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De Robocop à Peter Pan Ou le transhumanisme en questions FRANCESCO PAOLO ADORNO 1. Il paraît que l’être humain tel que nous le connaissons – pour peu que nous sachions quelle est sa nature –, tel qu’en tout cas vous et moi le sommes, est destiné à disparaître sous l’effet du dévelop- pement technique et scientifique. Si la destinée de toute espèce vivante est de périr tôt ou tard sous la poussée des processus évolutifs, il semble bien que la fin de l’espèce humaine soit voulue et opérée par l’homme même. Pour être étrange, cette volonté de l’homme de disparaître n’en est que plus conforme à ce que Heidegger avait défini comme l’« âge du nihilisme » : l’homme voulant la technique se destine par là même à sa fin. Ainsi place serait-elle laissée à une autre espèce, dont, nous dit-on, on commence à voir les contours. On mesure l’importance du problème car, pour n’évoquer que trois points, il s’agit bien de cerner une anthropologie pour le présent, qui puisse représenter un point de départ pour comprendre l’espèce future ; analyser les relations de l’homme à la technique dont il est lui-même le producteur ; et discuter la temporalité historique, ou réfléchir à la philosophie de l’histoire qu’impliquent ces change- ments, en un mot définir la forme d’historicité qui les sous-tend. Pour compliquer les choses, le statut ontologique de la nouvelle espèce et sa conformation matérielle varient – du moins à une première lecture – du tout au tout selon les penseurs qui en esquissent les formes. Une panoplie de préfixes définit les différentes positions : transhumanistes, hyper-humanistes, post-humanistes (sans parler des borganistes, ou des méta-humanistes, qui n’en sont pas très loin 1 ) 1. Anders Sandberg définit le « borganism » comme « an organization of formerly autonomous beings who have merged their individual wills to create one, collectively Penser_Rever n° 27_BaT.indd 129 03/03/15 08:32

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De Robocop à Peter Pan

Ou le transhumanisme en questions

FRANCESCO PAOLO ADORNO

1. Il paraît que l’être humain tel que nous le connaissons – pour peu que nous sachions quelle est sa nature –, tel qu’en tout cas vous et moi le sommes, est destiné à disparaître sous l’effet du dévelop-pement technique et scientifique. Si la destinée de toute espèce vivante est de périr tôt ou tard sous la poussée des processus évolutifs, il semble bien que la fin de l’espèce humaine soit voulue et opérée par l’homme même. Pour être étrange, cette volonté de l’homme de disparaître n’en est que plus conforme à ce que Heidegger avait défini comme l’« âge du nihilisme » : l’homme voulant la technique se destine par là même à sa fin. Ainsi place serait-elle laissée à une autre espèce, dont, nous dit-on, on commence à voir les contours. On mesure l’importance du problème car, pour n’évoquer que trois points, il s’agit bien de cerner une anthropologie pour le présent, qui puisse représenter un point de départ pour comprendre l’espèce future ; analyser les relations de l’homme à la technique dont il est lui-même le producteur ; et discuter la temporalité historique, ou réfléchir à la philosophie de l’histoire qu’impliquent ces change-ments, en un mot définir la forme d’historicité qui les sous-tend.

Pour compliquer les choses, le statut ontologique de la nouvelle espèce et sa conformation matérielle varient – du moins à une première lecture – du tout au tout selon les penseurs qui en esquissent les formes. Une panoplie de préfixes définit les différentes positions : transhumanistes, hyper-humanistes, post-humanistes (sans parler des borganistes, ou des méta-humanistes, qui n’en sont pas très loin 1)

1. Anders Sandberg définit le « borganism » comme « an organization of formerly autonomous beings who have merged their individual wills to create one, collectively

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se forgent une image des hommes et des femmes du futur à leur guise. Rien que pour cette raison, parler du transhumanisme est une tâche assez compliquée. Mais la vraie difficulté, la diffi-culté première, dérive de l’imprécision avec laquelle le terme de transhumanisme est utilisé, au point que l’on se demande s’il s’agit d’un concept, d’une notion qui identifie une théorie, d’un mot-valise qui désigne une galaxie sémantique et théorique, ou si, de manière encore plus vague et générique, ce n’est qu’un mot d’ordre sans réelle importance, un bruit de fond de l’époque, un peu comme la musique dans les ascenseurs ou dans les centres commerciaux.

