrices (Mai1968 par exemple), quientretiennent un rapport avec le futur. Les manifestations initiatrices sont plus radicalesque les autres, elles cultivent leur singularité par une certaine forme de violence. Pluselles se démarquent des autres, plus elles sortent de procédures naturalisées, plus ellesretiennent l’attention des gouvernants et de la population dans son ensemble.

La manifestation, au-delà des revendications, catalyse des émotions collectives4 quel’on peut retracer à travers des verbes d’action: chanter, gueuler, protester, affirmer,siffler, rugir. On pourrait dresser un répertoire complet de toutes ces actions qui visentà rassembler. Les symboles y foisonnent à profusion: drapeaux, bannières, slogans etcaricatures scandent les défilés. Une symbolique de l’espace urbain s’est alors expriméedans les rues grâce à ces manifestations (les graffitis sont comme des résidus de ces émeutesmarqués dans le temps)5. Ces rassemblements collectifs ont fait glisser la masse du côté

1. P. Butel & J.-P. Poussou, La Vie quotidienne à Bordeaux au XVIIIeme siècle, Paris, éditions Hachette, 1980, p. 264.2. Les rixes entre les «gavots» ou compagnons du devoir de liberté et les «loups» ou «dévorants», c’est-à-dire

les compagnons du devoir passant, étaient monnaie courante à Bordeaux.3. P. Favre, «Manifester en France aujourd’hui» in La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale

des Sciences Politiques, 1990, p. 34.4. Une partie de la sociologie politique s’intéresse au répertoire de ces émotions. Cf. P. Braud, L’Émotion en

politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996 et P. Ansar, Les Cliniciens despassions politiques, Paris, éditions du Seuil, 1997.

5. Quand on se promène dans certaines villes italiennes, on trouve nombre de graffitis évoquant une rivalitépolitique entre des cités voisines. Par ailleurs, Pierre Vidal-Naquet a rassemblé les textes, les tracts, les pho-tographies et les graffitis évoquant mai 1968. Cf. P. Vidal-Naquet et A. Schnapp, Journée de la Communeétudiante, Textes et documents Novembre 1967-Juin 1968, Paris, éditions du Seuil, 1988.

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des passions et de l’instinct, comme si les comportements des uns et des autres étaientmodifiés du fait de la proximité. À cet égard, l’historien Michelet construit une histoirede France centrée sur le peuple et ses instincts naturellement bons. Le peuple françaisa construit l’identité nationale grâce aux droits qu’il a conquis. Cependant, le peuplen’est pas seulement représenté par les classes laborieuses, c’est un ensemble social quicomprend bourgeois, marchands, paysans et artisans. Chaque classe sociale a sesservitudes et une organisation propre du travail. Michelet refuse une assimilation trophâtive entre peuple, classes laborieuses et classes dangereuses1 :

De nobles écrivains, d’un génie aristocratique, et qui toujours avaient peint lesmœurs des classes élevées, se sont souvenus du peuple ; ils ont entrepris, dans leurbienveillante intention, de mettre le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurssalons, ont descendu dans la rue, et demandé aux passants où le peuple demeu-rait. On leur a indiqué les bagnes, les prisons, les mauvais lieux. Il est résulté de cemalentendu une chose très fâcheuse, c’est qu’ils ont produit un effet contraire àcelui qu’ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, raconté, pour nous intéresser aupeuple, ce qui devait naturellement éloigner et effrayer.2

La confusion du peuple avec populace est patente: pour pouvoir décrire méticuleuse-ment les caractéristiques du peuple français, il faut tendre à l’exhaustivité, d’où leprojet d’histoire monumentale de Michelet. Ce dernier ausculte les souffrances du peupleet livre son diagnostic à propos des misères et de la servitude que chaque classe subit.Sa méthodologie relie scrupuleusement trois points, l’observation du présent, la consi-dération du passé et enfin une perspective comparative avec d’autres civilisations3.

L’héritage de la nation4 française est soigneusement analysé par Michelet qui ducoup consacre le sentiment patriotique, puisque le peuple français est chargé d’undestin collectif. Michelet voit l’Histoire comme une marche vers la concorde entrenations, sans pour autant que celles-ci se fondent, puisque cette fusion scellerait la fin

1. Pour la construction de cet artefact, L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la premièremoitié du XIXème siècle, Paris, Librairie Générale Française, 1978.

2. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, p. 151.3. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, pp. 156-157.4. Michelet n’a cependant pas d’illusions sur la nation française. Il montre également que les représentants se

sont autonomisés du peuple. Les jacobins ont contrôlé les instances officielles de représentation. Castoriadisest en accord avec cette interprétation de l’Histoire française par Michelet. «Un «appareil» se constitue,doublant les instances officielles et les contrôlant (les jacobins), embryon de ce que nous appellerions plustard une bureaucratie politique spécifique. Or cela n’est possible –là-dessus l’interprétation de Michelet està mes yeux la bonne- qu’à condition que le peuple se retire de la scène, et ce retrait est, en fait, sinon fomentéau moins encouragé par le nouveau pouvoir. De sorte que toute médiation vivante est supprimée: il y ad’un côté l’entité abstraite de la «Nation», d’un autre côté ceux qui la «représentent» à Paris, et, entre lesdeux, rien.», C. Castoriadis, «L’idée de révolution» in Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990,p.159.

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de l’Humanité dans sa diversité1. Ce sont les facultés associatives du peuple quiséduisent Michelet, qui craint par ailleurs la disparition de ces solidarités spontanées.Dans l’observation du présent, Michelet glisse de la description à l’esthétisation :le peuple est saisi à travers une série de métiers traduisant une conception universali-sante. Il s’agit de décrire le peuple dans sa totalité, en veillant à ne pas souligner lesoppositions de classes. Chaque métier a ses propres difficultés et dévoile un aspect dela condition humaine. Le travail est une tentative de libération des tâches matérielleset les descriptions de Michelet mettent en évidence une fraternité en action: le peupledépasse l’ensemble des conditions particulières pour affirmer une vocation univer-selle. Certes, les conceptions de Michelet sont emblématiques d’une époque, mais ellespermettent de décrocher la notion de peuple de populace.

Pourtant, dans certaines manifestations, la colère populaire échappe à tout contrôle.Les codifications sont ébranlées, les manifestants proposent un rassemblement collectifdestiné à avoir un impact politique certain. La rue devient le spectacle de barricades ettout se transforme le temps d’un instant: les spectateurs2 de l’événement communientdans une fraternité ponctuelle. La photographie a saisi ces moments sans les figer: leréalisateur Chris Marker, dans son film Le fond de l’air est rouge, travaille d’ailleurs commeun photographe pour retracer les événements de 1968 et les replacer dans un contexteinternational. Les photos et les images en mouvement s’enchaînent pour constituer lefilm: la mémoire est un travail sur l’archive et sur la façon dont on lie les événements.Une séquence reste singulière dans ce film extraordinaire, qui est avant tout le film d’untémoin de son temps : il s’agit des événements de mai 1968 où des barricades sontdressées autour de la rue Gay-Lussac à Paris. Le paysage urbain est bouleversé dansson ensemble : on y voit un feu qui clignote au milieu d’une rue qui a été le théâtred’affrontements spectaculaires. Ce clignotement confine à l’absurde, car le décor aperdu sa fonctionnalité: il renvoie à une «normalité» imaginaire et dérisoire, celui ducode de la route. Cette rue est déserte, elle ressemble à un chantier. L’événement estrupture de ces codes élémentaires. La rue a laissé place à un spectacle de la protestationet de la rébellion. Finalement, tout se passe comme si la rue gardait en elle cet inconscient

1. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, p. 220: «si, par impossible, les diversités cessaient,si l’unité était venue, toute nation chantant même note, le concert serait fini ; l’harmonie confondue neserait plus qu’un vain bruit. Le monde, monotone et barbare, pourrait alors mourir, sans laisser même unregret».

2. On pense aux analyses de Kant sur l’enthousiasme dans Le Conflit des facultés (IIe section) au moment dela Révolution Française. Kant décrit l’esthétique d’un moment constituant, c’est-à-dire d’un momenttransitionnel très fort dans l’histoire. Le rapport entre esthétique et politique permet de diffuser le plai-sir de l’événement, plaisir à la fois individuel et collectif. Jean-François Lyotard a beaucoup insisté surl’esthétique du politique dans sa théorie post-moderniste. Cf. J.-F. Lyotard, L’Enthousiasme, la critiquekantienne de l’histoire, Paris, éditions Galilée, 1986.

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de l’événement extraordinaire dans sa fréquence urbaine reconquise1 : le quotidienmet entre parenthèses ces moments insurrectionnels auxquels on consacre une plaquecommémorative. La rue n’est pas qu’un lieu de manifestation, elle peut être égalementle lieu de la commémoration. L’événement n’est plus réduit à l’instantanéité de lamanifestation, il est intégré à une histoire plus longue, dans laquelle il renvoie à d’autresévénements de même nature. Chris Marker fait la jonction, dans son documentaire,entre politique et esthétique. Il évoque tous les nouveaux mouvements sociaux desannées 1960 et son travail de photographe saisit la beauté de cette révolte. D’un côté,il travaille comme un témoin et produit des archives cinématographiques, d’un autrecôté il filme comme un artiste, c’est-à-dire qu’il rend à ces événements une «magie»transcendante qui interpelle la société.

Si ces revendications populaires ont un caractère immédiat, il se dégage pourtantun parfum de transcendance dans cette mise en scène. La rue est la synthèse affectived’une multitude en mouvement.

On pourrait préciser l’ensemble de ces affects qui se manifestent de manière entre-mêlée lors de ces rassemblements collectifs. On risquerait alors de verser définitivementdans l’esthétisme et la sociologie des passions ; or, le peuple se mobilise pour fairepression. Le rassemblement n’est pas une fin en soi, il s’agit de promouvoir desobjectifs qui pourront de fait avoir une traduction politique.

Par conséquent, peuple et rue deviennent associés, la rue renvoyant métaphori-quement à la protestation populaire. Il faudrait en fait envisager une théorie quiprenne en compte tous ces moments où se construit un imaginaire collectif. AntonioNegri élabore un concept d’essence spinoziste, celui de multitude, pour qualifier cesregroupements collectifs capables de résister à une force unique. Il existerait chezl’homme un désir de multitude, qui le pousse à la socialité.

Le passage à la société, écrit-il, ne prend nullement la forme d’un acte de cessionde droits, comme dans la pensée absolutiste contemporaine, mais celle aucontraire, d’un saut en avant, d’une intégration d’être qui nous fait passer de lasolitude à la multitude, à la socialité qui, en soi et pour soi, supprime la peur.2

Dans ce passage, Negri ne fait qu’interpréter le Traité politique de Spinoza, il expliquecette notion de «peur de la solitude» présente au chapitre 6, paragraphe 1 du Traité politique. Le passage de la solitude à la multitude n’est pas vu comme la brisure d’un

1. Pour une esthétique de la rue au sein de la ville, on peut renvoyer à l’excellent ouvrage de Michel De Certeau,L’Invention du quotidien, Paris, éditions Gallimard, 1990. Cet auteur travaille beaucoup sur la rhétoriquepiétonnière des villes et sur les arts de la fréquenter.

2. A. Negri, L’Anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, éditions PUF, 1982, p. 311.

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renfermement négatif sur soi et d’une association de circonstance qui ne vise que lasécurité collective, il y a un véritable désir de multitudo.

L’état de nature est aspiré par la situation de peur et de solitude : mais la peur de lasolitude est quelque chose de plus que la simple peur, elle est «désir » de la multi-tude, de la sécurité comme multitude, de l’absoluité de la multitude1.

La multitude est l’essence collective de l’être, les êtres s’assemblent pour créer dulien social et pour vivre ensemble. L’ontologie de la politique est sous-tendue par cedésir de socialisation, qui est le lot commun de tous les rassemblements collectifs.La multitude désigne une pluralité de corps qui se solidarisent.

Ce que nous avons écrit fera peut-être rire ceux qui restreignent à la seule plèbeles vices inhérents à tous les mortels : la foule, dit-on, n’a aucun sens de lamesure, elle est redoutable à moins qu’on ne la frappe de terreur, elle est servilequand on la domine et arrogante quand elle domine, elle est étrangère à toutevérité et à tout jugement, etc. Mais la nature est une et commune à tous… elleest la même chez tous. Tous les hommes deviennent arrogants quand ils exercentquelque domination, tous sont redoutables à moins qu’on ne les frappe de ter-reur, et la vérité, partout et presque toujours, est déformée par ceux qu’elle irriteou qu’elle condamne ; surtout lorsqu’un seul homme ou quelques-uns exercentleur domination, et que, dans le procès, ils tiennent compte non pas du droit oudu vrai, mais de l’importance des fortunes.2

Les rassemblements collectifs dans la rue et sur les places ne sont pas l’expression d’unehystérie, ils manifestent une résistance à la domination.

La lecture politique de Negri s’inspire d’un droit à la résistance, droit le plus fon-damental de la multitude. En effet, on y reconnaît une veine machiavélienne, dans larébellion du peuple face aux Grands, rébellion, qui au seul «nom de la liberté», bien leplus précieux, est capable de mettre à mal des régimes politiques solidement organisés.La domination de certains, la coupure qu’ils entament avec la multitude devientinsupportable pour cette dernière. Negri s’est inspiré de l’inachèvement du Traitépolitique de Spinoza pour forger sa philosophie politique. La forme de gouvernementqui correspond le mieux à cette multitude, c’est la démocratie, le gouvernement du plusgrand nombre qui vise l’absoluité de la liberté. Comme l’écrit Negri, avec Spinoza,

la philosophie politique devient pour la première fois – après avoir été annoncéepar l’expérience machiavélienne – une théorie des masses3.

Le désir de multitude se maintient à travers un désir de démocratie : il faut associerles masses au gouvernement.

1. A. Negri, ibid., pp. 310-311.2. A. Negri, ibid., p. 313.3. A. Negri, ibid., p. 317.

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Dans ce cadre, la représentation du peuple comme sujet politique est un leurre, elleest une confiscation du pouvoir des masses, elle est dépossession de souveraineté au nomde droits formels. L’instauration de procédures pour domestiquer les masses a toujoursété fait dans un souci de les contrôler. Negri, très attaché à la notion de corps, se pro-nonce pour une solidarité de la multitude face aux pouvoirs de plus en plus répressifsqui tentent de contrôler la vie des masses. C’est pourquoi il utilise dans sa philosophiele concept foucaldien de «biopouvoir», car le pouvoir politique a infiltré le cœur mêmede la vie afin de dresser le corps des masses, de l’épuiser par le travail et de le proléta-riser. Lorsque les manifestants se mobilisent, ils forment des phalanges et conquièrentla rue de manière militante pour y déverser un credo collectif.

Face à cette réalité, le philosophe politique ne se doit pas de contempler l’exploita-tion, ni de la changer. Il suffit de laisser la place à ces catégories qui n’ont jamais accès àla représentation. Le danger de l’esthétisme, qui consisterait à ne saisir que la beauté deces mobilisations collectives, est flagrant, car il risque de faire du peuple un objet pourune conscience de soi bourgeoise. Le regard que l’on porte sur le peuple le crée en tantque tel, c’est pourquoi le philosophe doit se déprendre de cette illusion constructivisteou perspectiviste. Jacques Rancière, pour sa part, se propose de faire parler les archives,pour évoquer des trajets prolétariens, dans son ouvrage La Nuit des prolétaires:

On ne verra dans ce titre, écrit-il, aucune métaphore. Il ne s’agit pas ici de remé-morer les douleurs des esclaves de la manufacture, l’insalubrité des taudis ouvriersou la misère des corps épuisés par une exploitation sans contrôle. De tout cela, ilne sera question qu’à travers le regard et la parole, les rêves et les cauchemars despersonnages de ce livre.1

Evoquer les traits d’une conscience prolétarienne ne peut se faire qu’à travers larestitution de cet espace de parole. Cornélius Castoriadis note pour sa part le rôle jouépar toutes les interprétations du mouvement ouvrier dans la structuration de cetteconscience prolétarienne. L’expropriation des corps ouvriers par le régime capitalistes’accompagne d’une appropriation du sens du mouvement. Les partis révolutionnairesont voulu réifier un processus sans en déceler les caractéristiques propres, d’où laformation d’une couche bureaucratique enfermant et niant la spontanéité propre àce mouvement. La bureaucratie se fonde sur :

le maintien d’un principe éminemment aliénatoire, le principe de la division dutravail, division fixe et stable entre la « direction » et l’« exécution », le travailintellectuel et le travail physique, en définitive comme une distinction et unedivision entre la « conscience du prolétariat », localisée désormais dans le « partirévolutionnaire », et le corps du prolétariat, privé de conscience et que cette

1. J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Paris, éditions Fayard, 1981.

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« conscience » qui est le parti se hâte de priver de plus en plus de consciencepour s’affirmer elle-même en tant que conscience irremplaçable.1

Le mouvement ouvrier est dépossédé de sa conscience, la bureaucratie l’a aliéné d’unpoint de vue imaginaire. L’herméneutique du mouvement ne se réalise plus qu’à traversles codes des partis révolutionnaires. Certes, la séparation entre une spontanéité et uneorganisation de masse a été au centre des débats sur les partis prolétariens. Les organesrévolutionnaires ont toujours voulu contrôler le pouvoir de la rue, celui de cettespontanéité rugissante et inquiétante.

En fait, la recherche de la démocratie se trouve confrontée au dilemme de laspontanéité et de l’organisation : ce dilemme provient de l’élaboration du principede représentation qui est fondé sur la délégation de pouvoir2. La « démocratiereprésentative»3 se trouve assignée à une oligarchie plus ou moins ouverte. Les régimesoligarchiques, fondés sur un cens caché4, c’est-à-dire un accès réservé aux fonctionsdirigeantes, tentent une approximation plus ou moins réussie de l’idée démocratique.Les citoyens délèguent, les gouvernants contrôlent et par conséquent, la «grogne»devient la seule manière de manifester quelque chose. Les manifestations ne sont plusque des éclats de participation, des ferveurs vite retombées, des résistances faceà une bureaucratisation de la vie. On proteste pour exister, quand on n’a pas dechance d’accéder à la scène représentative. Comme le décrit si bien le juriste Carré deMalberg,

ce que les citoyens remettent à leur député, c’est leur confiance, ce ne sont pas lesinstructions […]. Ces citoyens n’ont qu’un pur pouvoir électoral : ils ne sont pasappelés dans l’élection à donner leur avis sur les lois à faire, mais simplement àchoisir les personnes qui feront ces lois ; leur intervention électorale s’analyseexclusivement en un acte de nomination des législateurs. Dans ces conditions, iln’est pas possible d’admettre que les citoyens légifèrent par représentation ; etl’on ne peut pas dire non plus que le député représente la volonté législative deses électeurs.5

Le concours des citoyens à la loi n’est que pure fiction, la représentation signe la dé-possession politique du peuple.

On touche alors au problème de l’organisation d’un gouvernement démocratique:

1. C. Castoriadis, «Phénoménologie de la conscience prolétarienne» in La Société bureaucratique I, Paris, Uniongénérale d’éditions, 1973, p.123.

2. B. Manin, Les Principes du gouvernement représentatif, Paris, éditions Calmann-Lévy, 1995.3. Le terme a été forgé pour la première fois par Hamilton en 1772. Les Constituants américains ont

fusionné les exigences démocratiques avec le principe de représentation.4. D. Gaxie, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, éditions du Seuil, 1978.5. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, tome II, Paris, éditions Sirey, 1920, p.257,

pp. 282-283.

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comment créer un régime qui respecte la volonté de la multitude, qui elle-même seprésente à l’état anarchique ? Le passage de la rue au gouvernement apparaît alorsproblématique et délicat, d’autant plus que les passions collectives défont toutes lesformes de gouvernement, que ceux-ci soient bons ou mauvais. Le peuple est à la foisprincipe de génération et de destruction, il participe à la recomposition de la politiqueet du devenir communautaire. Travailler sur les humeurs populaires exprimées dans larue revient à travailler sur «les bords du politique», c’est-à-dire «sur la manière dont la«circonstance» vient défaire l’ordinaire des affaires dites politiques par les gestion-naires de l’opinion – celles qui concernent les gestionnaires des gouvernements – etreposent la question de ce que «‘politique’ même peut vouloir dire»1. Il semble que lanotion générique de peuple permette à la politique elle-même de se refonder et de sereconstituer comme donnant du sens à une communauté en marche. Le problème estque l’on pense la politique uniquement suivant ses moments insurrectionnels et sonorigine constituante, c’est-à-dire les moments où le peuple choisit ses règles en créantune constitution ou une charte de droits fondamentaux.

Negri a défini les contours du pouvoir constituant qui est lié à la démocratie:

le pouvoir constituant est lié à l’idée de démocratie comme pouvoir absolu. Et doncle concept du pouvoir constituant comme force d’irruption et d’expansion est lié aufait que la totalité démocratique est toujours déjà constituée dans la société2.

Ainsi, tout écart par rapport à cette dynamique devient aliénant. Negri n’est pas le seulà penser le peuple dans sa dimension fondatrice, Castoriadis a aussi défini une versioninstitutionnaliste de cette force populaire et parlerait plus volontiers de «pouvoir insti-tuant»3 qui est le «‘pouvoir’ fondamental dans une société», relevant de «l’imaginaireinstituant»4. Il s’agit de fonder le projet social dans un immanentisme radical, hors detout recours à un principe extra-social. Ce moment originaire, lié à «l’âge de l’autoges-tion»5, c’est-à-dire au contexte des années 1960 et 1970, ne peut pas échapper au pou-voir du peuple. D’où la définition très ambitieuse de la politique affirmée par Castoriadis:

la politique est projet d’autonomie : activité collective réfléchie et lucide visantl’institution globale de la société comme telle. Pour le dire en d’autres termes, elleconcerne tout ce qui, dans la société, est participable et partageable.6

Démocratie, socialisme et autonomie se retrouvent équivalents dans le cercle de laliberté humaine. Ceux qui définissent la politique, ce ne sont pas les experts mais «tous»,

1. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 14.2. A. Negri, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, éditions PUF, 1997, p. 15.3. C. Castoriadis, Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990, p. 134.4. Ibid., p.134.5. P. Rosanvallon, L’Age de l’autogestion, Paris, éditions du Seuil, 1976.6. C. Castoriadis, Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990, p. 135.

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c’est-à-dire la communauté définie dans ses limites. L’analyse institutionnelle1 se construità partir d’une dialectique entre instituant et institué, c’est-à-dire entre les forces qui créentdu nouveau et l’héritage, la tradition. Comme le rappelle Rosanvallon, le courantinstitutionnaliste s’est dressé dans les années 1960 et 1970 contre les prétentions ducourant structuraliste:

A la logique purement fonctionnelle de la structure, l’institution oppose unedouble logique, à la fois fonctionnelle et imaginaire. Toute institution est à la foisle produit d’une structure sociale donnée et le produit de la représentation quel’on s’en fait. L’analyse institutionnelle ne sépare pas le social et l’idéologique,l’économique et le politique. Elle permet de saisir la réalité dans toute sa com-plexité d’ordre à la fois établi et contesté.2

Ainsi, le courant institutionnaliste aborde la construction de la société d’une manièreholiste et pense la façon dont le peuple forme et reforme en permanence les institutionssociales. Que l’on soit proche d’une théorie du pouvoir constituant ou d’une théorie dupouvoir instituant, on est ramené à une force originaire de la multitude. Ces façons depenser puisent leur énergie dans un nietzschéisme latent.

En effet, la puissance de la multitudo est celle qui creuse, altère, décompose et créele social. Castoriadis décrit les institutions humaines comme étant les produits d’une«création collective anonyme et ‘spontanée’ »3. Le peuple est saisi dans sa figure anonymepar opposition à la nomination et à la promotion des représentants. L’expression «collec-tif anonyme» revient de manière récurrente dans l’œuvre de Castoriadis4, car il définitla démocratie de manière générique, comme étant l’autogouvernement du peuple, le toutétant de définir ce «tous», c’est-à-dire ce collectif anonyme. Le collectif anonyme a trou-vé plusieurs figurations dans l’histoire, que ce soit le démos grec ou la plèbe romaine.

La plèbe, au départ, ce sont des étrangers, des immigrants, des métèques. Ellelutte, se retire sur l’Aventin, etc., et après un siècle, deux siècles, Rome est obligéede la digérer, et cette digestion des populations conquises s’étend graduellement,moyennant une foule d’institutions : les colonies romaines, les colonies latines, lacivitas romana accordée à des fractions des populations vaincues, ce qui permet deles diviser […]5

Les Romains ont pratiqué une politique assimilationniste qui leur a permis d’étendreleur territoire. Historiquement, la plèbe n’est pas une masse compacte, parce que l’on

1. Ce courant de la sociologie a été créé par René Lourau, très inspiré des théories de C. Castoriadis. R. Lourau,L’Analyse institutionnelle, Paris, éditions de Minuit, 1971.

2. P. Rosanvallon, L’Age de l’autogestion, Paris, éditions du Seuil, 1976, p. 93.3. C. Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éditions du Seuil, 1996, pp. 239-240.4. C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éditions du Seuil, 1975, p. 533.5. C. Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éditions du Seuil, 1996, p. 189.

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1. J. Ellul, Histoire des institutions, Paris, éditions PUF, 1961, p. 302.2. J. Ellul, ibid., p. 315.3. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 50.

distingue plusieurs types de plèbe dans l’Empire romain. Le peuple a conquis laplupart de ses droits dans les rues et dans les villes, là où se dessinait une proximitéavec le pouvoir politique.

La plèbe romaine est, à certaines périodes de l’histoire, bien plus privilégiée que laplèbe d’autres villes. Jacques Ellul signale que:

dans la ville, l’Urbs, les plébéiens ont acquis les pouvoirs, et l’on peut parler dedémocratie. Mais en réalité, l’assemblée des citoyens est une infime minorité dela population du domaine romain. Les peuples de provinces n’ont rien à dire.Ils n’ont qu’à subir la loi de Rome. Les plébéiens romains constituent alors unevéritable aristocratie par rapport à l’ensemble de la population sans droit.1

Ces remarques sont essentielles pour ne pas tomber dans une mythification de laplèbe, concept dont on relève de nombreuses occurrences en philosophie politique. Laplèbe romaine a une situation à part, elle vit des distributions et ne travaille pas, elles’apparente à la plèbe riche des professions libérales par rapport à une plèbe rurale.

La plèbe de Rome s’affirme ainsi ordre privilégié, parce que de la race des conqué-rants, et participant au bénéfice du pouvoir par ces distributions gratuites. Celles-cichangeront de caractère à la fin du IIème siècle et deviendront soit un moyen employépar les hommes politiques pour gagner des électeurs, soit un moyen de secourir lesplus misérables des citoyens.2

Supposer un collectif anonyme reste trop vague, car, à l’intérieur de ce collectif, certainsgroupes mobilisés réclament un certain nombre de droits pour tous. L’Histoire peut êtrelue selon le développement des forces instituantes de certains groupes sociaux. Ontente alors de se rapprocher le plus possible de la source du pouvoir. Une partie de laphilosophie politique a tenté de comprendre le développement de ces forces sponta-nées à l’origine de la formation d’un nouveau régime politique. Le peuple, comme ledémos est inqualifiable, est difficilement nommable. Non pas que ce soit une matriceabstraite ou mystique, mais cette non-qualification préserve les possibilités d’inventerde nouvelles formes d’expression. Rancière écrit à son propos qu’il est

cette puissance propre du démos qui n’est ni l’addition des partenaires sociaux nila collection des différences mais tout au contraire le pouvoir de défaire les parte-nariats, les collections et ordinations3.

Le peuple se présente toujours comme du multiple qui s’assemble, se disloque puis serecompose. Il est capable de résister à tout pouvoir constitué. Sa grogne reste sa seu-le arme, prête à déjouer les pouvoirs les plus établis.

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La rue est une esthétique populaire, car elle permet de saisir ce divers, ce multiple,réfractaire à toute identification. Les manifestations de rue plaisent par leur caractère ré-siduel: les catégories exclues ou non indentifiables, peuvent investir la rue, ne serait-ceque pour exister. La traduction politique est ainsi à relativiser, le travail de représenta-tion, permettant à ces catégories d’avoir une signification politique, n’est pas primor-dial. La rue devient alors le lieu d’une lutte pour l’existence et la reconnaissance1. Elleest la grammaire piétonnière des exclus qui tentent de se faire entendre. L’exemple desévénements de Mai 1968 est significatif de ce point de vue. Ces événements n’ont paseu de traduction politique immédiate, ils ont plutôt permis de faire exister une géné-ration, qui par la suite a investi le champ politique et social. Le film de Chris Marker –Le fond de l’air est rouge –- est, en ce sens, un documentaire générationnel qui montre com-ment la somme de ces luttes a permis de forger une identité sociale nouvelle. Cettelutte pour la reconnaissance rapproche les points de vue esthétique et politique. En tantque spectateur, le sujet éprouve du plaisir à participer à un événement collectif et en tantqu’acteur, le sujet participe de la construction d’un ordre politique nouveau. Le sujet abesoin de se représenter de manière esthétique les concepts politiques qui émergent lorsde l’événement révolutionnaire. Kant a saisi cette proximité entre jugement esthétiqueréfléchissant et jugement politique. Il existe certains évènements au cours desquels lepeuple exerce un pouvoir réellement constituant, au moment où il institue de nouvellesnormes; or, la rue garde en mémoire ces événements populaires fondateurs. Seules lesarchives de la rue nous permettent a posteriori de reconstituer la radicalité d’un événe-ment politique. Une politique de la mémoire devrait être capable de restituer l’événe-ment dans son contexte et de comprendre les aspects de sa nouveauté.

Dans ce cadre, la démocratie n’est pas un type de gouvernement précis, catégori-sable, «ni un style de vie sociale, elle est le mode de subjectivation par lequel existentdes sujets politiques»2. Ce mode de subjectivation se traduit par la participation descitoyens à la vie publique, participation qui peut être conventionnelle via les votations,ou non conventionnelle via les mouvements sociaux. Le peuple existe successive-ment à travers ces modes de subjectivation: il est démos à un moment, plèbe à un autre,puis prolétariat, sans jamais se confondre avec ces figures.

Le peuple qui est le sujet de la démocratie, donc le sujet matriciel de la politique,n’est pas la collection des membres de la communauté ou la classe laborieuse de lapopulation. Il est la partie supplémentaire par rapport à tout compte des parties

1. Ce terme est à comprendre dans le sens de reconnaissance identitaire. Je n’existe que par le regard de l’autrequi me reconnaît. Dans le prolongement de la réflexion hégélienne sur la reconnaissance (Anerkennung enallemand), Axel Honneth a travaillé ce concept de manière très rigoureuse. Cf. A. Honneth, La Luttepour la reconnaissance, Paris, éditions Cerf, 2000.

2. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 12.

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de la population, qui permet d’identifier au tout de la communauté le compte desincomptés.1

On rejoint de ce point de vue la philosophie de Claude Lefort qui s’intéresse à la suc-cession des figurations symboliques du pouvoir.

Etat, Société, Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables.Elles portent l’empreinte d’une idée de l’Homme qui mine leur affirmation, idéeapparemment dérisoire en regard des antagonismes qui déchirent le monde, maisen l’absence de laquelle la démocratie disparaîtrait2.

Ainsi, il ne faut pas perdre de temps à essayer de définir des notions indéfinissables,mais plutôt caractériser la façon dont ces notions sont construites selon les circons-tances historiques. La philosophie politique se retrouve délimitée dans ses ambitions.

On veillera à repérer les façons dont le pouvoir collectif se divise et se répartit. Lascission entre société instituante et instituée a malheureusement souvent tendance àse traduire par un clivage dominants et dominés. Pierre Bourdieu, qui a fondé uneméthode sociologique à partir de ce hiatus, évoque toute la difficulté à organiser unerésistance des dominés:

Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les indivi-dus –et d’autant plus qu’ils sont démunis – ne peuvent se constituer (ou êtreconstitués) en tant que groupe, c’est-à-dire en tant que force capable de se faireentendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation pour échapper à l’aliénation politique.En réalité, cette antinomie n’existe réellement que pour les dominés. On pourrait,pour simplifier, dire que les dominants existent toujours, tandis que les dominésn’existent que s’ils se mobilisent ou se dotent d’instruments de représentation […]3

Bourdieu comprend la représentation politique dans un autre sens: il existe une oppo-sition fondamentale entre la délégation comme transfert de souveraineté et la délégation«autorisée »4 comme transfert de parole. Ce sont les porte-parole5 des dominés quis’organisent, se mobilisent au nom de ceux qui sont privés de moyens d’expression. Larue devient finalement le théâtre d’une représentation vivante de la démocratie.

La protestation fait émerger de nouvelles formes de socialisation qui refusent unordre existant. La démocratie n’est pas l’interstice transitionnel entre des régimes

1. J. Rancière, «Dix thèses sur la politique» in Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, Thèsen° 5, pp. 171-172.

2. C. Lefort, L’Invention démocratique, Paris, éditions Fayard, 1981, p. 85.3. P. Bourdieu, Choses dites, Paris, éditions de Minuit, 1987, p. 186.4. P. Bourdieu, «Le mystère du ministère, des volontés particulières à la “volonté générale”» in Actes de la

recherche en sciences sociales, n° 140, décembre 2001, pp. 7-11.5. Les moments de révolte populaire se caractérisent d’ailleurs par une libération de la parole. Cf. Michel de

Certeau, La Prise de parole et autres essais politiques, Paris, éditions du Seuil, 1994.

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politiques, elle se vit comme la mise en forme d’une pluralité subjective, capable derefonder la politique. Pour l’économiste Jacques Généreux,

la démocratie ne vit que par la parole de ses citoyens. Il nous faut reprendre le che-min des syndicats, des partis politiques, des associations, de tous ces lieux où laparole est possible, où le débat existe, où le dégoût solidaire peut se muer enrevendication collective.1

La grogne du peuple excède la rue, elle ne saurait se résumer à une ponctualité violente,car elle tente de fédérer des mobilisations collectives, qui, de près ou de loin, auront deseffets sur la façon de faire de la politique. Le peuple reste un dénominateur commun pourl’ensemble de ces forces collectives capables de transformer la politique et le politique.Le peuple n’est pas agrégat statistique ni entité abstraite définie une fois pour toute, ilest plutôt cette velléité nomade, qui de temps à autre, fait émerger une véritable volontécollective. La rue est à la fois le lieu de tous les refus et le vecteur d’une transhumancedes mentalités. C’est à travers elle que la pression politique est la plus intense: le peupledescend dans la rue, écrit un manifeste et réclame une traduction politique immédiatede sa volonté. La rue devient, durant le temps de la mobilisation, le lieu d’une universa-lité retrouvée. Si esthétique et politique se trouvent accordées lors de ces manifestations,il faut veiller à ne pas céder à un regard spectateur qui saisirait une série d’émotionscollectives. Certaines manifestations de rue ont permis au peuple d’exercer un pouvoirconstituant, capable de créer de nouvelles normes collectives. En ce sens, la rue reste leprincipe d’un renouvellement de l’identité sociale.

Christophe [email protected]

1. Jacques Généreux, Une Raison d’espérer, Paris, éditions Plon, 1997, p. 173.

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éditions PUF, 1997.NEGRI Antonio, Du retour. Abécédaire politique, Paris, éditions Calmann-Lévy,

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2) Ouvrages historiques et sociologiques :

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éditions Gallimard, 1992.TARDE Gabriel, L’Opinion et la foule, Paris, éditions PUF, 1989.TILLY Charles, La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, éditions Fayard, 1986.DE TOCQUEVILLE Alexis, Souvenirs, Paris, éditions Gallimard, 1942.

La rue : un objet géographique

La rue a longtemps occupé une fonction déterminante dans la fabrique del’urbanité. Incarnant la césure entre la sphère publique et les multiples universprivés, elle assure traditionnellement la mise en relation des lieux, des fonctions,des groupes sociaux. Au XXème siècle, elle a cependant perdu sa prééminence dansl’organisation urbaine. La mixité des fonctions et des modes de circulation a étéremise en cause par les préoccupations hygiénistes et fonctionnalistes : « la rue-corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons doit disparaître » (LeCorbusier, 1925). L’urbanisme «moderne» a construit des îlots centrés sur des dallesou des espaces verts, créant par là même de nouveaux types d’espaces publics. Quantaux rues héritées, elles ont été « adaptées » à l’automobile, puisque la circulationdevait être leur principale fonction. Dans les nouveaux quartiers périphériques, les«voies» de desserte locale ou de circulation ont remplacé les rues.

Depuis les années 1970, cette approche fonctionnaliste a été remise en question,en même temps que l’on commençait à s’interroger sur la notion d’«espace public»dans les milieux urbanistiques comme en sciences sociales. Aujourd’hui, alors quel’on tente de réintroduire des rues dans les grands ensembles, on réaménage celles descentres-villes, pour un meilleur partage entre piétons, transports en commun etautomobiles. Et force est de constater la forte fréquentation de certaines d’entre elles:équipements collectifs, commerces, et surtout, utilisation des espaces publicspar les citadins font de ces rues des lieux très animés. Parallèlement, la rue n’ajamais fait autant l’objet de recherches en sciences sociales. Les approches sontdiverses : par la forme (Gourdon, 2001), par l’esthétique (Coblence, 1998), parles interactions entre les individus (Joseph, 1984; Leménorel, 1994) ou encore parl’histoire (Nicaulaud, 1995).

Les géographes sont globalement peu présents dans ce champ d’études. Lagéographie en tant qu’elle s’intéresse aussi bien à l’organisation de l’espace dessociétés qu’au sens des lieux n’a-elle pas quelque chose de plus, quelque chosed’autre à dire sur la question ? C’est en replaçant la rue dans l’espace urbain pourmieux comprendre les processus qui s’y jouent, c’est-à-dire en mettant en œuvreune démarche qui s’appuie sur ses propres concepts, que la géographie peut faireavancer la compréhension de la rue et de ses évolutions. En d’autres termes, ils’agit de construire la rue comme objet géographique.

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Une approche de géographe

Les géographes ne se sont pas toujours désintéressés de la rue. Ainsi la géographiede la première moitié du XXème siècle a-t-elle donné lieu à plusieurs monographiesportant sur des rues. Celles-ci développent une vision à grande échelle de la ville, convain-cues que «c’est par des analyses fines, portant sur des espaces restreints, que l’on peutparvenir à comprendre la manière dont les villes se forment et à quelles réalités socialeselles correspondent» (Montigny, 1992). Le changement de paradigme scientifique quiintervient dans le courant des années 1960 éloigne les géographes de la rue : lesapproches quantitatives et modélisatrices de la «nouvelle géographie» s’intéressentplutôt aux logiques d’organisation de l’espace à petite échelle. Les objets quotidiensdes populations urbaines, qui nécessitent une démarche plus pragmatique, sont dansun premier temps délaissés. Les années 1970-80 réintroduisent l’«espace vécu» dansle champ de la géographie, et signent par là même, le retour de la rue. Cependant,celle-ci n’est pas abordée pour elle-même: c’est principalement à l’échelle du quar-tier et de l’espace de résidence que les analyses sont développées (Bertrand, 1978).Aujourd’hui, l’enjeu est donc de passer de l’échelle du quartier à celle de la rue, et dene pas se limiter aux pratiques de proximité, en intégrant sa dimension multiscalaire.

Il y a plusieurs approches possibles à l’intérieur même du champ géographiqueactuel. Dans tous les cas, les effets de contexte et la démarche multiscalaire seront aucœur du propos. Le parti pris ici est de construire un objet géographique à partir desconcepts d’organisation spatiale, de système, de centralité, de diffusion ou encore dediscontinuité : la rue apparaît alors comme un micro-espace s’inscrivant dans deslogiques spatiales à plusieurs échelles. C’est la valeur ajoutée de la géographie pour lacompréhension de la rue en général, même si, comme on le verra, certaines rues seprêtent mieux que d’autres à cette démarche. L’utilisation assez inhabituelle de tels conceptspour ce type d’espace permet de leur donner un nouveau sens: réintroduire la rue dansle champ de la géographie, c’est aussi, en quelque sorte, renouveler la discipline.

Définir l’objet « rue»

La rue est avant tout un ensemble de lieux distincts, définis par leur position. Ceslieux ont des fonctions et des statuts divers : logements, lieux de travail ou encorefonds de commerce, ils sont de statut privé, public ou semi-public. Bien que de statutprivé, ces derniers sont en relation directe avec la rue, et ouverts au public: boutiques,cafés et restaurants. Les espaces privés – en particulier les façades, les enseignes et les

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vitrines – constituent une bonne part du paysage de la rue. Cependant, ces lieux exis-tent dans la mesure où ils sont mis en relation par la voie publique, qui permet auxusagers – tous modes de déplacement confondus la plupart du temps – de circuler librement d’un point à un autre. La rue constitue donc un système de lieux prochesles uns des autres, mis en relation par des pratiques. Celles-ci renvoient «à une autrespatialité (une expérience «anthropologique», poétique et mythique de l’espace) […].Une ville transhumante, ou métaphorique, s’insinue ainsi dans le texte clair de la villeplanifiée et lisible. » (de Certeau, 1980). Les pratiques citadines font de la rue unmicro-espace complexe, avec des trajectoires, des vitesses, des temporalités multiples.La nature même de la rue est de mélanger les gens et les activités, de changer avec letemps, dans la journée, dans la semaine ou encore dans la longue durée.

Chacun peut faire l’expérience de la diversité des rues, à l’intérieur d’une mêmeville. Comme l’écrit Balzac il existe ainsi dans Paris

des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes (…) ; puis des rues assassines,des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables,des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses,mercantiles…1

Les rues (et l’idée que l’on s’en fait) se différencient selon l’espace et le réseau derelations dans lesquels elles s’inscrivent, à différentes échelles. A l’échelle du quartier,une rue ne peut se comprendre sans les autres rues ou places qui l’entourent – aveclesquelles peuvent jouer des complémentarités, par exemple entre une rue passagèreet un square, ou encore entre une rue commerçante et des rues plus résidentielles – etles caractéristiques du quartier lui-même, comme sa morphologie ou sa compositionsociale. De même, à l’échelle de la ville tout entière : toute rue s’inscrit dans unensemble de logiques spatiales distinctes qui la dépassent, flux et circulation, straté-gies résidentielles, distribution des commerces ou des loisirs, choix d’aménagement,pratiques et représentations de la ville. Autant de logiques qui se rencontrent, se don-nent à voir les unes aux autres, se mettent en relation, se concurrencent. La rue ne secontente pas de juxtaposer ces logiques, elle en fait une totalité que le citadin peuts’approprier, au moins par le regard: la rue manifeste la ville.

1. Balzac, Histoire des Treize. Premier épisode: Ferragus, chef des dévorants, Paris, Garnier-Flammarion, 1988,p. 77.

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La rue : espace-temps

Au-delà des questions de définition, comment mettre en œuvre concrètement uneapproche géographique de la rue? J’ai tenté de le faire pour la rue Oberkampf, dansle 11ème arrondissement de Paris (Fleury, 2003). L’histoire d’une rue «commence au rasdu sol, avec des pas» dont les jeux sont « façonnages d’espaces» (de Certeau, 1980).Dans une première analyse de type exploratoire, il convient donc de mettre en évidenceles différents modes de déplacement, les trajets et les flux, ainsi que leurs variationsrespectives en fonction des lieux, des moments et des trajectoires. Bien entendu,l’espace des pratiques se construit dans une interaction complexe avec les lieux. La rueest une forme urbaine qui a une configuration, une architecture, une histoire. Les pra-tiques actuelles ne peuvent se comprendre sans celles qui les ont précédées et qui ontlaissé des traces dans l’organisation des lieux, une dimension historique d’autant plusincontournable dans la ville-centre européenne. Les fonctions (commerces, artisanat,bureau) font partie de cet héritage, même si elles évoluent avec le temps. L’analyse deleur répartition s’impose, car elles façonnent en grande partie les usages contemporainsde la rue, ses temporalités et son paysage. En définitive, le géographe pourra s’appuyerà la fois sur des méthodes importées des autres sciences sociales, comme «l’observationdirecte» (Chapoulie, 2000), les questionnaires, ainsi que sur des sources plus classiques1.

Mais cette analyse de la rue ne constitue qu’un premier jalon: tout l’enjeu est demettre en exergue une géographie de la centralité, à plusieurs échelles. Prenons l’exemplede la rue Oberkampf. Ancienne voie d’accès à la ville, escaladant la colline deMénilmontant, cette « rue-faubourg » s’est urbanisée progressivement à partir duXVIIIe siècle. Sur le chemin du centre, elle constitue aujourd’hui un axe privilégié pourles automobilistes. Mais elle est elle-même aussi centre. Ou plutôt centres, à deux ni-veaux. Alors que sa partie inférieure, entre les boulevards du Temple et Richard Lenoir,est peu commerçante et plus fréquentée par les automobilistes que par les piétons, sesdeux autres portions, respectivement entre le boulevard Richard Lenoir et l’avenueParmentier, puis entre l’avenue Parmentier et le boulevard de Ménilmontant, sont descentralités de quartier. Les commerces de proximité, notamment alimentaires, y sontnombreux; ils rythment la vie de la rue, lui donnent ses couleurs, ses odeurs. La rue estaussi un lieu de sociabilités pour les habitants des environs: marchés à l’intersectiondes boulevards, square de l’Avenue Jean-Aicart et son boulodrome, barrières du bou-levard de Ménilmontant sur lesquelles on s’appuie pour bavarder, etc. Mais ce quifait l’intérêt géographique de la rue Oberkampf – du moins à l’intérieur de notre

1. Le document, qu’il soit écrit ou iconographique, et les données statistiques concernant la structure de la po-pulation, les déplacements, ou encore les commerces.

La rue : un objet géographique

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approche – c’est sa partie supérieure. Depuis une décennie, elle s’est progressivementaffirmée comme une nouvelle centralité parisienne : les cafés et les restaurants yattirent de nombreux jeunes Parisiens et Franciliens chaque soir. Désormais très fré-quentée, la rue est devenue un espace de concurrence entre piétons et automobilistes– les trottoirs sont étroits et la rue passagère – ou entre usagers des cafés et habitants,notamment à propos du bruit. Deux logiques spatiales distinctes s’entremêlentdonc dans une même rue: une centralité de quartier, ancienne, avec ses multiples pra-tiques de proximité ; et un processus qui tend à faire de la rue Oberkampf une ruespécialisée dans les loisirs1. La construction de cette nouvelle centralité ne se comprendqu’à l’échelle de la ville, en relation avec d’autres pôles comme Bastille ou le Marais,de plus en plus saturés et qui essaiment dans l’Est parisien.

La centralité a ses espaces, elle a aussi ses rythmes et ses temporalités. Les usagers nesont pas les mêmes tout au long de la journée et ne viennent pas dans la rue pour lesmêmes raisons. Ainsi la rue Oberkampf évolue-t-elle d’une part à l’échelle de la journée(les commerces alimentaires ouvrent le matin, les cafés plutôt en fin d’après midi, voirele soir), d’autre part à l’échelle de la semaine (les vendredi et samedi les rues commerçantesvoient une fréquentation accrue, qui baisse le dimanche au profit des boulevards et desespaces verts). Enfin, les transformations rapides d’Oberkampf – nouveaux cafés, nou-velles enseignes – rappellent que la rue se recompose dans ses paysages, ses fonctionset sa fréquentation au fil des années2. A des rythmes différents: la géographie des rues«branchées» change plus vite que celle des rues commerçantes.

Des pratiques et des représentations différenciées

Bien qu’ouverte au plus grand nombre, la rue n’est en général pas pratiquée dela même manière par tous. Il convient donc à présent de s’intéresser aux usagerseux-mêmes: leur âge, leur situation familiale, leur appartenance sociale, leur lieu derésidence. Et de leur poser un certain nombre de questions : Que viennent-ils fairedans cette rue? Pourquoi celle-ci et pas une autre? Avec quelle régularité la fréquen-tent-ils ? Que représente-t-elle pour eux? A partir de là, il sera possible de définir despratiques et des représentations différenciées, correspondant à diverses manières de

1. Le terme «loisirs» englobe toutes les activités ludiques et de divertissement. C’est une partie des activitéshors-travail, à côté des fonctions de reproduction vitales et des fonctions sociales au sens large.

2. Cela rend nécessaire le recours au document (littérature, presse, guides d’une part; gravures, photographiesd’autre part), de même qu’à des entretiens avec des acteurs et des habitants.

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vivre la ville et la centralité, en fonction des groupes qui fréquentent la rue, de leurâge ou de leur appartenance sociale. Et de s’interroger sur les relations éventuelles entreles différents groupes1.

En ce qui concerne la rue Oberkampf, la partie supérieure s’inscrit dans un quar-tier plutôt populaire, avec une forte proportion d’habitants issus de l’immigration. Ony trouve de nombreux « commerces ethniques » (Raulin, 1987) : bouchers Halal,pâtisseries orientales, spécialités des Balkans. Et toute la journée, la rue est un lieu devie : «des passants qui passent, et aussi qui s’arrêtent et discutent, se saluent, s’apos-trophent, parfois s’insultent…» (Simon, 1997). Ces sociabilités s’exercent sur l’espacepublic (squares, bancs, seuils des boutiques) ou dans des lieux fermés (bistrots,locaux associatifs, etc.). Ce qui n’est pas le cas dans le reste de la rue, où la fréquenta-tion est plus clairsemée, ramassée au moment des repas. Les commerces, typiques d’unerue-marché parisienne (boulangerie, boucherie, fromagerie) insistent sur le choix etla qualité de leurs produits qui sont plus coûteux. Entre les deux portions de la rueexiste donc une réelle discontinuité, liée à la composition sociale des quartiers.

Mais c’est la partie supérieure de la rue qui illustre le mieux la différenciationdes pratiques. Les usagers des cafés et restaurants «branchés» ne résident pas, pourla plupart, dans le quartier. Ils habitent dans d’autres arrondissements parisiens ou enproche banlieue. Ce sont des individus jeunes, souvent célibataires, issus de milieuxsociaux assez divers, mais qui sont le plus souvent bien dotés en capital culturel. Ces«nouveaux citadins» apparaissent en quelque sorte aujourd’hui comme «les meneursde l’animation des espaces publics urbains» (Bassand, 2001) où ils suscitent une am-biance particulière, comme c’est le cas à Oberkampf: cafés aux enseignes colorées etchangeantes, désignations plongeant dans l’histoire ou dans les légendes, restaurantsaux décorations kitsch et aux plats exotiques, musique et lumières tamisées. Ces jeunescitadins pratiquent le plus souvent la ville «à contre-temps», et aussi «à contre-lieu»(Bourdieu, 1979) : le soir, très souvent dans des quartiers populaires. Façons d’affir-mer leur différence par rapport aux autres citadins de niveau socio-culturel identiqueou plus élevé, et fréquentant des centralités plus anciennes. Mais ils se différencientaussi des autres usagers de la rue, en l’occurrence les habitants. Pour eux, Oberkampfest un espace de loisirs, un pôle parmi les lieux où l’on sort, un point sur leur itiné-raire nocturne. Ils pratiquent moins la rue que les intérieurs, si ce n’est en été. Leurspratiques de l’espace urbain sont très sélectives, sensibles aux phénomènes de mode:on n’hésite pas à changer de lieu quand celui-ci ne répond plus à certaines exigences

1. Les questionnaires présentés aux passants apportent beaucoup d’informations, mais la représentativitéde l’échantillon pose souvent problème. Ils peuvent être complétés par des entretiens, notamment aveccertains usagers, mais aussi avec des informateurs privilégiés : commerçants, acteurs associatifs, élus,habitants, etc.

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de consommation ou à l’image que l’on s’en fait. Ainsi le lieu «branché» ne le reste-t-il pas longtemps – ce qui ne l’empêche pas, le plus souvent, de rester un lieu fréquenté,mais par de nouveaux usagers: Bastille et Oberkampf naguère, la rue Sainte-Marthe etle canal Saint-Martin (10e arrondissement) aujourd’hui.

Ces jeunes citadins ont en général une vision idéalisée et quasi nostalgique de laville. Les cafés de la rue Oberkampf en témoignent: devantures de bois à l’air désuet,enseignes et dénominations rappelant le passé industrieux de la rue (Café Charbon,Mécano Bar, La Forge, etc.). Les nouveaux usagers sont en effet sensibles aux mythesurbains, comme ceux que l’on associe aux faubourgs (Sansot, 1988) : la révolte, la convi-vialité, la simplicité… Et ils côtoient finalement peu les habitants. Chaque groupeest relativement indifférent l’un à l’autre, dans la mesure où les activités des uns nenuisent pas à celles des autres: ils ne fréquentent pas la rue aux mêmes heures, ils ontchacun leurs propres lieux de rencontres et de sociabilités. Les nouvelles pratiques dela rue ont cependant des effets importants sur la vie des habitants. Par le changementd’image du quartier et de la rue qu’elles engendrent, elles favorisent certaines transfor-mations de l’espace social : la «gentrification de consommation ou de fréquentation»est intimement liée à une «gentrification résidentielle» (Bidou-Zachariasen, 2003) quiconcerne d’ailleurs une grande partie de l’Est parisien.

Les autres acteurs de la rue

D’autres acteurs jouent un rôle important : leur discours, leurs décisions sont àprendre en compte pour comprendre les dynamiques de la rue en général. C’est le casdes acteurs économiques: par leur choix de localisation, par leurs investissements, parleur travail, ils façonnent la rue, conditionnent en partie ses paysages et ses pratiques.Ainsi, en ouvrant des établissements pionniers comme le Café Charbon, certainsexploitants ont joué un rôle dans l’émergence d’Oberkampf. Aujourd’hui, la rue estau cœur d’intérêts économiques considérables. Les investissements sont toujours plusimportants : dans les cafés, le mobilier et la décoration sont plus travaillés qu’auxorigines, on fait de la publicité, et il faut sans cesse s’adapter aux modes, reconstruire.Il s’agit de renforcer la centralité, en attirant une clientèle toujours plus nombreuse.En quelques années, de nombreux cafés et restaurants ont ouvert dans les ruesadjacentes, pour profiter de la renommée d’Oberkampf (rue Saint-Maur, J.-P.Timbaud).A l’inverse, d’autres activités partent ou sont parties : désindustrialisation du quar-tier, déclin relatif du petit commerce (accentué aujourd’hui par la hausse des loyersdue aux transformations de la rue).

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Les acteurs publics jouent eux aussi un rôle majeur. L’évolution de la rue Oberkampfmet ainsi en jeu des réglementations de la Préfecture de Police puisque c’est elle quiattribue les licences aux débits de boisson1. Elle attribue également les autorisationsnécessaires à l’ouverture de boîtes de nuit. C’est donc bien l’administration qui, dansle cadre de la loi et de la réglementation, a permis le départ de certains commerçantsde détail et artisans au profit des cafés et restaurants. Enfin, la Mairie de Paris a jouéun rôle non négligeable, en attribuant les permis de construire, en favorisant de nou-velles activités (comme les cabinets d’architectes ou les galeries d’art, présents danscertains passages et cours) ou même en assurant la promotion du quartier (bulle-tins, plaquettes publicitaires, visites d’élus, etc.). C’est elle qui doit aujourd’hui enassumer les conséquences : lutte contre les nuisances (bruit, saleté), réaménagementnécessaire de l’espace public devenu inadapté, etc. En définitive, les acteurs publicss’apparentent bien, comme les acteurs économiques, à des logiques spatiales quidépassent le cadre strict de la rue.

Le devenir de la rue dans l’espace urbain contemporain

Si l’on poursuit la démarche multiscalaire mise en œuvre jusqu’à présent, il convientmaintenant de s’interroger sur le contexte général dans lequel s’inscrit la rue. La fortefréquentation de certaines d’entre elles, le dynamisme des acteurs ne doivent cependantpas faire oublier que la rue demeure une forme urbaine de la ville dense : il n’y a pasde rues dans l’«espace e-s-p-a-c-é» (Gourdon, 2001) des couronnes périurbaines, quipourtant ne cessent de s’étendre depuis les années 1970. Dans ces périphéries et de plusen plus, dans la banlieue, les fonctions commerciales et de sociabilité sont d’ailleursassurées par les centres commerciaux, qui deviennent des «centres de vie» (Lestrade,2001). Les rues s’inscrivent désormais dans un système d’espaces publics aux formes trèsdiverses, très sensible à la forte concurrence entre les centres. Et puis dans l’ensemble del’espace urbain, les modes de vie changent, avec la dispersion des lieux de résidence, deslieux de travail, et l’accroissement de la mobilité. Les pratiques de la ville se lisentdésormais plutôt à l’échelle de l’agglomération qu’à celle des quartiers. Et les centralitésse recomposent rapidement: certaines émergent, d’autres déclinent. Car la mobilitéaccentue la sélectivité des pratiques citadines.

Qu’en est-il alors des rues de la ville dense? D’un côté, on ne fréquente plus forcément

1. Le nombre maximum d’établissements étant atteint dans Paris, la Préfecture autorise en fait l’ouverturede nouveaux établissements par «translation de licences existantes».

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les rues qui entourent le logement, et la vie de quartier a tendance à s’amenuiser – àl’exception peut-être des quartiers cosmopolites (Simon, 1997) – de même quele commerce de proximité1. Il y a de plus en plus de rues résidentielles, quasi désertes: larue est alors réduite à un paysage, elle devient cadre de vie, ce que les politiquesmunicipales tendent à renforcer par les aménagements de l’espace public (végétalisation,mobilier urbain, obstacles à la circulation, etc.). D’un autre côté, on se rend plus facile-ment – mais moins souvent – dans d’autres rues plus éloignées. Cela pour des raisonsprécises : pour la consommation, pour les loisirs. Le public a donc tendance àse concentrer dans certaines portions de la ville, dans certaines rues très centrales où iltrouve une «compensation intermittente de la dispersion quotidienne» (Barbichon,1993). Ces rues sont profondément modifiées: processus de spécialisation autour ducommerce et/ou des loisirs, changement d’échelle dans la fréquentation, nouvelles tem-poralités, conflits d’usages entre des logiques spatiales différentes. En concurrence avecdes centralités périphériques, le centre-ville s’adapte dans ses structures commerciales com-me dans ses espaces publics, allant jusqu’à (re)fabriquer de nouveaux types de rues, prochesdu modèle des centres commerciaux: galeries commerciales, comme le Passage du Havre,ou rues piétonnes, comme la rue Montorgueil ou la Cour Saint-Emilion2. Ces nouveauxespaces correspondent à un modèle idéalisé de la rue, une sorte d’âge d’or où les diffé-rents usagers vivraient en harmonie. Ces images finissent par prendre corps dans lepaysage, en grande partie sous l’impulsion des stratégies commerciales qui les mobilisent.Et la rue se fait décor, comme c’est d’ailleurs en partie le cas à Oberkampf.

Enfin, il semble qu’à la spécialisation fonctionnelle des rues corresponde une dif-férenciation sociale de plus en plus poussée: les rues seraient de plus en plus le signe d’ungroupe, d’une classe sociale, d’un style de vie. La transformation subie par la rue Oberkampftend à le montrer, avec des usagers très caractérisés: ces «nouveaux citadins» évoquésplus haut pour qui la rue est devenue comme un point de ralliement, un symbole.D’autres rues témoignent de cette tendance, comme les rues qui se spécialisent dans lecommerce du luxe, dans le Faubourg Saint-Germain, ou les rues gay, dans le Marais.Les animations de l’espace public, organisées par les acteurs publics (opérations NuitsBlanches, Paris-Plage et autres festivals de rue) sont parmi les derniers moyensd’y rassembler des populations éparses, mais c’est de façon éphémère. La rue devien-drait-elle un lieu de l’entre-soi, y compris en position centrale, en contradiction avecl’idéal de mixité et de brassage qu’elle représente ? De plus amples investigationsdevront le démontrer.

1. Voir les comptages Sirène INSEE/CCIP. Il faut noter que ce déclin est moins avancé à Paris qu’ailleurs dufait de la densité qui demeure importante.

2. Respectivement à Paris dans les 9e, 2e et 12e arrondissements.

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Le défi de la comparaison

Les pratiques et les représentations de la rue dépendent de l’espace urbain danslequel celle-ci s’inscrit, à plusieurs échelles. Elles dépendent donc aussi de la région oudu pays dans lesquels la ville se situe: si la forme «rue» se retrouve dans de nombreuxcontextes culturels, son sens peut varier considérablement. Ainsi certaines rues de Séoulsont-elles occupées par des marchés qui «modifient la nature même de la rue» (Gelezeau,1992) : l’utilisation de bâches et l’installation des étalages en font un «espace au moinscouvert, sinon fermé», dont la fonction de circulation se trouve remise en cause. Quantaux ruelles, elles «s’offrent aux pas du promeneur entre deux murs aveugles, obéissantpar ce trait à la logique de la dissimulation». Pratiques et représentations de la ruedépendent également de facteurs politiques et socio-économiques, pour lesquels onpourrait multiplier les exemples : contrôle étroit de l’espace public par les régimesautoritaires, travail dans la rue pour vivre (ou survivre) lié à un faible niveau de déve-loppement ou à la crise économique.

Il faut donc prendre ses distances par rapport aux modèles occidentaux, et aborderla rue sous l’angle d’un certain relativisme. La comparaison s’impose alors d’elle-même,pour mettre en évidence non seulement les régularités et les variations quiinterviennent dans les pratiques de la rue et dans leurs évolutions, mais aussi les

enchaînements découlant d’un choix initial, un choix que nous avons la liberté demettre en regard d’autres choix, des choix exercés par des sociétés qui, le plus sou-vent, ne se connaissent pas entre elles. (Detienne, 2000)

Et puis derrière ce choix, qui implique des pratiques et un sens particulier de la rue,il y a les mêmes questions: comment vivre ensemble dans la grande ville? commentcôtoyer la différence, l’autre ? Quelle place donner aux lieux de rassemblement, derencontre? Le géographe de la rue devra se demander comment des sociétés urbainesdifférentes répondent à ces questions, en fonction du contexte qui est le leur. Si lacomparaison pose des problèmes méthodologiques considérables, ce qui explique engrande partie sa rareté, elle permettrait sans doute de mieux comprendre la rue etses évolutions contemporaines.

Antoine FleuryU.M.R. Géographie-cités

13, rue du Four 75006 [email protected]

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1827-1934 : de « journées » en «manifs »,les Français protestent dans la rue

Descendre dans la rue pour protester en manifestant nous apparaît bien naturelde nos jours, mais c’est oublier que cette pratique politique « consensuelle » futdifficile à acquérir. Nous nous proposons d’étudier durant la période 1827-1934 lanaissance de la pratique protestataire contemporaine, en examinant en particulierle passage de la barricade à la manifestation, cette dernière devenant une sorte de«mort de la révolte» selon l’expression de Danielle Tartakowsky. Mais si la manifes-tation naît là où la barricade meurt (et avec elle les révolutions), se pose égalementavec acuité pour chaque pouvoir en place la question du rapport à l’ordre et au désordre,car il leur faut au mieux contenir et réguler l’usage du désordre, ceci afin de prouverleur capacité à gouverner :

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Barricades et manifestationsdans la France contemporaine

«La question de la rue et de ses usages a consti-tué depuis 1789 une véritable métaphore dela question politique dans son ensemble. Enelles se croisent les questions clefs de rapportde l’ordre et de la violence, du légal et de l’in-formel. La rue est au carrefour des peurs etdes utopies, objet de conquête et source dedéfiance. Lieu de la fête, elle est liée aux plai-sirs partagés et au bonheur social. Maisassociée à la foule incontrôlée, elle incarne cequi menace l’ordre institutionnel : elle est ledouble de l’émeute.» Pierre Rosanvallon, inLa Démocratie inachevée, p. 335.

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L’ordre public […] n’est jamais que la marque du pouvoir, d’un pouvoir ; il n’estpas en soi la Justice ou le Droit, ni non plus leur contraire, il vaut simplement ceque vaut ce pouvoir.1

Vient alors le problème des formes adéquates de l’expression démocratique: c’est leconflit entre les politiques afin de savoir qui de l’urne ou de la rue est la plus légitime,dans un régime où le suffrage universel permet idéalement à chacun de s’exprimerlibrement. Trois problèmes pour lesquels nous pouvons présenter une esquisse deréponse.

La barricade, entre émeute populaire et guerre urbaine

Les barricades2 telles que nous les connaissons, celles des révolutions contre la mo-narchie et qui constituent autant d’étapes vers la conquête du suffrage universel,naissent lors des journées du 19 et 20 novembre 1827, au point de constituer l’imaged’Epinal d’un siècle de révolutions. C’est dans une période de marasme économiqueet de tension politique autour de la loi sur la censure de la presse, qui déclenche par

1. Alain Faure, Maintien de l’ordre et police en France et en Europe au XIXème siècle, Paris, éd. Créaphis, 1987, p. 15.2. Les origines de la barricade et sa longue éclipse jusqu’en 1827 sont à rattacher aux rapports entre les villes

françaises et le pouvoir royal. «La journée des barricades» du 12 mai 1588, constitue l’acte de naissance po-litique de cette dernière. Ce jour-là, pour résister aux 4000 hommes d’armes rassemblés dans Paris surordre du roi Henri III, la Ligue catholique et le duc de Guise organisent une riposte politique et militaire:des chaînes sont tendues et des obstacles sont construits grâce à des tonneaux remplis de terre (des «barriques»,d’où est issu l’origine étymologique de ce barrage) afin d’empêcher les troupes de bouger et d’effectuer unejonction; bientôt le roi est confiné dans le Louvre et doit se résigner à quitter la capitale. Les barricades ré-apparaissent le 26 août 1648: à la suite de l’annonce de l’arrestation des principaux chef de la Fronde parle-mentaire, les bourgeois de l’île de la Cité tendent des chaînes dans la partie occidentale de la Cité, et le len-demain, les premières barricades se dressent dans la cité. Mais la mise au pas des villes par la monarchie absoluerend impossible l’utilisation de tels ouvrages, d’autant plus qu’elle est assez forte pour contenir les guerres surses frontières et rendre un siège de Paris improbable: dans le même temps que Paris perd l’utilité de ses for-tifications, elle perd l’usage des barricades, car il n’est plus besoin de défendre la ville contre les étrangers.Elle fait une timide réapparition en prairial an III (mai 1795), dans une période de misère intense et à unmoment où l’opposition royaliste s’affirmant progressivement, la ville est de nouveau au cœur d’un puissantantagonisme politique. Le réapprentissage de la barricade doit aussi beaucoup aux grognards des armées na-poléoniennes, habitués aux guerres de rue, qui vont importer leur culture militaire aux révolutionnaires, aprèsavoir permis à la capitale de se doter un temps de structures d’autodéfense dans la déroute de 1814.Notons pour finir avec Anne-Marie Cocula que: «l’histoire des barricades du 12 mai 1588 [et donc de ses ori-gines en général] s’inscrit bien dans une réflexion stratégique qui fait de ce dispositif le contraire d’une inven-tion spontanée, populaire et défensive» (dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), La Barricade, Publication dela Sorbonne, 1997, p. 37), pour constater tout le travail de transfiguration effectué depuis cette époque. Labarricade conserve et renforce cette ambivalence tout au long du XIXème siècle, sans cesse tendue entre deux pôlesantithétiques, que ce soit le militaire et le populaire, l’utilitaire et le symbolique, l’organisé et le spontané.

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ailleurs une ferme opposition au sein de la Chambre des députés, que la barricaderessurgit dans le faubourg St Antoine. Le ministre Villèle décide de dissoudre la Chambre(rappelons que nous sommes depuis 1814 dans la cadre d’une monarchie censitaire,où le cens ne permet qu’à 100000 Français environ de voter), pour que de nouvellesélections redistribuent les cartes en sa faveur, du moins l’espère-t-il. Des manifestationsde liesse ont lieu le soir des élections, des bandes parcourent les rues du faubourgSt Antoine aux cris de «fêtez les élections», des troubles s’ensuivent, un commerçantamène un chenapan au poste de police, alors qu’il le volait. La foule s’assemble alors,cinquante gendarmes arrivent pour disperser la population, mais quand la trouperepart, elle est confrontée à des barricades érigées par les habitants du quartier, quiatteignant la hauteur du premier étage, sont conçues pour clore la rue à la jonctiondes rues du Renard et de Grenetat, et faire obstacle à la troupe, qui a fait intrusiondans le quartier.

Plusieurs caractéristiques peuvent être dégagées de cette matrice.De quoi est composée une barricade? La construction de la barricade naît de la

destruction de la rue et de l’utilisation des bâtiments alentours qui la délimitent. Celase fait jusque dans les moindres détails puisqu’on dépave, qu’on renverse les charretteset qu’on utilise les matelas et autres objets domestiques pour l’alimenter:

Il n’y a pas de barricade standard. On l’érige en choisissant ce que l’on a sous lamain : voitures, planches, pavés. Une voiture renversée, omnibus, voiture bour-geoise, ou hacquet facilitent l’entreprise. On va parfois chercher des feuillettes etdes barriques chez le marchand de vin ou dans les entrepôts ; des traverses de che-min de fer aux abords des débarcadères, des volets, des échelles, des planches dechantier, des établis sont également utilisés. Bien sûr, on trouve partout des pavés,symboles même de la barricade. On se procure des leviers pour les arracher, des«pinces » dans les chantiers ou chez les entrepreneurs les plus proches, auxquels onprend à l’occasion des moellons. Les ouvriers du bâtiments sont souvent mis àcontribution, et les témoins impressionnés par la rapidité des travaux.1

Des tireurs en embuscade aux fenêtres protégées par des matelas appuient le dispositif,des trous pratiqués dans les toits permettent de tirer dans la rue en se plaçant à l’abri,le mobilier des maisons alentours sert à épaissir les barricades. Le but de ce démontageest alors d’empêcher le passage et la circulation dans la rue pour les forces de l’ordre.C’est à ce modèle qu’on se réfère en juin 1848 pour construire les barricades dites «defront», offensives car elles affrontent réellement l’armée et sont appuyées par les tirs pro-venant des maisons, alors que d’autres, davantage à l’écart des combats, moins aboutieset moins défendues, laissent un passage possible dans la rue.

1. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 211.

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Par ses matériaux, la barricade est donc liée à son voisinage, mais aussi par sesacteurs, ceux qui la construisent comme ceux qui la défendent. La barricade comportetoujours une dimension d’autodéfense : il s’agit de défendre ses biens, sa maison, saboutique, menacés par l’intrusion des forces de l’ordre. Cette observation est confirméepar l’étude de Mark Traugott1, qui met en évidence que 52,9 % des participants auxbarricades sont des « combattants de proximité » et que 36,1 % des participantshabitent à moins de trois blocs de distance en février 1848. On peut donc imaginer qu’ilsse connaissent de vue, qu’ils fréquentent les mêmes bistrots, qu’ils partagent unesolidarité de quartier très forte et dont ils ont conscience. La barricade est en effetune manifestation de la forte identité du quartier, c’est un véritable espace vécu, qui,derrière une fortification éphémère faisant office de frontière, affirme sa cohésion faceà l’étranger2. D’ailleurs, les témoignages concordent pour montrer que la vie dequartier continue lors des «journées»: on continue à boire, à se rendre chez le marchandde vin aux heures habituelles, à manger, parfois derrière les barricades3. C’est l’existenced’une telle solidarité qui explique la réaction spontanée du faubourg St Antoine en 1827,mais aussi d’autres quartiers dont la configuration est favorable, et appelle presque àla construction de barricades. C’est ce dont ont conscience les contemporains, et no-tamment le général St Arnaud, ministre de la guerre du prince-président Louis-NapoléonBonaparte en décembre 1851 et le préfet de police de Paris, P. de Maupas. Chargésde tirer les conséquences des insurrections précédentes afin de mieux pouvoir les contreret préparer le coup d’Etat qui s’annonce, ils en viennent à élaborer un paradigme del’insurrection et à désigner des quartiers prédestinés, comme les quartiers St Antoine,Belleville, Bastille, St Eustache-les-Halles, Temple-Rambuteau, St Martin, St Denis,Château d’eau sur la rive droite, et, sur la rive gauche, St Marceau, Mouffetard, Panthéon,qui ont une spécificité:

La configuration bouleversée d’un quartier, l’étroitesse de ses rues, la présence depavés, y renforçaient le risque d’édification de barricades ; mieux, elles l’appelaient,le rendaient inévitable. La barricade semblait consubstantielle à la conformation decet espace.4

La barricade, qu’on rencontre en 1830, 1832, 1834, 1848, et 1871… est vécue com-me le prolongement des maisons et des boutiques, comme une excroissance du quar-tier, et requiert donc toute son adhésion, ce qui l’amène parfois à faire pression sur levoisinage. Mais cette solidarité va au-delà du quartier, elle semble un court instant le

1. in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., pp. 77-78.2. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 212.3. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., pp. 213-214.4. O. Pelletier, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 254.

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transcender. On demande de l’aide aux passants, même une aide symbolique de quelquespavés, acte qui symbolise l’adhésion à la révolte et le soutien aux insurgés : refuserd’apporter son obole lapidaire revient à se voir exposer à l’opprobre du quartier, à êtrequalifié d’ennemi du peuple. C’est pourquoi les barricades regroupent aussi des« insurgés aux horizons plus larges » qui sont 31 % en février 1848 (toujours selonl’étude de Mark Traugott), parce qu’ils viennent de plus loin, de toute la ville, parcequ’ils ont reçu une meilleure instruction, mais aussi parce qu’ils sont liés par leurhistoire personnelle aux précédentes insurrections dont ils gardent un souvenir vif.Ce sont eux qui s’attaquent aux lieux du pouvoir, comme la Préfecture de Police, leministère des Affaires Etrangères, ou investissent les hauts lieux de la révolte parisien-ne, tels le Château d’Eau, la place de la Bastille, la place de Grève, la place de la Concorde,etc. Autant de lieux stratégiques qui permettent de tenir ou de ne pas tenir militaire-ment la ville, alors que les précédents s’occupent davantage de marquer leur territoiredans la ville.

De la rencontre de ces deux types d’insurgés naît alors une autre forme de solidarité:

en s’appropriant l’espace physique, en organisant la construction de la barricade,en recrutant de nouveaux défenseurs, en se frottant aux forces de contrôle socialpréexistant au combat, les insurgés acquièrent un sens croissant de ce qui est enjeu et peuvent, si les conditions s’y prêtent, par l’engagement, passer des mots à laréalité des faits. Les barricades facilitent donc la mobilisation révolutionnaire, enexploitant à l’origine les liens de solidarité enracinés dans le voisinage à des finsinsurrectionnelles.1

La solidarité préexistante au sein du quartier constitue un point d’appui et une préfi-guration d’étendue limitée de la République en train de se constituer dans les esprits,avant de s’incarner dans une forme institutionnelle. S’effectue alors un glissement versune affirmation positive, offensive de nouvelles valeurs : on construit des barricadespour défendre le bien du peuple, et finalement, chaque pavé installé sur la barricade setransfigure en une nouvelle pierre sise sur l’édifice de la République:

Ces barricades étaient destinées à défendre la République. Dans les faits, chacun,au pied du mur, dut construire la République, au coin de sa rue. «Quant la patrieest en danger, chacun doit descendre à la barricade », avait résumé un prévenu dela rue Popincourt.2

C’est pourquoi la barricade sert aussi de « tribune du dernier espoir» pour tenter deréconcilier des fractions de la population antagonistes, avant de basculer dans la guerrecivile urbaine. Nombre d’orateurs, dont les plus célèbres sont certainement pour 1848

1. Mark Traugott, in Corbin et Mayeur (dir.), op. cit., p. 79.2. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 219.

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Arago sur la barricade du Panthéon, Hugo sur celle de la rue St Louis, le général Bréasur celle de la barrière d’Italie, montent alors sur la barricade et haranguent la foule. Dansces courts instants, la barricade sert de catalyseur au débat politique: il quitte la Chambredes députés où le débat est dans l’impasse afin d’investir la rue1. C’est aussi le moyen dediffuser les nouvelles et, si possible, d’étendre l’insurrection, comme espèrent lefaire les orateurs investissant les boulevards, espaces a priori défavorables à l’érection debarricades, en 1851.

Or, c’est précisément dans ces années 1848-1851 que se révèle un paradoxe fondamentalde la barricade, qui oscillait entre «lieu de mémoire» de la lutte populaire et instrumentmilitaire de la guerre des rues: au moment où l’on cherche à la rationaliser en véritableobjet militaire (dont l’opposition ami/ennemi suppose une identification claire des deuxcamps et ne peut s’accommoder de la confusion), la barricade perd de son efficacitéinsurrectionnelle, devenant ainsi, par sa mort, un élément de la mise en ordre des rues.En effet, la stratégie de «Napoléon le Petit» lors du déroulement du coup d’Etat des2 et 3 décembre 18512 est de rendre lisible l’affrontement militaire: il s’agit de dégagerla rue de tous les indésirables et de la réserver seulement au combat, en dispersant lesindécis, attirés par le spectacle au moyen de salves de coups de feu3:

Les badauds se sont toujours pressés non pas exactement aux endroits où l’on sebat, mais à ceux ou une insurrection à ses débuts offre un spectacle sensationnel –et gratuit. La rue change d’aspect, on voit des uniformes, on participe à des émo-tions violentes. Un attroupement est plus que doublé en volume par ceux qui leregardent. […] La ville prenait son aspect de révolution, boutiques closes, ateliersvides, affaires cessantes, donc gens oisifs dans la rue.4

Le paradoxe se perpétue lors de l’épisode de la Commune, et notamment le 4 septembre1870, journée révolutionnaire, mais sans barricades, qui proclame le passage d’un SecondEmpire, mort dans la boue de Sedan le 1er septembre, à la République et à un parle-mentarisme plus efficace: c’est désormais du Palais Bourbon qu’on attend la solutionaux problèmes politiques. L’haussmanisation de Paris y est également pour beau-coup, car les grandes percées dans la ville rendent beaucoup plus difficile l’érection de

1. Il conviendrait d’examiner les rapports (de concurrence, d’opposition, etc.) entre l’aspiration institu-tionnelle au suffrage universel et la pratique des journées révolutionnaires, ce que nous n’avons pasvraiment pu faire ici, faute de temps et devant l’étendue de la bibliographie concernant la question.

2. Ceci afin d’obtenir par la force un renouvellement de son mandat de président de la République que laconstitution de 1848 ne permet pas.

3. O. Pelletier, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 261.4. L. Girard, in Maintien de l’ordre en France et en Europe au XIXème siècle, éd. Créaphis, 1987, p. 59. Nous

soulignons.

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barricades, alors qu’elles permettent à la cavalerie et à la troupe de manœuvrer beaucoupplus facilement. Mais, fait beaucoup plus significatif, «face à la colère de Paris, la bar-ricade, au sens figuré, passe du côté du pouvoir»1. En effet, face au danger d’invasion,personne ne peut se payer le luxe d’une guerre civile au sein de la capitale, assiégéepar les Prussiens du 20 septembre 1870 au 28 janvier 1871. C’est pourquoi dès le17 septembre 1870, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne la destructiondes barricades érigées sans autorisation préalable.

Ce n’est d’ailleurs pas le contrôle de Paris par la Commune qui va changer leschoses, puisqu’elle va également s’attacher à conserver la maîtrise de ce qui devient deplus en plus un ouvrage d’art militaire. Si, le 18 mars 1871, le peuple de Paris érigedes barricades spontanées2, celles-ci sont vites détruites par la suite devant la menacede la reprise de Paris par les Versaillais, et la Commune crée, elle aussi, une Commissiondes barricades le 8 avril 1871, puis d’un éphémère bataillon de barricadiers le 25 avril.Le Génie militaire prend vite le dessus en désavouant les initiatives d’un Gaillard père,qui s’était vu confié la charge de barricader les Ier et XXe arrondissement de Paris(malgré son manque de compétence), donnant lieu à quelques ouvrages de fièreallure, comme le «Château Gaillard», composé de deux étages, avec bastion, redan,courtine, un fossé large et profond devant le talus, etc. La barricade devient alorsdavantage un ouvrage d’ingénierie militaire, et cristallise les tensions entre les mili-taires ralliés à la Révolution et les politiques confrontés à des problèmes militaires.Neuf cent points de Paris sont barricadés, mais avec une répartition des tâches toutemilitaire, entre d’une part les grandes barricades aux allures de fortin qui occupent lespoints stratégiques, barrent les carrefours, et peuvent se renforcer entre elles par destirs croisés, et les autres qui occupent les interstices et servent davantage à ralentirl’ennemi: ainsi dans le XXème arrondissement, 17 barricades dessinent un périmètredéfensif, alors que les barricades de fortune occupent les intervalles. Si la barricade aété réutilisée, c’est parce qu’elle :

possède aussi une puissance symbolique. Grâce à elle, la ville devient forteresse, etchaque rue une redoute. Elle est l’arme des désarmés, le «haillon du peuple», faited’objets usuels […]. La barricade rassure et protège, elle immobilise aussi : on n’ymanœuvre pas, on y attend, on y reste, on y meurt. Elle ne symbolise donc pas seu-lement la force du peuple, mais aussi sa passivité, sa vulnérabilité, et sa défaite. […]En 1871, apparaissent très clairement ces deux sens de la barricade : le militaire et lepopulaire ; l’utilitaire et le symbolique ; l’organisé et le spontané.3

1. E. Bonhomme, dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 301. Nous soulignons.2. Après l’élection à Bordeaux d’une assemblée largement monarchiste et qui doit négocier les conditions de

la paix avec les Prussiens, Thiers, qui est à la tête du gouvernement provisoire, veut désarmer la Garde Nationaleet récupérer les canons des Buttes Chaumont et de Montmartre, provoquant le soulèvement de la ville.

3. R. Tombs, dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 357.

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Mais le symbole n’est pas suffisant: la barricade de la Commune est inefficace; car lescontestataires, certes empêchés par le contexte militaire, n’ont pas su renouveler leursformes de protestation si ce n’est inactuelles, du moins révolues. D’autant plus que,depuis le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte de 1851, l’armée sait parfaitementreprendre les barricades, en perçant les murs mitoyens pour contourner ces ouvragesmilitaires et les attaquer des deux côtés à la fois, mais aussi en tirant sans scrupule aucanon.

«La mort de la révolte » : le nécessaire compromis autourde l’ordre public

La fin de la Commune signe la fin de l’ère des révolutions qui ont scandé l’histoirepolitique française depuis 1789. Schématiquement, c’est pour clore le cycle des révo-lutions que le bourgeois, qui obtient la mainmise sur la vie politique, se résigne ausuffrage universel et abandonne le suffrage censitaire (qui fait du vote, non pas un droitaccordé à tous, mais une fonction, où le cens permet de trier le bon grain de l’ivraie,d’extraire la meilleure partie de la société, qui aura le privilège de voter et d’être éligible).A une époque où le darwinisme social imprègne les esprits bien-pensants, l’ordre pourlui est un tout, que ce soit dans la rue, à l’atelier ou à l’intérieur même de la famille : sonabsence sert de révélateur d’une nature viciée. La «Loi» doit alors permettre de contenirun tel désordre issu de la rue. Celle du 10 avril 1831 déclare que tout rassemblementsur la voie publique est qualifié d’attroupement et est interdit une fois qu’un officierpublic a ordonné la dispersion, les armes (la «force publique») pouvant être utiliséesaprès trois sommations pour disperser la foule. Quant à la loi du 7 juin 1848 – qui de-meure en vigueur avec ses imprécisions jusqu’en 1935 – , elle proscrit les attroupementsarmés et autorise les autres (par exemple les processions cultuelles, les célébrationsofficielles, les cortèges funèbres), à la seule condition qu’ils ne troublent pas la «tran-quillité publique». La notion d’ordre public est donc capitale pour la République deces années, qui n’envisage pas d’accorder un droit de réunion sur la voie publique, com-me le précise l’article 86 de la loi sur les libertés publiques du 30 juin 1881.