2. Il semble donc utile de commencer par rappeler l’origine du terme. La première occurrence du mot « transhumanisme » se trouve chez Julien Huxley, petit-fils de Thomas Huxley, surnommé le boule-dogue de Darwin, et frère d’Aldous Huxley, l’auteur de Brave New World, qui, dans un texte intitulé « Transhumanism », écrit en 1957 que l’espèce humaine pourrait, si elle le souhaitait, se transcender dans sa totalité pour réaliser de nouvelles possibilités de et pour sa nature humaine 1. Le terme même de « transhumain » est toutefois utilisé pour la première fois comme abréviation de transitional human par Fereidoun M. Estfandiary, désormais connu comme FM-2030, dans son ouvrage de 1989, Êtes-vous un transhumaniste ? sous-titré Monitorer et stimuler votre potentiel personnel de croissance dans

conscious being. The term “borganism” refers to a collective hive mind, and the term orig-inates from the Borg in StarTrek » (A. Sandberg, « We, borg. Speculations on Hive Minds as a Posthuman State », à cette adresse, http://www.aleph.se/Trans/Global/Posthumanity/WeBorg.html, consulté au 7 septembre 2014). Il s’agit là, au fond, de la reprise d’une théorie écologique présentée en 1979 par James Lovelock dans La Terre est un organisme vivant. L’hypothèse Gaïa (Flammarion, « Champs », 1999) qui a trouvé sa première expression techno dans le livre de Gregory Stock, Metaman. The Merging of Humans and Machines Into a New Global Superorganism, New York, Simon & Schuster, 1993.1. J. Huxley, « Transhumanism », New Bottles for New Wines, Londres, Chatto & Windus, 1957.

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un monde qui change rapidement 1. L’idée du transhumanisme que FM-2030 décline dans son ouvrage est plutôt vague : elle comprend des aspects différents et variés comme l’usage intensif des moyens de télécommunication, un certain nomadisme, un look cosmopolite et des préférences transsexuelles.

Une définition plus concrète du transhumanisme a été donnée par le « décevant » (dicunt Jean-Didier Vincent et Geneviève Férone dans Bienvenue en Transhumanie 2), mais néanmoins assez inquiétant, Nick Bostrom, lequel, tout en considérant que la contribution de Estfan-diary est un peu vague, se contente d’affirmer que l’homme transi-tionnel identifie une forme intermédiaire entre la forme humaine et la post-humanité. Il n’en reste pas moins que le transhumanisme, même s’il est considéré comme un passage entre l’homme et le post-homme, envisage un certain type d’être humain, dont la forme et les carac-téristiques biologiques, pour être transitoires, seront tout de même très différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Très judicieusement, Bostrom ne s’aventure pas dans une définition de ce que pourra bien être le stade final dans lequel le posthumain aura atteint sa plénitude, mais il ne peut s’empêcher d’expliquer que le transhomme sera différent des hommes que nous sommes parce qu’il aura éliminé vieillesse et maladies et amélioré ses capacités intellectuelles, physiques et psychologiques. Il faut remarquer qu’un bioéthiciste aussi connu que John Harris 3 ne serait sans doute pas en désaccord avec de telles affir-mations et qu’un philosophe et bio éthiciste comme Allen Buchanan, a priori assez éloigné du transhumanisme, reprend presque mot pour mot ce que Bostrom écrit, quand il explique ce qu’est l’enhancement dans son ouvrage récent, Better than Human 4.