Le « droit à la rue », pour reprendre une expression de Jules Guesde1, n’est pasfacile à acquérir, du fait de la crainte qu’elle suscite encore dans les mémoires, mais

1. Jules Guesde revendique l’instauration d’un «droit à la rue», en tant que complément naturel du droit desuffrage, cf. «le droit à la rue», dans le Cri du peuple, 15 février 1885 (repris dans Etat, politique et moralede classe, Paris, 1901, pp. 140-143).

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aussi du fait des désordres réels que de tels épisodes ne manquent pas de provoquer.Avant que la manifestation puisse être tolérée, plusieurs évolutions doivent avoir lieu,notamment au niveau de l’efficacité policière. Le préfet de police de Paris, Louis Lépine,qui va marquer un bouleversement profond dans le maintien de l’ordre parisien, nemâche pas ses mots quant aux objectifs de sa mission:

La Loi est la loi. […] Elle exige que l’ordre règne dans la cité. Et quand c’est le siègedu gouvernement, la prescription est encore plus rigoureuse. Est-il admissiblequ’une foule tumultueuse vienne protester contre les décisions du gouvernementou prétend troubler par des rassemblements et des clameurs les délibérations deschambres ? Les cérémonies officielles doivent se dérouler dans le calme, être proté-gées contre des manifestations hostiles, et le bon bourgeois qui va à ses affaires doittrouver la voie libre et ne pas être exposé au hasard des bagarres. C’est ce qui luiarrivait pourtant aux alentours de 1893. Le boulangisme avait donné à la popula-tion parisienne de bien mauvaises habitudes.1

Avec la préfecture de police de Paris2, Lépine reçoit un héritage du Second Empire.Pourtant il parvient à changer les méthodes de la police parisienne, tout d’abord enévitant à tout prix d’avoir recours à l’armée, responsable de la violence des répressionsprécédentes, puisqu’elle utilise en premier la force, alors que la police ne doit l’utiliserqu’en dernière extrémité. La violence d’Etat peut donc s’exercer d’une manière un peuplus légitime: le maintien de l’ordre public dans la rue est plus facile à obtenir, quandla répression policière ne se solde plus par des morts, capables de déclencher à eux seulsla fureur de la foule. Cette «méthode Lépine» conduit à des résultats probants, puis-qu’il n’y a pas de mort dans la capitale pendant vingt ans, à la différence de la province,où les morts sont encore nombreux: trois ouvriers à Chalon-sur-Saône le 3 juin 1900,deux morts à cause des inventaires en février-mars 1906 (suite à la loi de séparation del’Eglise et de l’Etat de 1905), un docker à Nantes en 1907, etc.

La police se doit tout d’abord d’être très bien renseignée sur la nature de la ma-nifestation qui va avoir lieu, grâce à des infiltrations dans les réunions préparatoiresdes manifestants, afin d’avoir des effectifs adéquats. Mais il s’agit aussi d’appliquerstrictement les termes de la loi de 1831 sur les attroupements, et de procéder par som-mations. Ensuite, le but est d’occuper le premier l’espace afin de pouvoir contenir etorienter les flux, et si possible, de contenir les manifestants dans un seul endroit. Ils’agit souvent de la place de la République, lieu prévisible de rassemblement prochede la Bourse du travail, et lieu qui plus est stratégique, assurant la confluence de sept

1. in Mes souvenirs, pp. 128-129.2. Rappelons qu’à la différence des autres villes, où le pouvoir de police est progressivement confié à la dis-

crétion du maire de la ville, Paris n’aura pas de maire avant 1977, et par conséquent, les forces de police,même municipales sont du ressort du préfet, sous la dépendance directe du ministre de l’Intérieur.

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boulevards importants. Pour être le maître des lieux, on a recours à une innovationimportante, le «manège Mouquin», qui consiste à faire tourner sur place des cavaliers,sachant que personne n’ose s’attaquer aux chevaux, et permet de marquer la frontièredu territoire concédée temporairement par le pouvoir en place à la foule. Pour repousserles manifestants dans l’endroit voulu, on dispose les troupes d’une manière particu-lière: la police municipale est en première ligne, alors que les cavaliers restent derrière,prêts à la reconstituer et à leur prêter main forte, au cas où la première ligne cèderait.Enfin, les cortèges sont limités dans leur déploiement, car on les divise en petits groupesde mille à mille cinq cent personnes, avec des cuirassiers, des cavaliers et des agentsmunicipaux intercalés entre chaque groupe.

La deuxième condition, pour que la manifestation, telle que nous la connaissons,prenne forme, et qu’elle soit acceptée par les autorités, est d’obtenir l’assurance qu’ellesne déborderont pas. Car, si des cortèges peuvent ressembler à des manifestations en1830-1834 ou en 1848, ce ne sont pas des expressions politiques normales ounormées, elles sont plutôt l’indice d’une situation pré- ou post-révolutionnaire, unmoyen de peser sur les décisions du pouvoir, de lui rappeler qu’il tient sa légitimité dela rue, mais aussi le symptôme d’un manque d’organisation de ses propres troupes.Un changement s’esquisse avec la crise boulangiste des années 1887-1889, ainsi qu’avecl’affaire Dreyfus, qui se cantonne longtemps au terrain judiciaire, mais finit parinvestir le domaine de la rue à partir du tournant que constitue J’accuse, la lettreouverte au président de la République que Zola fit publier dans L’Aurore. VincentRobert met en effet en évidence que dans la cas de la ville de Lyon, les nouvellesvéhiculées par les journaux jouent un rôle considérable : on se rassemble devant lessièges des journaux, notamment nationalistes dans le cas des républicains, sinondevant des salles de réunion, pour conspuer une opinion politique concurrente,comme les 12-19 janvier 1898 ou les 5-7 juin 1899. Surtout, les épisodes manifes-tants de cette période ont pour but d’occuper la rue, de la disputer à l’adversaire,afin de se voir reconnaître comme lui le droit de manifester, comme le déclareJean Jaurès :

Nulle part [les socialistes] ne veulent prendre l’initiative de manifestations agres-sives. Ils sont résolus à éviter tout ce qui peut provoquer des bagarres de rue. Si lesnationalistes, si les assommeurs et hurleurs de bande césariennes reçoivent de leurmaîtres l’ordre de rester chez eux, les socialistes ne paraîtrons pas dans la rue. Maisil est intolérable que sous la République, seuls les ennemis de la République aientle droit de manifester.1

1. Déclaration dans La Dépêche de Toulouse reprise à Lyon par le Peuple le 27 octobre 1898.

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Ainsi la manifestation, avant d’être une manifestation dans la rue, est avant tout unmanifeste de la rue. Or, l’émergence des partis1 au sens moderne, que ce soit l’AllianceFrançaise Démocratique en 1901, la Fédération Républicaine en 1903, le parti radicalen 1901, la S.F.I.O.2 en 1905, ou encore le P.C.F. en 1920, marque un changementmajeur dans le rapport à la politique:

Que le temps de la politique cesse ainsi d’être perçu comme celui de l’immédiatetéet de l’urgence pour devenir celui du détour nécessaire et possible exige des forcesen présence qu’elles puissent tenir les foules à l’écart des mouvements de désespoiret de révolte (…) pour mieux les mobiliser dans ces formes nouvelles quand lecontexte devient plus favorable. Cette transformation exige aussi des mouvementspolitiques qu’ils soient capables d’évaluer le rapport des forces, de capitaliser lesacquis de chacune des luttes partielles, de les transmettre et de produire du sens àpartir de ce qui, jusqu’alors n’était qu’action.3

On se mobilise donc à l’appel d’un parti, on clame ses mots d’ordre. Mais surtout, onpeut négocier avec les autorités, qui ne font que tolérer la tenue de ces manifestations,si elles ne débordent pas. L’innovation principale, qui rend possible le déroulementde manifestations à la Belle Epoque, est la constitution de services d’ordre par lesmanifestants eux-mêmes. C’est le cas lors de la deuxième manifestation d’octobre 1909(contre l’exécution du pédagogue anarchiste Ferrer), qui est autorisée à la suite de lanégociation entre la fédération de la Seine de la S.F.I.O., le président du ConseilBriand, et le préfet de police Lépine. Un système se met en place avec des «hommesde confiance » (des responsables du parti qui payent de leur personne et ont unecertaine «visibilité»), puis avec des militants ordinaires, mais qu’on doit reconnaîtregrâce au brassard rouge ou à leur carte. Le rôle des élus est alors de se placer en têtedu cortège et de se présenter en porte-parole du mouvement, notamment en arborantleur écharpe, ce qui est le cas dès 1910 pour le P.C.F.

Après la Première Guerre Mondiale, l’articulation entre violences et manifestationsse repose avec acuité, à cause de l’expérience vécue du front pour les anciens combat-tants, de la stratégie d’occupation de la rue et de contestation du parlementarismepar les communistes, mais aussi à cause du renouvellement de la classe ouvrière, du faitdes pertes dues à la guerre: les nouveaux manifestants ouvriers sont des anciens ruraux,

1. Les syndicats jouèrent également un grand rôle dans la construction de la conscience ouvrière, mais leurfinalité est davantage catégorielle qu’immédiatement politique. C’est pourquoi nous les omettons icivolontairement. D’ailleurs, ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale que les organisations syndicalesprendront le relais des partis politiques dans la fréquence de l’appel à manifester.

2. Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti Socialiste.3. D. Tartakowsky, Le Pouvoir est dans la rue – crises politiques et manifestations en France, Paris, éd. Aubier,

1998, p. 39.

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qui ont davantage recours à la violence, et s’inscrivent dans la continuité d’une certainepratique manifestante. La création des Groupes de Défense Antifasciste (G.D.A.) ausein du Parti Communiste en 1926, composés principalement d’anciens combattants,permet d’apprendre à ces tous nouveaux membres de la classe prolétarienne ce qu’ilconvient de faire sur le théâtre urbain, de contenir leur violences, et de reconquérirl’espace commémoratif1. Si l’échec des GDA fut reconnu par le parti en 1928, avec lerenversement de stratégie et la valorisation de l’action parlementaire par des cadresformés à l’école du parti, tel Maurice Thorez, l’idée d’un service d’encadrement fait longfeu, et est conçu pour répondre à l’ordonnancement paramilitaire des ligues de droite.Pour la commémoration du 11 novembre 1935 par exemple, le service d’encadre-ment comporte plus de 6000 personnes, avec une hiérarchisation des fonctions, entreles simples membres du service d’ordre, les commissaires et les commissaires-chefs; maissurtout ils se tiennent la main, le dos au public, pour favoriser sans heurt l’écoulementde la foule et imposer un espace propre, afin de redoubler spatialement le messagede solidarité du parti2 : ce sont désormais les hommes qui constituent la barricade et forment, en quelque sorte, la frontière de classe.

Finalement, la manifestation permet de montrer ses capacités d’organisation et saforce précisément pour ne pas avoir à s’en servir. Elle est une expression sans média-tion de l’opinion populaire, explicitée par la «mise en scène pacifique du nombre»3,qui constitue la base d’appui de l’action parlementaire du parti. La violence a alors lieuquand l’un des deux protagonistes (l’Etat et les manifestants) a décidé de sortir de larègle du jeu tacite pour assumer un choc frontal.

Quelle efficacité politique pour la manifestation ?

Poser la question de l’efficacité politique de la manifestation de rue revient à laplacer en concurrence, plutôt qu’en complément, du suffrage universel. Lui accorderdu crédit, c’est s’inscrire dans la tradition révolutionnaire et en faire une héritière dudroit d’insurrection, légitimé par les attaques contre les «droits naturels» du peuple aux

1. La circulaire du nouveau préfet de Paris, Jean Chiappe, proscrit les manifestations qui ne sont pas de l’ordrede la célébration nationale, ce qui réduit les possibilités pour les organisations ouvrières, qui ne partagentpas le même système de références symboliques.

2. J-P. Heurtin, «“tenir les rangs”. Les services d’encadrement des manifestations ouvrières (1909-1936)»,dans P. Favre (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990.

3. V. Robert, Les Chemins de la manifestation (1848-1914), Lyon, PUL, coll. du centre Pierre Léon, 1996,p. 14.

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temps de la monarchie censitaire, ou encore en faire une héritière du droit depétition : la manifestation serait alors la forme apaisée de ces deux anciens usagesrévolutionnaires. Ce type de question fut central en janvier 1907, où un débat entreEdouard Vaillant et Georges Clemenceau anima la Chambre des Députés, et quipermet de mettre en évidence deux conceptions politiques concurrentes de la rue.

Pour Clemenceau, la rue n’appartient pas au seul peuple, mais à tout le monde.1

La rue est une «voie publique», qui assure la circulation, le mouvement, que nul nepeut accaparer pour que tous en jouissent. C’est pourquoi on ne doit tolérer aucunattroupement: le leitmotiv des agents de police, «circulez, il n’y a rien à voir», auraitpu être repris par Clemenceau pour signifier à quel point la rue n’a aucune consis-tance politique dans sa conception. Car tout est dit dans les Chambres. Le systèmede Clemenceau repose en réalité dans la confiance envers le principe de la représen-tation nationale. L’opinion peut avoir confiance en ses députés : si elle ne peutsanctionner le gouvernement (qui est élu par les députés), elle doit se satisfaire del’abondance et de la liberté des débats, de la large publicité qui leur est faite par voiede presse, aucun acte du gouvernement n’échappant alors au contrôle des élus dela Nation. Le droit d’interpellation (d’où est issue l’actuelle séance des questions du gouvernement) que peut utiliser chaque député à l’adresse des membres dugouvernement devient ainsi la clé de voûte du régime.2 C’est aussi pourquoi lespétitions des particuliers ne sont plus reçues et enregistrées par les Chambres dès 1873,n’obtiennent pas de statut constitutionnel après la révision de 1875, et apparaissentseulement dans le règlement des assemblées. En résumé, pour Clemenceau lemoment du vote cristallise et sature le champ du politique, qui se trouve réduit àl’expression de l’urne.

Au contraire, pour Vaillant, chef de file de la gauche radicale, il faut que la classeouvrière puisse avoir la possibilité d’utiliser un canal séparé, qui lui permettrait demontrer directement sa volonté, constituant ainsi une représentation nationale élar-gie, par rapport à la conception des plus modérés :

Il n’y aura pas de République vraie tant que la classe ouvrière ne pourra pas, par sesmanifestations, montrer directement sa volonté. Tant qu’elle sera obligée de se fieruniquement aux démonstrations de ses délégués ou de ses représentants, on n’enaura pas une expression complète et parfaite. C’est pourquoi nous considéronsqu’avec la liberté de réunion et d’association, il y a une liberté complémentaire

1. P. Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, éd. Gallimard, Coll.Folio histoire, p. 338.

2. Cl. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Tel Gallimard n° 251, 2001, 528 p., chap. 10:«Les fondements du lien politique. Etat et République».

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nécessaire, la liberté de manifestation, la liberté de démonstration directe etpublique, ouvrière et socialiste.1

Il s’agit d’obliger le gouvernement à reconnaître de fait ce droit de manifestation à tousces militants qui battent le pavé depuis déjà quelques années, non pas de défiler contrel’interdiction et de provoquer des violences inutiles quand la voie parlementairepermet d’avoir une tribune. Simplement, il est nécessaire que les ouvriers aient eux-mêmes voix au chapitre, afin qu’ils puissent porter à la connaissance du gouvernementles problèmes auxquels il doit s’atteler. Finalement le droit de manifestation ne serapas autorisé, inscrit dans la Constitution ou sanctionné par une loi, mais seulement toléré, à la condition qu’il ne trouble pas l’ordre public, à partir de la manifestationFerrer d’octobre 1909, comme nous l’avons déjà exposé.

Au delà de cette construction du rapport de chaque camp à la manifestation, quellepeut-être son efficacité politique? Prenons un exemple extrême: les manifestations defévrier 1934. La situation politique est tendue en France, à cause de la crise écono-mique mondiale qui commence à atteindre la France en 1931-1932, de l’angoisse quesuscite l’accession au pouvoir de Hitler en Allemagne, mais aussi de la pression des liguesde droite, qui remettent en cause le parlementarisme, ce que la découverte de l’affaireStravisky2 en décembre 1933 aggrave… Une grande manifestation se prépare pour le6 février, dont le but explicite est de peser sur les décisions de la Chambre. Les lieux dedéparts des cortèges forment donc un arc de cercle jusqu’au Palais Bourbon, qui est la«cible» des manifestants. Mais la situation devient confuse, la manifestation, qui meten présence des anciens combattants, des ligues de droite, telles Solidarité Française,Jeunesse Patriote, Action Française, les Croix de Feu, ainsi qu’une foule de gens peuhabitués à manifester, tourne à l’émeute : il n’y a pas de choc frontal entre forces degauche et forces de droite, mais plutôt une sorte de «folie collective» ou de «peur pa-nique» qui s’empare des manifestants contre les forces de l’ordre, se soldant par 15 mortset 669 blessés du côté des manifestants et des curieux et 781 blessés du côté des forcesde l’ordre (au total, on aura 37 morts et 2000 blessés en cinq semaines de manifestation),insuffisantes et inorganisées suite au déplacement du préfet Jean Chiappe, suspecté desympathie pour les ligues de droite. Le gouvernement Daladier démissionne aussitôt:la tactique des ligues a réussi (mais à quel prix!), même s’il convient plus de parler d’uneaddition de mouvements disparates que d’une démonstration de force entièrement

1. Annales de la Chambre des députés, séance du 21 janvier 1907, session de 1907, t. I, p. 140, repris dansP. Rosanvallon, op. cit., p. 338.

2. Stravisky a détourné plusieurs millions de francs dans des opérations financières douteuses grâce à la com-plicité des élus politiques qui le soutiennent, au nombre desquels figurent des radicaux. Il est retrouvé mort,la presse de droite accuse les protecteurs de Stravisky d’avoir fomenté un assassinat pour se protéger, ce quidéclenche un scandale politique.

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orchestrée par les ligues. La suite est connue… La C.G.T. et les socialistes organisent unecontre-manifestation pour la défense de la République le 12 février 1934. Le cortègerassemble 30000 personnes selon les autorités et 200000 personnes selon les organisa-teurs à Paris (le nombre des manifestants est déjà un enjeu pour la construction de la«manifestation de papier»1 qui érigera la journée en événement politique). La manifes-tation s’étend aussi à toute la France, dans 262 villes, qui rassemblent 246480 personnes2.Le gouvernement de Camille Chautemps démissionne à son tour… Par conséquent, pourla première fois, la majorité de l’Assemblée cède devant la pression de la rue le 6 février1934, mais celle-ci se mobilise pour défendre la légalité républicaine le 12: la manifesta-tion est ainsi devenue «un des instruments de régulation d’un système en crise»3.

L’exemple est extrême et ne saurait être généralisable à tous les cas, car il répondà un contexte précis et à une accumulation de circonstances qui le rendent unique.Néanmoins, cet épisode met en évidence que, tout au long de notre période, lamanifestation s’est érigée en élément régulateur des crises, comme correcteur d’unedémocratie toujours à reconstruire, et acquiert le statut d’expression politique horsdes cadres institutionnels, comme le résume Pierre Rosanvallon:

Il faut ainsi la comprendre dans son rapport avec les transformations de la démocra-tie. La manifestation est une forme politique à part entière. Elle constitue le supportd’un type original d’action et de représentation. Elle sert d’abord à compenser et àcorriger les dysfonctionnements de l’expression politique institutionnelle, en per-mettant à ceux dont la voix est oubliée ou minorée de se faire néanmoins entendre.C’est la dimension la plus évidente. Mais elle souligne aussi que l’institution ne peutjamais embrasser toute la politique et que la démocratie excède continuellement, àcet égard, sa définition immédiate. La manifestation relève donc de quelque chosede profond quant à la nature toujours inaccomplie et jamais complètement institu-tionnalisable de la démocratie. Considérée du point de vue de l’acteur, elle est bienune «mise en scène pacifiée du nombre». Appréhendée dans le cadre d’une économiegénérale des formes politiques, elle est plus profondément le signe que la démocratiecomporte toujours une inéliminable part de débordement de ses cadres évidents.Elle témoigne ainsi du fait que les institutions de la démocratie n’en épuisent jamaiscomplètement le sens.4

Cédric QUERTIER,[email protected]

1. L’expression est de Patrick CHAMPAGNE, cf. «La manifestation, la production de l’événement politique»,Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, pp. 18-41.

2. D. Tartakowsky, op. cit., p. 106.3. D. Tartakowsky, op. cit., p. 113.4. P. Rosanvallon, op. cit., p. 344.

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L’exemple de Beyrouth

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?

Si tout se trouve dans la rue, tous ses habitants s’y retrouvent-ils ? Lieu desmélanges et des rencontres, espace du regard aussi : on va dans la rue pour voir, sefaire voir, être vu. Espace public, espace du public que ce lieu ouvert et gratuit ?

La rue apparaîtrait comme un lieu accessible à tous exprimant de ce fait ladiversité de la population d’une ville. C’est non seulement un espace de circu-lation, mais aussi un endroit où l’on s’arrête, un espace de la vie quotidienne etsociale. Par opposition à la sphère privée, c’est le lieu de contact avec « l’autre »,celui que l’on ne connaît pas forcément, et qui est différent. Mais l’on peut aussibien passer dans la rue sans entrer en relation avec quiconque : la rue est doncaussi le lieu de l’anonymat. Plus qu’un espace collectif, où des individus seregroupent afin de poursuivre des objectifs convergents, la rue constitue uneinterface entre les sphères publique et privée, car c’est là que cohabitent, ouplutôt « coexistent », dans un respect mutuel, des individus entretenant ou pasdes relations (amicales, commerciales…). Espace de civilité donc. La rue est lelieu de l’hétérogénéité, de la pluralité. Mais s’agit-il d’un espace public ou sim-plement d’un espace commun? La définition de l’« espace public » relève dudomaine juridique : par opposition à l’espace privé, c’est ce qui n’appartient pasà une «personne morale de droit privé ». Cette notion dépasse alors le simplecadre de l’espace commun, dans la mesure où il s’agit de rendre possibles desrelations entre des personnes dissemblables. La rue permet donc la communica-tion, au double sens de l’accessibilité et des rapports inter-personnels1.

1. On peut voir sur ce point les analyses du sociologue Isaac Joseph in La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues,éd. de l’Aube, 1998 : «L’expérience ordinaire d’un espace public nous oblige (…) à ne pas dissocier espacede circulation et espace de communication.» (p. 53)

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 61-74

«En pays du Sud, tout est dans la rue»Andrée Chédid, Le Liban, 1969.

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La tentation semble pourtant grande de voir la rue devenir l’espace com-mun à un groupe, se définissant par exemple par une certaine communautéd’identité. La rue devient alors un enjeu en termes d’appropriation spatiale et demarquage territorial, ce qui l’apparente à un territoire, c’est-à-dire un espace decontrôle mais surtout de construction des rapports d’appartenance réciproqueentre les individus et l’espace qu’ils occupent. Conception identitaire de l’espacequi entraîne une « fermeture » de ce dernier aux personnes ne partageant pas cescritères d’appartenance.

Dès lors, le caractère réellement public d’un lieu pose problème, dans lamesure où poser un tel cadre de coexistence exige que les usagers y circulentsans se l’approprier. Ou du moins, se l’approprier, mais sur la base de nouveauxcritères, communs à l’ensemble de ces usagers, et non plus propres à un groupeethnique ou religieux. L’espace public doit donc permettre l’expression desdifférences sans que ces dernières deviennent revendicatrices d’une appropria-tion exclusive de l’espace. Or, comment faire coexister au même endroit unemosaïque de communautés, à l’attachement territorial marqué, sans que celan’entraîne l’implosion de la ville ?

Pensons à New York. Cette cohabitation y semble possible : Chinatown et LittleItaly sont les exemples bien connus de quartiers communautaires à l’identité forte-ment marquée dans le paysage urbain, et que l’on retrouve de façon plus ou moinsnette dans de nombreuses métropoles occidentales. En revanche, dans les zones detensions tel le Moyen-Orient, cela semble moins évident. En effet, si l’identité del’individu passe en grande partie par l’appartenance communautaire (ce qui estparticulièrement vrai dans ces pays proche-orientaux), l’appropriation territorialeen est la suite logique. On assiste alors à une « personnalisation » de l’espaced’autant plus problématique dans ces pays que la distinction espace public /espaceprivé y est elle-même difficile à établir. Si l’on ajoute à cela le contexte de conflitsinter-communautaires que connaît la région, on en déduit que ces oppositions sontsusceptibles de se reproduire sur des espaces plus restreints, voire à l’échelle intra-urbaine. L’enjeu que représentent les espaces «publics» est donc accru, et peut prendreune connotation militaire dans le cadre des guerres civiles, comme ce fut le cas auLiban. Dans la capitale de ce pays qui fut ébranlé par seize années d’un conflit dû àson pluri-communautarisme1, l’espace urbain donne un exemple des problèmes queposent la définition d’un espace public, que ce soit en temps de guerre ou lors de lareconstruction de la ville, en l’occurrence Beyrouth.

1. Le pays reconnaît officiellement dix-sept communautés.

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?

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Ville carrefour par excellence, la cité levantine, tout en enregistrant lesinfluences occidentales, a conservé certains caractères des villes arabo-musul-manes où les espaces de sociabilité, de mixité (qu’elle soit sociale, religieuse,communautaire ou sexuelle) sont devenus rares, comme en atteste le faiblenombre de parcs et jardins publics par exemple. Beyrouth a longtemps été répu-tée pour son ouverture aux autres cultures. Lieu de brassage, la ville connut unfort essor économique et démographique au tournant du vingtième siècle, et fitl’objet d’aménagements urbanistiques où la rue fut pensée en tant qu’espacepublic. Cette politique fut amorcée sous l’Empire ottoman, mais surtout ampli-fiée lors du Mandat français. Ces nouvelles conceptions de l’espace urbain sontdonc largement de facture occidentale, et l’ancien port phénicien devient lephare proche-oriental de la modernité, ou, à vrai dire, le symbole de l’accessionde Beyrouth à une certaine forme de modernité à l’occidentale1. La ville estd’ailleurs perçue comme l’endroit de la réunion idéale de l’Orient et del’Occident, à l’image de la rue Hamra réputée pour ses cafés modernes2. On yjouit aussi d’une liberté plus grande que dans le reste du monde arabe, d’oùl’attrait exercé sur les populations bridées dans leurs propres pays. La secondemoitié du vingtième siècle est marquée par une volonté accrue de modernisa-tion, ce qui passe en particulier par l’importance grandissante accordée à l’au-tomobile. Cette attention portée au véhicule individuel constitue un premierélément de la privatisation de l’espace public. Au même moment, on assiste àune certaine crispation communautariste se répercutant dans la répartitionspatiale des habitants au sein de la ville. Ce repli sur la sphère privée amorcédans les années 1960 est accru avec la guerre civile qui éclate en 1975. La villeest le théâtre d’affrontements communautaires donnant lieu à la destruction dubâti urbain. Que reste-t-il alors de l’espace public dans une ville en guerre ?L’arrêt des combats en 1990 amène à se poser la question de la reconstruction,notamment du centre-ville, et donc celle des espaces publics. Commentconcilier communautarisme et modernité ? Comment rendre la rue auxBeyrouthins ? Ou bien même : quelles rues rendre à quels Beyrouthins ?

1. Marquée notamment par la rectitude des avenues et la création d’une promenade en front de mer («l’Avenuedes Français», actuellement appelée «la Corniche» ; on prend exemple sur la Promenade des Anglais deNice, recréant ainsi l’un des emblèmes de l’espace public à l’occidentale.

2. Lors de ce qui constitua l’âge d’or de Beyrouth (1950-1975), la rue Hamra était fréquentée par ceux dont laculture et les moyens rendaient accessible la modernité, c’est-à-dire les pratiques occidentales. Ancien haut lieude distractions, avec ses cinémas, ses magasins d’habits à la mode et de téléviseurs, cette rue est aujourd’huidéclassée, «banlieusardisée» (Chawqi Douhaihi), du fait de l’éclatement du centre-ville lors de la guerre.

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La communautarisation de l’espace public à Beyrouth

L’organisation de l’espace au sein des villes arabo-musulmanes tradition-nelles reposait sur le clivage fondamental entre une sphère du privé, fermée, pro-tectrice, et une sphère du public, ouverte au monde. L’espace urbain dans sonensemble est donc partagé entre d’une part des quartiers résidentiels et d’autrepart des lieux publics. Ces derniers sont essentiellement liés à l’économique,comme l’illustre le souk, tandis que le palais princier constitue un autre pôle ausein de la ville. Ces différents espaces sont caractérisés par des appropriationsdiverses, où les particularités communautaires sont plus ou moins visibles dansla rue.

S’il est possible de parler d’« espace public » à l’intérieur de la ville arabeancienne, c’est immanquablement au souk que l’on pense. Enchevêtrement depetites rues tortueuses, souvent couvert d’un voile pour maintenir une certainefraîcheur, le souk est un marché qui regroupe commerces et activités artisanalesrelevant du même type de productions. Cette spécialisation a pour but de ren-forcer le nombre de clients potentiels : il ne s’agit pas d’entrer dans une logiqueconcurrentielle de la part des marchands, mais plutôt de rendre plus facile auclient la comparaison entre les produits1. La rue du souk est donc organisée pourfavoriser la rencontre et l’échange commercial, et ce en dehors de toute consi-dération confessionnelle ou communautaire. Les échoppes, largement ouvertessur la rue, se caractérisent en effet par la rareté voire l’absence d’informationcommerciale ou autre : pas de panneau, pas d’inscription non seulementconcernant les marchandises (l’échange commercial repose uniquement sur laparole, sur la négociation), mais aussi quant à l’origine du marchand. Certes,les coutumes vestimentaires permettent à l’habitué d’identifier l’appartenancede ce dernier à tel ou tel groupe, mais dans l’ensemble, le souk est un espaceanonyme, où seul le négoce importe. Dès lors, un souk ne peut pas non plus sedéfinir par l’appartenance à une communauté unique. Peut-on pour autant enfaire un espace réellement commun dans la mesure où il s’agit d’un espaceessentiellement masculin ? Toutefois, force est de constater que ce gommage des

1. C’est la « loi du marché», en accord avec les principes économiques de l’Islam. En outre, la transactionmarchande repose ici sur l’échange au sens strict: il s’agit pour le client de marchander afin d’arriver à unéquilibre entre la marchandise et son prix. D’abord rapport de force entre le marchand et le client, la re-lation commerciale doit aboutir à un rapport de confiance et de reconnaissance, réelle ou jouée, à un rap-port d’égalité. L’échange commercial dépasse donc le simple cadre économique, et constitue dans le soukun moment de sociabilité particulier.

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?

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appartenances et des particularismes au sein d’un espace reposant uniquementsur l’échange et la réciprocité est ce qui permet le mieux d’appréhender ladiversité de la population urbaine, et par là-même de parler d’espace public,étant entendu que le « public » concerné est masculin. Cette partie du centre-ville peut alors être qualifiée d’« exterritoriale », dans la mesure où elle ne porteaucune marque d’appropriation de l’espace.

En revanche, bien différents sont les quartiers résidentiels, où, notammenten périphérie, la tendance au regroupement communautaire est plus sensible,entraînant dès lors un marquage de l’espace plus fort. Marquage à la fois dansle sens de l’expression visible de l’appartenance communautaire, et de contrôled’une aire délimitée. Ces habitations entourant la rue incluent quasiment cettedernière dans un espace beaucoup plus personnel. La distinction entre public etprivé y devient plus floue : les rues se ramifient en ruelles et impasses prochesdes cours intérieures. Les enfants jouent dans la rue sous l’œil des adultesconversant sur le trottoir où ils ont installé leurs chaises. Le regard est donccelui du surveillant : la rue devient un espace semi-privé, sécurisé par cespratiques qui s’apparentent à des solidarités de voisinage, voire à une forme decontrôle vécu de façon non oppressante. Cette interpénétration du privé et dupublic pourrait être symbolisée par le moucharabieh, dentelle de bois apposéeaux fenêtres, qui permet de voir ce qui se passe dans la rue sans être vu depuiscette dernière.

En outre, la rue des quartiers résidentiels est le support d’indices visuels d’ap-partenance à un groupe, à une communauté. Entre autres, les lieux de culte –mosquée, synagogue, église – sont le signe de l’identité religieuse d’une rue, àpartir du moment où ils regroupent les fidèles. L’aspect le plus symbolique decette appropriation de la rue par un groupe partageant les mêmes rites cultuelsreste le moment de la prière : l’appel du muezzin emplit l’espace sonore, pour neprendre que cet exemple. Concernant Beyrouth, cette homogénéité confession-nelle n’exclut cependant pas la diversité ethnique, puisque le quartier à majoritémusulmane regroupe aussi bien des autochtones que des Kurdes, ou encore desréfugiés palestiniens ; de même, les quartiers chrétiens rassemblent les pratiquantsde rites différents.

Ce «processus de territorialisation communautaire », pour reprendre l’expres-sion d’Abdelkrim Mouzoune1, est amorcé à Beyrouth dès la fin du XVIIIème siècle :progressivement se constituent des espaces confessionnellement homogènes selon

1. In Les transformations du paysage spatio-communautaire de Beyrouth, 1975-1996, Paris, éd. Publisud,1999, compte-rendu de sa thèse soutenue deux ans auparavant sous la direction d’Antoine Bailly.

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une partition est-ouest. En effet, les minorités juives et chrétiennes deviennentmajoritaires dans les quartiers du sud-est de la ville, tandis que les communautésmusulmanes tendent progressivement à se regrouper à l’ouest. Le port, lieu ducommerce maritime, reste quant à lui un espace hétérogène, de même que lespourtours des universités et du Musée de Beyrouth.

Cette répartition confessionnelle qui ne cesse de s’accentuer sous le Mandatfrançais est révélée par la guerre civile de 1958 : la rue de Damas devient, dura-blement, une ligne de démarcation entre une partie est à majorité chrétienne etun ouest à dominante musulmane. A l’échelle de la ville, l’espace social est doncfragmenté, non seulement selon la dualité centre-ville fonctionnel /périphérieplus résidentielle, mais aussi selon un clivage confessionnel est /ouest, qui s’auto-entretient dans la mesure où les nouveaux arrivants s’installent de préférence dansle quartier correspondant à leur communauté. Le lien entre le lieu d’habitation etses habitants se renforce, comme l’explique A. Mouzoune :

Les habitants des banlieues est et ouest ne se sentaient pas appartenir à un vasteensemble spatial (l’espace de la banlieue), mais plutôt à des micro-espaces quiétaient le reflet de leurs lieux d’enracinement (c’est-à-dire de leurs villages où pré-dominaient les solidarités familiales et les liens claniques. […] Espace neutre, laville est devenue un lieu de manifestation des formes différentes de sociabilité,signe de l’éclatement des territorialités relationnelles.1

Se pose alors un problème de cohésion au sein de la ville qui se répercute sur larue. En effet, il ne faut pas oublier de considérer la rue comme un élément d’unsystème plus vaste, que ce soit à l’échelle du quartier ou de la ville. Or, « c’est del’articulation de ces espaces emboîtés que dépend la “ bonne santé ” de la rue »2.Ce repli sur des « micro-espaces » regroupant quelques rues, sans grande com-munication entre eux, fait de la rue un territoire, un espace communautaire quel’on ne peut plus dès lors qualifier de « public », puisqu’un groupe particulier sel’est approprié, mais qui se situe en quelques sortes entre public et privé (oudomestique). Ainsi la rue n’est plus un espace d’échange comme dans lesquartiers de négoce, mais un lieu empreint d’une certaine symbolique et d’unesocialisation particulière.

Ce processus d’homogénéisation confessionnelle doublée d’une bipolarisa-tion communautaire s’est trouvé exacerbé lors de la guerre civile. Mais, à ladifférence d’une « guerre » à proprement parler, il ne s’agissait pas de gagnerun territoire en avançant sur le camp adverse, mais plutôt d’entretenir une

1. Op. cit. p. 55.2. Jacques Lévy, article «Rue», in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, éd. Belin, 2003.

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certaine tension par l’emploi d’une violence récurrente et sourde. Le but desmiliciens était de contrôler uniquement les espaces où leurs communautés res-pectives étaient fortement majoritaires. La rue de Damas constitua tacitementune ligne de démarcation entre Chrétiens et Musulmans1. Durant ces seizeannées, la ville fut aux mains de milices qui n’ont eu de cesse de détruire lesanciens espaces publics, remodelant l’espace urbain en «niches communautaires »2

fondées sur la corrélation entre le lieu d’installation dans la ville et l’appartenancecommunautaire et villageoise. Dans certains cas limites, une rue correspondait àun village.

La guerre, en tant que mouvement de la société, […] a imprimé l’agglomérationde territorialités de différenciation socio-urbaine en systématisant l’identification,le marquage et la communautarisation des espaces.3

Beyrouth fut donc morcelée, sur des critères « visibles » communautaires etconfessionnels, ce qui engendra un sentiment accru d’enracinement du groupedans son espace. La ville se trouva décomposée en une mosaïque de ce queles miliciens avaient dénommé des « territoires homogènes », c’est-à-dire desunités spatiales qui, sous couvert de l’idée d’autonomie, servaient en fait desobjectifs évidents de contrôle et de domination des populations. En effet, offi-ciellement, cette ségrégation avait pour but d’assurer la sécurité des habitantsafin d’éviter les contacts inter-communautaires propices à des conflits. Or,cela a en fait conduit à une plus grande insécurité, du fait de tensions intra-communautaires, débouchant sur une fragmentation en « territoires homo-gènes » de plus en plus petits : au fur et à mesure que les milices implosaient(à partir de 1983), chaque chef sécessionniste contrôlait un espace de plus enplus restreint. En fait, le but des miliciens était de contrôler et d’organiser lespratiques des habitants ainsi que leur quotidienneté. Or cela est plus aisélorsque le cadre est plus restreint et se limite à une rue ou deux. Cette ségré-gation s’inscrivait dans leur stratégie de la « rhétorique de la compositionmineure de la ville » : cette dernière reposait sur la constitution de micro-villesprenant la forme de territoires « autonomes » au sein de l’agglomération et endehors du maillage étatique.

1. Pour montrer le caractère convenu de ce no man’s land, on peut indiquer que tous les dimanches après-midi,l’hippodrome situé sur la ligne de démarcation accueillait des courses: Chrétiens et Musulmans s’y retrou-vaient le moment d’une trêve. Les armes étaient interdites.

2. Le terme est d’Abdelkrim Mouzoune, op. cit. Ce paragraphe reprend ses analyses sur la restructurationspatio-communautaire de Beyrouth.

3. Op. cit. p. 81.

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Cette nouvelle organisation de la ville, faisant de la rue un milieu de viereplié sur la communauté, s’est doublée de la destruction à la fois physique etsymbolique des espaces publics :

La disparition des espaces publics où tout le monde a accès a permis le développe-ment ipso facto d’une communautarité, c’est-à-dire un espace propre au doublesens de l’appartenance exclusive et de l’expressivité, où les comportements y sontplus réservés à cause de la crainte de l’empiètement territorial. On a pensé que lesespaces communautaires étaient publics ; c’est vrai, certes, mais pour la populationde la communauté majoritaire qui y réside.1

Ainsi, les relations à l’intérieur des espaces communautaires sont fondées d’unepart sur la domination en ce qui concerne les membres de cette communauté, etd’autre part sur une certaine insécurité pour ceux qui n’en font pas partie. Publicdonc bien restreint pour ces espaces.

Cet épisode milicien, en même temps qu’il a effacé l’Etat du champ urbain,a donc conduit à une destruction de la société urbaine de Beyrouth.

Chaque territoire était devenu un espace de conjonction dans son intériorité maisde disjonction dans ses relations avec l’extériorité.2

Beyrouth, ville détruite, ville disloquée par seize ans de guerre se trouve en 1990confrontée au problème de la reconstruction. Ce problème est double, puisqu’ils’agit à la fois de reconstruire le bâti urbain et une société-mosaïque : en rebâtis-sant la ville, est-il possible de permettre à nouveau un mélange communautaire ?L’évolution des pratiques de la rue après la guerre montre cependant que celareste difficile, et ce en dépit de projets urbanistiques visant à réhabiliter l’espacepublic.

Reconstruire Beyrouth:vers une privatisation de l’espace public

Symboliquement, la rue de Damas doit passer du statut de « coupure » à celuide « couture », pour reprendre des termes habituellement employés au sujet desfrontières : cet ancien no man’s land, que la végétation a eu le temps de recon-quérir (au point que les Beyrouthins l’ont surnommée « la Ligne verte »), doit à

1. Op. cit. p. 108.2. Op. cit. p. 136.

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?

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nouveau être un endroit de circulation ouvert à tous, un lien entre les différentsquartiers de cette ville plurielle.

La reconstruction du centre-ville constitue un vaste chantier : au début de laguerre civile, la partie centrale de la cité avait été presque totalement détruite en moinsde trois mois, par les incendies du port et des vieux souks, ainsi que la bataille dite desgrands hôtels. Bien qu’accessibles dès 1976, les rues du centre restèrent désertes (saufpour quelques squatters) et furent gagnées par la verdure:

Il n’y a pas âme qui vive. Les immeubles hantés me fixent de leurs orbites noireset vides. Mais l’invasion du vert a adouci les formes […] Les arbres grandissentsous mes yeux, certains ont quinze ans, l’âge de la guerre […] Ce sont des ruinesà la retraite.1

Image paradoxale de la rue où la nature a repris le dessus… Cette couverturevégétale au-dessus des cicatrices semble inviter à reconstruire la ville sur de nou-velles bases, de façon plus apaisée. Il s’agit en effet de repenser l’organisationspatiale de Beyrouth à l’échelle de la ville, mais aussi à celle de la rue : à uneépoque où les espaces publics suscitent un regain d’intérêt chez les urbanistesoccidentaux, en va-t-il de même dans la capitale libanaise qui plus que jamaiss’engage dans la modernisation ? Mais ce ne sont pas des projets urbanistiquesdont il sera ici question : regardons plutôt comment spontanément la vie quo-tidienne a repris possession de la rue. Le « public » s’est-il élargi ?