1. FM-2030, Are You a Transhuman ? Monitoring and Stimulating Your Personal Rate of Growth In a Rapidly Changing World, New York, Warner Books, 1989.2. Publié chez Grasset en 2011.3. J. Harris, Wonderwoman and Superman. The Ethics of Human Biotechnology, Oxford, Oxford UP, 1992, et Enhancing Evolution. The Ethical Case for Making Better People, Princeton, Princeton UP, 2007.4. Allen Buchanan écrit que par enhancement [amélioration], il faut entendre toute intervention qui améliore des capacités (ou des caractéristiques) que l’être humain possède ordinairement, ou qui, plus radicalement, en produit de nouvelles. Ainsi,

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Au fond, le transhumanisme se situe dans un prolongement de l’humanisme dont il dérive partiellement. De l’humanisme, Bostrom accepte la tendance à la promotion de la rationalité, à l’augmen-tation de la liberté, de la démocratie, de la tolérance, et considère que le respect des êtres humains est une valeur en soi. Toutefois, il croit que tout cela peut être réalisé par des moyens moins classiques que l’éducation et la culture, précisément à travers l’application de la biotechnologie, bien plus rapide et efficace, croit-il. Le transhu-manisme n’est donc qu’une étape qui doit conduire finalement à la réalisation du programme humaniste, repris et amélioré tant du point de vue des moyens utilisés que des domaines d’application (santé, cognition, émotions, espérance de vie, etc.) 1. Ce qui ne va pas sans poser au moins deux problèmes supplémentaires qui ne peuvent pas être discutés dans le cadre de ce travail : l’analyse des dangers de la biotechnologie et la légitimité éthique de ces changements.

3. Malgré ces possibles développements plus philosophiques, on a bien l’impression que le transhumanisme, et plus encore le post -humanisme, qui en est le stade final, a un statut théorique un peu confus pour au moins trois raisons : d’abord parce que la notion d’amélioration est relative et ne peut servir comme élément carac-térisant ontologiquement un être quelconque (l’amélioration se fait toujours par rapport à un degré zéro de fonctionnement et ne peut être conçue comme un moyen pour atteindre un état absolu). Ensuite parce que les facultés ou les fonctions que l’on se propose d’améliorer ont une valeur « positionnelle » et non absolue – ce qui pose des problèmes redoutables sur plusieurs plans, notamment politique. En effet, une amélioration « démocratique » est inconcevable : que tout le monde

l’amélioration cognitive augmente les capacités cognitives normales qui incluent la mémoire, l’attention, le raisonnement et les fonctions exécutives et de coor-dination (cf. A. Buchanan, Better Than Human. The Promise and Perils of Enhancing Ourselves, Oxford, Oxford UP, 2011).1.  Je crois qu’il ne serait pas inintéressant de croiser ces définitions avec les thèses de Sloterdijk sur la domestication des humains (cf. P. Sloterdijk, La Domestication de l’être, Mille et une nuits, 2000, et Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, 2000).

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décide d’augmenter sa taille jusqu’à 2,10 m ou d’atteindre un QI de 210 ne présenterait d’avantages pour personne. Pour que ce type d’amélioration ait un sens, il faut qu’elle soit source de discrimi-nation. Enfin parce que le registre théorique du transhumanisme semble suspendu entre l’utopie, la prédiction et la prophétie, ce qui n’est pas sans évoquer le texte problématique de la Xe époque du Tableau historique des progrès de l’humanité 1 de Condorcet. En fait, le transhumanisme convoque de manière implicite une certaine idée du temps et de l’histoire, du rapport entre passé et origine, de la relation entre futur et finalité et de la consistance ou plutôt de l’évanescence du présent.

Le même Condorcet, il faut le rappeler, est signalé par James Hugues, l’ex-secrétaire de la World Transhumanist Association, comme l’un des précurseurs théoriques du transhumanisme, aux côtés de Bacon, Pic et La Mettrie. En filigrane des textes transhumanistes, on peut aussi voir affleurer des idées de Descartes et Locke. Sur Nietzsche, dont on a l’intuition qu’il pourrait ou devrait être une référence pour ces philosophes, les opinions sont plutôt divergentes : pour Bostrom, Nietzsche n’aurait rien à voir avec son posthumanisme, en tout cas beaucoup moins que Mill (ce qui aurait sans aucun doute réjoui Nietzsche, mais il n’est pas sûr toutefois que Mill eût été d’accord), alors que pour une autre figure importante du mouvement, Max More, le philosophe allemand devrait figurer en bonne place parmi les ancêtres des transhumanistes 2. Pour concilier les deux positions, on pourrait dire que, sans Nietzsche, une philosophie de l’outre-huma-nisme n’aurait même pas été possible, mais qu’en même temps, son idée de l’homme à venir est tout à fait différente, voire, sur certains points, opposée à celle des posthumanistes en tout genre.

1. J. A. N. de Condorcet, Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Projets, esquisses, fragments et notes, 1772-1794, édition critique de J.-P. Schandeler et P. Crépel, INED, 2004.2. Pour une opposition à Bostrom, voir M. More, « The Overhuman in the Transhuman », Journal of Evolution and Technology, no 1, vol. 21, janvier 2010, p. 1-4. Ce numéro est entièrement consacré à l’analyse des rapports entre le surhomme nietzschéen et le transhumanisme.

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Pour rester sur le plan des ancêtres du transhumanisme, les choses se compliquent : Bostrom se trouve des précurseurs dans des domaines aussi variés que la littérature de science-fiction (Mary Shelley, H. G. Wells, Aldous Huxley, George Orwell, Isaac Asimov, Sebastian Lem), la biologie (John Haldane, Julian Huxley déjà cité), les sciences cognitives (Marvin Minsky, Hans Moravec, Ray Kurzweil, Eric Drexler, Robert Ettinger), la philosophie (Bertrand Russell). La World Transhumanist Association fondée en 1998 par Nick Bostrom et David Pearce a permis de systématiser partiellement toutes ces références. L’association réunit des chercheurs comme le sociologue James Hughes, auteur d’un ouvrage intitulé Citizen Cyborg, Max More, Anders Sandberg et Kathryn Aegis, féministe et activiste des droits des personnes handicapées. Le transhumanisme est surtout bien implanté à Oxford où Bostrom est professeur et où il dirige The Future of Humanity Institute. Julian Savulescu, auteur de nombreuses contributions qui reprennent et articulent les thèmes du transhu-manisme, dirige l’Oxford Uehiro Centre for Practical Ethics (il est aussi le directeur de The Oxford Centre for Neuroethics), qui accueille tous les ans des conférences sur les thèmes de prédilection du transhumanisme. C’est aussi grâce à cette activité de vulgarisation et de promotion que les thèmes centraux du mouvement transhu-maniste ont commencé à occuper le débat public : biotechnologies, enhancement, procréation assistée, lutte contre le vieillissement et la mort occupent l’agenda politique et culturel de ces dernières années. Le résultat de cette activité de lobbying sui generis est que Ray Kurzweil, théoricien de la singularité, a été embauché comme consultant par Google, qui est aussi un des grands mécènes des recherches en artificial intelligence et artificial life.

Le mouvement extropien 1 est une dérivation du transhumanisme. Il a été fondé par Max (O’Connor) More et sa femme Natasha Vita-More, qui ont aussi créé une revue qui compte, parmi ses collaborateurs,

1. Le néologisme « extropisme » indique pour ses créateurs un système qui n’est pas soumis à l’entropie, mais qui reconvertit ses énergies en fonction de son amélioration.

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des personnages comme Alexander “Sasha” Chislenko (aujourd’hui décédé), le créateur du terme de « fyborg 1 ». Les échanges entre transhumanistes et extropiens sont nombreux, à tel point qu’il serait assez difficile de dire où l’une des doctrines finit et où commence l’autre. Pour brouiller davantage les pistes, on peut trouver sous la plume de Max More une définition du transhumanisme tout à fait compatible avec les thèses de Bostrom :

Le transhumanisme propose l’amélioration continue, pas la per-fection ou le paradis. Le transhumanisme essaie d’améliorer le design aveugle de la nature, pas de garantir des solutions technolo-giques parfaites. Le transhumanisme est synonyme de liberté morpho -logique, pas de mécanisation du corps. Le transhumanisme essaie de façonner un meilleur avenir, pas de prédire un futur spécifique. Le transhumanisme se fonde sur le rationalisme critique, pas sur une raison omnisciente 2.