Une des composantes majeures de la définition de l’espace public est aujour-d’hui la prise en compte des loisirs, et la rue n’échappe pas à ces pratiques.Comme dans toutes les villes « modernes », les activités sportives telles le roller oule jogging sont en essor : à Beyrouth, cela concerne principalement la Cornicheet les rues attenantes. Cette longue promenade de front de mer est par excellen-ce le théâtre d’une sociabilité particulière : on y vient pour se montrer, observer,discuter… on se met en scène, on est le public… Et là, les distinctions commu-nautaires sinon disparaissent, du moins sont reléguées au second plan : c’est, parexemple l’équipement sportif qui en dit le plus sur l’identité du coureur, plusou moins à la pointe de la mode (occidentale)2. L’espace de la Corniche sembledonc bien être « public », ouvert à tous ; il échappe ainsi aux formes de ségréga-tion en train de se reproduire selon des modalités nouvelles dans d’autres ruesde la ville.

1. Selim Nassib, Fou de Beyrouth, 1992.2. Voir l’article de Christine Delpal à propos des pratiques sportives sur la Corniche: «Vous devriez venir le

matin, il y a des gens bien, des sportifs ! » Quand le sport habille les sociabilités publiques à Beyrouth. InGéocarrefour, vol. 77, 3/2002, pp. 289-296.

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Communautaire auparavant, la ségrégation prend de plus en plus une colo-ration sociale1 : la privatisation des espaces publics en est une des manifestations.En effet, le contrôle des rues réapparaît depuis la guerre, mais sous de nouvellesformes, comme l’a récemment étudié Tristan Khayat2 en particulier au sujet dela rue Monot, nouveau cœur des nuits beyrouthines. En lisière du centre-ville,cette rue est depuis la fin des « événements » investie par des cafés et des restau-rants attirant une clientèle plus jeune que dans les quartiers en pointe du centre-ville. Les publics fréquentant ces rues se caractérisent non seulement par leuraisance mais aussi par leur perméabilité à la culture occidentale. Les apparte-nances communautaires sont gommées dans ces lieux de loisirs où l’espace estnéanmoins « codé » par les nombreuses enseignes. Les panneaux doivent en effetindiquer clairement la spécialité de l’établissement en utilisant des symbolesconvenus, à l’image de ce que l’on voit en Occident. Toutes les « ambiances »du monde sont présentes : les boîtes de nuit arabes côtoient bars « latinos »,pub anglais et lounge bars… Certains établissements reprennent même le nomd’enseignes connues dans le milieu de la nuit de grandes villes3. Les décors sontdonc en quelques sortes aseptisés, y compris pour les restaurants libanais. Ces« signes » indiquent combien Beyrouth, ou plutôt certains quartiers de la villesuivent une dynamique propre aux métropoles post-industrielles, dont unebanalisation du paysage urbain est le corollaire. La rue constitue alors un moded’expression du «modèle » social se diffusant parmi les individus la fréquentant.Ces rues beyrouthines indiquent clairement l’adhésion à un mode de vie à l’occidentale par une frange aisée de la société. On se heurte donc une nouvellefois au problème de la diversité du public fréquentant ces endroits : il y a certesun mélange des communautés et des sexes, mais pas de mixité sociale.

Pas de mixité sociale, du moins en ce qui concerne les usagers ; en revanche,dans la mesure où ce phénomène est encore récent, il y a en ce moment unehétérogénéité sociale entre les clients de ces établissements et les personnes habi-tant ces rues. En effet, les appartements anciens sont en cours de réhabilitation,

1. Certes, il y avait une amorce de polarisation sociale dès avant la guerre: le quartier Hamra, notamment,regroupait des populations bourgeoises de plusieurs confessions, mais ce n’était qu’un cas isolé dans la ville.

2. Nous reprendrons ici les observations que ce chercheur associé au CERMOC de Beyrouth a publiéesdans la revue Géocarrefour, vol. 77 3/2002, p. 286, dans un article intitulé: «La rue, espace réservé: voitu-riers et vigiles dans les nouvelles zones de loisirs à Beyrouth». Tristan Khayat participe à l’Observatoire deRecherche sur Beyrouth et la Reconstruction, créé en 1996 et rattaché au Centre d’Etude et de Recherchedu Moyen-Orient Contemporain.

3. Tristan Khayat donne l’exemple d’une boîte de nuit de la rue Monot qui porte le même nom qu’unétablissement de Berne. Etonnant quand on sait que le Liban était surnommé « la Suisse du Proche-Orient».

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et sont transformés en logements de standing1 occupés par de jeunes couplespayant des loyers élevés, tandis que des familles modestes habitent encore dansles immeubles non rénovés. Ces dernières sont néanmoins de moins en moinsnombreuses, dans la mesure où elles sont progressivement rejetées ailleurs, leplus souvent en périphérie. Ce processus de « gentrification»2 fait du quartier lethéâtre de ce que l’on peut nommer un conflit d’usage entre les anciens riverainset les usagers de la voie publique, bruyants à la fois en tant que piétons engoguette et comme automobilistes dont les autoradios contribuent à créer l’am-biance festive de la rue.

De nouveaux acteurs participent à cette homogénéisation de l’espace: les voiturierset les vigiles. En permanence dans la rue, ils sont les plus à même de toujours «avoirun œil» sur ce qui s’y passe et de prendre en charge de manière informelle la gestionde l’espace public. Le rôle des premiers consiste à réserver dans la journée des places deparking pour les clients du soir; leur tâche est relayée par les portiers qui «filtrent» lespiétons désirant entrer dans leur établissement, pour n’admettre que ceux correspon-dant à la majorité de la clientèle. Il y a donc un tri qui est effectué, et la rue peut alorsêtre assimilée à un «sas» d’entrée dans des endroits – des «clubs»– privés. Les vigilesprivés entrent dans cette même logique de contrôle de l’espace public : recrutés parla société foncière3 à qui a été attribuée la reconstruction du centre-ville, ils sontchargés d’en assurer la sécurité.

Ils seraient là pour évoquer une forme ancienne de contrôle social héritée de lasociété libanaise traditionnelle, modifiée par le modèle milicien pendant la guerre,et réinvestie dans le modèle des lieux urbains contemporains tel qu’il a étéimporté dans l’après-guerre. Ils porteraient alors d’anciennes fonctions dans uncadre conforme à un nouveau modèle de modernité.4

Le modèle traditionnel de contrôle permanent de l’espace public est celui desabadayes, hommes de mains et intermédiaires entre leur «patron» et les habitants

1. Depuis la fin de la guerre, les quartiers centraux font l’objet de spéculation immobilière, et la rue Monotest à ce titre très intéressante, du fait de sa centralité, de son côté «branché» et de son patrimoine urbainpréservé.

2. Plus exactement, le terme de «gentrification» est utilisé pour décrire le processus par lequel un quartierdégradé et habité par des populations de condition modeste est progressivement occupé par des per-sonnes de niveau socio-économique plus élevé, souvent attirées par la réhabilitation de ces quartiers cen-traux ou péri-centraux. A terme, il ne reste plus des personnes les plus pauvres ne pouvant plus payer lesloyers devenus trop élevés du fait de la pression immobilière. La gentrification comporte aussi un renou-vellement des commerces et services du quartier afin de répondre aux besoins des nouveaux arrivants.

3. SOLIDERE: SOciété Libanaise DE REconstruction. Cette société privée désire accélérer le départ des oc-cupants illégaux s’étant installés lors de la guerre dans le centre-ville, afin d’y poursuivre la réalisation de sonprojet de construction d’un centre d’affaires de type américain.

4. Tristan Khayat, op. cit. p. 286.

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clientélisés. Ils étaient responsables de l’organisation de l’espace dans les quartiers etde la protection des commerçants. De ce fait, leur regard était en permanence posésur la rue.

Qu’il s’agisse des abadayes, des miliciens, ou des vigiles actuels, le prétexteavancé pour légitimer leur contrôle de la rue est le même : assurer la sécurité despersonnes et des biens. Or, un tel discours peut paraître paradoxal dans une villequi, si elle a auparavant symbolisé l’insécurité absolue, se caractérise aujourd’huipar une criminalité des plus basses… Tristan Khayat avance deux explicationsà cette volonté de sécuriser l’espace public en dépit de l’absence d’un réeldanger :

Cette stratégie s’appuie sur l’accoutumance de la société libanaise à la diffusion dupouvoir privé dans l’espace public, dû en particulier aux longues années decontrôle milicien, mais aussi sur une méfiance très répandue à l’égard des pouvoirspublics.1

Ce recours aux sociétés privées de sécurité est peut-être aussi à rapprocher de ladiffusion de cette pratique en Occident, notamment aux Etats-Unis. Toujoursest-il qu’à Beyrouth, cette forme de privatisation de l’espace public est sans douteamenée à se développer, dans la mesure où il est question de confier des contratsde sécurité municipaux à des agences privées de sécurité2. Et ces dernières nemanquent pas d’essayer de construire elles-mêmes leur propre nécessité.

On assiste donc progressivement à une réorganisation de l’espace public surdes critères sociaux et culturels, amenant à nouveau vers une conception iden-titaire de la rue : cette dernière devient, dans certains quartiers, le territoire deshabitants dont les pratiques se rapprochent du mode de vie occidental. Cesrues du centre-ville de Beyrouth portent donc la marque d’un « modèle dedéveloppement ». On peut toutefois remarquer que ce contrôle de l’espace etcette territorialisation en germe ressemblent au modèle milicien de marquageterritorial, la violence physique en moins.

Il faudrait se demander si ce marquage des espaces n’est pas partie prenante de laconstruction des distinctions socio-spatiales en ville, si, en définitive, l’alibi de lasécurité n’est pas ici mis à profit comme une forme efficace de signalement spatialdes hiérarchies sociales à l’échelle de la ville.3

1. Op. cit. p. 286.2. Tristan Khayat note que dans certains quartiers résidentiels de la banlieue, «les partis politiques issus des

milices de la période de la guerre gèrent encore leurs fiefs».3. Op. cit. p. 288.

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?

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Les rues beyrouthines : un public élargi ou restreint ?

La guerre a détruit les souks du centre-ville. Ils sont aujourd’hui remplacés par desimmeubles d’architecture contemporaine, des hôtels et des commerces de luxe ;les rues sont larges et rectilignes : un urbanisme «occidental», ou plutôt «mondial»,puisqu’on le retrouve dans toutes les métropoles insérées dans l’économie mondiale.Le centre-ville a donc perdu son caractère le plus oriental et s’internationalise.Faut-il y voir une perte de l’identité libanaise ou la reprise des liens traditionnels etconstitutifs de cette même identité beyrouthine? La ville répare les dernières blessuresde la guerre. Elle veut montrer qu’elle a retrouvé son dynamisme en exhibant ses ruesmodernes et animées : espaces au public a priori bigarré du point de vue de lapopulation, mais en fait homogène d’un point de vue social, et finalement nonreprésentatif de l’ensemble des habitants de la ville. Si un certain mélange commu-nautaire se recrée sur la Corniche, les quartiers résidentiels conservent en revancheune certaine unité de population1. Il y a donc certes une extension de l’espace publicau sein de la ville, mais il est divisé en plusieurs «pôles» destinés à des publics diffé-rents et plus ou moins larges.

Ainsi, la ville levantine demeure pluri-communautaire : il s’agit dès lors depréserver un équilibre fragile entre l’expression de son identité et la réserve. Défi dela citadinité à relever, nouveau sens à donner aux espaces publics :

C’est peut-être dans l’articulation en un même lieu de plusieurs systèmes devaleurs que s’élabore et s’établit le caractère public […] et qu’un lien symboliquepeut s’établir entre des citadins qui vivent par ailleurs dans des espaces-temps plusétanches les uns aux autres.2

Pour l’heure, on serait plutôt tenté de dire que Beyrouth suit les traces des métropolesoccidentales engagées dans le processus de mondialisation : la rue y devient un«espace de mise en scène des inégalités »3. On y trouve certes des espaces du publicmais pas d’espace public, à tel point que cette notion, longtemps prisée, apparaîtaujourd’hui très peu opérante.

Aurélie DelageAuré[email protected]

1. Dans les quartiers périphériques, l’appropriation de la rue prend de nouvelles formes, comme par exempledes photos de martyrs ou des fanions et drapeaux du parti politique dominant.

2. Christine Delpal, p. 223, citée par Jean-Claude David dans son article «Espace public au Moyen-Orient etdans le monde arabe», in Géocarrefour, vol 77, 3/2002, pp. 219-225.

3. Jean-Loup Gourdon, in La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine, La Tour d’Aigues, éd de l’Aube,2001, p.173.

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[http://www.downtownbeirut.com]

L’effigie et la mémoire

Géants processionnels et identité urbainedans le Nord de la France du XVIème siècle à nos jours

Au Moyen Age, la célébration de l’unité politique s’organise de façon privilégiéeautour de la rue. Reprenant à leur compte la tradition des amburbalia qui protégeaientles cités romaines1, les pouvoirs municipaux organisent des processions (Ommegangenet tours) destinées à attirer la faveur divine sur la cité, généralement à travers l’inter-cession du saint patron tutélaire. L’originalité de ces processions tient sans doute àla forte portée politique de processions a priori religieuses : car l’extension de lapratique est concomitante de l’affirmation de la puissance des villes. S’émancipantde la tutelle des seigneurs, les villes gagnent une nouvelle autonomie politique, queles édiles municipaux protègent jalousement. Et c’est justement à travers les proces-sions religieuses que ce pouvoir nouvellement acquis se montre et se glorifie. Cetteétroite alliance entre le pouvoir municipal et le clergé est fondatrice de l’ambiguïtéprofonde de ces festivités. A la fois empreintes de dévotion (mariale notamment) etde motivations profanes, ces fêtes urbaines constituent un composé complexe.

C’est dans ce contexte qu’apparaissent au XVème siècle, dans l’espace qui est actuel-lement le Nord de la France, les géants processionnels, pour reprendre la terminologied’Arnold Van Gennep2. Ces gigantesques effigies en osier, destinées à rendre plus spec-taculaires les processions urbaines, se trouvent très vite chargées d’une forte ambiguïté:figures profanes dans des processions qui ne sont qu’à moitié religieuses, les géantsincarnent en fait l’ambivalence fondatrice des fêtes municipales.

Mais rien de très frappant dans cette ambivalence: pouvoir politique et clergé sontalors étroitement liés ; rien non plus de très étonnant dans l’utilisation politique desfêtes de rue par le pouvoir municipal: la rue est alors, avec le beffroi, le seul endroit oùle pouvoir peut se représenter. Ce qui, en revanche, est nettement plus surprenant,

1. Ces processions annuelles étaient destinées à commémorer le tracé initial de la cité, acte fondateur du vivre-ensemble pour les Romains, et ainsi à sacraliser l’enceinte urbaine, inviolable et sacrée. Cette réutilisationde rites d’origine romaine ne doit pas surprendre: les mythologies urbaines sont ainsi pleines de références àun glorieux passé antique, souvent rêvé, qui vise à magnifier l’enracinement historique de la ville.

2. Arnold Van Gennep, grand folkloriste français du début du XXème siècle, a notamment publié un irrempla-çable Manuel de folklore français contemporain, Paris, Picard, 1937.

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c’est de constater que ces géants connaissent encore aujourd’hui un très grand succès.Chaque sortie du géant de la ville constitue toujours un moment fort dans la viede la communauté, même si la base du rituel s’est laïcisée. Les géants gardent en faitune place prépondérante dans la construction des identités urbaines. A Douai, l’iden-tification de la ville à son géant est parmi les plus fortes de la région : il est ainsiprésent sur le blason de la ville, sur les bouteilles de la bière locale, donne son nomau centre d’expositions… Le géant est donc au cœur de la construction de la mé-moire collective des groupes citadins : incarnation des souvenirs de la communauté,il reflète la façon dont celle-ci se pense et essaie de se conserver, sorte de blasonmonumental de la ville, à qui il procure une assise historique largement mythique ;mais l’enjeu est avant tout d’offrir à la ville un symbole aisément identifiable, quiancre les habitants dans un passé commun.

C’est donc cette continuité entre rites médiévaux et utilisation contemporainequ’il s’agira ici d’éclaircir, pour dégager la spécificité de ces fêtes de rue septentrionales.

La grande continuité des rituels urbains pose donc de sérieuses questions sur laspécificité de la sociabilité septentrionale. Comme l’écrit Robert Muchembled dans«La fête au cœur», la fête est

un produit complexe, composé de symboles et de réalités dont la précipitation, ausens chimique du terme, intervient au terme de manipulations dont il fautretrouver l’enchaînement par une étude culturelle et sociale globale dépassant detrès loin les seuls aspects ludiques.1

A travers ces effigies d’osier, c’est donc la spécificité des rites urbains du Nord de la Francequ’il s’agira de dégager.

Rites carnavalesques ou piété baroque : le cérémonial de l’Ancien Régime

Chaque cité, à la fin du Moyen Age, a son propre calendrier de fêtes, son calendrierde solennités ; parmi celles-ci, une des fêtes, plus enracinée, plus spectaculaire, pluschère aux habitants, est devenue une sorte de fête emblématique, attachée à l’histoirecitadine. La consécration religieuse est indispensable à cette manifestation du patrio-tisme citadin : les reliques les plus vénérées des églises de la ville sont sorties pourl’occasion, et sont associées à la journée, pour commémorer une intercession du saint

1. «La fête au cœur. Une approche de la sociabilité septentrionale du XIVe au XXe siècle». Revue du Nordn° 274, juillet-septembre 1987.

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tutélaire. Ainsi, à Bruges, on commémore depuis 1302 « le Grand jour» (De Brugsehoogste dag), ce jour où les Français étaient battus à Courtrai, et où un peu de sang duChrist, conservé dans une ampoule, se serait liquéfié. La relique, gage de la faveur dela Providence, devient l’emblème de l’indépendance communale et de résistance auxentreprises françaises. C’est donc l’indépendance et le particularisme de la cité que l’oncélèbre lors de chaque procession annuelle.

Mais la visée religieuse est sans doute seconde par rapport au projet idéologiquequi sous-tend chaque procession: car dans ce défilé, c’est avant tout l’ordre social quise lit, ne serait-ce qu’à travers la distribution des différents groupes dans l’espace :on peut ainsi lire la puissance d’un groupe à son ordre dans la procession (fonctionde son prestige, ou de l’ancienneté de ses statuts), ou à sa plus ou moins grandeproximité du saint sacrement, ou des reliques du saint sous le patronage duquel estplacée la ville.

Les places dans les processions étaient précisées avec le plus grand soin. On réa-lisait ce jour-là, dans la matérialité du défilé, la constitution hiérarchique idéalede la cité […] C’était à qui aurait le cierge le plus monumental, le char le plusingénieux et le plus décoré.1

La définition de l’identité urbaine, qui est renouvelée chaque année, procède donc decérémonies de nature profondément religieuse. Cependant, ces processions religieusesn’excluent pas tout aspect profane. D’abord par la composition de la procession,puisque les différents corps de métier sont appelés à défiler; de plus, l’organisateur desfestivités est le Magistrat, le corps politique municipal, et la halle échevinale (siège dupouvoir urbain), est soit le point de départ, soit le point d’arrivée, soit le pivot de laprocession. Ainsi les processions de Douai partent d’une des deux collégiales de laville, pour aboutir à l’autre en fin de parcours ; mais le point culminant de la proces-sion, c’est bien la halte à la halle échevinale.

Ordre social et ordre urbain sont donc intimement liés. C’est à travers la déam-bulation dans la rue que peut se lire l’ordre social idéal tel que se le représentent les élitespolitiques. A Lille, la procession annuelle, dédiée à Notre-Dame de la Treille, estentièrement contrôlée et ordonnancée par le Magistrat: c’est lui qui adresse des billetsd’invitation aux corps constitués, aux communautés de métier, et aux confréries :c’est bien lui, et non l’Eglise, qui est le pouvoir organisateur de ce rite religieux de l’una-nimité urbaine. Ainsi, tout en célébrant le triomphe de la Vierge, le Magistrat marqueson emprise sur le cœur sacral de la procession, la châsse connue localement sous lenom de « Bonne Fierte », et qui renferme dans deux reliquaires le saint lait et lescheveux de la Vierge. Symboliquement, le dais qui protège la «bonne fierte», riche drap

1. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte, Paris, Hachette, 1976.

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d’or ou de soie, est chaque année offert par le Magistrat à la patronne de la ville: il encoûte chaque année au Magistrat neuf florins, mais l’effet symbolique est sans com-mune mesure avec l’investissement financier : le Magistrat s’approprie par ce biais lagestion du capital symbolique de la ville, l’emblème de son identité. Ces processionsjouent donc un rôle majeur dans la définition des identités urbaines, en contribuantà forger et à cimenter la conscience historique et religieuse de la population urbaine.

A partir de la fin du Moyen Age, les processions s’ornent dans certaines villes degéants, qui sont avant tout une figure destinée à rehausser l’éclat des fêtes. Depuisles travaux de l’anthropologue belge René Meurant, on a en effet abandonné l’idéeselon laquelle le géant était une représentation mythologique du héros fondateur.Au contraire, les premiers géants furent créés pour orner, rendre plus spectaculairesle théâtre ambulant, la Bible ambulante, que constituait la procession.

C’est à Douai qu’apparaissent les premiers géants processionnels dans ce qui estaujourd’hui le Nord de la France. La procession générale de la ville rend hommagedepuis 1480 à saint Maurand, le protecteur de la cité, sauvée par son patron d’uneattaque surprise des Français en 1479. Chaque année, les différents corps de la villedéfilent dans les rues, en compagnie des échevins, pour commémorer la victoire etl’indépendance conservée. En 1530, le Magistrat de la ville décide de donner à lafête un éclat particulier, pour célébrer la signature de la Paix des Dames : le collègeéchevinal demande alors aux corporations, pour fêter l’événement, de présenterchacune une « histoire » ; sur des chars prêtés par la ville, chaque corps de métierdevait faire jouer un mystère inspiré de la Bible. La corporation des manneliers (lesvanneurs) et celle des chaisiers, elles, construisent un mannequin d’osier qui suitla procession. Ce géant, que l’on nomme Gayant (géant en picard) et qui impres-sionne les foules, est conservé par la municipalité, qui rachète le mannequin d’osier ;l’année suivante, la corporation des fruitiers lui adjoint une femme. Nulle dérisioncarnavalesque donc dans ces figures gigantales: c’est le pouvoir lui-même qui entérineces initiatives, cautionné par le clergé.

Mais on remarque aussi que dès le départ, il y a de la part des promoteurs del’effigie d’osier la volonté d’une démonstration de puissance: cette gigantesque carcasseà figure humaine, assemblage d’osier enveloppé de toile, est l’expression du savoir-faire et de l’aisance d’un groupe d’artisans, les ouvriers de l’osier. Gayant incarneles vertus de ses inventeurs, sa fonction est fédératrice au sein de sa communauté d’ori-gine. Mais très vite, avec la récupération de la figure gigantale par le pouvoir municipal,il devient le grand rassembleur social. Toujours est-il qu’à travers la promenade du géant,c’est bien la rue, en tant qu’espace de représentation de soi aux autres, qui est au centrede la construction des identités sociales.

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Dans les processions urbaines, l’alliance entre pouvoir municipal et clergé, entrele politique et le religieux, le sacré et le profane, est fondamentale. Avec la Contre-Réforme, la tendance va encore s’accentuer. La Réforme agit en effet, comme lesouligne justement Yves-Marie Bercé, comme un moment de rupture. Du côté desvilles gagnées à la Réforme, le paganisme latent et les liturgies ostentatoires paraissentdes reliques d’un passé avec lequel il s’agit de rompre. A l’inverse, le maintien intégraldes fêtes anciennes, et le choix des formes de piété les plus ostentatoires forment destraits culturels typiquement catholiques.

Dans la Flandre des processions et des pèlerinages, foisonnante de reliquaires, laguerre civile se traduisit par un assaut contre les fêtes et la dévotion gestuelle.1

Tandis que la morale protestante se structurait autour d’une « ascèse du monde »,comme le dit Max Weber2, la revendication des réjouissances traditionnelles devenaitune affirmation de catholicité.

Dès lors, la Réforme agit comme un catalyseur, et les «bonnes villes» du Nord dela France vont être caractérisées par un regain de pratiques festives. Ainsi, à Lille,«citadelle de la Contre-Réforme»3, la piété mariale connaît un nouvel essor, dans lecadre d’une liturgie baroque qui sait faire appel aux sens et au spectaculaire. Dès lors,les géants gagnent en importance dans les processions. Pourtant, leur acceptation neva pas de soi, comme en témoigneront les initiatives des évêques de Lille en 1665et 1688, et d’Arras en 1699 et 1770, pour dissocier la partie profane du cortègereligieux. Mais globalement, la coopération entre équipes échevinales et clergé urbainse déroule sans problème.

On peut dès lors mettre en lumière certaines particularités des géants procession-nels : ils démontrent une volonté de faste, mais s’inscrivent dans un cadre nettementreligieux, et cela sans ambiguïté possible. Pourtant, quoi de plus carnavalesque, pour-rait-on penser, que ces figures anthropomorphes démesurées, pouvant mesurer jusqu’à7 ou 8 mètres de haut, et promenées à dos d’homme dans les rues de la ville ? Leurstatut est en fait profondément ambigu; la tendance carnavalesque est sous-jacentedans ces représentations qui frisent le grotesque. Mais le clergé, loin d’être réticent,s’accommode de ces représentations, qui s’ancrent dans une esthétique festive résolu-ment baroque, avec la volonté d’un message religieux qui sache parler aux sens.

Ces géants cristallisent sur leur corps l’identité de la ville. En effet, placés au centrede la procession urbaine qui rend honneur au protecteur de la ville, et manifeste

1. Yves-Marie Bercé, op. cit., p. 69.2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.3. Alain Lottin, Lille, citadelle de la Contre-Réforme? 1598-1668, Dunkerque, éditions des Beffrois, 1984.

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donc l’identité de la ville, ils figurent une représentation de la cité à la fois débonnairevis-à-vis des habitants – qui le caressent, lui offrent des présent – et agressive pourles étrangers, à travers une symbolique résolument martiale: cimier romain à Cassel,lourde hache franque à Lille, tout dépend de l’histoire (réelle ou rêvée) de la ville, et ducontexte idéologique et politique du temps. Ainsi, selon la domination politique dumoment, on verra apparaître sur le bouclier de Gayant le blason de Charles Quint,puis le soleil louis-quatorzien, avant d’arborer les armes de la ville. Il y a donc bien unegrande plasticité idéologique de ces géants : aujourd’hui, ils arborent souvent lescouleurs nationales (Reuze Papa, à Cassel, les porte sur son costume : jupe rouge,manches bleues, et ornements blancs).

Gayant, avec son allure sévère, et ses 8,50 mètres de haut, incarne les valeurs d’har-monie, d’ordre, de paix sociale et de protection, et matérialise le dynamisme collectifde la cité. Au Moyen Age, affranchies de la tutelle seigneuriale, les villes ont édifié leursbeffrois pour manifester sur l’espace urbain leur souveraineté politique et économique.A l’époque moderne, les géants sont autant de beffrois mouvants qui, en déambulantdans les rues de la ville, manifestent avec éclat sa richesse et sa puissance.

Déclin et renouveau des géants processionnels :de l’intégration à la France à la Révolution française

La conquête française change la donne pour les villes nouvellement françaises: Lille,Douai ou Valenciennes n’organisent plus leurs rituels festifs de la même façon. Cependant,il convient sans doute de corriger certaines hypothèses avancées, notamment parYves-Marie Bercé, à propos d’une éventuelle «fin des triomphes citadins». Bercé, dansson célèbre ouvrage Fête et révolte1, analyse ainsi l’histoire des fêtes urbaines commecelle d’un long déclin. Schématiquement, le passage sous la souveraineté française, etle dessein absolutiste de la monarchie louis-quatorzienne, auraient progressivementvidé de leur substance les « triomphes citadins» dans des villes désormais privées detoute prérogative politique réelle. En fait, c’est avant tout la fin des fonctions politiqueset militaires des fêtes. La conquête française élimine des processions urbaines lesmilices communales. A Lille, dès 1668, date de l’annexion, les quatre serments sontévincés de la procession, qui certes va subsister jusqu’à 1791, mais en perdant de plusen plus de sa pompe, et de ses affluences d’antan. Bien sûr, la nécessité de l’apparat

1. Yves-Marie Bercé, op. cit.

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du pouvoir se maintient, le devoir de faste ne disparaît pas, mais la composition desfêtes du XVIIIème siècle, analyse Bercé, est « toute aristocratique» ; elles sont «œuvrede professionnels». En clair, la coupure élites /culture populaire est consommée, etl’unanimisme des rituels festifs d’antan fait place à un exclusivisme aristocratique.

Cette mutation des fêtes est avant tout imputable à des facteurs d’ordrepolitique : pour schématiser, avec la conquête et la formation d’un Etat centralisé,les villes perdent peu à peu leurs prérogatives judiciaires, financières et politiques. Dèslors, les triomphes urbains tombent en désuétude car l’organisation du pouvoir necorrespond plus à l’image qui en est donnée. Mais Philippe Guignet a montré surce point à quel point les analyses de Bercé, trop rapides, sont fausses. Il est frappanten effet de constater que dans ces provinces nouvellement conquises, les triomphesurbains ne faiblissent pas. Plus encore, ils peuvent même commémorer un événementfort contraire à l’idéologie monarchique. En fait, la préoccupation majeure de lamonarchie est la bonne rentrée de l’impôt ; pour le reste, des compromis sont vitepassés avec les villes qui, tant qu’elles remplissent les obligations fiscales, jouissentd’une assez grande marge de manœuvre.

Dans l’ensemble, on se garde bien de heurter les coutumes, malgré l’ambitionaffichée de «désespagnoliser» la province. L’essentiel, dans cette nouvelle région fron-talière, est de faire rentrer correctement l’impôt nécessaire à la conduite de la guerreet à l’édification de la «ceinture de fer» qui va couvrir de citadelles les villes annexées.

On voit cependant apparaître de nouvelles formes de fêtes urbaines, avec les entréesroyales, notamment en 1680, où Louis XIV effectue avec sa cour le tour de ses nou-velles annexions. Nouveauté, en effet: les villes du Nord connaissaient les entrées sousles souverains espagnols. Mais le rituel qui accompagnait ces entrées était empreintd’une certaine bonhomie. Charles Quint, pour ne prendre que lui, ne dédaignait pasde se joindre aux jeux et aux concours sportifs organisés à l’occasion de sa venue. Avecla monarchie française, le rituel se glace et se colore d’une solennité nouvelle, plusen harmonie avec l’Etat qui se construit.

Prenons par exemple l’entrée de Louis XIV à Valenciennes en 1680. Valenciennesdevient française en 1677, quand le Magistrat de la ville, jugeant la situation militairedésespérée, choisit de composer avec la France. Mais le peuple, lui, travaillé de longuedate par la Contre-Réforme, est sincèrement attaché à l’Espagne, et regarde commeune catastrophe l’arrivée de Français perçus ici comme libertins et athées. AussiLouis XIV cherche-t-il à réagir contre cette situation et conforter sa position danscette place stratégique en se posant en défenseur de Valenciennes et du catholicisme.Trois ans plus tard, l’entrée royale est l’occasion de rassurer les Valenciennois, et de leurgarantir le maintien de leurs privilèges. L’entrée royale, rituel très codifié, est ici une

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véritable déclaration d’allégeance, afin de mieux pouvoir négocier le maintien desprivilèges de la cité. Les témoignages symboliques d’allégeance sont ainsi partoutprésents. Les rues que doit emprunter le cortège royal sont tendues de drap bleu, etmême le beffroi, symbole séculaire des libertés urbaines, est surmonté de fleurs delys. Clou du spectacle, une gigantesque statue d’Hercule qui soutient la voûte céleste,d’où est tiré un grandiose feu d’artifice.

Plusieurs éléments marquants dans cette cérémonie au déroulement convenu :d’une part, le langage de la soumission, l’abdication des libertés. D’autre part,l’exclusion du peuple de la cérémonie, en tant qu’élément actif qui, traditionnellement,acclame le roi. La fête de 1680 n’est ainsi pas un temps fort de reconnaissance de lacommunauté par elle-même, mais le moment d’allégeance d’une ville à son nouveausouverain, l’intégration de la communauté urbaine à la collectivité nationale. Mais urtout, l’entrée est organisée comme une représentation théâtrale. L’exclusion du peuplecomme acteur participant effectivement à l’entrée, et non comme foule de simplesfigurants, est affirmée par le choix d’un langage symbolique qui se perd dans lesréférences érudites et les allusions mythologiques auxquelles seule l’élite dirigeante dela cité comprend quelque chose.

Temps de rupture? Ce n’est pas si sûr car, on l’a vu, ces festivités d’un nouveau type,plus fermées, n’ont pas vocation à remplacer les réjouissances traditionnelles. Aucontraire, celles-ci connaissent une vitalité qu’on n’a longtemps pas soupçonnée1. ADouai par exemple, les festivités commémorant la défaite française de 1479 se per-pétuent, malgré le changement de domination politique; on se contente d’ajouter surle bouclier de Gayant un soleil en l’honneur du conquérant. Mais on attendrajusqu’en 1771 pour déplacer la fête au 6 juillet, date anniversaire de l’entrée des Françaisdans la place. Preuve du succès de la fête. D’ailleurs, la procession du géant s’enri-chit de nombreuses figures annexes : on adjoint en effet au géant une femme, desenfants (à partir des années 1680), ainsi que d’autres éléments : saint Michel et sondiable, la Roue de la Fortune, Proserpine, la Reine des Enfers, des cyclopes, le « sotdes canonniers»… En fait, le compromis passé avec la monarchie n’a pas, loin s’en

1. En fait jusqu’à la publication de la thèse de Philippe Guignet, Le Pouvoir dans la ville, parue en 1990, et quiremet fortement en cause bien des idées préconçues sur la pesanteur de l’absolutisme louis-quatorzien dansles villes nouvellement conquises du Nord de la France. Il montre ainsi dans son ouvrage que, excepté surle plan fiscal, où la monarchie est intraitable, les intendants laissent bien souvent une grande marge demanœuvre aux magistrats attachés à la tradition, et que la promesse de respecter les coutumes de chacunedes villes conquises n’est pas seulement une façade. L’absolutisme sut bien souvent passer des compromisavec les élites politiques locales, l’essentiel étant toujours la défense de la frontière. Le passage sous ladomination française n’a donc pas signifié pour les villes une perte de leur particularisme ni la dissolutionde leur identité dans un Etat-Nation en construction.

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faut, vidé le pouvoir urbain de sa substance. Aussi les fêtes se maintiennent-ellesavec vigueur, puisqu’elles n’ont pas perdu tout ancrage dans la réalité du pouvoir. Lessentiments d’appartenance à la communauté de destin que constitue la ville ne sontpas en voie de déracinement.

Les véritables ruptures se situent davantage, au XVIIIème siècle, entre les élites urbaineset des pratiques populaires qui, elles, restent enracinées dans la dérision carnavalesque;non dans le sentiment d’appartenance, mais dans l’expression de ce sentiment. Lerituel festif baroque traditionnel va perdre de sa lisibilité auprès des élites éclairéesgagnées aux idées des Lumières, qui considèrent les géants comme des marques desuperstition d’un autre âge. Progressivement, on observe une montée des attaquesdu clergé contre les éléments qui leur semblent les moins orthodoxes dans ces fêtesurbaines : les géants. En fait, bien souvent, dans leurs condamnations, ils semblentconfondre profane et païen, et s’offusquent de la polysémie des cortèges de rue, quibrassent à la fois liturgie romaine et mythes locaux, dérision carnavalesque et châsses desaints. C’est bien un affaiblissement de la sensibilité baroque qui est en jeu ici, et quiexplique le désintérêt croissant des élites culturelles, de sorte que le contenu profanede la procession est peu à peu écarté de la procession religieuse proprement dite.

A Lille, par exemple, l’évêque prend sans succès des mesures contre le défilé desgéants en 1665 et 1688, avant de parvenir à séparer le religieux du profane en 1699.De même, à Douai, les géants sont proscrits par l’évêque d’Arras en 1699; le Magistratpromet alors de ne plus faire figurer d’éléments non conformes à la religion, maisen 1700 Gayant et sa suite réapparaissent. L’évêque proteste de nouveau, mais leséchevins ne cèdent que sur le diable de saint Michel. Il faut en fait attendre 1771 pourque les attaques de l’évêché aboutissent: si la procession est finalement maintenue, enla repoussant au 6 juillet, les géants, eux, sont vendus aux enchères, ainsi que toutesles figures qui les accompagnaient. Mais de 1777 à 1779, des notables reconstituentla famille gigantale, avant leur destruction en 1791… Cette hostilité du clergéà la fin du XVIIème siècle est générale aux communes des Flandres, belges commefrançaises (preuve que le désaccord sur les géants n’est pas d’ordre politique) : fin ducortège de Poperinghe en 1680, départ des géants des processions de Bruges, Louvainet Gand dans les années 1770.

Le XVIIIème siècle marque donc une période d’affaiblissement du pouvoir fédéra-teur des géants : la diffusion des Lumières, la critique rationaliste des superstitionsdétachent certaines élites cultivées de l’attachement aux géants, et fissurent l’unani-mité de la célébration de l’identité urbaine.

Dès lors, la Révolution, comme bien souvent en matière culturelle, agit davantagecomme un catalyseur que comme une époque de rupture sur les pratiques culturelles.

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Si elle affiche une claire volonté de rupture, elle arrive sur un terrain déjà préparé, quidécrie la fête traditionnelle, à la rigueur compassée. Cependant, comme le rappelleMona Ozouf1, entre la fête révolutionnaire et celle de l’Ancien Régime, la différencene réside pas tant dans la raideur de l’une et la spontanéité de l’autre, que dans deuxconceptions antagonistes du corps social : si la fête d’Ancien Régime est fête de ladifférence, en fixant l’ordre des rangs et des corps, la fête révolutionnaire cherche uneunanimité égalitaire. De ce constat découlent bien des transformations. D’abord, lafin des triomphes citadins. Dans une Nation une et indivisible, il paraît impensablede célébrer l’identité d’une ville, tant une telle initiative serait perçue comme contre-révolutionnaire; l’exaltation du particularisme fait alors place à la célébration de l’uni-té nationale, de l’exaltation de la collectivité conquise sur les ruines de la tyrannie.Mais aussi, avec la mutation de la forme des fêtes, c’est une nouvelle géographiefestive qui s’esquisse.

La procession de l’Ancien Régime s’organisait dans l’espace délimité de la vieilleville, dans un théâtre urbain perçu comme espace sacré. Cette procession tradition-nelle perdure jusque 1792, mais cède le pas dès 1790 à un autre type de fête, plusunanimiste, la fête de la Fédération des gardes nationales des trois départements Nord,Pas-de-Calais et Somme, qui, grande nouveauté, se déroule à l’extérieur de l’espacebâti de la ville : à l’Esplanade, tout comme l’espace central de la fête révolutionnaireparisienne est le Champ-de-Mars. Espace en marge de la ville, qui exprime l’utopied’un retour à la nature, dans un espace vierge où on aménage des temples ioniquespour symboliser la démocratie nouvelle. C’est là un symbole très fort: alors que l’AncienRégime déroulait la hiérarchie de ses corps dans les belles rues du centre-ville, lesrévolutionnaires cherchent à échapper au cadre urbain.

Diverses variantes sont adaptées de ce modèle originel, au gré des inflexions dela Révolution. Le 14 juillet 1793, on célèbre le vote de la Constitution de l’An Ipar un cortège qui se rend au Champ-de-Mars suivi d’un char en forme de cata-falque : c’est le tombeau de l’aristocratie. Le 30 décembre, une fête originale : pourcélébrer la prise de Toulon, on organise une fête qui consiste à simuler l’attaque etla prise de la ville par les armées républicaines. La fête de la Régénération du30 novembre 1793 reprend le principe ancien des architectures éphémères ; maisloin des arcs de triomphe de l’Ancien Régime, l’architecture éphémère consiste icien un tertre situé au centre d’un bassin circulaire ; sur un lit de gazon, une femmeaux mamelles généreuses représente la Nature, qui dispense une eau régénératriceque vient boire la foule.

1. La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976.

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Tous les schémas des fêtes révolutionnaires sont en fait étroitement calqués sur lemodèle parisien : fête de la Régénération, fête des martyrs de la Révolution, fête del’Etre Suprême, puis fêtes familiales du Directoire… toute l’organisation festive, fina-lement, obéit à un étroit conformisme révolutionnaire, qui abdique des particularismespour suivre le rythme impulsé par la capitale et ses envoyés. Plus caractéristique est enfait l’interdiction des géants processionnels, condamnés à Douai par la municipalitérévolutionnaire comme «frivolité inventée par le despotisme pour tromper le peuple».Les inquiétudes des révolutionnaires sont accentuées par la possibilité d’interférencesentre fêtes révolutionnaires et fêtes traditionnelles. A Douai, la proximité des fêtes deGayant (le 6 juillet) et du 14 juillet, que l’on cherche à ériger en fête nationale, n’estpas étrangère à la violence de la condamnation.