4. Si tels sont les concepts fondamentaux du transhumanisme, il faut remarquer que l’idée que le transhumanisme est un état de transition vers une posthumanité pourrait induire une certaine confusion : il semble bien que chacun utilise les termes de posthumain et de transhumanisme comme bon lui semble, et on a le plus grand mal à comprendre qui fait quoi, qui est posthumain et pourquoi, qui est transhumaniste et pourquoi, et ainsi de suite.

En fait, comme on le sait, le terme de « posthumain » a été utilisé pour la première fois dans le catalogue d’une exposition d’art à Lausanne en 1992. Le galeriste et curateur de l’exposition, Jeffrey Deitch, avait forgé le néologisme pour définir la tendance, désormais généralisée, à la définition de nouvelles coordonnées structurant

1. Un fyborg est un « functional cyborg », c’est-à-dire un être humain qui se sert de prothèses extérieures pour améliorer ses performances. À la différence de celle du cyborg, la création d’un fyborg ne prévoit pas d’interventions chirurgicales ou de greffes de prothèses.2. M. More, « H + : True Transhumanism », voir : http://www.metanexus.net/essay/h-true-transhumanism.

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la subjectivité, et donc à de nouvelles formes de construction de l’identité propre. L’art façonne ses objets en suivant les mêmes tendances de construction que le sujet, et, à la limite, s’applique aux sujets eux-mêmes, devenus des objets artistiques, au point que Deitch affirme l’existence d’un parallèle entre les « nouvelles approches de la réalisation de soi » et les « nouvelles approches de l’art ». Les artistes seraient ainsi des catalyseurs du changement social qu’ils appliquent à la construction et à la définition des « modèles de nouvelles personnalités développés en dehors de l’assimilation de changements sociaux, technologiques et politiques ». Cette manière de voir le posthumanisme comme une opportunité unique de remodeler le corps humain, reprenant aussi des pratiques de modification corpo-relle archaïques, s’est vite couplée avec une forme de technophilie pratiquée par des artistes comme Stelarc ou Orlan, pour n’en citer que deux parmi les plus connus. Ainsi entendu, le posthumain n’est pas très différent du transhumanisme, qui en fait en représenterait juste le côté un peu technophile, tout en gardant son intérêt pour l’esthétique de l’existence. C’est justement cette idée du posthumain que se sont forgée des intellectuels et philosophes comme l’italien Pietro Barcellona (qui met en évidence que dans le posthumain il est question essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, de la machinisation de l’humain), Dominique Lecourt et Yves Michaud en France, ou John Harris et Allen Buchanan en Angleterre et aux États-Unis.

Une théoricienne du posthumain comme Katherine Hayles, en revanche, tout en faisant du posthumain un rejeton des sciences cognitives, une théorie qui tient ensemble recherches sur la vie et l’intelligence artificielle et le côté esthétisant, artistique et inventif, souhaiterait qu’il soit surtout un mouvement critique du libéra-lisme et de l’individualisme. En cela, elle est rejointe par d’autres théoriciennes comme Donna Haraway ou Rosi Braidotti, qui ont des positions moins conciliantes à l’égard de la technophilie posthuma-niste. Disons rapidement que, pour elles, le posthumain représente une possibilité de libération et de désenclavement du corps et de la subjec-tivité par rapport au pouvoir (surtout masculin) et à une perspective

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anthropocentrique. Il va presque de soi que cette perspective est viciée par un défaut d’origine qui consiste à mettre en ligne de mire une image de l’individu, considérée comme hégémonique, qui serait le résultat d’un mariage entre le dualisme cartésien et l’individualisme possessif de Locke, constituant aussi le support de pratiques de contrôle et de dressage des sociétés libérales occiden-tales. Dans cette perspective posthumaniste, il est donc moins question d’une augmentation du corps que d’un changement et d’une modifi-cation de soi, destinés à augmenter son espace de liberté à travers des formes de création de sa propre subjectivité. Il y a toutefois des différences significatives, même entre ces trois théoriciennes du posthumanisme.

La perspective de Katherine Hayles n’est pas différente dans ses finalités, mais beaucoup plus précise dans son dessin théorique global. Sa définition du posthumain est fortement connotée par les sciences cognitives et leur tendance au fonctionnalisme. Ainsi, en premier lieu, le posthumain se concentrerait-il sur l’information plutôt que sur son substrat biologique qui « est considéré comme un accident de l’histoire plutôt qu’une fatalité de la vie ». Deuxièmement, pour Katherine Hayles, la « conscience est un épiphénomène, comme un résultat tout à fait secondaire de l’évolution ». Troisièmement, dans le posthumanisme, le « corps est une prothèse d’origine, que nous apprenons tous à manipuler, de sorte que l’extension ou le rempla-cement de l’organisme par d’autres prothèses devient le prolongement d’un processus qui a commencé quand nous sommes nés ». Quatriè-mement, et c’est le plus important, l’humain « peut être parfaitement articulé avec les machines intelligentes ». Cela parce que « dans le posthumain, il n’y a pas de différences essentielles ou de démarca-tions absolues entre l’existence corporelle et la simulation informa-tique, entre le mécanisme cybernétique et l’organisme biologique, entre la téléologie du robot et les objectifs humains 1 ». Dans ces thèses

1. K. Hayles, How We Became Posthuman, Chicago, Chicago UP, 1999, p. 2-3. C’est une définition qui demanderait à être déchiffrée avec beaucoup de précautions. Pour n’en prendre que les derniers mots : ils se réfèrent de manière assez explicite à

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cohabitent des idées qui, à la limite, se retrouvent en contradiction les unes avec les autres : le posthumain permet d’abandonner l’idée que le sujet est naturel, et, en ce sens, l’homme à six millions de dollars, tout comme Robocop, est un « citoyen paradigmatique du régime posthumain 1 », mais il est tout aussi vrai que la « construction du posthumain ne requiert pas que le sujet soit, littéralement, un cyborg », car le posthumain permet l’émergence de nouveaux modèles d’existence et de subjectivité : « Les caractéristiques définies impliquent la construction de la subjectivité, et non la présence de composants non biologiques. » Par ailleurs, Hayles est bien consciente de cette ambiguïté foncière du posthumain car elle signale que « même si à bien des égards le posthumain déconstruit le sujet humaniste libéral, il partage avec son prédécesseur un intérêt plus grand pour la cognition que pour la corporéité ». C’est bien pour cela que la posthumanité pourrait avoir deux faces : donner lieu à une culture obsédée par l’idée que les corps sont « des accessoires de mode plutôt que […] le fondement de l’être », ou bien accepter finitude et corporéité, et alors ce serait là une culture capable de comprendre « que la vie humaine est ancrée dans un monde matériel d’une grande complexité, dont nous dépendons pour notre survie 2 ».

Quant aux relations entre transhumanisme et pensée féministe, entre cyborg transhumaniste et cyborg de Haraway, elles reflètent l’ambivalence, pour ne pas dire l’ambiguïté, que Bostrom se fait un plaisir de souligner, caractéristique de la pensée féministe, qui est surtout une pensée de la différence, dans son rapport à la technique 3. La pensée de la différence sexuelle considère que la technique est une possibilité de libération des contraintes corporelles, et que cette libération ne passe pas par une augmentation ou une amélioration

un célèbre et très problématique article de Norman Wiener, Arturo Rosenblueth et Julian Bigelow intitulé « Behavior, Purpose and Teleology », publié en 1943 dans Philosophy of Science, no 10, pp.18-24.1. K. Hayles, ibid., p. 3.2. Ibid., p. 5.3. N. Bostrom, « A History of Transhumanist Thought », Journal of Evolution and Technology, vol. 14, 2005, p. 23.