Ce qui importe ici n’est pas un calendrier précis des interdictions révolution-naires, mais plutôt le constat que les géants réapparaissent très rapidement après laRévolution, et ce dans un Etat de plus en plus centralisé. Le XIXème siècle marque aucontraire un grand dynamisme des géants processionnels. Avec des modificationshéritées de la Révolution: en supprimant les ordres et corporations, les révolution-naires bouleversent le cérémonial d’Ancien Régime. Plus question, maintenant, quela ville défile par corps dans ses rues. Paradoxalement, le phénomène gigantals’en trouve cependant redynamisé. Mais les géants cessent d’être possession de lacollectivité dans son ensemble : un groupe particulier ou une association (amicalelaïque ou autre) se les approprie, qui détient dès lors le monopole de la mémoirecollective de la cité. Le géant reste donc le support privilégié de l’expression socialethéâtralisée, et de l’inscription de la communauté dans une historicité à la foismythique (récits des origines) et constamment réactualisée, par l’actualisation dessymboles gigantaux, malgré l’affirmation de continuité. Comme l’écrit MauriceHalbwachs,

[la mémoire collective] est essentiellement une reconstruction du passé [qui]adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels dumoment.

Dès lors,

la connaissance de ce qui était à l’origine est secondaire, sinon tout à fait inutile,puisque la réalité du passé n’est plus là, comme un modèle immuable auquel ilfaudrait se conformer.1

1. Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, Paris, Armand Colin, 1970.

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De la Révolution au XXème siècle: géants et rites républicains

Si la Restauration permet un rapide retour des géants, que le Second Empire lestolère, on s’intéressera avant tout ici à la période républicaine, et à la façon dont lesrépublicains de la fin du XIXème siècle et du XXème siècle, pourtant hantés par le souvenirde la Révolution, vont non seulement tolérer les processions de géants, mais aussi lesinstrumentaliser: dans les villes du Nord, les maires vont en toute conscience utiliserles processions de géants dans une optique d’affirmation de leur pouvoir au sein de lacommunauté des habitants.

Malgré la rupture révolutionnaire, la République n’a pas combattu des pratiquesidentitaires pourtant identifiées très nettement à l’Ancien Régime et à l’empilementde corps qui le caractérisait. Au contraire, les pouvoirs locaux, les municipalités ontsu très habilement récupérer ce remarquable instrument de cohésion idéologiqueque constituent les géants. La Révolution n’a pas balayé les liens qui unissent lepouvoir municipal des villes du Nord de la France aux géants processionnels.

On peut observer l’étroitesse des liens qui subsistent entre le politique et ce qu’onest tenté d’appeler le folklorique1 à travers le cas des baptêmes de géants. En effet, lesgéants ont un cycle de vie calqué sur le cycle humain: ils naissent, se marient, ont desenfants, et meurent. Aussi l’arrivée d’un nouveau géant est loin d’être un acte anodin.Au contraire, elle comporte des rites étroitement liés à la sphère du politique et àla symbolique municipale.

Ces pratiques, très prisées du public, se présentent comme des simulacresd’opérations civiques, en relation avec le cycle de la vie. C’est ainsi que sont «joués»,au centre de l’espace décisionnel de la ville, la mairie et sa place, les principauxactes sociaux destinés à légaliser chez tout être humain les étapes fondamentales desa vie : baptême, mariage… Pour le rituel du baptême, c’est généralement la mairie,lieu fondamental de l’engagement laïque en tant qu’espace républicain, qui est éluepour l’accomplissement du rite. Cet emplacement singulier amène l’exécution durite par des acteurs proches de la sphère du pouvoir. Ainsi, par leur rôle au centrede cette imitation sérieuse, ils consolident les liens entre pouvoir communal et groupesassociatifs.

A Douai, la mairie occupe, du point de vue d’une géographie festive, une placecentrale dans l’espace urbain. La cour solennelle de la mairie, surmontée par le beffroi,

1. Au sens ici le plus ancré dans les ambiguïtés du terme, et dans ce qu’il recèle d’a priori sur les superstitions,les rituels populaires. Le folklore serait dans cette perspective le produit d’une religion populaire faite duvieux fonds de croyance non rationalisé par l’Eglise (avec toute la condescendance que cela suppose). Pourune mise au point sur ce sujet, Le sens du sacré de François-André Isambert est incontournable.

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constitue le point de départ de la cérémonie des fêtes de Gayant. Par les réjouissancesqui s’y enchaînent (danse des géants, lâcher de bonbons, réception des notables), lacour de la mairie se constitue en théâtre provisoire, consensuel et fraternel. Centreinstitutionnel, la mairie est à partir de la IIIème République le siège d’un pouvoirlaïc et démocratique, qui affirme les valeurs morales et civiques d’ordre public, detravail. La préférence accordée à un espace aussi chargé symboliquement que l’hôtelde ville et le beffroi pour célébrer les retrouvailles entre les géants, les autoritésurbaines et les citoyens contribue à renforcer la gravité de la fête, et à honorer lasolidarité municipale.

Depuis 1801, la fête est devenue communale : la procession perd la colorationreligieuse des origines, pour se laïciser. La cocarde tricolore orne alors le géant, etson écharpe le confirme dans son rôle d’édile. En fait, l’histoire de Gayant est celled’une progressive cristallisation sur le géant de l’identité de la cité. Déjà, dès 1779,la procession traditionnelle en l’honneur de saint Maurand, le véritable «sauveur» dela cité, s’intitule «procession de Gayant» ; innovation qui traduit bien l’importanceprise par ce personnage inventé et anonyme. Puis le géant gagne peu à peu en popu-larité et en prestige. En 1920, il donne son nom à la fête, complètement laïcisée :Gayant devient alors figure tutélaire de la cité, une sorte d’étendard municipal autourduquel se serre tout le corps urbain.

A Cassel, petite ville des Flandres, le géant et son épouse, Reuze Papa et ReuzeMaman incarnent le fort particularisme de cette antique ville flamande perchée surun des rares «monts» qui jalonnent les Flandres. Les Cassellois se définissent bien sou-vent comme «montagnards», et leur fibre identitaire se nourrit de l’existence des deuxcolosses, figures tutélaires de la cité, dont l’influence se diffuse à tous les niveaux de lavie sociale (domestique, économique, municipal, etc.). Les géants ne sortent que deuxfois par an (le dimanche gras, et le lundi de Pâques) lors de promenades rituelles quimatérialisent et célèbrent, pour les Cassellois, un espace commun d’appartenance etd’identité, univers principalement fondé sur la mémoire dont les géants sont lesgarants. Reuze Papa, apparu en 1827, affiche, comme bien des géants, une alluremartiale inspirée du passé romain de la ville (mais le vêtement tricolore vient actua-liser les références identitaires), une épée, une cuirasse, qui consacrent le géant dansson rôle de défenseur de la ville et le vouent, ainsi que sa femme (apparue elle en 1860),à la protection de l’espace domestique. De fait, observe l’ethnologue Marie-FranceGueusquin1, il est peu de foyers cassellois qui soient dépourvus de la présence du géant,à travers une affiche, une photo, un objet décoratif. L’application sur la vitre quidonne sur la rue d’une photographie représentant les deux géants rejoint ces signes

1. Fêtes, géants et carnavals du Nord-Pas-de-Calais: Cassel, Béthune, Musée régional d’ethnologie, 1993.

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dispersés dans le logis, mais avec une signification différente, puisque ce n’est pasl’intérieur qui est élu, mais le dehors. En fait, c’est une initiative que l’on trouveessentiellement dans les maisons situées dans des rues trop étroites pour accueillir lecortège rituel : afficher le portrait des deux héros de la ville vise ainsi à exprimer lesoutien aux géants, son adhésion au rituel gigantal.

A Lille, par contre, l’utilisation par la municipalité, depuis les années 1970, del’attachement aux géants se traduit par un échec. Le projet de départ consiste, pour lamunicipalité, dans le cadre de la décentralisation administrative, à doter neuf de ses onzequartiers d’une effigie emblématique, pour renforcer leur identité, en les invitant àse différencier des quartiers avoisinants. L’examen de ces géants est intéressant, car ilrévèle les multiples applications par la mairie, et à son profit, d’un élément du folklorerégional, dans le but de polir son image, intra et extra muros. Mais, étant imposé parl’hôtel de ville, le modèle gigantal ne fait pas ici l’adhésion de la population.

Objet artificiel, bien que reproduisant un type traditionnel, le géant ritueln’apparaît alors que comme un instrument mis au service d’une municipalitésoucieuse de sa réputation et de son rayonnement. Fruit d’une volonté délibérée etnon d’une détermination populaire, le mannequin se confine alors dans un rôle depure représentation populaire.1

Aujourd’hui, les fêtes de géants connaissent une vigueur inaccoutumée. De plus enplus de communes possèdent des géants. Ainsi, entre 1920 et 1940, on a recensétrente-deux nouveaux géants dans le département du Nord ; trente-six entre 1945et 1967 ; et cent cinquante depuis 1967.2 L’époque contemporaine est cependantcaractérisée par une redéfinition du rôle et de la géographie des géants.

L’aspect identitaire des processions gigantales est toujours présent. Bien sûr, lesprocessions de ville, elles, ont disparu. Mais il est justement frappant de constater que,dans la procession, ce qui a le mieux survécu à la tourmente révolutionnaire estl’effigie gigantale. C’est en même temps tout à fait logique : c’est la partie la pluslaïcisée du cortège qui a été conservée. Mais leur utilisation s’est largement diffusée:aujourd’hui, les géants sont conçus au sein de collectivités sociales ou territoriales

1. Marie-France Gueusquin, «Tradition et artifice dans les fêtes urbaines du Nord de la France: les manne-quins de cortège ou les raisons d’un échec à Lille aujourd’hui», in A. Corbin, D. Tartakowsky, Les usagespolitiques des fêtes, Paris, Editions du CNRS, 1994.

2. Entre 1900 et 1914, on compte pour le Nord de la France 8 nouveaux géants, et 2 en Belgique. Entre1920 et 1940, 32 dans le Nord, 52 en Belgique ; entre 1945 et 1967, 36 dans le Nord de la France, etpresque 200 en Belgique. Au total, on compte dans le Nord de la France plus de 150 géants; côté belge,on en dénombre 80 pour la seule agglomération de Bruxelles, et plus de 400 en Wallonie (chiffres tirés deJean-Pierre Ducastelle (dir.), Géants et dragons : mythes et traditions à Bruxelles, en Wallonie, dans le nordde la France et en Europe, Paris, Casterman, 1996.

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diversifiées: associations culturelles, comités de quartier, amicales laïques. Les cortègessont essentiellement laïques : défilés carnavalesques, fêtes locales. De même, on voitapparaître parmi les géants des représentations de personnages historiques, alors queceux de l’Ancien Régime étaient fondamentalement anonymes dans leur conception.Ainsi, à Lille, on a fabriqué un géant représentant le chanteur Raoul de Godewaersvelde;à Godewaersvelde, petit village flamand, on a représenté Mil Trommelaere, un cor-donnier célèbre dans le village au début du XXème siècle ; à Wasquehal, le choix de laMaison des Jeunes et de la Culture s’est porté sur Alexandre Viseur, garde-champêtremunicipal de la fin du XIXème siècle. Les géants quittent alors l’anonymat générique deReuze ou Gayant pour recouvrer l’image des pères fondateurs ou protecteurs de la cité.

Autre évolution notable, la diffusion des fêtes de géants, y compris à des villages,ou à tout le moins des communes nouvellement urbaines. Ici, la logique est bienévidemment différente : il ne s’agit pas d’exalter le passé et le particularisme de laville. Cependant, la logique commémorative est toujours bien à l’œuvre. Ainsi, lepatronat de Comines, petite ville de la frontière belge, décide de représenter deuxouvriers textiles, dans un contexte d’expansion de l’industrie rubanière. La représen-tation des ouvriers, au sein d’une association qui comprend la plupart des détenteursdes moyens de production, dans une ville alors dominée politiquement par lesconservateurs, met en lumière l’emprise du patronat sur une pratique profession-nelle (le tissage) dont il s’approprie la gestion symbolique, pour mieux le valoriser.

Globalement, c’est à un mouvement identique à la vague de renaissance des géantssous la Restauration que l’on assiste, à travers la multiplication et la diffusion duphénomène gigantal : désir de renforcer ses racines face à la crise économique etsociale, redécouverte des identités régionales sont sans doute pour beaucoup dans ceretour en force du folklore traditionnel au sein des manifestations festives.

L’observation des mannequins cérémoniels du Nord de la France confirme la forteinclination de cette société pour l’harmonie sociale : ordre hiérarchique des corps dela ville à l’époque moderne, image édifiante de la famille lors des baptêmes et desmariages de géants à l’époque contemporaine. Il faut alors considérer avant tout le géantcomme un archétype social : la projection, dans l’espace urbain, d’un idéal profession-nel, de l’entente familiale, de l’harmonie en général. A la fois oriflammes et protecteursdu groupe, les géants ancrent celui-ci dans un passé mythifié qui fait sa cohésion.Consacré comme le représentant d’un ordre implicite établi, enraciné dans la cité,justifiant la légitimité de cet ordre, le géant est devenu l’emblème du corps social.Aux forces locales de s’approprier cet emblème, de s’identifier à lui et de se légitimergrâce et à travers lui. En tant qu’enjeu, le géant sera ainsi tour à tour glorifié ou bannipar les pouvoirs locaux et les forces sociales.

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Le géant n’est alors plus seulement témoin «vivant», mais témoin «actif » de laville. Il assure la mémoire collective, remplit le même rôle civil que les monumentsaux morts et le statuaire officielle (Marianne, bustes de Carnot…). En même temps,ce sont la cité et ses différentes composantes qu’il représente : de symbole actif dansl’affirmation d’un sentiment d’appartenance, le géant en vient à définir l’urbanité.1

Sylvain [email protected]

Bibliographie

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1. C’est cette démarche qui a par exemple guidé les édiles de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq à édifierleur propre géant, alors même qu’ils avaient bien d’autres priorités à parachever.

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Liturgies de la rue

A propos de la ville post-industrielle, R. Muray Schafer parle de «paysage sonore1

lo-fi», pour désigner un espace dans lequel les signaux acoustiques «se perdent dans unesurpopulation de sons» et abolissent de ce fait toute possibilité de hiérarchie auditive.Opératoire pour les villes des XIX et XXèmes siècles, une telle désignation semble égalementvaloir pour les villes médiévales et renaissantes. C’est que le bruit, nourri du son descloches, du cri des marchands ou de l’activité des chansonniers, y est quasiment omni-présent2 et s’y manifeste avec une telle diversité, que leur paysage sonore cède souvent àl’hétérogénéité la plus appuyée. Espace populaire et confusionnel, l’espace des villes decette époque dessine par là même un espace sonore alternatif aux espaces institution-nalisés de la cour et de l’église, en opposant la profusion à la maîtrise, la liberté au code,et la gratuité au sens. En un temps où aucune structure démocratique n’est encore enplace, on pourra donc se demander comment l’autorité, prise dans ses acceptionspolitique, théologique et esthétique a précisément appréhendé un tel espace, dont leprincipe sous-jacent de liberté pose a priori un défi à son établissement.

I

C’est parce qu’elle veut contrer l’irrémédiable polymorphie de l’espace de la rueque l’autorité, tout d’abord politique, procède à la «mise en signification»3 de son«paysage sonore». Il s’agit pour elle d’inscrire un donné géographique dans un «pro-cès spatialisant » qui aboutisse à la métamorphose du lieu « rue » en espace4. Les

1. La notion de paysage sonore a été théorisée dans le livre de R. Muray Schafer, Le Paysage sonore, Paris, éd.Jean-Claude Lattès, 1979. L’auteur pose en principe que tout son peut être considéré comme musique.

2. Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, « Du Moyen Age à la fin de l’Ancien Régime : maîtriserles sons », Paris, PUF, p. 19 : « Le bruit est partout et d’abord dans les villes ».

3. Nous nous inspirons ici d’une étude de Louis Marin (« Une mise en signification de l’espace social : cor-tège, défilé, procession », in De La Représentation, Paris, Seuil-Gallimard, 1994) dont nous voudrionspar la suite prolonger les acquis dans le registre d’une sémiologie d’ordre sonore.

4. Louis Marin emprunte à M. de Certeau (L’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Union générale d’édi-tion, 1975) cette distinction conceptuelle entre « espace » et « lieu », selon laquelle un lieu est l’ordreselon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence, et l’espace l’effet produit pardes opérations et des mouvements.

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vecteurs les plus courants de cette entreprise de resémantisation sont les parcoursritualisés de la rue que constituent le cortège, le défilé ou la procession, traversantl’espace selon une orientation telle qu’ils finissent par engendrer un espace qui leursoit spécifique. Perdant son caractère strictement fonctionnel, la rue peut ainsi pro-longer métaphoriquement – lorsqu’il est question de procession – l’intérieur des églisesdont elle reprend les principes d’ornementation, avec une exubérance, une diversitéde formes et de couleurs qui la rendent digne, par exemple, de recevoir le Christ, com-me ce fut le cas lors des fêtes du Saint Sacrement à Séville en 1594 au cours desquellescelui-ci traversait la ville sous la forme d’un ostensoir1.

La rue en est dès lors «dévirtualisée»2, et ce d’autant plus qu’à la substitution del’espace au lieu, s’ajoute généralement un processus de mise en narration, qui trans-forme le parcours en un discours dont résultent de véritables frises visuelles et audi-tives3. C’est d’une telle logique que procèdent les fêtes du transfert de la statue de lavierge de la Fuencisla4 de 1613, auxquelles participe le roi Philippe III. Celles-cimettent en scène la généalogie fantasmée de la ville en démultipliant les chars somp-tuaires, dont l’ordre obéit au sens de la chronologie historique. Se succèdent ainsiun premier char, représentant Hercule assistant à la fondation de la ville, un second,exaltant le courage des Ségoviens lors de la conquête de Madrid, en 1083, puis untroisième, rappelant les prouesses des matrones de Ségovie et un quatrième, repré-sentant la Reine Isabelle la Catholique, soit autant de scènes emblématiques dont lecaractère narratif est appuyé par le jeu de nombreux timbaliers, trompettes et autresmusiciens. A cette narration profane s’adjoint une seconde, d’inspiration sacrée, etillustrant les quarante-deux générations s’échelonnant d’Abraham au Christ5 par unecavalcade divisée en dix-neuf chars dont chacun est distingué du suivant par l’inter-médiaire d’une trompette à cheval et l’entremise de danses populaires concourant ellesaussi à la narrativité de la cavalcade.

Aussi pensée fût-elle, une telle narrativisation musicalisée du parcours ne leretranche pourtant pas dans le seul champ du divertissement : elle demeureabsolument inséparable de l’opération de mise en signification que nous décrivions

1. Les fêtes de la Renaissance, tome 3, communication de Lucette Elyane Roux, « Les fêtes du Saint Sacrementà Séville en 1594 », Paris, éd. du CNRS, pp. 461-484.

2. Ibid.3. Voir Les fêtes de la Renaissance, tome 2, communication de George R. Kernodle, « Déroulement de

la Procession dans les Temps ou Espace théâtral dans les fêtes de la Renaissance », Paris, éd. du CNRS,pp. 443-462.

4. Les Fêtes de la Renaissance, tome 3, communication de Jean-Louis Fleckoakoska, Paris, éd. du CNRS, « LesFêtes solennelles du transfert de la statue de la vierge de la Fuencisla (Ségovie, 12-22 septembre 1613)».Toutes les indications qui suivent sont empruntées à ce travail.

5. Décrites dans la Généalogie de la Vierge selon l’Evangile de Saint-Matthieu (1-17).

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précédemment. Le récit ne vaut en effet que dans la mesure où il actualise les diversesvisées qui préoccupent les autorités, parmi lesquelles prime naturellement la viséepolitique. C’est ainsi que les fêtes de l’Assomption de Sienne1 ambitionnent en 1581 demettre en scène une vision organiciste de la ville, articulant l’activité des partiesà l’impérieuse nécessité de leur inscription dans la totalité urbaine. Comme nousl’apprend un traité de D. Cortese, le char de chacune des contrade de la ville illustrel’activité de son quartier par la composition de strophes, de chansons, et de madrigauxqui, s’ils mettent en valeur la productivité d’un espace particulier, n’en sont pas moinscensés célébrer leur sujétion à une communauté (urbaine, nationale, voire impériale) quiles transcende: une contrada orne ainsi son char d’un aigle (Aquila) qui renvoie tant àl’habileté artistique de son quartier qu’à la gloire de Charles Quint et du Grand Duc. Unetelle pratique, exemplifiant de manière particulièrement frappante l’idée d’A.-J. Greimasselon laquelle «la relation de l’homme aux objets ethno-sémiotiques [parmi lesquels lafête] est celle de la participation»2, permet de résorber les rivalités traditionnelles entrequartiers dans une dialectique du faire-valoir et de la soumission qui les tient efficacementdans le giron de l’autorité. Le parcours de la rue révèle par là même sa dimension à lafois symbolique, téléologique, mais aussi axiologique, comme le montre par-dessus toutl’édifiant Trionfo della morte3 organisé par Savonarole à Florence: un char, traîné par desbuffles, porte la Mort armée de sa faux et des cercueils d’où sortent à chaque arrêt dessquelettes qui, au son assourdi des trompettes, chantent d’une voix rauque la complainteDolor, pianto e penitenza sur un poème d’Antonio Alamanni, épigone de Pétrarque,tandis que d’autres squelettes à cheval vocalisent d’une voix trémulante le Miserere.

Si les «procès spatialisants » et narrativisants précédemment décrits découlentnaturellement de ces ambitions sémantiques, reste à mesurer leur efficience, endéplaçant le questionnement dans le champ d’une « performativité » du discoursauditif, tel qu’il est tenu par les autorités dans ce même espace de la rue. Le défiléurbain vise à produire un effet sur le peuple, qui bien souvent se veut «anesthésiant»,comme lors des fêtes de Sienne déjà mentionnées:

le faste, le merveilleux de la fête serv[ent] d’anesthésiant pour le peuple et l’en-couragement et la diffusion des œuvres des artistes et des lettrés permett[ent] deresserrer les liens entre ces derniers et le pouvoir auquel ils apport[ent] un soutienet dont ils améliorent l’image de marque4.

1. Françoise Decroisette et Michel Plaisance, «Fête et société : l’Assomption à Sienne et son évolution duXVIème siècle» in Les Fêtes urbaines en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1993.

2. A.-J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, chapitre IV, «Les intrusions», Paris, Seuil, 1976, p. 185.3. N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 10, «Les formes musicales», Paris, NRF Gallimard, 1964.4. Françoise Decroisette et Michel Plaisance, « Fête et société : l’Assomption à Sienne et son évolution du

XVIème siècle » in Les Fêtes urbaines en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1993.

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Le discours sonore déployé pour l’occasion suscite l’émerveillement populaire autantqu’il flatte les velléités de composition des élites, pour mieux conforter l’ordre social etpolitique de la ville. Si l’ambition est claire, les moyens mobilisés sont soigneusementétayés puisqu’à la mise en narration et la mise en signification de ces défilés s’ajoute unrecours à une sémiologie sonore somptuaire fortement étudiée. Le son y est envisagécomme une technique de persuasion et de domination décisive : « Les cérémoniespolitiques utilisent des effets (…) sonores, pour s’assurer, ou renforcer la fidélité dessujets1 » résume J.-P. Gutton. Convaincre par l’ouïe impose donc de recourir à uninstrumentarium particulier, pensé dans l’optique de son efficacité sur les sens. Dece postulat pragmatique découle un usage fréquent d’instruments d’autant plus puis-sants, qu’il faut couvrir un « paysage sonore » souvent saturé2. Au même titre que les« zuffoli » (cornemuses, appréciées pour leur puissance lors de l’entrée à Florencede Charles VIII le 17 novembre 14943), les trompettes forment dès lors une ressourceinstrumentale de premier choix ; et les cortèges royaux de Charles Quint ne dérogentquasiment jamais à leur emploi (que ce fût pour l’arrivée à Combrai le 20 janvier 1540ou un passage sur l’île de Cuba4). L’éclat du paysage sonore est en outre fréquemmentrenforcé par la scansion régulière et répétitive de tamburazzi, de tambours et de tim-bales qui concourent à l’élaboration d’une temporalité propre au cortège5 (à lascansion de l’horloge se substitue en effet celle du musicien). Mais la prédominance deces deux invariants n’exclut naturellement pas l’usage d’autres instruments, qui assoientla performativité du discours sonore en affinant sa texture : sacqueboutes, harpes,pipeaux, chalumeaux, fifres, hautbois et autres instruments de pifferi6 peuvent joindrela clarté de leur timbre à la massivité de l’airain et de la percussion.

Il est donc bien question d’une sémiologie sonore à part entière, qui cependant,ne se restreint pas au seul paradigme du timbre, dans la mesure où elle inscrit dansson entreprise de sémantique auditive un travail sur la quantité. Le cortège joue eneffet d’une rhétorique numéraire qui mise sur la multiplicité du nombre d’exécutantspour susciter l’admiration du peuple assistant à son mouvement. Au-delà de l’éclat,

1. Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, «Du Moyen Age à la fin de l’Ancien Régime: maî-triser les sons», Paris, PUF, p. 19.

2. L’entrée de Charles Quint à Paris en 1540 se fit dans une agitation telle que le bruit de la foule couvraitmême les ménestrels et les trompettes.

3. N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 3, «Les lieux du concert», Paris, NRF Gallimard,1964.

4. A. Carpentier, La Musique à Cuba, Paris, Gallimard, 1985 (traduction française).5. «Le défilé, le cortège ou la procession, en s’ordonnant dans le temps chronique, le structurent selon la tem-

poralité qui leur est propre et par là même, produisent un temps spécifique qui à la fois interrompt le tempschronique et dans une certaine mesure l’accomplit ou le fonde» (L. Marin, De La Représentation).

6. Le piffero est un ancien instrument à anche double de la famille du haut-bois. Par dérivation métonymique,le terme peut désigner l’instrumentiste qui le pratique.

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c’est donc bien le «grand nombre» qui fait grand effet, comme le démontrent unenouvelle fois les festivités de Cambrai qu’un contemporain décrit dans un stylehyperbolique: sur la place du marché, il y avait «grande quantité d’instrumentz queon dict clerons ou hautbois faisans grande mélodie»1.

Ce faisant, la musique démontre combien elle est un vecteur essentiel dans le«procès signifiant» mis en œuvre par l’autorité dans l’espace de la rue. Cette utilisationfinalisée d’une sémiologie auditive n’est cependant pas l’apanage du politique ; elleest plus largement un fait caractéristique des institutions détentrices de l’autorité, com-me le montre également la pratique de l’Eglise catholique en la matière. Celle-ciinscrit en effet la musique dans la rue dans le cadre d’un prosélytisme sonore qui viseà séduire les réticents et maintenir dans le giron de son autorité les croyants. Pour cefaire, elle recourt à une sémiologie sonore du même ordre que celle du politique, àcette différence près qu’elle ajoutera à l’impérieux instrumentarium coutumier, laressource de ces propres lieux de culte. La puissance de l’Eglise se signifie dans la ruepar le défilé des musiciens qu’on peut entendre dans ses lieux de culte et par leur nombreimpressionnant: lors des cérémonies religieuses de Venise, déambulent ainsi les chantresde Saint-Marc leur livre de musique à la main, précédés de trois joueurs de luth etviole à archet, tandis que, plus loin, devant le baldaquin du doge, soufflent les joueursde pifferi et de six longues trombe di arzento2. L’espace urbain résonne ainsi d’un concertsacré, en sorte qu’il prolonge métaphoriquement l’espace cultuel, s’assimile à lui, et àl’autorité qu’il incarne.

II

La rue ne se plie cependant pas à ce procès spatialisant de manière univoque etpassive, puisque hors de ces festivités exceptionnelles, tout son art consiste précisé-ment à reprendre ce modèle ritualisé de signification, pour en faire un schèmequ’elle se plaît à dévoyer, en l’inscrivant dans un processus parodique.

La parodie du rite officiel prend majoritairement la forme de défilés burlesques.Au Moyen-Age et à la Renaissance, toute ville française abolit ses structures en seplaçant sous le signe de la folie (Evreux le 11 juin à la Saint-Barnabé, Rouen aux

1. Cité par N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 3, « les lieux du concert», Paris, NRFGallimard, 1964.

2. Variété de trompette: voir Nanie Bridgman, La musique à Venise, chapitre II, «Du XVème siècle à la naissancedu madrigal», III, «La vie musicale à Venise, Fêtes publiques et privées», Paris, PUF, 1984.

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Rogations avec le défilé des Coqueluchiers et des Connards). Son espace se fait alorsRoyaume des Fous, des «Asnes», des Sots, et des Mauvaises Braies (Laon). De cettealtération découle une recatégorisation d’un monde qui, perdant son organisationhiérarchique habituelle, adopte un mode de fonctionnement qui lui est propre, maisdont la structure est empruntée aux méthodes de l’autorité. Opératoires dansl’optique d’une canalisation de la jeunesse, de telles institutions n’en préservent pasmoins un fonctionnement parodique qui les retranche du seul champ de l’autorité.Elles peuvent d’ailleurs tourner en défaveur de l’ordre public comme le démontre ladégénérescence occasionnelle des charivaris, dont la violence et le principe mêmejustifient à eux seuls la convocation d’un synode en Avignon au cours de l’année 1337.

Cette parodie de la ritualité officielle a pour corollaire sonore la parodie de l’ins-trumentarium politique habituel. Il peut certes n’y avoir que reprise des ressourcessonores coutumières. C’est ainsi que le carnaval de Barcelone de 16331 met en scènel’entrée d’un roi et d’une reine nommés Belluya à l’aide d’une escorte d’instrumen-tistes rebaptisés Esculiers du roi de France et de chanteurs des chapelles dites Orfeyticaet Anfiona, l’ensemble s’inscrivant dans un cortège de deux groupes de trompettes,timbales et chirimias2, qui reprennent les fonctions somptuaires des cuivres et despercussions pour, cependant, les plier aux impératifs burlesques de la fête de rue. Maisdans le cadre d’une esthétique sonore nettement plus transgressive, le jeu consistera àsubstituer ce que Cl. Levi-Strauss appelle les « instruments de ténèbres»3 à la pompemartiale des trompettes et des percussions habituellement utilisées. Le décorumauditif laisse alors place aux sonorités disharmonieuses des crécelles, des sifflets, descasseroles, des chaudrons et des « sounaillons »4. Une telle pratique s’effectue endehors de l’institution, de ses moyens, et de son goût. Elle se définit par là mêmecomme une manifestation sonore de mauvais goût5.

Est-ce à dire que la rue construise un paysage sonore subversif à l’égard de l’au-torité ? L’on pourra s’interroger en considérant la position ambiguë de l’autoritéecclésiale à l’égard de la danse, confluence maximaliste du geste et du son. Si l’Eglisene dédaigne pas le procédé pour entretenir la foi des fidèles lors des fêtes patronalesou mariales, elle n’en fustige pas moins la perniciosité. Les danses et les musiques

1. Les Fêtes de la Renaissance, communication de Miguel Querol-Gavalda, «Le Carnaval à Barcelone audébut du XVIIème siècle».

2. Variété de petite flûte.3. Cl. Levi-Strauss, Six leçons sur le son et le sens, Paris, Editions de Minuits, 1976.4. J.-P. Leguay, La rue au Moyen-âge, ch. 8 «Les plaisirs de la rue», Les compagnies folles, Rennes, Ouest-

France, 1984.5. Les désignations que le charivari a reçues en Europe sont d’ailleurs péjoratives : rough music anglais,

katzen musik ou katalmusik (musique des chats ou des chaudrons) allemand, cancerro espagnol.

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qui les rythment sont assimilées à des résurgences de ritualité païenne. Non sansvérité d’ailleurs, les danses et musiques de carnaval et les musiques s’intégrant parexemple dans le calendrier chrétien entre la période des 12 jours (de Noël au jourdes Rois), et le cycle de Pâques et formant ainsi une festivité plus proche de latradition séculaire des bacchanales et des saturnales antiques que du rite liturgiquechrétien. Formes d’expression parmi les plus importantes dans l’espace de la rue, ladanse et la musique afférente sont encore taxées de diabolisme1. Un certain Ephremle Syrien constate que « là où on joue de la cithare et danse et bat des mains, là estla tristesse des anges et la fête du Diable ». Un sermon affirme quant à lui sansambages que «celles qui chantent pour la danse sont les ‘prêtresses du Diable’ ». Euégard à cette connotation infernale, danse et musique de danses conduisent ceuxqui les pratiquent à la damnation. Eustache Deschamps, grand poète français de lafin du XIVème siècle, est ainsi convaincu que la danse accompagnée d’instruments estinsensée, frôlant la folie : «Là ne voit on sens, raison ne mesure:/C’est de dancier auson des chalemiaux»2.

Si la rue ne développait un tel espace sonore subversif qu’au cours de fêtes biendéfinies, la chose n’aurait au demeurant rien d’inquiétant pour les autorités parodiéespuisqu’elle pourrait être tolérée à titre cathartique3. Reste qu’en dehors même de cesfestivités épisodiques, l’espace de la rue s’avère propice à la poursuite d’une activitémusicale du même ordre, en cultivant notamment le genre de la chanson licencieusequi, lui, accompagne le déroulement de l’existence quotidienne. Le genre extrêmementflorissant de la chanson de rue anticléricale raille ainsi les ordres comme le fait Noussommes de l’ordre de Saint Babuyn de Loyset de Compère4, autant que d’autres productionsmoquent «Frere Bidault», « Frere Blaise», « Frere Thibault»… La contribution de Lassus5

en la matière est loin d’être négligeable. L’on relèvera particulièrement la composition: «il estoit une religieuse» dont les paroles cocasses sont:

Il estoit une religieuse /De l’ordre de l’Avé Maria, /Qui d’un Pater estoit tantamoureuse /Que son gent corps avec le sien lya. /L’abesse vint demander qu’il ya, /Lors respondirent l’un et l’autre : /Le pater et l’Avé Maria /Sont enfilez en unePatenostre.

Le rythme du début, normalement binaire et syllabique, en blanche et noires, s’in-terrompt brusquement à la mesure 5, au mot «Pater» pour faire place à un motif de

1. N. Wilkins, La Musique du Diable, chapitre 2, « danse macabre », Liège, Mardaga, 1999.2. Références mentionnées par N. Wilkins, op. cit.3. Ce qui fut effectivement le cas, comme nous avons pu le signaler précédemment.4. Parue en 1501 dans le tout premier recueil musical imprimé, l’Odhecaton de Petrucci.5. Annie Coeurdevey, Roland de Lassus, deuxième partie « Le langage musical », chapitre III « Le rapport au

texte », Paris, Fayard, 2003.

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trois degrés conjoints et ascendants, en semi-brèves ligaturées, entrant successivementen imitation aux autres voix : tout auditeur de l’époque (et peut-être quelques-unsaujourd’hui) reconnaît immédiatement le début en plain-chant du Pater Nosterchanté à la messe, juste avant la communion. Lorsqu’ arrive «Le Pater et l’Ave Maria»,se succèdent, à la basse, les deux motifs grégoriens, celui du Pater (fa-sol-la-[la]) etcelui de l’Ave (fa-do-ré-ré-la-la-do-la), tandis que le superius (la religieuse évidemment)s’envole littéralement dans les hauteurs de l’extase… Le religieux ne constitue cepen-dant pas l’unique proie de la chanson licencieuse; et le politique en est également unevictime privilégiée. Dans les rues italiennes1, le peuple chante, non seulement la joieet l’amour, mais aussi des chansons politiques liées aux événements immédiats dela cité ; les Génois expriment ainsi leur attachement à la liberté dans la barzellettaVia Spagnoli e Alemani, qui se chante vers 1527 et rappelle les événements historiquesde la prise de Gênes par Doria et Charles Quint. En 1512, puis en 1522, des pro-clamations s’élèvent même dans cette ville contre la coutume de chanter dans les ruesdu matin au soir des chansons licencieuses qui contaminent l’esprit des habitants, etles autorités vont jusqu’à menacer les coupables de châtiments corporels.

III

Tenir sur l’autorité un discours licencieux, c’est encore faire de celle-ci l’objetcentral de son activité, et donc rester sous son emprise. Or, la caractéristique laplus saillante de la rue ne réside-t-elle pas précisément dans la manière dont elle a sudévelopper un système propre, qui élabore ses sujets, ses formes et son fonctionne-ment selon une loi autre, non pas double strictement inversé de la loi officielle, maisloi autonome et particulière ?

L’activité urbaine se fait en premier lieu objet de sa propre activité musicale. Larue résonne de ses chansons de métiers, comme le montre le paysage sonore de cetteFlorence renaissante, dont l’animation tient pour une bonne part aux chansons2

de son écrivain public (Canto per scriptores, «Orsù car Signori chi soe bolle»), de sesmeuniers («L’arte nostra è macinare e servire tutta gente»), de ses tailleurs («De sartinui siam maestri»), de ses parfumeurs («Siam galanti di Valenza»), ou de ses fabricants

1. N. Bridgman, La vie musicale au quattrocento, chapitre 3, « Les lieux du concert », Paris, NRF Gallimard, 1964.2. N. Bridgman, La vie musicale au quattrocento, chapitre 10, « Les formes musicales », Paris, NRF

Gallimard, 1964.

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d’huile («Donne noi siam dell’olio facitori1 »). A ces formes musicalisées, s’ajoute legenre du cri, destiné à vanter les marchandises disposées sur les étals sur roues, inter-médiaire de nature, dans la mesure où il désigne aussi bien le simple cri que les œuvresvocales qu’en ont dérivé certains compositeurs du XVIème siècle. Les cris de Paris de ClémentJanequin mais également les Cries of London de Thomas Weelkes (1576-1623), d’OrlandoGibbons (1583-1625) et de Dering ont ainsi abouti à la constitution de quelques cent-cinquante chansons et cris différents de marchands ambulants de l’Angleterre élisa-béthaine2.

De ces activités, les sujets de la rue dérivent logiquement vers ceux qui les pra-tiquent et plus généralement, vers des personnages archétypiques. La figure de lamendiante3 donne lieu à des lamenti poignants ; mais c’est assurément la mise enscène burlesque des bas-fonds de l’espace urbain qui prédomine. C’est ainsi que lavillanella napolitaine4 oppose sa rusticité agressive et satirique à l’aulique tempé-rance du madrigal. Aux peintures de madones idéalisées, célébrées par le madrigal,sont substitués des portraits des femmes délurées plus proches de la courtisane égrillar-de que de l’égérie éthérée, ce que tend à montrer ce portrait de commère dressé dansle «vecchie letrose» d’A. Willaert5 :

Vecchie letrose, non valete niente /Se non a far l’aguaito per la chiazza, /Tira tiratira tir’alla mazza, /Vecchie letrose scannaros’e pazze.6

Au raffinement princier du madrigal, la « villanella » oppose la verdeur d’une pro-duction dans laquelle les traits définitoires du madrigal (balcons, cruelle, pâmoison,mort) sont emportés dans une allégresse dérisoire.

Le recours aux langues vernaculaires et l’exacerbation des particularismesdialectaux n’en sont que plus logiques. La chanson de rue exalte la langue du peupledans la même mesure où la chanson savante arbore un raffinement langagier quin’a ici guère sa place. La frotolla7, par exemple, désignant couramment la chansonprofane italienne à la fin du XVème siècle et jusqu’au premiers tiers du XVIème, dérivant

1. Certaines de ces chansons ont été transcrites dans un manuscrit (Magliabecchi, XIX, 141) datant de l’époquede Laurent le Magnifique.

2. R. Murray, Le paysage sonore, chapitre II «Les premiers paysages sonores», chapitre IV « Du bourg à laville», pp. 100-102.

3. Composition de Matteo Salvatore (né en 1925 à Apricena dans les Pouilles), dans le goût des «cantasto-rie» (descendants des jongleurs, qui allaient de ville en ville, partout où une fête attirait un grand concoursde peuple) dont la tradition remonte au XIIIème siècle.

4. Cf la notice accompagnant l’anthologie de l’ensemble Doulce Mémoire, Viva Napoli (Astrée).5. A. Willaert, éminent représentant de la manière vénitienne, a composé des «villanelles à la napolitaine».6. « Vieilles commères, vous n’êtes bonnes à rien, /Si ce n’est à guetter sur la place. /Tire tire tire tire à la

massue,/Vieilles commères, folles et criardes.»7. N. Bridgman, La Musique italienne, ch. II, «de la frottola au madrigal», ch. III «la frottola», Paris, PUF, 1973.

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de façon significative de l’italien « frotta » (la foule), indique combien elle exploreun«volgar»1 (la langue italienne) qui la distingue du latin, langue princeps du fait deson emploi culturel.La musique de rue préfère en définitive lescouleurs de son proprelangage, et surtout les accents d’un verbe richement particularisé, dont elle exploitetoutes les ressources rythmiques. C’est que la rue engage un mode de parler déten-teur d’accents, d’intonations et de tempo vigoureux qui tranchent avec la nécessairesuavité du phrasé madrigalesque. Les villanelles de Lassus2 prennent ainsi souvent desallures de facéties délirantes et injuriées. Lassus y cultive des rythmes dont la frénésie,proche de la conversation de rue, engendre de savoureux effets de décalage, du simplefait qu’ils s’inscrivent dans l’univers si parfaitement harmonieux de l’accord detrois sons, soumis à une conduite harmonique limpide, comme le veut le caractèrede la villanelle. Dans Ecco la ninph’Ebrayca, par exemple, aux mots « lingite, pingite,stringite»3, le rythme dactylique4 blanche/noire/noire du début s’accélère soudain enun rythme anapestique croche/croche/noire/croche/croche/noire/croche/croche/noire que l’on doit imaginer articulé à toute vitesse.

Le recours au vernaculaire dépasse cependant le simple phénomène linguis-tique, puisqu’à l’exploitation pittoresque du verbe populaire qu’il suscite, il adjointl’exploration de sa «mémoire»5. C’est dire combien il est l’inséparable corollaire duprincipe d’oralité qui régit toute l’activité musicale en jeu dans l’espace de la rue.Formée dans la langue et préservée par sa mémoire, la musique de rue s’inscrit dansun processus de transformation collective qui n’existe pas dans la musique profes-sionnelle composée sur l’ordre d’une quelconque institution officielle, que ce soitl’Eglise ou la Cour. Dans un tel contexte, le marchand de chansons6 dispose d’unstatut tout à fait particulier. Afin d’attirer ouvriers et artisans, celui-ci installe sonatelier ambulant à l’écart des dompteurs, des acrobates, des funambules et autresbateleurs en tout genre: le jongleur7 peut dès lors s’égosiller à loisir sur un accompa-gnement rudimentaire pour faire valoir sa marchandise chansonnière. Son public estmajoritairement inculte et analphabète. Ignorant les belles-lettres, sa seule et unique

1. On rappellera néanmoins que quelques lettrés mantouans commencent à s’intéresser à ce parler populairedès 1470. Ainsi, Isabelle d’Este entretenait à sa cour tout un cercle de poètes et de musiciens qui cultivaientl’art de la frottola. Dans son ouvrage Courtly pastimes, the frottle of Marchetto Cara, UMI Research Press, 1980,W. Prizer va d’ailleurs jusqu’à soutenir que la frottola est une forme artistique du mécénat humaniste née dansun milieu de cour.

2. Annie Coeurdevey, op. cit.3. « Raillez-la, chassez-la, poussez-la dehors ! ».4. Dans la poésie gréco-latine, le dactyle est un pied formé d’une syllabe longue suivie de deux brèves.5. Ph. Coirault, La Formation de nos chansons folkloriques, Paris, éd. du Scarabée, 1953-1959.6. Ibid.7. Puisque c’est lui qui, au Moyen-Age, tient ce rôle, le jongleur chanteur, amuseur à tout faire, ne se distingue

du chanteur-chansonnier, spécifiquement musicien, qu’au XVIIème siècle.

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nourriture intellectuelle est celle d’un art verbal traditionnel, nourri de contes enprose et de poésie. A cet égard, la chanson de rue ne peut éviter la mutabilité de sonétat, au gré de ses interprétations orales.

Prise comme mécanisme, l’oralité postule également un principe de simplicitéstructurelle dont dérivent les formes de la rue. Parce qu’elle pose la question de la mé-moration à travers les années, elle invite à une prééminence du paradigme quasimentinvariant du rythme, qui se traduit bien souvent par son martèlement. Le style réci-tatif de la frottola, par exemple, alterne avec les déclamations en notes longues surles invocations importantes en une ligne toujours vigoureuse et clairement articulée,où l’opposition des rythmes ternaire et binaire, l’alternance des groupes de voixapportent de la diversité. Plus encore, le principe du martèlement rythmique secristallise dans la forme de l’ostinato, dont une «Tarentella Prima, siconna e terza»1

fournit un exemple impressionnant, en fondant sa basse sur la répétition obstinéedu même motif rythmique.

De la phrase à la structure générale, le principe est le même. Le martèlementmicrostructurel fait alors place à un principe généralisé de répétition qui se formalisedans une logique strophique pouvant fonctionner ad libitum tout en intégrant lesmécanismes de la variation. La frottola2 repose ainsi sur un schème poétique invariant,comprenant des riprese (quatre ou six vers), des strophes (six ou huit vers), et un refrain(deux premiers ou deux derniers vers la ripresa) que les musiciens s’ingénient à varierautant que possible, au sein de plans simples du type ab aab ab, ab bbba, où le maté-riel musical se réduit à deux thèmes, comme de formules abbc aabd ababbcb aabd ouabbc deeb abbc ccd b, dont les variantes sont théoriquement infinies. Ainsi fondée surla répétition, la structure des formes de la rue adopte naturellement un schème de typecyclique, qui aboutit notamment à la constitution du round anglais3, dont la formecirculaire repose sur la réitération sans fin d’un canon perpétuel à l’unisson, dévolu àtrois voix ou plus. Développé à l’époque élisabéthaine, son fonctionnement s’éprouvetant dans le profane que dans le sacré.

De ces données structurelles découle généralement une écriture délibérément simplequi donne la prédominance à la voix supérieure et à l’homophonie. La frottola4

pratique symptomatiquement une homophonie très nette qui préfère une écritureverticale et syllabique au contrepoint savant des compositeurs du Nord. On se gardera

1. Tarentelle reconstruite par Marco Beasley, d’après un texte traditionnel (voir le disque La Bella noeva,Accordone, dir. G. Morini, Alpha).

2. N. Bridgman, op. cit.3. Gerard Gefe, Histoire de la musique anglaise, chapitre 5, Shakespeare et Cie, l’âge d’or élisabéthain, Paris,

Fayard, 1992.4. N. Bridgman, op. cit.

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néanmoins de conclure à une indigence formelle de la musique de rue ; une tellesimplicité structurelle est en effet moins l’indicateur d’une pauvreté esthétique qu’uneinvitation à une improvisation ornementale plus accessible. Alors que l’Ars novas’adressait à une élite restreinte et raffinée en exigeant une maîtrise minimale dela technique vocale du florizare, du frangere vocem et du tremblement, la frottolafavorise un mode d’improvisation à la portée de tous, mais pratiqué au premier chefpar les canstatorie1qui, connaisseurs empiriques de la musique, vont de ville en ville,partout où une fête attire le peuple, comme sur la place San Martino de Florence.

Fondé sur un tel principe de liberté interprétative, l’espace musical de la rue ne peutdonc se définir qu’en proportion de sa résistance aux lois de l’institution musicale, tellesqu’elles sont exemplifiées par les lois de la composition écrite. Une telle résistanceau code institutionnel est d’ailleurs la qualité première de toute rue italienne2 ; et c’estpeut-être même dans ses manifestations les plus quotidiennes, qu’il faut saisir les traitstypiquement italiens de la musique, car la musique populaire représente, au XVème siècle,l’élément indigène dressé en face de la toute-puissante polyphonie étrangère, et,comme le dit Vatielli, «elle lutte vigoureusement contre l’impérialisme de la théorie,de la doctrine et de la scolastique». Elle ignore les artifices de l’imitation, les canons,les contrepoints doubles3 et rétrogrades4, elle bouscule les rouages rigides des modesecclésiastiques, méprise les règles de la consonance et accueille à bras ouverts lediabolique triton.

On devine en conséquence combien sa résorption par l’écrit fut problématique.Ainsi fondée sur l’oralité5, la musique de la rue définit en effet un mode de fonc-tionnement particulier qui postule une négation de la fixation par voie scripturaleet éditoriale. Avec le XVIème siècle s’ouvre certes une ère nouvelle pour la musique,inaugurée par le premier imprimé musical sorti des presses de Petrucci à Venise6 etrelancée le 28 novembre 1504 par la publication d’un premier recueil de ces frottolequi remporte un tel succès que la publication en est poursuivie jusqu’au onzième livreen 1514. Au-delà du succès commercial, l’on pourra se demander si la fixation parl’écrit dans la forme de la partition imprimée n’altère pas la verve matricielle de la rue,puisqu’en fixant le genre de la frottola, l’imprimerie lui fait perdre du même coup son

1. Ibid.2. Ibid.3. L’expression signifie que, contrairement au contrepoint simple, les deux parties peuvent être inversées

(la partie supérieure devenant inférieure, et vice versa). 4. Dans le mouvement rétrograde, la mélodie est commencée par sa fin pour arriver à son début. 5. Pour une approche plus approfondie de la question de l’oralité, on se reportera à L. Treitler, Music and the

historical imagination, Cambridge, Harvard University Press, 1989.6. N. Bridgman, op. cit.

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caractère essentiel de musique spontanée qui ne prend vie que par l’exécution del’artiste. L’intégration d’une forme fort prisée de la rue dans le cadre institutionnaliséde l’édition exprime en l’occurrence moins le triomphe d’une autorité sur une autrequ’une tentative d’annexion finalement peu fructueuse. De cet état de fait montrantcombien l’autorité de la rue s’oppose à l’autorité officielle sans s’y assimiler, découleune tension écrit-oral qui ne se solde encore par aucune résolution véritable au profitde l’une ou l’autre de ces deux instances. Si l’écrit acquiert progressivement dans l’ordredu symbole théologique une légitimité qui tend à le sacraliser et à lui octroyer ladétention du pouvoir, l’oral préserve une puissance toujours conséquente1.

IV

La musique de la rue procède ainsi d’une autorité spécifique à cet espace. Maissi elle élabore ainsi une sphère autonome, impliquant ses propres lois, formes etfonctionnement, cela ne l’empêche pas de nourrir un échange sans cesse relancé avecl’autorité. Notre propos est en effet moins d’affirmer une altérité radicale et hermé-tique de la rue que d’en affirmer la force créative et fonctionnelle.

L’autorité officielle est manifestement consciente de cette spécificité de la musiquede la rue. Par souci de se maintenir plus efficacement dans un tel espace en liberté, elletente fréquemment de dépasser la formalité de ses mises en signification, bien souventréduites aux festivités exceptionnelles, pour procéder à de véritables échanges avecla rue même. L’entreprise menée à bien par Savonarole2 en Italie est à cet égard fortsignificative. Ce dernier comprend parfaitement comment la promiscuité de la ruepeut inciter le peuple à un enthousiasme commun qu’il s’attache à mettre en scène dansle cadre d’un carnaval dépourvu de ses « habitudes folles et grossières » ; sous sonimpulsion, les processions florentines du carnaval de 1495 chantent dès lors deslaude dans les rues, précédées de trombe et de pifferi. Il réussit ainsi à regagner lecitadin par cette forme de chansons spirituelles, reposant sur les mélodies de chansonsprofanes déjà connues auxquelles on ajoute un texte édifiant, dont le rythme métrique

1. Comme le résume Paul Zumthor in La Lettre et la voix, Paris, Seuil, p. 114, « Jusque vers le XIIèmesiècle, l’écri-ture est l’unique véhicule du plus haut savoir ; le pouvoir passe par la voix. A partir des XIIème-XIIIème, le rap-port s’inverse : à l’écrit, le pouvoir ; à la voix, la transmission vive du savoir. Mais au tournant des XV-XVIèmes,sinon des XVIème-XVIIème, aucun de ces deux faisceaux de forces et de valeurs n’a encore réussi à éliminer entièrement l’autre. »

2. N. Bridgman, op. cit.

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épouse celui des traditionnelles frottole et dont les paroles sont calquées sur celle d’untexte profane selon le procédé du travestissement spirituel. Soumis au procédé, Reginadel cor moi, poésie de Leonardo Giustinian, devient Regina del paradoso, qu’Alta reginaa ti piangendo se transforme en Alta Maria a ti cantando, Seigneur lyon vous soyezbienvenu en Signor Gesù tu sial o ben venuto. L’herbo buona è sempre buona devientL’oratione è sempre buno de Laurent le Magnifique, le chant des vidangeurs cède samélodie à la lauda de Lucrezia Tornabuoni Pescatori ad una voce, tandis que Jesù JesùJesù ognun chiama Jesù emprunte celle des ramoneurs. Si l’autorité reconquiert les âmesde la rue, c’est donc en adoptant son style, la lauda se faisant précisément fort dereprendre tous les caractères musicaux de la frottola, en en adoptant le style vertical etla prédominance très nette donnée à la voix supérieure.

A une échelle bien plus large encore, les missionnaires jésuites envoyés en Amériquedu Sud dont le but est l’évangélisation des populations méso-indiennes, procèdent aumême type de raisonnement que Savonarole pour attirer le vulgum pecus dans lesEglises toutes récentes du Nouveau Monde. Il s’agit moins pour eux d’imposer uneopération dogmatique de substitution sémiotique (un langage contre un autre, c’està dire un ensemble de signes contre un autre) que de mettre en œuvre une « logiquede la greffe»1 beaucoup plus efficace. Se heurtant à l’impossibilité d’une abrupte «opé-ration de recouvrement des signes antérieurs », les jésuites sont en effet conduits àprendre en compte – de façon certes moins philanthrope qu’idéologiquement inté-ressée – de l’autre et de ses valeurs, ce qui aboutit par exemple à la remotivation dela forme du villancico2 hispanique. Le « subterfuge» qui en découle repose alors sur unesuperposition des textes latins de la liturgie à des mélodies empruntées aux chan-sons de rues de villes américaines. Les villancicos qui composent la célébration dela première nativité sur le continent sud américain en 1528, sont ainsi dérivés demélodies courammententonnées dans les rues de la ville de Texcoco – puisque c’estdans cette ville ducontinent que Noël voit pour ainsi dire le jour. Et le succès estéclatant puisque, du duel théogonique3 à l’ordre du jour, ce sont les «christianisés»– fort nombreux – convertis par Pedro de Gante qui triomphent.

Cependant, au-delà des enjeux d’ordre strictement politique et idéologique, l’in-terpénétration des sphères du savant et du populaire peut dériver de préoccupationsplus spécifiquement esthétiques. De cette rencontre entre la rue et l’autorité résultent

1. Cette expression, ainsi que celles qui suivent, sont empruntées à l’ouvrage d’A. Pacquier, Les chemins du baroquedans le nouveau monde, chapitre 1er, « Demi-siècle d’or en Nouvelle-Espagne » (1523-1572).

2. Diminutif de villano (paysan), le villancico est une forme littéraire de caractère strophique. Les couplets(coplas) en sont invariablement reliés entre eux par un refrain (estrebillo).

3. L’enjeu de ce 25 décembre 1528 est en effet de taille puisque la fête de la naissance de l’enfant Jésus correspondtrès exactement à celui de Huitzilopochtli, divinité très influente et très antipathique aux yeux des missionnaires.

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alors des formes hybrides. C’est ainsi que les ensaladas1, telles qu’elles sont pratiquéespar Flecha l’Ancien, se situent à mi-chemin entre la musique savante et la musiquepopulaire. Avec une grande habileté, le compositeur réunit plusieurs chants différents,personnels ou empruntés, qui s’opposent entre eux sans jamais cesser de formerune œuvre cohérente et originale. Ça et là surgissent des éléments de surprise, decontraste entre un fragment musical et le suivant, qui intéressent et divertissentl’auditeur du XVIème siècle susceptible de reconnaître les différentes mélodies – parfoisplus d’une demi-douzaine – du répertoire hispanique traditionnel qui se succèdenttout au long d’une ensalada. De cette attraction esthétique réciproque résulte, demanière plus impressionnante encore, la passion vouée par l’entourage de Laurentle Magnifique (1448-1493) au volgar2. Angelo Poliziano, en particulier, dont l’artde «becqueter», sur les routes et dans les rues de Toscane, est évoqué dans une lettreadressée au Duc, écrit des œuvres en «volgare fiorentino» d’inspiration populaire, danslesquelles il sait conserver le ton de la ballade populaire qui se retrouve tout purdans ses pittoresques « canzoni a ballo» comme « I’son dama il porcellino». L’intérêtqu’il porte à la rue toscane est emblématique de cette grande vague qui conduitalors les lettrés vers les formes de l’art du peuple, et dans laquelle Florence tient lapremière place3. Il faut dire que le Duc pratique lui-même la poésie populaire ; on luiprête une douzaine de ces Canti carnascialeschi plus ou moins lestes et que les musiciensaccommodent à plusieurs voix pour les chanter sur les chars qui, le jour de carnaval,défilent dans les rues de la ville et où se groupe tout le peuple des petits artisans.Parmi les manuscrits du Duc, on trouve également de nombreuses chansons demétier, comme celles de l’écrivain public, des meuniers, des tailleurs, des parfumeurs,celle aussi des fabricants d’huile mis en musique à trois voix par le Flamand AlexanderAgricola. Une telle interpénétration des sphères ne fut pas naturellement pas du goûtde tous. Les latinistes fanatiques, par exemple, s’opposent farouchement à l’espritnouveau, et cette Questione della lingua divise alors l’Italie en deux camps, les Ancienss’élevant contre ces Modernes qui prétendent faire œuvre littéraire en un langage debarbares4. En dépit de ces protestations chagrines, la langue morte perd peu à peu duterrain, et ce retour au vernaculaire est alors un mouvement irrésistible qui s’apprêteà gagner la musique institutionnelle d’autres pays.

1. Défini par Juan Diaz Rengifo, dans son Arte Poética Espanola, comme « une composition de strophes de quatrevers dans lesquels se mêlent toutes sortes de mètres, non seulement espagnols mais provenant aussi d’autres langues,sans ordre des uns par rapport aux autres, au gré du poète ; et selon la variété de paroles, on change la musique.»

2. N. Bridgman, op. cit. chapitre 9, « Musique et langage ».3. N. Bridgman, La musique italienne, chapitre II, « De la frottola au madrigal », chapitre IV, « Canti carnas-

cialeschi et canzoni a ballo, » PUF, Paris, 1973.4. « Peut-on appeler poète celui qui ne parle pas latin ! » s’exclame Niccolo Niccoli qui ne craint pas d’ailleurs

de traiter Dante de poète des cordonniers et des boulangers !

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Surtout, on ne peut que constater combien l’influence des formes de la rue a sansdoute contribué à faire émerger la monodie telle qu’elle allait être pratiquée par toutesles catégories de la société. Sous l’influence de cette veine populaire allaient faireleur apparition des formes de polyphonie essentiellement italiennes. Sans aller jusqu’àqualifier cette époque, comme beaucoup de musicologues l’ont fait, de deuxièmeRenaissance, ou de parler d’une seconde Ars nova vénéto-lombarde, il n’en fautpas moins reconnaître l’importance de cette nouvelle floraison qui jouera un rôleprimordial sur l’avenir de la musique italienne. Et dans tous les petits genres issusde l’espace de la rue, on peut déjà reconnaître en germe ce qui caractérisera nonseulement le madrigal tardif, qui est leur successeur immédiat, mais encore, parl’importance donnée à la voix supérieure et par l’écriture verticale construite sur unebasse harmonique, les principes essentiels de la monodie accompagnée. On ne peuttrouver meilleur signe de la richesse esthétique d’une rencontre opérée entre lesdeux sphères.

Si les échanges entre ces deux sphères sont d’une telle ampleur, c’est que lecompositeur renaissant est fondamentalement marqué du sceau de ce que l’historienPeter Burke1 appelle le «biculturalisme». Comme il le rappelle fort à propos,

les élites étaient biculturelles, elles apprenaient de leurs nourrices ce que nousappelons chansons populaires et contes folkloriques et se différenciaient desmilieux populaires non pas en rejetant leur culture mais en y ajoutant une autre :la tradition classique enseignée dans les écoles.

Les villanelle d’Orlando de Lassus écrites sous l’influence de Naples sont autant designes manifestes de ce fonctionnement, ne serait-ce que dans la manière dontcelui-ci pare un sens dérisoire d’une vêture éminemment tragique. Lassus a beau mettreen musique « le martyre » de l’amant qui se « consume » pour sa dame (« Tu sai,madonna mia»), ou les plaintes du soupirant qui se sent «mourir peu à peu» devantla «beauté altière » de sa bien-aimée («Madonna mia, pietà chiam’ed aita »), il n’estpas indiqué de prendre trop au sérieux ces déclamations. C’est en tous les cas proba-blement lui qui a établi le lien le plus fort et le plus élégant entre la culture du «haut»et la culture du «bas».

Cette dualité culturelle des compositeurs est l’expression d’un biculturalismeplus général des élites qui montre combien la question du goût peut s’élaborer au-delàdes catégories sociales. Tout comme celle de la frottola dont Disertori dit du genreque « son haleine sent l’ail », l’étymologie de villanellesca ou villanella (de villano,« malotru, grossier, mal élevé) invite certes à penser qu’il ne s’agit pas que d’unemanifestation peu raffinée de la rusticité populaire. Il serait pourtant erroné d’entendre

1. On se reportera à son ouvrage, La Renaissance européenne, Paris, Seuil, 2000.

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par peuple seulement la partie plébéienne de la population, dans la mesure où, à Naples,par exemple, nobles et ignobles cohabitent. La structure même de la ville montre queles grands palais de l’aristocratie ne se dressent pas isolés: toute une clientèle d’artisans,d’ouvriers, de marchands grouille dans les cours et au rez-de-chaussée des splendidesédifices, au-dessous mais non à part du «piano nobile» réservé au prince. Tout commela frottola à Mantoue, la villanelle émane donc d’un goût commun à plusieurs stratesde la société italienne. Au goût commun s’adjoint en définitive l’affirmation d’uneidentité urbaine et nationale qui transcende les hiérarchies sociales1.

En dépit des «procès signifiants» mis en œuvre par l’autorité, la rue préserve finalementun fonctionnement singulier qui fait d’elle une autorité à part entière. Sa relationà l’institution est par conséquent moins de l’ordre de la sujétion univoque que durapport de force agonistique. Le « paysage sonore » de la rue ne peut dès lors sedéfinir que comme confluence de deux pouvoirs équivalents et encore irréductiblesl’un à l’autre ; il doit être par là même appréhendé sur le mode d’une interrelationstructurellement et spirituellement beaucoup plus féconde, puisqu’il invite, parleprincipe de liberté qui le sous-tend, à une rencontre de patrons, de pratiques et deproductions qui se solde couramment par des formes salutairement hybrides.La rue se fait ainsi le creuset de la multitude de discours musicaux qui y circulent sansjamais s’y résorber. C’est donc parce qu’elle est au carrefour des liturgies les plusantagonistes, qu’elle est en définitive le lieu primordial de la Liturgie.

Florent SIAUD,[email protected]

Bibliographie

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1. A un point tel que le marquis de la Terza, protecteur de Roland de Lassus, fonde une académie où les« Canzoni Villanesche alla Napolitana », dont le premier accueil paraît en 1537, témoigne de la participa-tion de l’aristocratie au mouvement populaire de revendication de l’identité napolitaine. Le partage de cegoût pour les formes populaires n’en est que plus souligné.

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La rue, palimpseste et vitrine

Les publications sur le «Bucarest disparu», le «Bucarest d’antan», se sont mul-tipliées ces dix dernières années, comme si la capitale de la Roumanie ne se sécrétaitqu’en se mutilant. Mais les mutations récentes de cette métropole de deux mil-lions d’habitants sont assez peu étudiées. Le paysage urbain évolue pourtant selonles mêmes logiques, bien que les objectifs aient changé : la rue n’est pas tant conçuecomme un espace de vie, que comme une vitrine, qui se métamorphose au gré duvent dominant.

L’évolution de la rue à Bucarest bouscule la dichotomie classique du renouvelle-ment urbain. A la réhabilitation et la rénovation, elle ajoute une surimposition,laissant par endroit apercevoir un état plus ancien, comme dans la figure dumanuscrit palimpseste. Par exemple, à coté du Sénat, se trouve un ancien bâtimenten pierres et briques de deux étages, dans un style architectural français. Anciensiège des services secrets de l’Ancien Régime, il porte les stigmates de la Révolutionde 89, pendant laquelle il a été pilonné par les chars. Au lieu de garder ce bâtimenteffondré et couvert d’éclats pour mémoire, suivant le modèle de Kurfürstendammà Berlin, on a préféré le réutiliser pour y faire des bureaux. L’ancienne façade en pierreset briques du début du siècle est prolongée par une structure fer-verre typique dela mode architecturale de la fin du siècle (photo 1), reprenant et dépassant l’ancienbâtiment, lui donnant, par là, un nouveau rôle, sans pour autant effacer l’ancien.Un même bâtiment peut ainsi conserver les différentes étapes de son histoire, clé devoûte de la rue palimpseste. Il en est de même pour les anciennes structures enbétons avec leurs éternelles grues grinçant dans le vent. Surpris par les événements de89, de vastes chantiers résidentiels ont été suspendus pour un temps indéfini par desconflits juridiques. Peu à peu, ces squelettes de tours se sont en partie couverts depublicités géantes, certains d’entre eux ont ensuite fait peau neuve, s’offrant unefaçade fer-verre moderne qui tranche avec les bâtiments voisins auxquels ils devaient

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«Le paysage devient le réceptacle d’une plénitudespirituelle, un sentiment du destin gonfle en lui.Le paysage est le second visage de l’homme.»Lucian Blaga, 1936, Opere. Trilogia culturii, p. 202.

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ressembler. Les structures et les volumes restent les mêmes, mais présentent denouvelles façades, dessinent un nouveau paysage.

Paradoxalement, les travaux de rue semblent ne jamais avancer, les terrasse-ments et réparations de chaussée se concentrent toujours aux mêmes endroits,hiver après hiver. Les rues sont déneigées mais seulement à titre provisoire, car sion laissait fondre la neige à un autre endroit, elle finirait par polluer le Danube.

Cette ville, fondée en 1459 par Vlad Tepes « l’empaleur », (il a inspiré le per-sonnage de Dracula), capitale de la Roumanie depuis la guerre de Crimée, se tar-guant d’être un «petit Paris » depuis l’entre-deux-guerres, a connu des destructionsnombreuses et importantes. Ces cinquante dernières années, de graves séismes(notamment en 1977 et 1990) et la politique de « table rase » du régime commu-niste ont provoqué les principales crises. La politique, dite de « systématisation»,lancée dans les années 1970, a abouti, au début des années 1980, à la destructiondu centre ville de la capitale. La légende veut que ce soit à son retour de Corée duNord que le «génie de Carpates » décide de lancer un vaste programme de réno-vation du centre de Bucarest. La rue devait devenir la vitrine du régime. Plusieursquartiers ont été en partie rasés pour laisser place à de vastes boulevards, ceinturésd’immeubles «modernes », et agrémentés d’importants espaces verts et de monu-ments à la gloire du régime, comme le gigantesque «Palais du Peuple ». Ce bâti-ment, dont les plans ont été modifiés presque quotidiennement au cours de laconstruction, laquelle n’a d’ailleurs jamais été réellement achevée, expose les diffé-rentes formes et étapes de son élaboration progressive. Après avoir été le coeur del’ancien régime, il accueille actuellement le Parlement. Palimpseste, il figure latransition vers une Roumanie post-communiste.

En outre, la « systématisation » a déplacé des églises, jugées indésirables, oua les a dissimulées derrière des barres d’immeubles plus récents. Le monastèreAntim, par exemple, pourtant à moins de 300 mètres du « Palais », est invisibledepuis la rue. Il faut se faufiler entre différentes rangées d’immeubles pour qu’ilapparaisse enfin ; mais la perspective joue tellement en sa défaveur qu’il nedevient visible qu’à la hauteur du porche. Les anciens quartiers n’ont pas nonplus entièrement disparu. C’est entre deux bâtiments, masquées par la rue quis’étend comme une vitrine, qu’on peut apercevoir de petites maisons avecleurs jardins. Elles demeurent, à l’abri des regards, des témoins de l’anciennetrame viaire et de l’ancien quartier (photo 3). Ces deux logiques, vitrine etpalimpseste, qui sculptent les rues de Bucarest aujourd’hui, sont donc déjà àl’œuvre avant 1989, bien que pour d’autres motifs.

Après la décollectivisation, les questions de propriété ont figé l’évolutioncertains bâtiments ou, au contraire, ont accéléré leur mutation, si bien qu’on

La rue, palimpseste et vitrine

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trouve dans la rue des paysages très différents accolés les uns aux autres, en unsaut historique déconcertant (photo 2). Cette situation rend visible dans presquetous les quartiers les différents visages historiques des rues de Bucarest, et ceparfois à l’échelle d’une rue, voire d’un immeuble. Mais la propriété, problèmeomniprésent, laisse finalement peu de place à la fonction d’espace public oud’espace de vie de la rue.

Néanmoins, les rues de Bucarest demeurent un espace public où le commercede détail a explosé après 1989, au point d’engorger parfois la circulation. Maiscette image d’un espace public envahi par le commerce informel, lequel s’installeparfois dans des petites cabanes en tôle ou en béton, ne correspond pas à l’imageque la ville souhaite donner. Pas plus que ces meutes de chiens errants, que BrigitteBardot a tenté en vain de sauver, et qu’une vaste campagne de «nettoyage» a finipar évacuer de la rue-vitrine. La rue est aussi agitée par des frondes qui ne sont passans évoquer le «petit Paris » libertaire. Avec ses manifestations violentes, celle quimit fin au dernier discours de Ceausescu en décembre 1989, ses sit-in, l’occupa-tion de la place de l’Université au printemps suivant pour réclamer des élections,ou ses revendications politiques, les manifestations qui eurent lieu cet hiver devantle siège de l’UE à Bucarest.

Curieusement, dans le contexte actuel, ces deux dernières dimensions ne sontpas mises en valeur. La rue doit être un espace de séduction, et une figure de lamodernité européenne. On ne doit voir que ces publicités géantes qui recouvrentles façades classiques du « petit Paris », ces affichages clignotants qui se surimposentaux vieilles auberges du XVIIème siècle, ou ces tours de grandes firmes européennesqui affichent leurs sigles sur l’ensemble du quartier, et masquent à leur tour devieilles églises, tout en ménageant des ouvertures dans la façade, pour laisserentr’apercevoir ce qui a été recouvert. La rue palimpseste fait peau neuve, Bucarestse sédimente. La rue mue pour séduire de nouveaux passants, comme une vitrinequi se met au printemps pour attirer de nouveaux clients.

Samuel Ruffat,[email protected]

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Bibliographie

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La rue, palimpseste et vitrine

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1. L’ancien bâtiment des services secrets (à droite le Sénat, à gauche la Bibliothèque centrale).

Photos

Clichés : SR., 1: septembre 2003 ; 2: septembre 2003 ; 3: novembre 2003.

3. Les anciennes maisons (à droite en reconstruction) derrière les immeubles de la Calea Calarasi.

2. Calea Victoriei : la Banque CEC de l’entre-deux-guerres, le centre d’affaires de la fin des années 90.

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La rue comme Laboratoire

A propos de «La rue, mode d’emploi»de P.-A. Rosental

On ne compte plus les compétences de Paul-André Rosental. Statisticien, dé-mographe, sociologue, historien, et peut-être même épistémologue. La dernièreétiquette lui déplairait d’ailleurs très certainement. Toujours est-il que l’historien desSentiers invisibles1 fait une nouvelle fois montre de sa rigueur méthodologique, dans unarticle publié dans le numéro d’Enquête consacré à la ville, «La rue, mode d’emploi»2.Les ingrédients de sa recette sont connus : choix d’un objet circonscrit, de présup-posés théoriques et méthodologiques, mise à l’épreuve de ces présupposés, et, in fine,procédures de contrôle et de vérification des résultats obtenus. Ces ingrédients sontcependant si rarement associés3 que la lecture de l’article de P.-A. Rosental est pourle moins déconcertante.

P.-A. Rosental se réclame explicitement dans son introduction aux Sentiers invi-sibles de la microstoria italienne, dont le paradigme est tout à la fois configurationnel(les individus ne se meuvent et n’innovent jamais que dans une configuration4), etindiciaire (c’est-à-dire un modèle qui conçoit la recherche comme le travail d’undétective, ainsi que l’a imaginé C. Ginzburg). P.-A. Rosental se démarque néanmoinsdu second aspect : « Le recours à des informations chiches constitue une démarca-tion nette avec l’un des principes fondamentaux de la microstoria, qui imposeau contraire le dépouillement intensif des séries nominatives les plus nombreusespossibles »5. Par ailleurs, dans sa contribution à Jeux d’échelles6, P.-A. Rosental affiliait

1. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, Paris, Ed. de l’EHESS, 1998.2. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », Enquête, n°4, 1997.3. Les microhistoriens comme C. Ginzburg ou G. Levi ne raisonnent pas tant en termes de présupposés dont

il faudrait se défaire que d’« estrangement » (cf. C. Ginzburg, A Distance. Neuf essais sur le point de vue enhistoire, Gallimard, Paris, 2001) ou de « défamiliarisation » (J. Revel, « L’histoire au ras du sol », Préface àG. Levi, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989), notions que P.-A. Rosental se réapproprie dans Lessentiers invisibles (p. 21). Mais ce dernier revisite l’analyse des trajectoires individuelles que proposait lamicrostoria à partir d’une approche de statistique démographique.

4. Nous pouvons définir la « configuration », à la suite entre autres de N. Elias, comme l’ensemble des relationsd’interdépendance qui unissent les individus et par conséquent comme une échelle d’observation privilégiée.

5. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, op. cit, p. 22.6. P.-A. Rosental, « Construire le “micro” par le “macro” : Fredrik Barth et la microstoria », in J. Revel (dir.),

Jeux d’échelles, éd. de l’EHESS, Paris, 1995.

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partiellement la microstoria italienne aux travaux, qualifiés de « pionniers » parl’auteur, de l’anthropologue norvégien F. Barth. Il se situe par conséquent dans lalignée de l’une et de l’autre, définissant comme vecteur commun des deux approchesl’identification de « processus génératifs »1 propres à une configuration, et la volontéde rendre compte des mécanismes de production du réel. « La microstoria se fonde[…] sur la croyance en la possibilité effective de reconstituer les chaînes causales,qui sont au centre de ses préoccupations […] Ce n’est plus “ce qui s’est réellementpassé” que [l’historien] doit viser à reconstituer, mais “ tout ce qui a produit ce quis’est passé, ou aurait pu se passer ” »2. Les travaux des microhistoriens ne reposentcependant sur aucune donnée statistique, et pour cause : ils concernent essentielle-ment les XVI-XVIIèmes siècles. Or, c’est précisément l’approche démographique, à la foisquantitative et qualitative, qui permet à P.-A. Rosental ce déplacement du regard.Il conserve donc ce principe de « défamiliarisation » mais en estimant que la mesurestatistique constitue le tremplin vers une évaluation « multiscopique » de son objet.C’est dans ce bref article que P.-A. Rosental se propose de tracer cette via media, quien aucun cas ne s’apparente à une alternative, ni même à un dépassement, maisbien plus à un essai, à une démarche expérimentale.

Il semble difficile de restituer sur un axe diachronique les étapes de sa recherche.La présentation qu’il donne lui-même de l’objet construit défie toute volonté deréduire le travail historiographique à un simple mécanisme, reproductible à toutesles échelles et pour tout objet. Dans ces conditions, essayons plutôt de voir en quoison travail s’apparente à une dynamique rétroactive, pourquoi la méthode ne précèdepas l’objet, et enfin pourquoi la problématique choisie est indissociable à la fois desoutils d’analyse privilégiés et des sources que l’historien met à sa disposition.

La prédilection que manifeste P.-A. Rosental pour le local ne joue pas – nousle verrons – en défaveur du global. Là encore, Rosental se réclame d’une démarchemicrohistorienne. J. Revel, dans sa préface au travail de G. Levi3, estime que lavariation d’angles de vue (de « focales») sur un même supposé objet, tout du moinssur un espace-temps, permet de ne pas en rester à une interprétation strictementlocaliste des événements. Par ailleurs, P-. A. Rosental, dans son article intitulé«Construire le “macro” par le “micro” : Fredrik Barth et la microstoria»4, se réclamede l’approche « multiscopique » de l’anthropologue norvégien. Il écrit ceci : « Auxapproches fonctionnalistes et structurales, le Norvégien reproche l’incapacité à, ou lerefus de penser les discordances de perception entre les échelles, et notamment la

1. Notion forgée par F. Barth, Process and form in social life, London, Routledge and Kegan Paul, 1981.2. P.-A. Rosental, in Jeux d’échelles, op. cit, p. 159.3. J. Revel, in G. Levi, Le Pouvoir au village, op. cit.4. P.-A. Rosental, in Jeux d’échelles, op. cit.

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différence systématique entre la manière dont les individus conceptualisent le niveaumacro-social d’une part, et leur environnement concret d’autre part»1. Et un peu plusloin, citation qu’il nous faut garder à l’esprit si nous voulons mesurer la valeurméthodologique des apports de F. Barth puis de la microstoria : « Loin d’être untout cohérent, la vie sociale est faite de différentiels dont chacun offre une possibilitéde changement. Ce sont eux qui permettent qu’une innovation, au départ mineureet peu répandue, puisse se généraliser et, à terme, s’institutionnaliser. Et c’est à traversce mécanisme essentiel que s’opère le passage du microscopique au macroscopique, ouplus exactement la construction constante de celui-ci par celui-là»2.

Son terrain se prête au dépassement recherché de l’alternative micro/macro. Unerue: la rue Wacquez-Lalo, située dans le centre de la commune de Loos, jouxtant Lille.Une coupe chronologique – sur le choix de laquelle nous reviendrons : 1866-1926.Il le précise lui-même dans les prémisses de son article, la rue n’est pas vraiment unterrain d’étude très original. D’autres avant lui l’ont fait, L. Chevalier entre autres, en1950, via une étude statistique de l’électorat de la rue de Lappe, à Paris. L’étude enquestion intéresse P.-A. Rosental : il est de ceux qui affirment que l’on n’invente passans modèles ou contre-modèles théoriques et méthodologiques. Le voici donc enprésence d’un terrain, et d’un modèle de traitement statistique. Reste, pour obtenirdes résultats, à connaître les sources, et à forger un «questionnaire»3.

Ce questionnaire, le voici sous une formulation, si générale qu’elle perdrait tou-te consistance si elle n’était pas ramifiée : «En quoi un lieu, et qui plus est de taillecirconscrite, peut-il constituer un univers social pour les individus qui l’habitent? »4.Les trois questions qui en découlent suggèrent d’ores et déjà la posture que P.-A.Rosental prend le parti d’adopter : celle d’un historien qui ne se résout pas à disso-cier le temps de son travail et la temporalité – configurationnelle – propre à sonobjet, à dissocier méthode et terrain. La formulation des problèmes en témoigne :«Comment en [l’espace] caractériser la stratification sociale ? […] A un autre niveaud’observation, plus microscopique, une deuxième gamme de questions porte surl’effet de l’appartenance à un espace sur les destinées personnelles […] Enfin, untroisième axe de réflexion concerne l’échelle d’analyse retenue […] Examinercomment se construit la structure de la rue Wacquez-Lalo, et en quoi celle-ci se

1. P.-A. Rosental, ibid., p. 144.2. Ibid., p. 157. Nous soulignons. Pour un point de vue critique sur cette lecture historienne de F. Barth,

voir M. Aymes, « L’épreuve de la discontinuité », Critique, janv.-fév. 2004, n°680-681, pp. 128-138.3. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1975, se réapproprie le terme, traditionnellement appli-

qué à la sociologie, en lui conférant une acception double : état des connaissances et par là même grille delecture et de questionnement. Toute recherche contribue alors à l’ « allongement du questionnaire ».

4. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 124.

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traduit sur le destin de ses résidents… »1. Trois questions qui renvoient aux troisthèmes majeurs de sa recherche: la stratification sociale, les trajectoires et le lien entremorphologie sociale et morphologie spatiale.

Gardons-nous cependant de réduire le raisonnement de P.-A. Rosental à une abs-traction théorique, à la construction de modèles, ou pire encore à la simple forma-lisation statistique. Deux garde-fous l’en préservent et lui permettent de conclure àl’insuffisance méthodologique des tableaux: les pistes suggérées par la microstoria, etles sources qu’il sélectionne. Là encore, méthode, sources, et objet, sontintrinsèquement liés. P.-A. Rosental fait part de cette conviction en note : « Il seraitdangereux de voir dans la micro-histoire une abstraction sur la société, et de perdrepar une illusion rétrospective l’une de ses dimensions essentielles, celle d’une réflexionpratique sur les sources : les considérations archivistiques sont placées au cœur dela définition de l’approche microscopique.»2

A propos des sources donc: le corpus est, comme dans Les Sentiers invisibles3, com-posé d’informations essentiellement nominales: recensement, état civil des habitantsde la rue, actes de mariage. Autrement dit des documents administratifs lui permet-tant d’établir une mesure statistique des métiers de la rue, de dénombrer les professionsdes habitants. Mais les trois sources donnent lieu à trois dénombrements différents, etpar là même à trois interprétations sur le point d’être divergentes, si ce n’est contra-dictoires. En effet, le recensement indique une physionomie plutôt populaire de la rueWacquez-Lalo de la fin du XIXème siècle, caractérisée par l’artisanat et le monde in-dustriel, lorsque l’on considère les mentions du recensement (une par individu, aumoment de leur entrée dans la vie active). La deuxième liste (celle de l’état civil deshabitants de la rue) fait apparaître des «mondes sociaux nouveaux» (domestique,cultivateur) et modifie la hiérarchie précédemment établie : les menuisiers talonnentmaintenant les journaliers. On découvre même, à l’appui de la troisième source et de latroisième mesure statistique (celle des actes de mariages), que les menuisiers sont bienplus nombreux que les journaliers si on les appréhende au moment de leur mariage.

Comment, dans ces conditions, faire coexister ces trois mesures, qui livrent desrésultats aussi divergents, et même contradictoires? C’est là qu’intervient le deuxièmegarde-fou, si bien que la profession de foi microhistorienne ne reste pas lettre morte.P.-A. Rosental fait des outils de la microhistoire autant d’articulations possibles entre

1. Ibid., p. 125, nous soulignons.2. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 133.3. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, op. cit. Rosental s’appuie sur l’enquête statistique TRA, enquête dite

des « 3000 familles » dirigée par J. Dupâquier, constituée de l’ensemble des actes de mariage du XIXème siècleet dont l’un des deux conjoints a un patronyme commençant par les lettres TRA. Il use de cette seule basede données, aux informations nominales riches se prêtant à une analyse sérielle.

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morphologie sociale et morphologie spatiale. Il ancre ainsi sa méthode dans laproblématique même du comment se structure un espace social. «Soumettre […] lesgrands schémas sociologiques à l’épreuve d’observations circonscrites, et du même couppouvoir tester l’existence de mécanismes spatialisés et locaux de production de la struc-ture sociale…»1 Non seulement la microhistoire offre les outils pour «établir un pontentre morphologie sociale et morphologie spatiale », mais elle résout également latension entre rapports interpersonnels et structure sociale, dans la mesure où c’estle « tissu des interrelations » lui-même qui « fait structure » et « délimite la marged’action des individus, et oriente leurs représentations»2.

La confrontation d’une approche microhistorique avec le terrain de la rue Wacquez-Lalo pourrait pourtant paraître contestable. Et ce pour deux raisons : les liens inter-personnels manquent d’épaisseur ou de longévité (du fait par exemple que les jour-naliers ne soient que de passage), et surtout, l’historien dispose de peu de sources. Autantdire que face à une population aux liens ténus et mal documentée, l’historien ne peutespérer qu’une simple sociographie l’éclaire sur « les dynamiques sociales qui s’yproduisent»3. Comment dès lors dégager la dynamique configurationnelle, dans sadimension indissociablement sociale et spatiale ? Comment mettre en évidence des«mécanismes locaux de structuration» ? P.-A. Rosental propose une solution métho-dologique, une alternative aux oppositions rebattues – interactif/ structurel, endogè-ne/exogène, indigène/scientifique – et ce à partir de données transversales (situationprofessionnelle au moment du mariage) et longitudinales (trajectoires des individus,mentions des différentes professions exercées extraites des recensements).

Le processus d’enquête se prolonge effectivement dans l’examen des données.P.-A. Rosental se démarque alors nettement des méthodes quantitatives présentées audébut de l’article en guise d’arrière-fonds théorique que le chercheur ne pouvait sepermettre d’occulter4. Le classement des groupes professionnels n’est plus importé des

1. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 130. Nous soulignons afin de mettre en exergue la va-leur expérimentale de l’usage qu’il fait des outils de la micro-histoire. Dans Les Sentiers invisibles, P.-A. Rosentalprécise dès l’introduction : « L’ensemble de nos recherches repose sur des données pauvres, sèches et formelles– pour l’essentiel des actes d’état civil. Ce choix s’inscrit dans une conception “expérimentale” » (p. 22).

2. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 131.3. Ibid., p. 134.4. P.-A. Rosental n’innove pas en prenant ce parti. Il se réfère d’ailleurs au texte de M. Gribaudi et A. Blum, « Des

catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », in Annales ESC, n°45, 1990, lesquelsécrivent : « L’historien se doit d’abord d’approcher de façon critique ses objets et ses outils pour les expurger descontraintes des catégories statistiques héritées […] il est certain que dans notre champ de recherche la non-conti-nuité des échelles nous semble plus le produit des implications rhétoriques des techniques et des instrumentsd’analyse utilisés que la traduction d’une rupture réelle dans le plan des dynamiques causales des faits sociaux »(pp. 1366-1367). Cet article inaugure d’ailleurs toute une série de publications qui visent à remettre en causel’usage des catégories traditionnelles de la statistique et explorer d’autres formes d’agrégation des individus.

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modèles macrohistoriques en vigueur, ni même d’une mesure statistique guidée parune catégorisation préalable. Il est cette fois-ci déterminé ex post. Selon les donnéeshorizontales (situation professionnelle au moment du mariage), quatre professionssont majoritairement représentées: celles de journalier, de menuisier, d’employé et dejardinier. D’un point de vue configurationnel, c’est-à-dire en reliant la profession d’unindividu à celles de ses témoins de mariage, on identifie deux groupes profession-nels principaux : un premier pôle autour des employés et un second centré sur lesjournaliers. Les menuisiers constituent, dans ce contexte, le «centre de l’univers de larue Wacquez-Lalo»1, « groupe en soi», « pivot», « carrefour entre le monde des em-ployés et celui des journaliers»2. En lien à la fois avec les employés et les journaliers,ils forment une passerelle entre ces deux mondes. Alors même que dans la mesurestatistique initiale, les menuisiers ne représentaient que 4 % des résidents de la rue.Il était nécessaire d’exploiter d’autres données et de faire jouer d’autres paramètres.P.-A. Rosental peut donc écrire que la mesure statistique «masquait […] la clé de lastructuration de la rue»3, faute d’un prolongement interprétatif.

Quant aux autres groupes, ils gravitent autour soit des journaliers, soit des em-ployés. Ce sont les professions, peu nombreuses et peu fréquentes, que la simple me-sure statistique occultait, à savoir les métiers du secteur primaire : laitiers, marchandsde légumes, gardes champêtres, malteurs, tonneliers… Le résultat contraste doncavec les catégorisations a priori qui font des ces professions un groupe « reliquaire»de cet espace social. Là encore, la morphologie sociale de la rue sort transfigurée del’analyse complète des données.

Ces nouveaux découpages sociaux que P.-A. Rosental a obtenus par l’utilisationdes actes de mariage, demandent en effet à être validés par des outils d’analyse autres,à savoir les données longitudinales (les trajectoires individuelles)4. Cette dernièreétape s’apparente à ce que Passeron nomme l’épreuve de « véridiction », dans ladescription qu’il donne de l’espace mental de l’enquêteur, ou du processus d’enquête5,

1. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 138.2. Ibid., p. 139.3. Ibid., p. 138.4. Il est d’ailleurs intéressant de noter que P.-A. Rosental n’est pas loin de se contredire et de remettre en cau-

se la logique de sa démarche, lorsqu’il définit la stratification sociale à partir de l’état civil mais aussi des re-censements. En effet, l’utilisation des recensements successifs est l’outil de vérification choisi par Rosental,il ne peut donc pas servir à construire l’objet qu’il est censé ensuite tester.

5. J-. C. Passeron, « L’espace mental de l’enquête », Enquête, n°1, 1995. « C’est pourquoi, pour caractériserla forme spécifique que prend l’espace logique des sciences sociales la “vérité” d’une assertion empirique,je préfère parler de “ véridicité ” ; et de “ véridiction ” pour nommer le contrôle des concepts, duraisonnement et des rapports aux ‘référents’ qui y est mis en oeuvre. » (p. 14). Pour plus de précisions,nous renvoyons à l’article de J. Souloumiac et A. Fossier, « Passeron : entre Weber et Wittgenstein »,Tracés, n°4, 2003.

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et que P.-A. Rosental qualifie plus volontiers de procédures de «validation»1. Pour cefaire, la nécessité d’une autre source et d’une autre approche se fait sentir. De nouveauxprincipes méthodologiques doivent coïncider avec ce credo épistémologique. Cesont les recensements – successifs – qui, cette fois, vont permettre «d’esquisser des tra-jectoires professionnelles intra-générationnelles »2. En quoi la reconstitution detrajectoires individuelles et familiales met-elle à l’épreuve les résultats obtenus àpartir des actes de mariage? P.-A. Rosental éclaire lui-même ce point: «Il suffit […] decomparer les trajectoires possibles et les trajectoires observées, et de déterminer quelleproportion de celles-ci constituent des ‘déviations’, c’est à dire des trajectoires incom-patibles avec la stratification obtenue»3. Les relations qui unissent les différentes pro-fessions au regard des relations de témoignage, définissent une stratificationsociale et donc une gamme de « trajectoires possibles », tandis que les « trajectoiresobservées» sont fournies par la série des recensements. Les «trajectoires possibles» fontoffice de bornes référentielles par rapport auxquelles les « trajectoires observées » sesituent4. Que conclut-il de la mesure de cet écart ? «De fait, cette comptabilisationvalide le découpage obtenu. Sur la base des mouvements mesurables, les déviations nereprésentent que 5,4 % des changements de professions : toutes les autres sontcohérentes avec la segmentation proposée. En somme, il existe bien une correspon-dance entre le découpage social obtenu sur la base des liens de témoignage, et lalogique des parcours professionnels des résidents»5. P.-A. Rosental se montre quelquepeu décevant dans la conclusion trop courte ou trop rapide qu’il tire de ce travailcomparatif. Nous voilà ravis d’apprendre qu’une source en cache une autre sans pourautant lui faire de l’ombre. Mais de plus amples développements auraient peut-êtreété les bienvenus.

1. Dans Jeux d’échelle, op. cit., P.-A. Rosental précise que si F. Barth est popperien dans la mesure où il soumetles modèles construits à des tentatives de falsification, il est pour sa part plus proche de la microstoria qui« parle moins volontiers de falsification que de validation » (p. 158). Et de préciser qu’ « à condition deconstruire des indicateurs adaptés aux faits recueillis par l’observation microscopique, la statistique peutgarder sa fonction de validation des approches processuelles ». Cette démarche rend possible le passage del’étude qualitative de cas à la généralisation. Les sens de « véridiction » et de « validation », s’ils renvoient àdes procédures de contrôle, sont donc loin d’être synonymes.

2. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 139. Une fois de plus, notons que P.-A. Rosentalutilise exactement des mêmes sources que celles qui ont servi à la mesure statistique, pour précisément enproposer un autre usage et déboucher sur de nouvelles conjectures.

3. Ibid., p. 140. La référence à F. Barth et à la lecture qu’avait pu en fournir P.-A. Rosental en 1995, op. cit.,est nette.

4. Dans sa contribution à Jeux d’échelles, Rosental précisait : « La notion de “gamme de possibles” porte bienla marque de la dialectique qui la fonde : elle indique à la fois le refus des déterminismes, et l’idée d’unemarge de manœuvre précise et contrôlée puisque les possibles ouverts à l’acteur sont toujours en nombrefini – ce qui les rend aussi accessibles au chercheur. » (p. 148)

5. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 140.

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Toujours est-il que les menuisiers forment un « front de parenté » cohérent etstable, puisqu’ils possèdent la plus forte stabilité résidentielle. Les liens qui unissentleurs ménages organisent la dynamique sociale de la rue. Ils représentent donc lecentre de gravité de la rue Wacquez-Lalo, en tant qu’espace social et urbain, entant qu’objet cohérent et saisissable dans sa spécificité de lieu. Là aussi cependant,on peut regretter que P.-A. Rosental ne s’avance pas plus dans l’analyse des réseauxde sociabilité d’un tel espace. Il constate simplement les chaînes d’homonymie quiunissent les ménages de menuisiers, renforçant l’image d’un front de parenté, maiscette fois de manière plus qualitative. Un regard plus pénétrant aurait toutefoispermis l’éclaircissement de la nature des liens qui unissent les résidents de cetterue. Le regret ne s’apparente pas néanmoins à un reproche puisque la documenta-tion que P.-A. Rosental met à sa disposition ne lui offre pas la possibilité d’unetelle analyse.

L’article se clôt sur un retour, caractéristique de la microhistoire, aux processusmacroscopiques. La coupe périodique que Rosental avait proposée au tout débutprend alors tout son sens : «… la violente rupture de la Première Guerre mondiale[…] décapite à jamais ce large “ front de parenté” »1. La perspective diachroniqueaffichée dès le début est pourtant quelque peu étriquée, les bornes chronologiqueschoisies restreignent en fin de compte le champ de la contextualisation. Le parti-prismicro-historien (spatialement localiste) semble jouer contre une certaine élasticitédu temps. P.-A. Rosental ne s’est fait l’observateur que d’une seule génération.Mais l’essentiel est là, il est parvenu à mettre en application un des principesfondamentaux de la microstoria italienne : mettre en exergue de ses analyses locali-sées les mouvements temporels de plus grande ampleur.

Finalement, la vertu heuristique d’un retour aux fondements méthodolo-giques des résultats donne à la démarche de P.-A. Rosental sa spécificité. S’arrêteraux «mesures multiples d’un même objet »2 ne suffit pas. Encore faut-il compa-rer ces mesures, et par là même établir un réseau de sources, aussi lacunaire soit-il. En cela, P.-A. Rosental se montre avant tout homme de terrain (ou d’archives,ce qui revient au même sur le plan du « questionnaire »). Ses considérationsméthodologiques, et parfois même épistémologiques, n’ont de sens que parcequ’elles contribuent à la modification incessante des résultats, parce qu’elles lais-sent libre cours d’une part, à la force du contre-exemple et d’autre part, à unecausalité non déterministe, probable et partielle. Evaluer les causes en terme deprobabilité permet précisément de préserver la force de l’empirie et, réciproque-

1. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 143.2. Ibid., p. 14.

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ment, s’attacher à travailler empiriquement préserve de penser les causes demanière déterministe et par là même de se défaire des catégories préétablies, oude prénotions.

Paul Costey et Arnaud Fossier,[email protected]

[email protected]

Traduction de “Reckoning withHomelessness”*

Kim Hopper est chercheur au Nathan Kline Institute for PsychiatricResearch et intervenant à l’université de Columbia. Il travaille depuis unevingtaine d’années sur le sans-abrisme, et est le promoteur d’une sociologieengagée dont témoigne son ouvrage Reckoning with homelessness (Ithaca, CornellUniversity Press, 2003), dont nous traduisons ici des extraits de l’introduction.Cet ouvrage comporte une analyse des mouvements de défense des sans-abri(auxquels il a participé), et rappelle la nécessité de repenser la place dévolueaux SDF dans les sociétés démocratiques. Cette réflexion se fonde sur de nom-breuses enquêtes, dont le cadre théorique est axé autour des notions de « recy-clage » (abeyance) et de seuil (liminality). Mais nous avons délibérément choiside publier les passages les plus descriptifs de cette introduction, pour montrerle projet à la fois ethnographique, sociologique et engagé de cet auteur, qui lejustifie ainsi : « Prétentieux et rares, nous qui osons rendre compte d’autresexistences, le faisons implicitement avec le vœu d’être fidèles à ces vies. ». Cequi implique de ne pas prendre les SDF pour des fous chroniques.

* Cette traduction a été réalisée par Edouard Gardella et Erwan Le Méner. Elle a largement profité des cor-rections patientes d’ Isaac Joseph.Nous tenons ici à remercier chaleureusement Kim Hopper pour la bienveillance spontanée avec laquelleil nous a autorisés à traduire des passages de cet ouvrage. Par ailleurs, d’autres de ses travaux ont ététraduits en français, notamment « Du droit à l’hébergement au droit au logement. Quinze ans de mobi-lisation en faveur des sans domicile aux Etats-Unis (1980-1995) » (Sociétés contemporaines, n°30, 1998,pp. 67-93).

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p.127-134

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Parmi toutes les découvertes du sans-abrisme, la mienne, celle d’un jeune étudiantdiplômé arrivé à New York en 1972, ne fut guère traumatisante. Mon initiation sefit dans un état complexe de chocs, de déchirements et d’éclats de rire. Viennent,avant toute chose, ces images inoubliables des abandonnés de la ville : cet homme àmoitié nu déambulant tôt un matin, dans l’air s’échappant des conduites d’aérationd’un chantier, dans une rue en réfection, comme un spectre dans la lueur de lumièresvaporeuses et changeantes ; le visage en sanglots d’une femme assise sur les marchesen pierre d’une église ; le corps immobile, sur un trottoir, d’un homme allongé surle ventre ; la harangue plaintive d’un mendiant posté au tourniquet d’une station demétro, toutes ces personnes soigneusement évitées par les passants. Viennent enco-re à mon esprit cette armée d’hommes et de femmes, vagabonds engagés dans desconversations vives, parfois agitées, avec des interlocuteurs invisibles, communiquantdans ce qui ressemblait à un sabir composé de langues vulgaires et étrangères. Jevenais juste alors de terminer six mois de travail comme assistant d’un psychiatredans un pavillon d’urgence, et je remarquai immédiatement que je connaissais cesgens, ou les avais rencontrés par le passé comme patients1. Dans une ville à des sièclesd’une économie de subsistance, il semblait invraisemblable qu’ils n’eussent nulle partoù aller, aucun foyer qui leur fût un temps soit peu destiné, et qu’ils ne fussent lacible d’aucune forme alternative d’assistance.

1. A peu près à cette époque, les journalistes britanniques disaient souvent, pour caractériser les politiques dedésinstitutionnalisation de leur pays, qu’elles « transformaient les patients en vagabonds ».

Compter avec les sans-abri

Une rétrospective nécessaire

« Voir combien de temps des gens peuvent tenirsans nourriture, sans abri, sans protection, c’est sansdoute une sorte d’expérience ou quelque chose dansle genre ». Femme SDF, gare Grand Central, hiver1980.

Traduction de “Reckoning with Homelessness”

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Mes propres accoutrements vestimentaires étaient assez négligés pour passer par-fois pour un routard. Un jour, alors que je feuilletais une traduction de L’Enéide deVirgile devant une table de livres d’occasion, dans la vieille librairie Salter, en face del’université de Columbia, un des habitués des trottoirs de l’Upper West Side vint àmes côtés. Il lut par-dessus mon épaule le texte à haute voix. Je lui dis alors, avec unecertaine perversité non sans rapport avec mes trois pénibles années d’apprentissagedu latin à l’université, que pour utile que fût la traduction, le texte original étaitincomparablement plus lyrique; puis je récitai la ligne inaugurale de ce chant épique:Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oram… Mon compagnon resta de marbre etme rétorqua, exaspéré : «Vous ne récitez pas correctement » ; puis il entreprit unenouvelle lecture (en latin) des dix premières lignes magnifiques du poème, d’une voixconvenant à leur splendeur. J’entendis, désespérément surclassé, ce qui me semblal’interprétation d’un individu depuis longtemps familier de l’œuvre.

J’appris également à connaître les limites de la tolérance de ceux qui serendaient complices sans le savoir des actes de charité occasionnels d’un étudiantdiplômé. Me voyant attablé avec une femme énorme, habillée de manière loufoque(et accompagnée de son gigantesque chariot, qui contenait tout ce qu’elle possédait),le propriétaire du café West End, qui savait que j’étais un habitué, client le jourcomme la nuit, ne nous laissa guère le temps de finir notre café. Après que nous fûmesmis à la porte, je rechignai toutefois à accepter la proposition de ma camarade etque nous poursuivions notre discussion dans ma chambre. Je l’aperçus ensuite detemps à autre dans la rue, et je ferais à nouveau sa rencontre dix ans plus tard dans unfoyer caritatif de travailleurs catholiques (a Catholic Worker House of Hospitality).

Bref, comme n’importe quel citadin quelque peu sensible, j’étais directementconfronté dès cette époque à l’évidence. Je fis l’indispensable visite du Bowery,entrai dans quelques uns des bars les plus miteux que compte le Lower East Side,et me laissai souvent apitoyer par les supplications des mendiants (que j’interrogeaià l’occasion, et qui me refilèrent finalement, comme je l’apprendrai plus tard, desréponses toutes faites à mes questions). Succédant à ma désorientation initiale, je metrouvai dans un état de vague résignation, avec un sentiment confinant à l’absence.Je m’habituai de plus en plus à la souffrance visible, rencontrée au hasard, commeà une régularité de la vie urbaine. Sans doute croyais-je que c’était partie intégrantede ma formation à la rudesse propre au New-Yorkais1.

1. Prescription extraite d’un guide de savoir-vivre à l’usage des citadins: «… être un New-Yorkais, c’est êtreune personne qui se demande régulièrement : “Que fais-je ici ? ”. Un véritable New-Yorkais a appris àvivre avec cette question, à la manière dont on apprend à faire ses preuves» (The New Yorker, 28/02/1999,01/03/1999, p. 41).

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Cependant, je réussis à passer parfaitement à côté de certains signes plus finset persistants de la pauvreté dans la rue. L’un d’eux se distingue particulièrement.Il se forme, chaque matin, à partir de six heures environ, une queue devantl’église de St Francis l’Indigent (St. Francis Breadline), à l’ouest de la 31ème rue. Deshommes et des femmes y attendent en rang des casse-croûtes et du café depuisplus de soixante ans. Quelques minutes après la distribution de nourriture, ils sontpartis. Mais si on y regarde de plus près, il reste une trace de leur passage : sur unehauteur d’à peu près un mètre soixante, le mur de briques beiges contre lequel ilsse tiennent est bien plus sombre qu’ailleurs. La tâche, comme une signature,s’étend sur la moitié du bâtiment, et disparaît au niveau d’une brique plus sombrede l’immeuble attenant (…).

Une chose est certaine, le Bowery ne peut plus prétendre au titre de seuleenclave du vagabondage dans la ville. La visibilité incontournable de ceux qui n’ontpas de toit pour la nuit s’est généralisée dans tout Manhattan. Bientôt apparaîtra unchangement lexical. Suivant l’exemple des avocats et des tribunaux, la presse aurarécupéré un ancien mot de la période victorienne, qui avait depuis longtemps lafaveur de ceux qui avaient étudié le problème. Plutôt que de « naufragés » (derelicts),on parla des « sans-abri » et de « sans-abrisme» (…).

Cette enquête est à l’évidence, on s’en rendra compte immédiatement, une illus-tration peu accommodante de ce genre d’«anthropologie sans nom» qui, comme lesuggère Stanley Barrett, continue sans relâche à découvrir des terres inconnuestandis que les sirènes et les paillettes du postmodernisme focalisent l’attention etséduisent un public de touristes.1 Ce type d’anthropologie prend au sérieux la miseen forme documentaire de l’expérience brute du terrain : faire sienne l’exigenceirréaliste d’exactitude (getting it right) (…). Prétentieux et rares, nous qui osons rendrecompte d’autres existences, le faisons implicitement avec le vœu d’être fidèles àces vies. Bien que cela puisse impliquer d’augmenter le seuil de tolérance de nosinstruments, de produire, ce faisant, des usages que leurs inventeurs ne cautionne-raient peut-être pas, de montrer même pourquoi (malgré tout) ils ne suffisent pas,la stratégie consiste, de l’intérieur, à dépasser les limites d’usage conventionnelles,et à dévoiler (non à inventer) les rouages. Un tel travail exige un engagement, s’il lefaut tempéré (n’en déplaise aux dogmatiques) par la réflexion, et qui précède leplus souvent la mise en place de la batterie des preuves. Nous pourrions dire que cegenre d’anthropologie s’exerce à la lisière d’une foi séculaire.

1. Barrett, op. cit., p.179. Dans le déroulement de semblables recherches, les problèmes épistémologiquesémergents sont mis entre parenthèses, et les questions élémentaires de méthodologie sont « traitées avec unenégligence fondamentale » (Rock P., The Making of Symbolic Interactionism, Totowa, N.J., Rowman andLittlefield, 1979, p.172, 178).

Traduction de “Reckoning with Homelessness”

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Avec ce supplément de foi, nous parvenons enfin au concept hybride promis parle titre : «compter avec» (reckoning). Si ce concept relève plus du système D que dela poésie, cela ne signifie pas qu’il doive être employé sans cœur ou sans ingéniosité1.Pour que la souffrance soit dépeinte sans sentimentalisme, pour que les dangers dunarcissisme moral soient contrôlés, une certaine discipline est indispensable. Sur ceplan, la méthode peut aider.

Ceci étant, il n’est pas non plus question d’anthropologie classique. Sans lamoindre gêne, cette forme d’anthropologie parcourt l’histoire et greffe desméthodes quasi ethnographiques, plus appropriées pour faire avancer l’enquêtealors que les contextes et les enjeux évoluent, sur des techniques plus convention-nelles en sciences sociales. Les lieux de regroupement et les époques changent pro-fondément. Pensons à l’évolution des hospices new-yorkais, à la rue et à la scèneasilaire au début des années 1980, à la modification des équipements des institu-tions « hybrides » actuelles, aux aléas comptables des recensements, à la sagesse quia accompagné l’affectation de travailleurs sociaux dans un aéroport municipal, ouaux fruits de la lutte juridique et des résultats en dent de scie des mouvements dedéfense (organized advocacy) des sans-abri. En décrivant la carrière du sans-abri surce plan complexe, ce livre est aussi le carnet de route d’un travail en formation. Ilretrace l’engagement, vieux de plus de vingt ans, d’un anthropologue de terrainavec les sans-abri, depuis le moment initial où cette question se formule et peutalors s’étendre à des champs d’étude variés. Après le choc provoqué par la décou-verte du phénomène, ce sont les enjeux sociaux à long terme, l’établissement dechiffres précis, l’évaluation des pathologies (à l’exception incroyable de la consom-mation de drogues), les motifs d’acceptation et de refus de l’assistance proposéeaux sans-abri et, finalement, la question des solutions durables, ce sont ces ques-tions qui firent que le travail anthropologique changea largement d’orientation etgagna en cohérence (…).

1. Stott W., Documentary Expression in Thirties America, New York, Oxford, 1973; Geertz C., Works and Lives.The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1998, p. 22; Coles R., Doing DocumentaryWork, New York, Oxford University Press, 1997; Rorty R., Achieving Our Country, Cambridge, HarvardUniversity Press, 1998. Rien de ceci, disons-le sans détour, n’est destiné à récuser la partie constructive (etpas «basiquement» mimétique) à l’œuvre dans toute représentation. Cette situation fâcheuse est banale,j’en suis convaincu: vous avez lu suffisamment d’examens de conscience et d’apologies décisives dans votrepropre domaine, et avez assez goûté aux mets de la philosophie et de l’histoire des sciences, pour savoirque votre compte-rendu («account») sera toujours et inévitablement «distinct de son objet» (NeumannK., Not the Way It Really Was : Constructing the Tolai Past, Honolulu, University of Hawaï Press, 1992).Néanmoins, vous êtes persuadé qu’avec l’application nécessaire vous pouvez construire quelque chose d’«unpeu moins faux» que les descriptions concurrentes (pour reprendre les termes de Sandra Harding citée dansWolf M., A Thrice Told Tale, Stanford, Stanford University Press, 1992, p. 125). Persévérez donc, épongezles dettes de vos lecteurs…

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Comment interpréter l’histoire pour retrouver les fondements de pratiquesancestrales ? Comment ajuster la méthode ethnographique à des environnementsplus restreints ? Comment lutter une fois de plus contre les problèmes de collusion ?Ainsi, comment collaborer avec les avocats ? batailler avec les critiques ? conseillerles organisations à but non lucratif ? témoigner comme expert lors d’actions collec-tives en justice ? Comment rendre hommage à un aîné dont on ne partage pas lesvues, contraint par d’épuisantes obligations contractuelles ? Comment témoignercontre ses collaborateurs au titre de fonctionnaire (civil servant) ? Ce sont ces préoc-cupations qui traversent le livre sous forme de problèmes méthodologiques. Dansun texte qui prétend être anthropologique, elles peuvent sembler hors de propos.Pourtant, elles constituent le type exact de problèmes éthiques liés à l’exploitationd’un travail que la majorité des étudiants diplômés rencontreront lorsqu’ils termi-neront leur thèse et entreront sur le marché du travail1(…).

L’histoire d’Emma

Cette fois, la leçon porte sur les habitudes et l’habitat de quelqu’un que j’ai connu.Disons qu’elle se nomme Emma. Au milieu des années 1970, ce même étudiantdiplômé qui avait été relégué au second plan par un spécialiste des Lettes classiquesvivant sur le trottoir, avait emménagé dans son propre appartement non loin del’université. Bien avant que le quartier ne fût marqué du sceau de l’infamie et nedevînt « l’allée du crack », il était une étendue bizarre avec une cour d’école, desentrepôts, des HLM datant de l’ancienne législation, et une maison de santé catho-lique fière de l’immense chêne qui siégeait dans sa cour. A l’étage au-dessus de moi,dans notre immeuble de cinq étages sans ascenseur, vivait Emma, une femme d’uncertain âge de type grec.

Emma, à ma connaissance, n’avait jamais été hospitalisée, malgré un mode devie résolument étrange. Elle habitait un monde hérissant de menaces. Presque chaquenuit, pendant des années, je trouvais des notes glissées sous ma porte me renseignant

1. A d’autres endroits, j’ai offert une vision personnelle de ce que signifie travailler pour l’Etat, guèresusceptible d’être prise pour une incitation à l’embauche. J’y critique quelques situations probléma-tiques et courantes rencontrées par l’anthropologie officielle (contract anthropology), préconise l’utilisationde méthodes ethnographiques pour répondre aux préoccupations majeures des laboratoires de recherchesur la santé mentale, et soutiens que les situations délicates pourraient être l’objet d’un type particulierd’anthropologie appliquée (Hopper K., « When (working) in Rome : Applying anthropology in Caesar’srealm », Human Organization, 63, 2002).

Traduction de “Reckoning with Homelessness”

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sur le dernier agent de la CIA ou une opération de front dans le quartier. Bien quebrûlantes d’urgence, les notes me demandaient de ne pas agir, et je sourirais simple-ment à notre prochaine rencontre une fois mis dans la confidence du complot.Par la suite, avant qu’elle ne fût avertie par un signal que je n’étais pas non plus unepersonne de confiance (sans doute parce qu’elle avait constaté que je n’étais pas, aprèstout, Kris Kristofferson tournant un film dans l’immeuble), je fus frappé dedécouvrir que certaines des notes étaient griffonnées dans les marges de cartespostales qui lui avaient été envoyées quelques quarante années plus tôt.

Emma n’était pas une casanière. Elle avait vécu pendant un demi siècle avec samère dans l’appartement. Seule à présent, elle partait pour des excursions quotidiennesqui l’emmenaient partout dans Upper West Side. Traînant derrière elle trente-cinqkilos d’affaires personnelles dans une carriole d’épicier avec un lapin dans un clapiertransportable, elle traversait les rues avec un boitement prononcé et des averses éparsesd’injures. Bien qu’elle eût été volée à répétition, elle continuait ses promenades, etrentrait en début de soirée. Me lorgnant d’un regard méfiant chaque fois que je luiproposais de porter son fardeau jusqu’à son palier, elle l’acceptait parfois malgré tout.

Un professeur de philosophie, feu Peter Putnam, avait, on ne sait pas dans quellescirconstances, rencontré Emma et s’était lié d’amitié avec elle. Il la proposa enclasse d’art et, à sa demande, il parcourut les monticules de sa poésie « pseudo-byronienne » à la recherche de quelque chose de publiable. Emma se montraitoccasionnellement absente aux appels de l’université, et Peter regroupait des restesde repas froids ou des cartons de nourriture chinoise pour concocter quelque chosepour elle. Il s’entendait avec elle mieux qu’avec personne, mais il pouvait s’attirerquand même ses suspicions à nos yeux infondées. Une fois, elle déchargea sans criergare un pot de peinture noire à travers les fenêtres de son appartement.

Les nuits étaient particulièrement difficiles pour Emma. On pouvait l’entendre,seule dans sa chambre, gémir, pleurer, se défendre contre les rayons de pensée de laCIA, ou se disputer avec des adversaires qui, en fin de compte, avaient quitté cetteterre depuis longtemps. Ma voisine de palier, une veuve irlandaise d’un certain âge,frappait le plafond avec son balai chaque fois qu’Emma «partait». Et, après quelquesinstants, le chahut cessait. Si ça continuait trop longtemps, le concierge montait lavoir.

Au cours des huit années durant lesquelles je connus Emma, elle vécut au borddu sans-abrisme. Sans la gentillesse de notre concierge (Cornelius Jouwstra, un hom-me qui avait quitté les ordres des années auparavant, la nuit précédent son introni-sation, pour aspirer à ce qu’il ressentait comme une vocation plus honnête) ; sans lasollicitude des voisins qui passaient de temps en temps voir si elle avait suffisammentà manger, et qui n’auraient jamais pensé à appeler les autorités pour se plaindre de ses

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délires ; sans l’appartement au loyer contrôlé qu’elle avait hérité de sa mère ; sans lesanctuaire protégé qu’elle trouvait dans ce logement délabré, elle aurait pu se retrou-ver comme l’un des habitants de la rue, recouverts de haillons dans la ville.

Quand Ellen Baxter et moi commençâmes notre recherche sur les adultessans-abri au début des années 1980, parfois, quelque chose dans son ombre, ouune excentricité familière dans sa démarche, laissaient penser qu’Emma avaitfinalement chuté. Cela n’arriva jamais. Les garde-fous tinrent bon. Un peu plusaffaiblie par l’usure, elle conserva son statut de locataire. Des années après, il sefit jour en moi que c’étaient ces garde-fous qui faisaient la différence entre lesmarges et la rue.

Kim Hopper (trad. E. Gardella et E. Le Méner) [email protected]

[email protected]

Entretien avec Nicole Bériou

Les ordres mendiants dans la rue

Nicole Bériou est professeur d’histoire du Moyen Age à L’Université Lumière –Lyon 2, et membre de l’Institut universitaire de France.

Spécialiste de la prédication, comme outil privilégié de communication entre clercset laïcs au Moyen Age, elle a notament publié L’Avènement des maîtres de la Parole. Laprédication à Paris au XIIIème siècle, (Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 2 volumes,1998) et « Les sermons latins après 1200 », dans Beverly Mayne Kienzle, dir., TheSermon, Turnhout, Brepols, 2000 (Typologie des sources du Moyen Age occidental,81-83), p. 363-447, ainsi que La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons auxclercs et aux simples gens à Paris au XIIIème siècle, (Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes,1987, 2 vol)

Elle conduit par ailleurs la réalisation, par une équipe internationale de cher-cheurs, d’un Thesaurus sermonum en accès libre sur Internet, qui permettra des re-cherches sur les structures rhétoriques de la prédication à partir de plusieurs grandescollections de sermons modèles, dont celles de Jacques de Voragine1 ; et elle contri-bue à l’édition sur Internet de ThEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi), base de re-cherche sur les exempla, ces récits exemplaires utilisés par les prédicateurs2.

Nous proposons de l’interroger sur l’investissement de l’espace de la rue par le pré-dicateur mendiant.

Dans quel contexte apparaissent les ordres mendiants ? Leur émergence vers les années1215-1220 est-elle liée à l’essor démographique et à l’urbanisation récente ?

Je crois qu’avant de parler des premiers ordres mendiants eux-mêmes, l’ordredominicain et l’ordre franciscain, il convient de parler de leurs fondateurs. D’oreset déjà, on peut dire que pour François comme pour Dominique le lieu de prédi-lection dans lequel ils interviennent est la ville. Mais ce sont des personnages trèsdifférents.

1. Présentation du projet par Marjorie Burghart dans Le Médiéviste et l’ordinateur, n°43, printemps 2004,(« Communication et édition »), sur le site [http ://lemo.irht.cnrs.fr].

2. [http://www.ehess.fr/gahom/thema/index.php]

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Dominique de Guzman est un clerc dans tous les sens du terme. Eduqué trèsjeune dans un monde urbain, donc lettré, il a pratiqué la ville, mais au sein de lastructure ecclésiastique forte du chapitre cathédral où il est devenu chanoine. Il estproche aussi de son évêque, Diego d’Osma. Il change d’orientation au moment oùlors d’un voyage il constate le succès des courants dissidents que les gens d’Egliseappellent l’hérésie cathare, et le poids de celle-ci dans le Languedoc. En référenceà l’Evangile et au nom de l’exigence pour tout disciple du Christ d’annoncer cette«bonne nouvelle», il propose alors une manière alternative, inspirée du modèle desapôtres, de s’adresser au peuple et de lui communiquer l’Evangile. Ainsi commencela prédication de Dominique qui va s’imposer et prendre petit à petit un caractèreuniversel, en s’appuyant prioritairement sur Paris et Bologne, deux grands centresurbains où s’affirme la culture savante des universités.

François Bernardone, quant à lui, est un laïc. Né à Assise, il est aussi un hommede la ville, mais il a une culture tout à fait différente. Il sait lire, mais à peine écrire,et sa culture est très proche de la culture profane des milieux aristocratiques, nourriedes chansons de geste et d’amour courtois. Et il se convertit parce qu’il ressentprofondément l’imperfection du style de vie qu’il a pratiqué jusqu’alors ; il est donctravaillé par un désir de vivre autrement, pour d’autres formes de perfection. Son choixest alors celui d’un laïc. Il renonce à ses richesses – et à celles de son père surtout quiest marchand – et choisit de vivre en «pénitent» à la manière d’un ermite, de travaillerde ses mains, et de se faire témoin de l’Evangile par ses actes autant que par sesparoles. Et c’est par la suite qu’il s’oriente vers la rencontre des gens et vers un ensei-gnement plus systématique par la parole de prédication – qui sera d’ailleurs plus lefait de ses disciples que le sien.

Peut-on dire qu’il y a chez eux un souci de se mettre au même niveau que la pauvretéqui s’est concentrée dans les villes ?

D’emblée, pour François, sa recherche personnelle de la perfection chrétiennepasse par le choix de la pauvreté dans ce qu’elle a de plus déjeté, puisqu’il se met auservice des lépreux. C’est une pauvreté qui implique l’expérience du rejet qu’une par-tie de la société pratique à l’égard de ses pauvres et donc une vie en marge. De plus,il se convertit de manière radicale, en rejetant ce qui est l’instrument des échangeset l’outil quotidien de la pratique marchande (qui est celle de son père) : les piècesde monnaie, au point de n’en pouvoir supporter le contact. Il y a là une très forteexpérience, et fondatrice, du rapport à la richesse et à la pauvreté.

Pour Dominique qui certes ne vit pas dans le luxe, le choix de la pauvreté commestyle de vie intervient en revanche au fond comme un instrument, comme un témoi-gnage qui va appuyer la parole de sa prédication. (…)

Entretien avec Nicole Bériou

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Revenons sur cette dimension fiduciaire des échanges. La rue est-elle perçue comme unlieu d’artifices, de facticité, d’inauthenticité? Voire comme un lieu de perdition et decorruption ?

On peut l’admettre, si l’on voit dans la rue le lieu où l’appât du gain conduit ceuxqui y vendent leur marchandise à tromper leurs clients, et les amuseurs publics àséduire le passant pour capter, avec son attention, ses deniers. Les sermons d’ailleursne se privent pas de dénoncer la parole mensongère, grand fléau du XIIIème siècle, etde dénigrer les jongleurs, concurrents immédiats des prédicateurs mendiants. Maisce n’est pas l’échange des richesses qui est en soi vicié ; c’est leur appropriation,au point de les immobiliser, qui pourrit la vie sociale. Et les frères mendiants, quin’auraient pas pu vivre sans bénéficier de la circulation incessante des richesses, étaientmieux placés que quiconque pour la penser et pour la formuler, en l’inscrivant dansl’approche englobante et si fortement paradoxale du message de salut qu’ils procla-maient, ce message chrétien selon lequel l’économie divine place au sommet de lahiérarchie des valeurs l’amour de charité, et avec lui, la gratuité.

La rue devient aussi le nouveau paysage de la prédication. Peut-on dire que la nouvelleprédication qu’ils promeuvent remplace « la prédication au désert », héritée de la tradi-tion patristique ? Et selon quelles modalités ?

Certes la prédication au désert est attestée dans les siècles précédents, à conditionde considérer que le désert des terres occidentales de l’Europe dont nous parlons,c’est la forêt. C’est là que se sont retirés en grand nombre les ermites, surtoutdepuis le XIème siècle, loin du «monde» et de ses tentations. On vient les voir et lesentendre du fait de leur réputation de sainteté liée à leur vie érémitique. Là, il existebien des prises de parole qui attirent le peuple, tandis qu’en ville on ne trouve qua-siment rien d’équivalent. Quelque individu, clerc, ou même laïc, peut prendrela parole, mais ce n’est en rien une pratique systématique, ni régulière. On peut direqu’il y a là une autre forme de désert, un désert de parole, c’est une situation tout àfait inverse.

Et dans ce contexte, les ordres mendiants vont prendre une position singulièredans les villes, pour y exercer l’essentiel de leur activité de proclamation du messagereligieux.

Il s’agit de prendre l’initiative de la rencontre ?

Oui, et à cet égard la chose capitale est la prise de parole devant des gens de toutesles conditions, en tout cas d’une plus grande diversité sociale que dans le monderural. On pourrait dire qu’ils inversent le modèle érémitique : ce sont eux qui vontvers le peuple. Mais comme les ermites, selon les circonstances, ils s’adressent à la

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foule ou ils pratiquent le dialogue privé, ce qui les amène à produire à la fois desrecueils de modèles de sermons ad status (adaptés aux «états de vie»)1 et des manuelsde conversation, qui servent à leur apprentissage.

Ces rencontres ne sont pas exclusivement urbaines. Mais c’est bien le peuple desvilles concentré en grand nombre sur des espaces restreints, donc faciles à arpenter,qui est le mieux placé pour les entretenir, pour leur donner les aumônes dont ils ontbesoin. Les frères sont d’ailleurs très conscients de cette dépendance économique.

Quel est pour eux l’effort d’adaptation nécessaire à la culture urbaine ? N’assiste-t-onpas à une forme d’interpénétration entre la culture écrite qui est la leur et la vie socialequi se développe davantage selon un principe d’oralité ?

En fait, quelle que soit l’importance de leur projet d’ajuster leur prédication aux«états de vie», dans la réalité, les catégories sociales de ceux qui les écoutent sont mê-lées. La personnalisation des propos est déjà plus aisée dans les conversations privées,que le prédicateur aille à la rencontre de quelqu’un, précisément dans la rue, pourparler avec lui, ou qu’il écoute dans un endroit discret la confession de ceux quiont été touchés par sa prédication, ou qu’il rencontre de manière régulière ceux quise soumettent à sa direction de conscience.

Par ailleurs, si l’on s’en tient à la communication pratiquée dans la rue, ils ontconscience de devoir parler une langue compréhensible pour tous. Il va de soi qu’ilsvont parler la langue vernaculaire de ceux qui les écoutent, mais surtout employerun langage qui s’enracine dans la culture commune de ceux auxquels ils s’adres-sent. Et ils vont donc communiquer le message religieux en utilisant des mots et desréférents culturels immédiatement accessibles à l’auditeur.

Cela peut être des pratiques de la vie quotidienne: par exemple, les servantes, qui,quand elles ont nettoyé la maison, ouvrent la porte et jettent les immondices dans larue, sont utilisées comme une figure de la confession. On commence par balayer samaison, on fait son examen de conscience, et puis, avec le balai, on met tout cela entas, et on le rejette en dehors de sa maison, c’est-à-dire en dehors de soi.

Ce sont là des comparaisons tout à fait prosaïques, mais dans un tout autre re-gistre, on trouve dans leurs sermons des comparaisons qui relèvent de l’imaginaireet de la culture aristocratiques, ce qui permet d’en déduire que les milieux urbainssont précisément perméables à cette culture, et séduits par elle ; par exemple, par toutce qui touche à la chasse, en particulier à la chasse noble, ou aux tournois. Un autredomaine bien représenté est celui des pouvoirs, des structures de pouvoirs, en

1. Ce genre des sermons ad status (destinés à des professions ou à des conditions sociales particulières de lasociété) est cependant beaucoup moins répandu que celui des sermons prévus pour les dimanches et lesfêtes du temps liturgique.

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particulier dans une ville capitale comme l’est Paris au XIIIème siècle. La condensationde leur message dans des récits exemplaires efficaces, les fameux exempla, est main-tenant bien connue. Mais on ne doit pas négliger leur art de puiser dans l’expériencecommune par une prolifération d’images, de figures, de métaphores filées souventempruntées à la Bible, et qui font le pont entre la culture écrite présente dans leurbibliothèque et la culture commune des gens qui entendent leurs sermons.

Ce qui caractérise les mendiants, c’est aussi la mobilité. Le terrain qu’ils pratiquentc’est donc aussi la route.

Tout à fait, on peut partir de l’idée que leur démarche fondamentale est celle dela mobilité. Nous disons «ordres mendiants», mais nous pourrions dire «ordres voya-geurs», parce que saint François et saint Dominique n’ont cessé de circuler. Pour eux,l’important n’est pas de s’établir dans un lieu comme le monastère, où tous les élé-ments de la vie quotidienne sont ordonnés au sein d’un espace clos et construit, maisau contraire, d’aller à la rencontre des gens, là où on les trouve. Ils font des haltes, detemps en temps, pour se reposer et pour retrouver leurs frères partageant le mêmeidéal de vie. Les lieux dans lesquels ils s’arrêtent, sont les couvents, ce qu’ils appellent,au départ, des « lieux » (loci), ou des « hospices », un peu comme des auberges depèlerins. Mais le principe de leur mode de vie est de sortir sans cesse de ces lieux.On peut même dire d’eux, qui font plus que quiconque référence à des modèles évan-géliques, qu’ils trouvent dans la vie du Christ le modèle de cette mobilité, puisqu’ilest alors représenté par une image qui leur est très parlante, celle du Christ pèlerinvenant du ciel sur la terre pour accomplir le salut « sans même avoir de pierre oùreposer sa tête», en séjournant de lieu en lieu comme en autant de maisons provisoiresavant de retourner au ciel au terme de sa mission. C’est bien là le même modèle demobilité et de résidence temporaire. (…)

Revenons à leurs couvents, comment se sont-ils inscrits dans l’espace urbain ?

En fait les frères ont d’abord pris ce qu’ils trouvaient, installant leurs maisonssur des terrains périphériques ou marginaux, et sans le moindre intérêt économique.Les couvents ne sont donc pas, de prime abord, situés au cœur de l’espace urbain.Mais plus le temps passe, plus la présence urbaine se fait prégnante. Et petit àpetit le couvent devient de plus en plus beau, au risque d’ailleurs de voir les men-diants s’exposer à des reproches. La splendeur de l’architecture et des peintures decertaines églises s’affirme, et les couvents deviennent monumentaux, gagnant enhauteur ce qu’ils perdent en extension horizontale, là où la concentration du tissuurbain l’impose.

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Par ailleurs, ils deviennent petit à petit des pôles importants de la vie urbaine.C’est ainsi que s’y déroulent parfois des réunions politiques. Et d’autre part appa-raissent également des places en avant des couvents.

Justement le prédicateur exploite-t-il ces places pour mettre en scène son sermon ?

Les prédicateurs mendiants exploitent effectivement les places pour réunir lesfoules. Elles leur permettent de mettre en scène leur sermon. Ils utilisent par exempleun mobilier nouveau, comme des chaires démontables et transportables en bois, quel’on appelle «échafaud». Il est même des cas où le prédicateur parvient à ordonnerl’auditoire, en séparant de chaque côté de la place hommes et femmes. Les placesdeviennent à cet égard un espace véritablement théâtral.

Mais les prédicateurs, il ne faut pas l’oublier, ont d’autres lieux privilégiés pourthéâtraliser leur performance : je pense en l’occurrence aux cimetières, où ils par-viennent à mettre en scène la destinée humaine. On a même envisagé l’hypothèseque les prédicateurs mendiants aient été les premiers inventeurs de la danse macabre,mise en scène lors de leurs sermons, et que par la suite on ne verra plus que peinte.

En sortant dans la rue, le prédicateur n’a pas nécessairement une place qui lui est attri-buée. S’expose-t-il à des concurrences ? N’empiète-t-il pas sur d’autres formes de mani-festations qui ont déjà cours dans la rue ?

Le prédicateur va vers le peuple, il se doit donc de conquérir son droit à la paro-le, même s’il existe déjà des « stars » de la prédication qui n’en ont pas besoin et quis’imposent d’elles-mêmes. Parfois, les frères bénéficient de l’appui des autoritésurbaines, comme à Faenza où le conseil de la commune décrète à la fin du XIIIème siècleque toute autre personne doit se taire quand un frère prend la parole sur la grandeplace de la ville. En fait, s’ils doivent conquérir leur territoire pour prêcher, c’estessentiellement contre les jongleurs et les amuseurs publics. Lesquels d’ailleurs consti-tuent un véritable modèle pour les prédicateurs qui cherchent à capter l’attentionde l’auditoire.

Du reste François, qui pratique l’art du mime quand il prêche, reprend uneformule qui vient de saint Bernard, en se disant le « jongleur de Dieu». Les francis-cains, plus que les autres, ont une propension à user de ces techniques théâtrales.Mais ce ne sont pas les seuls. Que l’on pense par exemple, un peu avant les cam-pagnes de prédication du franciscain Bernardin de Sienne, à celles de Vincent Ferrier,un dominicain qui demeure tout aussi capable par exemple de mettre en scène desflagellants, dans les premières années du XVème siècle.

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Le prédicateur a donc une certaine marge de manœuvre et d’improvisation inhérenteà la situation dans laquelle il est engagé. Mais le frère ne devient-il pas, par son incur-sion dans l’espace de la rue, aussi un instrument et un enjeu de pouvoir, voire un outilde propagande que la papauté essaie de manipuler ?

On peut admettre en effet que le pouvoir acquis par les frères, et inhérent à leurmaîtrise de la parole, ait inévitablement fasciné et inspiré des tentatives de mainmise,de détournement, d’instrumentalisation au profit d’autres pouvoirs. Les frères ontprêché la croisade en vue d’affronter par les armes les musulmans et les chrétiensdissidents ou les pouvoirs politiques affrontés à celui de la papauté. Pourtant, lacaptation exercée par le pouvoir pontifical me paraît davantage illustrée dans leurengagement d’inquisiteurs que dans leur action de prédicateurs. Dans ce domaine,ils ont surtout entretenu des relations de connivence et de soutien mutuel avec lespouvoirs urbains, qui se sont traduits, par exemple, dans l’orchestration de ce qu’ona pu appeler la « religion civique», aux derniers siècles du Moyen Age. Ils ont aussiservi les pouvoirs princiers en même temps qu’ils s’imposaient à eux, comme unesorte de garde rapprochée spirituelle, dans les rôles de confesseurs et d’aumôniers. Lesretours aux sources que l’on désigne sous le nom d’Observance, et qui tiennent uneplace essentielle dans l’histoire des ordres mendiants à partir de la fin du XIVème siècle,sont allés de pair avec l’amplification des campagnes de prédication itinérantes,mais paradoxalement, ils sont aussi marqués par une soumission accrue aux pouvoirsétablis, du fait du besoin d’ordre qui les nourrit. Pourtant, au sein de ces courants ré-formateurs comme dans les couvents demeurés traditionnels, l’axe porteur qui conduitle frère mendiant à aller vers celui qui est le plus immédiatement proche de lui, hom-me de la rue, et homme de la ville, a subsisté. Et avec lui, persistait la possibilité denouer, en le réinventant sans cesse, le lien social produit par la communication.

Propos recueillis par Florent Coste

Entretien avec Arlette Farge

Arlette Farge est directrice de recherche au CNRS et enseigne à l’EHESS. Parmi sesprincipaux ouvrages: Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle, coll. «Archives», Gallimard,1979; Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille (avec Michel Foucault),coll. «Archives», Gallimard, 1982; La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Parisau XVIIIème siècle, Hachette, 1986 et Seuil, coll. «Points Histoire», 1992 ; Logiques de lafoule. L’Affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750 (avec Jacques Revel), Hachette,coll. «Textes du XXème siècle», 1988 ; Le Goût de l’archive, Seuil, coll. «La librairie duXXème siècle », 1989, et coll. «Points Histoire », 1997 ; Histoire des femmes. XVIe-XVIIIème

(avec Natalie Zemon Davis), sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot(tome III), Paris, Plon, 1991 ; Dire et mal dire. L’Opinion publique au XVIIIème siècle,Seuil, coll. « La librairie du XXème siècle», 1992 ; Le Cours ordinaire des choses dans la citédu XVIIIème siècle, Seuil, coll. «La librairie du XXème siècle», 1994 ; Des lieux pour l’histoire,Seuil, coll. «La librairie du XXème siècle», 1997 ; Fracture sociale (avec Jean-François Laé),Desclée de Brouwer, 2000; De la violence et des femmes (direction avec Cécile Dauphin),Albin Michel, 2000; La Nuit blanche, Seuil, coll. «La librairie du XXIème siècle», 2002 ;Le Bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au XVIIIème siècle, Bayard, 2003.

Venons-en pour commencer aux sources mêmes de votre démarche d’historienne et àvotre travail sur les archives judiciaires : comment en êtes-vous venue peu à peu àconstruire la rue comme un objet d’histoire à part entière ?

J’avais commencé une thèse assez classique sur la criminalité sous la directionde Robert Mandrou à l’époque où les travaux sur la criminalité commençaient, etje m’étais rendue compte de la place de la rue au cours de mon travail. J’avais déjàl’intuition ou l’hypothèse que la rue était plus qu’un espace architectural, qu’elle étaitactrice sociale comme on dirait aujourd’hui, que les gens semblaient y passer énor-mément de temps, y avoir la plupart de leurs occupations; d’autre part, elle semblaitau pouvoir quelque chose de toujours assez menaçant. Ainsi, cette tension entre lamenace qu’elle peut représenter pour la police, pour le lieutenant général et pour lamonarchie et en même temps sa façon d’être particulièrement remplie d’habitantsaux préoccupations diverses m’avait donné envie de faire un livre à partir des archiveselles-mêmes. Il faut bien replacer cette entreprise dans son contexte, c’est-à-dire à unmoment où les historiens commencent à découvrir l’intérêt des archives de policepour mieux connaître des situations sociales, économiques ou juridiques. Quant à la

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rue comme objet d’histoire, c’est parce que je m’aperçois au fur et à mesure del’imprégnation dans ces archives que la rue est un espace qui est lui-même créateurde certains comportements, et un espace qui modèle et module une populationqui est nomade et qui passe, s’en va, retourne; et la rue qui est la constitution mêmedes espaces, des carrefours, des places, des allées, des bords de Seine, modèle de fa-çon très forte les comportements populaires.

En lisant un ouvrage comme Le Goût de l’archive, on ressent de manière assez forteque vous avez un rapport très sensoriel, voire passionnel, avec ces archives judiciaires.C’est une position qui ne semble pas être très répandue parmi les historiens en général.

Je vis bien cette position maintenant. Ce fut en effet une position en tension carelle était atypique au moment où elle s’est constituée, et simultanément j’avais laconviction que ces archives de police recelaient des trésors que les historiens pouvaients’approprier. Je réfléchissais donc au meilleur moyen de transmettre cela. En lisanttant d’écrits de police, tant de faits singuliers, il m’a semblé qu’on pouvait envisagerun autre rapport à l’histoire que celui qui était plus lointain et qui avait été appro-ché jusque là. Le handicap que j’ai vite ressenti, c’est que comme j’étais unefemme, il a été attribué à ma position féminine le fait qu’en découlait forcément unecertaine sensibilité. Il a donc été difficile pour moi de montrer et de prouver quepeut-être qu’il n’en était pas inéluctablement ainsi. Puis au fur et à mesure, des étu-diants ont suivi, ce qui montrait bien que des jeunes avaient envie de travailler com-me ça. Puis il y a eu la rencontre avec Michel Foucault, homme d’archives bien qu’onait dit le contraire, dont le lien avec les archives était plus que passionnel, « vibra-tionnel », et qui m’a appris beaucoup de choses. Par ailleurs sa rigueur, sa façon defonctionner et de lire l’histoire étaient d’une telle exigence… Maintenant, je diraismême que je suis débordée par le succès de cette démarche, parce qu’au fond, il nefaut pas que tout le monde fasse de l’histoire comme cela, ce n’est pas obligé.

La rue, on le comprend très rapidement, s’impose visuellement dans toutes ces archivesjudiciaires. Afin de rentrer de manière plus concrète dans cet univers, pouvez-vousnous dire en quelques mots ce qui caractérise par-dessus tout cette rue parisienne duXVIIIème siècle ?

Je pense que la rue du XVIIIème se prolonge jusqu’en 1848, elle déborde la Révolutionet nos chronologies. Elle va changer en profondeur avec Hausmann. La rue s’imposed’abord parce qu’il semblerait que tout y est possible et c’est d’ailleurs ce que disentles chroniqueurs. Elle s’impose non seulement parce qu’on y vit, on y travaille, ony discute, mais aussi parce qu’on y est convié : par l’Eglise, pour les processions, parle monarque, les cérémonies monarchiques. C’est une vie tout de même violente,

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gestuelle que celle des classes populaires du XVIIIème siècle. La rue est le lieu debeaucoup de manifestations (pas au sens actuel) bruyantes, de tumultes, de grèvesde compagnons, d’émeutes et d’incidents multiples. Elle est forcément fabriquéed’une multiplicité d’événements. La Seine en constitue en quelque sorte l’artèreprincipale, avec tout ce qui dépend d’elle.

Justement, dans ce flot permanent qu’est la rue parisienne, il y a certaines figures quevous privilégiez particulièrement : parmi celles-ci, la femme est très présente dans vosouvrages. J’aimerais que vous reveniez sur cette figure féminine qui vous attire beau-coup dans vos travaux, marqués par le courant des «women studies ».

J’ai envie de dire que la femme est obligatoirement présente parce que, et je vaisemployer un mot anachronique, il y a une sorte de «mixité» entre hommes et femmes:ils travaillent ensemble, ils cheminent ensemble, ils vont au cabaret ensemble… alorsque le XIXème essaiera au contraire de rendre la mixité plus difficile. Ayant remarquéqu’elle était aussi très présente aux émeutes avec un autre personnage que j’aime bien,l’enfant, cela amène bien sûr à se poser beaucoup de questions: pourquoi cette fem-me qui est privée de droits a une telle présence économique? Ce qui m’intéresse peut-être plus que la condition de la femme, c’est de comprendre comment se passe le lienavec les hommes et comment se configure, se défigure constamment ce rapport entreféminin et masculin. Elle est à la fois l’objet de beaucoup de soumission et parcertains côtés a beaucoup de pouvoir. J’aime bien travailler dans ces tensions-là. Cequi m’intéresse c’est aussi de lutter contre tous les stéréotypes d’une histoire des femmesque je trouve par moment un peu trop ciblée, trop étriquée.

Revenons sur la question de l’émeute. On a l’impression que Paris est une ville en ébul-lition permanente, où les débordements peuvent survenir de n’importe où et à n’importequel moment.

Il faut d’abord préciser une chose, à savoir que les archives insistent plus sur lesfaits catastrophiques. Cela peut donc être effectivement gauchi. Mais si on regardeces mouvements, tumultes, rébellions, émeutes, un constat s’impose: ils sont à chaquefois très différents. Il ne faut pas croire que parce que la rue serait fiévreuse, elleserait toujours instinctivement en éruption. Dans le travail que j’avais fait avec JacquesRevel, on avait justement essayé de travailler sur ces forces de rationalité, sur leslogiques de la foule. Prenons un exemple pour aller vite : il peut y avoir un débutd’émeute ou d’attroupement au moment de l’arrestation d’un mendiant ; et si on litbien les témoignages, on s’aperçoit que ce n’est pas particulièrement un énervementcontre la police, mais plutôt une espèce d’identification à celui qui est arrêté, parceque peut-être aussi un jour, dans une situation précaire, on peut soi-même devenir

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mendiant. A chaque fois il y a un motif, des dispositifs et des mécanismes qui sonttous différents. Lorsqu’il y a eu l’émeute de 1750, liée aux enlèvements d’enfants, cequi intervient au premier plan, c’est le rapport parents / enfants ; et cela permet detravailler sur le sentiment parents /enfants, sur ce que la police vient faire dans la viedomestique et privée. Et donc cette rue, je la vois à la fois en bloc, mais en mêmetemps ça n’est pas un ensemble sans raison, sans foi in loi. Il y a bien sûr une capa-cité à s’attrouper facilement et rapidement mais à chaque fois ce sont des mécanismesqui ont leur rationalité propre et qui sont aussi une façon de répondre à la non-information : la rumeur, le bruit public sont très importants et les réactions sontd’autant plus vives qu’on n’est pas informé.

Ceci permet d’en venir aux rapports entre le peuple et le pouvoir, monarchique notamment.Dans un chapitre des Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu met en avant l’idée quele corps est le lieu privilégié de l’inscription du pouvoir et du politique. Une idée qu’on retrouvebien entendu chez Michel Foucault, notamment dans «La vie des hommes infâmes »,article dans lequel il rappelle que «la souveraineté politique vient s’insérer au niveau le plusélémentaire du corps social». Comment se passe justement cette cohabitation dans le cadrede l’espace parisien? Comment le pouvoir investit-il la rue?

On assiste là à une profonde dégradation des rapports entre l’autorité monarchiqueet ses sujets. Bien sûr la monarchie investit la rue, mais je crois qu’il ne faut pas luidonner un pouvoir éminemment conscient de cela. Je ne crois pas qu’on puisse trou-ver dans aucun document une notion comme celle-là. Mais il y a une idée que jetrouve très intéressante de la monarchie qui serait de rendre le peuple invisible. Jem’explique : effacer ceux qui dégradent, les mendiants qui troublent la tranquillitépublique, parce qu’au fond si la monarchie veut effectivement investir (terme mo-derne) la rue, c’est pour que quelque chose de l’ordre d’un miroir d’elle même soitdans cette rue, c’est-à-dire que la monarchie puisse se regarder paisiblement en sesfonctions cérémonielles et punitives ; le peuple, bien sûr, est là, et les sujets doiventaimer le roi et inversement. Quelque chose se dégradera de cette relation qui se vou-lait symétrique d’un peuple invisible et ordonné et d’un roi aimé et aimant lors desaffaires du jansénisme et surtout lors de la grande époque des refus de sacrement,scandale aux conséquences très graves : derrière il y a l’idée que le roi, même s’il estle représentant de Dieu, n’a pas à aller aussi loin dans les consciences. Je crois quel’écart, la fissure se place là et que quelque chose sera définitivement changé au coursde ces événements qui s’étendent sur une dizaine d’années.

Mais ce peuple parisien a-t-il finalement une conscience claire de lui-même ?

C’est une question très complexe à résoudre. J’ai beaucoup travaillé sur les Nouvellesecclésiastiques, qui faisaient des comptes-rendus extraordinairement précis des attitudes

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de la population à la sortie des messes jansénistes, dans les paroisses jansénistes deParis et au moment des refus de sacrements. Pour les avoir dépouillées pendanttoute cette période de douze à treize ans, j’ai pensé que quelque chose en effet…comment dire : c’est plus d’abord une conscience de soi face au roi qui se fait, àsavoir de se dire que quelque chose ne peut pas venir de lui dans un domaine aussiintime et aussi grave (est-ce que le roi a le droit de vous refuser le repos de l’âme?).Je comparerais l’ampleur de ce traumatisme, et cela va paraître bizarre, à celui dela fuite à Varennes. A partir du moment où l’on commence à avoir une toutepetite conscience de soi, avec l’idée qu’on est un véritable sujet face au roi, vient laconscience de l’autre comme participant au même état. Mais vous voyez que je metsbeaucoup de termes précautionneux.

J’aimerais qu’on parle à présent de votre rapport à l’événement. L’événement, aussisingulier soit-il, n’en constitue pas moins pour vous un moment d’histoire. Dès lors,comment sortir du simplement anecdotique pour construire quelque chose qui est del’ordre d’un système de rationalité ?

C’est certainement le plus difficile à faire en histoire et je pense que la disciplinehistorique n’a pas une méthodologie aussi précise que d’autres sciences, qu’elle est,comme le disait Michel de Certeau, «une bricoleuse». Nous empruntons souventnos modèles à la sociologie ou à l’anthropologie. Sur ce problème du singulier etdu collectif qui m’est très cher, on ne peut pas employer une méthode précise, maisce que je pense de plus en plus, c’est que l’important d’une anecdote ou d’un faitsingulier d’archive n’a de sens que s’il est relié à un phénomène collectif ou à unereprésentativité quelconque. Il ne doit pas être choisi parce que c’est exotique, et c’estvrai d’ailleurs que lors des discussions que j’avais avec Michel Foucault à propos duDésordre des familles, il était pris par une espèce de passion, il voulait tout citer. Maisje crois que l’important c’est de bien penser que d’une part l’anecdote ou le fait brutn’est jamais le reflet du réel, il est déjà une mise en scène, une production de texte :c’est un texte bien précis dans une situation elle aussi bien précise, un témoignageconstruit socialement et culturellement ; d’autre part, il faut se demander si ce faitest exogène par rapport à ce qui se passe habituellement, ou bien homogène, repré-sentatif. Au cas où il serait hétérogène, quel sens cela a-t-il, car comme dirait JacquesRancière, les faits, les événements peuvent être en avance sur leur temps. S’il y a aucontraire une sorte d’homogénéité, quel sens cela a par rapport à une vie collective,et de quel type de vie collective parle-t-on ? Sans quoi je crois qu’on peut alignerdes archives sans arrêt et ça n’a pas d’intérêt.

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Quel est votre rapport à la fiction dans votre travail d’historienne ? Et je pense ici à unouvrage un peu à part dans votre production, La Nuit blanche, qui est entre histoireet théâtre et qui a d’ailleurs été une commande d’un metteur en scène. Dans ce livre,des personnages réels, sortis des archives, côtoient des personnages inventés, et je penseici surtout à Charlotte.

J’ai toujours dit que je ne voulais pas faire de fiction. Et j’ai vraiment cru d’ailleursen écrivant La Nuit blanche n’en avoir pas fait. Bien sûr avec des archives on peutfaire des milliers de romans, mais ceci ne m’intéresse pas. Je veux avant tout être unevéritable historienne, la plus rigoureuse possible, cherchant du sens et du lien avecle présent. Quand cette commande est arrivée du théâtre de Montreuil, c’est vrai quej’ai d’abord été intimidée, mais j’ai trouvé très intéressant de le faire. La Nuit blanchepart d’un fait divers, à savoir une sentence de condamnation à mort d’un jeune hom-me qui avait blasphémé. En l’écrivant pour un éventuel spectacle, j’avais envie defaire de la mise en situation et il y avait le personnage de Pierre (condamné à mort)et de sa mère, Marie-Reine, qui sont très présents dans les archives. J’avais aussienvie que ce fait divers s’inscrive dans un espace collectif que je connaissais bien.La première fois qu’on m’a dit que ce personnage de Charlotte était inventé, j’étaistrès étonnée, car pour moi, elle est là, elle est dans les archives. Et puis je me suisfinalement rendu compte que je l’avais inventée et je ne l’ai jamais rencontrée decette façon dans les archives. Mais elle me semblait totalement incarnée car j’avais ludes quantités de cas de jeunes filles semblables. J’espère, mais on ne sait jamais et jene voudrais pas être parjure, ne jamais faire de fiction.

Finalement, étudier toutes ces voix singulières, les réintroduire dans le discours historique,est-ce que ça n’est pas d’une certaine manière se placer à contre-courant, à contre-pointde ce que vous appelez dans Le Bracelet de parchemin une «culture de nantis, décalée etfermée» ?

C’est effectivement une question intéressante, mais je n’y ai pas réfléchi souscet angle-là. Les choses se sont imposées à moi dans les archives. Il y a des chosesqui s’imposent à vous quand on fait des recherches. Et puis ensuite peut-être qu’ef-fectivement ceci puisse se construire mentalement, intellectuellement autour d’unnon-académisme, d’un refus du linéaire et de convictions personnelles.

Propos recueillis par Sylvain Parent

Mémoire et grondements

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 149-153

Dire que la rue est plurielle est tout à fait banal. Elle ne se réduit pas à une fonc-tion, à une définition ou à une essence. L’important est de voir les usages que rendpossible cette pluralité. Dans une première approche, cette pluralité peut apparaîtresimplement temporelle. La rue exhibe les traces du passé, se construit au présent,et donne l’occasion de proposer des alternatives futures. Mais les traces ne sont pasdélaissées comme simple objet de regard ; la construction au présent se fait par lacirculation des populations diversifiées ; et l’avenir proposé dans la rue n’est pas unsimple argument énoncé dans une assemblée. La rue apparaît alors plutôt com-me un support pour trois figures saillantes dans ce numéro : mémoire entretenuepar des rites et des processions ; grouillement de populations, qui nécessitent uneobjectivation « pluriscopique » ; grondement orchestré autour d’un spectacle. Larue fonctionne alors à la fois comme lieu de mémoire, lieu d’expérimentation etlieu politique.

Rue et mémoire

La rue peut être considérée comme un agencement de signes, dont il faut ainsiinterroger le pouvoir de référence : par exemple les enseignes de la rue Oberkampfanalysées dans « La rue : un objet géographique », comme celles de bars comme« la Forge» ou le «Mecano Bar » constituent les traces d’un patrimoine artisan duquartier sur lequel se fondent la popularité et la fréquentation de la rue. La rue estinstrumentalisée pour montrer et exhiber. Les rues de Bucarest exemplifient ainsiune préparation volontariste de la municipalité à la sortie du post-communisme età l’adhésion européenne.

Elle ne peut pourtant être réductible à une surface visible, à une pure scène depublicité. Certes la rue s’aménage en vitrine ; pourtant elle laisse échapper quelquesbribes de son passé. Un jeu entre transparence et opacité la caractérise ; son pré-sent n’efface pas son passé : le regain des processions sous la municipalité Mauroysont ainsi une référence explicite à des manifestations identitaires qui ont coursdepuis le Moyen Age. Elles n’en sont pourtant pas une copie conforme : une mé-moire s’instaure dans le creuset de la rue, qui loin de répliquer aveuglément les rites,

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tentent d’« adapte[r] l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spiri-tuels du moment»1. La ville ne supprime donc pas son propre passé, même par deseffets de vitrine, elle le reconstruit et ne cesse de le façonner.

Ces signes sont donc aussi ceux d’un renvoi du présent à plusieurs passéslocaux et particuliers. La rue n’est pas un conservatoire d’un passé accumulé. Elle estdavantage le fondement vivace à partir duquel plusieurs strates de passés se recou-vrent, se chevauchent, et se surimpriment : comme l’a suggéré un article, la rue n’estpas seulement vitrine, elle est un palimpseste. Il s’agit de ne pas penser la rue com-me la stricte superposition archéologique des données, ou des traces de l’histoire,il s’agit plutôt de les reconfigurer, d’en proposer un agencement particulier pourapercevoir et laisser apparaître «des sauts historiques déconcertants» pour citer «Larue vitrine et palimpseste». La rue ne propose pas par conséquent une chronologielinéaire de l’histoire ; bien au contraire elle juxtapose plusieurs époques hétérogènes.Apercevoir la ville ne serait plus une affaire de traitement de l’espace, et il pourraitainsi s’établir une correspondance entre la configuration sémiotique de l’espaceorganisée par la rue et une configuration spécifique du temps. La rue, comme àBucarest, organise sa propre archéologie, fait émerger des vestiges d’un ancien temps,mais sans le moindre chantier, ni la moindre fouille. L’édification de nouveauxbâtiments n’occulte pas l’ère communiste, mais constitue plutôt la revendication d’unereconstruction sur sa matérialité de l’histoire. La recomposition du paysage urbain necesse autrement dit de se faire, en produisant ses propres effets archéologiques.

Fond d’où le passé resurgit et interagit avec le présent, décor mouvant d’événe-ments urbains, plus ou moins reconvoqués, plus ou moins instantiés, la rue n’estpas une commémoration frontale et solennelle. La rue ne fonctionne pas comme unmonument ; elle ne nous condamne pas à un face à face stérilisant avec l’histoire :le principe d’oralité qui définit l’échange, la communication et la circulation desinformations dans la rue empêche toute fixation de la voix en une lettre, aussi bienpour les musiques de rue favorisant l’improvisation et soumises à un principe demodulation par répétition que pour les sermons des prédicateurs médiévaux donttraite Nicole Bériou dans l’entretien qu’elle nous a accordé; c’est donc une mémoiremouvante et toujours en circulation. Pourtant elle n’en sollicite pas moins uneactivité de remémoration de notre part : le documentaire de Chris Maker qui estanalysé dans « La Grogne du Peuple », montre la rue Gay Lussac en mai 68 ; laphoto, indexant elle-même les événements insurrectionnels, montre la rue commeun décor bouleversé, désaffecté, et privé de sa fonctionnalité, mais qui a gardé latrace de ce renversement qui l’a traversée ; la médiation photographique exhibe ainsi

265 Maurice Halbwachs, La Morphologie Sociale, Paris, Armand Colin, 1970.

Mémoire et grondements

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la rue comme archive de son propre passé. Plusieurs histoires particulières sechevauchent donc dans une même rue, et se saisissent dans une même simultanéitépour construire une mémoire collective. Elle modélise un ensemble de représenta-tions qui la prennent pour repère, pour témoin, pour mémoire.

Si l’on considère que la rue, loin d’être réductible à la matérialité des voies de pas-sage, est surtout constituée par l’interaction permanente entre les citadins eux-mêmeset entre les citadins et cette matérialité, elle peut être comprise comme un lieu souple,quoique sélectif, d’activation d’un patrimoine symbolique. Elle le fait fonctionner àplein, elle est donc le support et le moteur d’une mémoire collective. Elle est le lieuoù s’esquissent les racines d’une communauté.

La rue comme lieu expérimental

La saisie scientifique de cette pluralité conduit à une diversité des regards et desméthodes. Par cette dimension expérimentale, elle perd sa fixité, son essence ou safonction, pour voir ses visages circuler. Elle tend à devenir un objet à part entière engéographie, en sociologie urbaine, en histoire, en philosophie politique. Il s’agit demanipuler des variables ou des variétés, pour en saisir toutes les dimensions virtuelles.

La note critique «La rue comme laboratoire» est à ce titre exemplaire. Rosental,par la manipulation de sources différentes, donne à voir deux rues différentes, de ladescription statistique et catégorielle (qui fixe une répartition de métiers), à unsuivi de la dynamique de structuration de la même rue, dont le centre de gravité n’estpas le métier majoritaire. Les menuisiers passent ainsi du statut d’infime minorité(4 % de l’échantillon) à celui de « groupe pivot » des trajectoires des habitants. Lepassage d’un type d’archive à un autre donne à voir, de manière méthodologique,une rue palimpseste.

Cette variation méthodologique a son équivalent dans les variations d’échellesgéographiques pour appréhender la rue, comme le montrent les articles « La rue,espace public : quels publics ? » et «La rue : un objet géographique». L’analyse desrues de Beyrouth donne à voir les rues comme insertion dans des quartiers, etcomme manifestation d’une dimension plus grande qu’elle : la volonté de commu-nautariser une zone. La rue ne prend ici sens que dans ses rapports avec d’autres rues.Elle révèle d’autres choses qu’elle-même : la rue recouverte de verdure, sortant desa fonctionnalité, devient ainsi le symbole du conflit. Tandis que le second articlemontre comment, de manière sociographique, une rue peut s’organiser. Que peutproduire une rue? L’exemple de la rue Oberkampf manifeste que l’unité territoriale

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ou administrative (une même rue) ne recouvre pas, à l’inverse de l’approche deBeyrouth, une unité sociologique. La rue devient grouillement de populationsdiverses, dont les rapports sont a priori problématiques, mais dont les rapportssont rendus possibles par la conservation du caractère public et circulatoire de la ruedémocratique. La coexistence des communautés peut ainsi se montrer comme sourcede circulation entre les groupes, parce que leur contiguïté rend possible la pluralitédémocratique de la rue.

Cette circulation peut enfin être considérée sous un autre point de vue: celui desforces de l’ordre, comme l’invite à le faire A. Farge dans son entretien. La prise encompte des archives judiciaires conduit à voir la rue à travers les écrits de la police.Le grouillement des populations hétéroclites incite alors l’historien à comprendrecomment s’effectue la régulation de cet espace mouvant, toujours propice audétournement de la fonction imposée par un pouvoir.

La rue comme circulation de populations hétérogènes et comme ressort de laremise en cause du pouvoir établi peut alors s’appréhender sous son aspect propre-ment politique.

La rue comme lieu politique

Le devenir politique de l’urbain est aussi un devenir urbain du politique1, et c’estdans ce renversement que la rue peut se voir comme expérimentation. La manifes-tation se montre ainsi comme la mise à l’épreuve du pouvoir représentatif, ainsi quele suggèrent «La grogne du peuple» et «1827-1934: de “ journées” en “manifs”, lesFrançais protestent dans la rue» : la rue perd sa fonctionnalité première de lieu decirculation, et les barricades donnent à voir l’ébullition de la multitude grondantpour prétendre à une refondation perpétuelle du pouvoir. Le pouvoir ne peut plusignorer cet avis délaissé : s’il répond par la force, la dynamique de la «multitude» sepoursuivra ; et s’il répond par le consentement, la multitude verra de nouveau sondésir ressourcé par ce succès. La rue comme mise à l’épreuve du pouvoir se dit biendans cette indifférence de la multitude à l’échec ou à la réussite.

Du grouillement au grondement, la rue produit une alternative au pouvoirreprésentatif, comme l’invite à penser «La grogne du peuple». Elle est un support

1. Nous nous inspirons ici de l’expression utilisée par D. Cefaï et I. Joseph dans l’introduction à l’ouvrageL’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Colloque de Cerisy, La Tour d’Aigues,éditions de l’Aube, 2002, dir. par D. Cefaï et I. Joseph.

Mémoire et grondements

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de la prétention à une généralité qui se veut au-delà du pouvoir constitué etfixé. Mais elle n’est ni un support consciemment instrumentalisé et maîtrisé, ni unlieu anarchique où se donnerait à voir une pure destruction du pouvoir. Elle estinstitution, au sens où elle impose des règles pour rendre intelligibles, et audibles, lesdiscours qui y sont communiqués.

L’entretien avec Nicole Bériou sur les ordres mendiants au Moyen Age a montréque la rue pouvait devenir un cadre investi par ces nouveaux «maîtres de la Parole»,en vue d’exercer une forme de contrôle religieux et moral. En effet l’intrusion du pré-dicateur dans l’espace urbain ne se fait pas brutalement et frontalement; un inévitabletravail d’adaptation s’accomplit pour se mettre en phase avec son public du point devue des références culturelles comme des modes de communication. Une sorte degrammaire nécessaire d’expression publique s’instaure dans le langage et la pratiquedu prédicateur qui doit obéir à tout un ensemble de maximes conversationnelles1 pourvoir son discours diffusé et assimilé. Autrement dit on ne peut pas adapter la rue à soi,il faut se plier au pouvoir informellement institué de la rue pour espérer être, si ce n’estinfluent, du moins avant tout visible. Parfois même le recours au spectaculaire età son pouvoir de fascination préside, comme par un coup de force, à combler cetteinadéquation entre le prédicateur et son auditoire et à créer une ébauche de com-munauté.

La rue donne ainsi à voir une représentation en cours. La représentation n’estpas ici à comprendre comme décalque d’une réalité structurelle originelle ou plusfondamentale ; elle est présentation toujours recommencée des possibles politiques,instituée dans une grammaire du spectaculaire.

Edouard Gardella et Florent Coste

1. La notion de maxime conversationnelle est issue de la pragmatique de Grice; ces maximes sont des règlesauxquelles le locuteur doit obéir s’il tient à être compréhensible et compris ; il en dénombre ainsi quatre:maximes de quantité (que le message communiqué ne contienne ni plus ni plus moins d’informationsqu’il n’est requis), maximes de qualité (ne pas dire ce que l’on croit faux), maximes de relation (ou depertinence, parler à propos), maximes de manière (n’être ni obscur, ni ambigu, mais bref et ordonné).La violation de ces règles peut conduire soit à provoquer un désinvestissement de l’allocutaire de laconversation, soit à déclencher chez lui des interprétations. En l’occurrence la pratique de la prédicationconsiste en une explicitation maximale des sous-entendus, qui ne laissent aucune libre interprétation àl’auditoire.

Résumés

La Grogne du peuple, par Christophe Prémat, pp. 13-32

Les manifestations populaires ont transfiguré la rue et en ont fait l’exutoire dela protestation et de la colère. La rue s’est imposée progressivement comme un lieud’expression politique, en dehors des procédures de vote. La rencontre de la rue etdu peuple nécessite en fait un regard croisé entre philosophie politique, esthétiqueet histoire sociale, afin de dégager la portée des mobilisations collectives. Au-delàdes revendications, la rue est en fait le principe de construction d’une identitésociale. Le pouvoir constituant du peuple s’est exprimé à travers elle, parce qu’elleest source de renouvellement des normes collectives.

La rue, un objet géographique? par Antoine Fleury, pp. 33-44

Par rapport aux autres sciences sociales, le géographe a quelque chose de plus àdire sur la rue, dans la mesure où il la considère dans sa dimension spatiale, à différenteséchelles. Cette approche s’appuie sur la prise en compte des usagers et des acteurs. Eneffet, par leurs pratiques et leurs représentations, ils définissent l’espace-temps de larue; ils la placent au cœur d’un réseau de relations qui la dépassent, de l’échelon duquartier à celui de la ville tout entière.

1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue, par Cédric Quertier,pp. 45-60

La pratique contestataire des Français aux XIXème et XXème siècles eut pour cadrela rue. La réutilisation de la barricade dans le combat pour la souveraineté popu-laire voit son efficacité limitée dès qu’on essaie d’en faire un instrument militaire.Puis, l’échec de la Commune et l’émergence de la République de l’ordre obligentà « inventer » la manifestation : si la répression policière est moins coûteuse en vieshumaines et si les manifestants assurent leur propre service d’ordre, l’Etat peut latolérer. La manifestation naît alors là où la révolte meurt : protestation collectiveet vote individuel deviennent deux alternatives.

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 155-157

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REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

La rue : espace public, quel(s) public(s) ?, L’exemple de Beyrouth, par Aurélie Delage,pp. 61-74

La rue est sans doute un espace public. Qu’en est-il dans une ville marquée parle communautarisme telle que Beyrouth? La spécificité de sa composition ethniqueet la distribution spatiale qui en découle nous invitent à poser en creux le problèmede la «publicité» de l’espace citadin marqué par l’enjeu, propre à Beyrouth, d’uneappropriation communautariste de la rue. Espace public ou espace du public?

L’effigie et la mémoire, par Sylvain Lesage, pp. 75-92

La grande continuité des rites urbains particuliers que sont les processions degéants dans les villes du Nord pose le problème de la spécificité de la sociabilitéseptentrionale. Nés à la fin du Moyen Age d’une volonté de renforcer le faste deprocessions urbaines initialement religieuses, les géants vont accompagner et cris-talliser le mouvement de laïcisation de ces fêtes. Car par-delà les changements desouveraineté, de mode de gouvernement municipal, les géants se maintiennentcomme symboles du pouvoir urbain, symboles de l’autonomie de la ville, de sasingularité. Il faut alors faire du géant le point sur lequel se cristallise la mémoirede la ville, mémoire souvent inventée, mais structurante de la cohérence du corpsurbain, aussi bien dans les cérémonies de l’Ancien Régime que dans la liturgierépublicaine.

Liturgies de la rue, par Florent Siaud, pp. 93-110

Des chansons de rue aux danses carnavalesques, tout concourt à faire du pay-sage sonore de la rue médiévale et renaissante un espace que la polymorphie rendproblématique au regard de toute autorité (politique, religieuse, esthétique) quiambitionnerait de le maîtriser. Comment, en effet, appréhender un espace sonoredans lequel la diversité l’emporte sur le sens que voudrait lui conférer le roi oul’église ? De cette tension entre principe de liberté et impératif de conformation aupouvoir découle une série de phénomènes dont certains prolongements sontd’ordre musical.

L’exemple de Bucarest, la rue comme vitrine et comme palimpseste, par Samuel Ruffat,pp. 111-116

La reconstruction post-communiste de Bucarest et sa future intégration dansl’UE posent la question du rapport que la ville noue avec sa propre histoire. Le

Résumés

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volontarisme urbanistique novateur, qui voudrait faire de la rue une vitrine, necache pas pour autant les traces de l’ère Ceauscescu. Bien au contraire, on assiste àune surimpression des époques et des styles architecturaux. La rue évolue commeune forme matérialisée de l’histoire, comme un palimpseste.

La rue comme laboratoire, à propos de «La rue mode d’emploi» de Paul André Rosental,par Arnaud Fossier et Paul Costey, pp. 117-126

Cette note présente la travail méthodologique mené par P.-A. Rosental dans sonarticle : «La rue, mode d’emploi ». Contestant l’évidence de son objet, il ques-tionne, en «micro-historien », les rapports entre la morphologie sociale et la mor-phologie spatiale d’une rue industrielle. Il multiplie les points de vue et les outilsde mesure pour nous rappeler que méthode et résultat sont indissociables dans lessciences sociales.

Remerciements

A Sylvain Auroux, Christine de Buzon et Bernard Gros.

A Arnaud Pelfrêne, David Gauthier, Marie Christine Giordano, EmmanuelleGersternkorn, Laurence Marret, Emmanuelle Jouve, Antonello Marvulli etJoachim Bressat qui ne se lassent pas de nous aider.

A tous les autres, Marie Vogel, pour ses conseils de lecture et ses remarques judi-cieuses, Philippe Vendrix, professeur à l’université François Rabelais de Tours,musicologue et chercheur au CNRS, Karine Bennafla, maître de conférence àLyon II, à tous les autres chercheurs qui nous ont aidés de près ou de loin, à tousles autres trop nombreux pour être cités, les libraires qui nous accordent leurconfiance et leur sympathie, à nos professeurs, à nos lecteurs et à leur attentionbienveillante, à tous ceux qui croient un peu en nous…

A l’instar de Helmut Perchu.

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Ce numéro a été tiré à 300 exemplairesISSN en cours – Dépôt légal: avril 2004

Achevé d’imprimer en avril 2004 dans les imprimeries de l’ENS LSH