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du corps, mais par un déplacement et un allégement d’un certain nombre de processus corporels qui ont contribué historiquement à l’oppression des femmes : un corps hybride est, pour Haraway, un corps qui délègue à la technique des choses qu’il ne veut plus faire, et non pas un corps plus puissant. Mais rien ne dit que la technique se laisse utiliser d’une manière si positive et surtout qu’elle ne donne pas lieu à des phénomènes de domination de ce même corps féminin qu’elle contribue à libérer de certaines contraintes biologiques.

Il n’est toutefois pas sûr que les choses puissent rester à ce niveau de généralités qui consiste à faire du transhumanisme une réali-sation de l’humanisme, et du posthumanisme représenté par ces deux auteurs, une critique de l’humanisme. On pourrait en effet opposer à ce posthumain qui se veut une forme de critique du libéralisme individualiste, les considérations de trois (en fait quatre) philosophes assez différents : Toni Negri et Michael Hardt, Charles Taylor, et Michel Foucault.

Negri et Hardt pointent la superficialité de telles formes d’hybri-dation, simplement esthétiques 1, ce qui fait, dans le meilleur des cas, du cyborg de Haraway une fable. À tout prendre, peut-être la « jeune-fille », protagoniste de la fable du « groupe Tiqqun », a-t-elle une force critique majeure à celle du cyborg harawayen. Une analyse comparée des deux personnages, dont les caractéristiques se recouvrent en partie (ainsi une phrase glanée chez Tiqqun : « La jeune-fille ne crée jamais rien ; en tout, elle se récrée 2 », on pourrait remplacer « jeune fille » par « cyborg », sans que cela prête à consé-quence), ne serait pas avare de surprises. Pour sa part, Charles Taylor considère que la création de soi, pour avoir un contenu, doit être mise en relation avec un horizon de sens, ce qui ravale les transformations du cyborg au niveau de simples divertissements sans danger et sans efficacité critique 3. Pour terminer, on pourrait renvoyer à Foucault,

1. T. Negri, M. Hardt, Empire, Exils, 2000.2. Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-fille, Fayard, 2001, p. 4.3. Ch. Taylor, Le Malaise de la modernité, Éditions du Cerf, 1994.

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qui considère que le thème d’une esthétique de l’existence, d’une attention à soi et d’un souci de soi n’a de consistance théorique que dans la mesure où il est relié à des formes d’énonciation de la vérité et à des préoccupations d’ordre éthique – ce qui l’éloigne de l’image d’Épinal du porte-drapeau pour de l’esthétique de l’exis-tence ou d’une sorte de dandysme intellectuel 1.

5. Pour départager les différentes formes de posthumanisme, ou pour montrer qu’au fond il n’y a rien à départager, on pourrait aussi faire la généalogie du posthumanisme, qui, je le rappelle, n’est que le stade final du transhumanisme. Mais là encore les choses sont bien plus compliquées qu’elles ne paraissent : s’il est vrai que démêler les lignes de force théoriques qui ont porté à s’interroger sur le posthu-manisme constitue, comme toute généalogie, plus une construction qu’une description, le posthumanisme supporterait facilement au moins trois généalogies différentes.

La première généalogie, la plus classique et par conséquent la moins discutable, est proposée par Hayles lui-même dans son ouvrage : elle consiste à relier la naissance du posthumanisme au développement de la cybernétique et du cognitivisme. La seconde, que l’on pourrait construire à partir de Foucault, consisterait à inscrire le posthuma-nisme dans le mouvement de développement de la biopolitique et de son attention toujours plus forte aux dynamiques de préservation du corps, qui mènent au fond à un exercice de pouvoir connoté par ce qu’il appelle une « somatocratie ». La troisième, encore plus surprenante, a été proposée par Remi Sussan dans son livre sur les utopies posthumaines. Elle est scandée par trois moments : la contre-culture qui s’est développée à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la cyberculture des années 1980 et la culture du chaos 2. Ces trois généalogies pourraient mettre en évidence que ces formes de posthumanisme ont en commun des éléments fondamentaux :

1. M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres II. Le Courage de la vérité [Cours au Collège de France, 1984], Gallimard, 2009.2. R. Sussan, Les Utopies posthumaines, Omniscience, 2005.

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l’importance du cognitivisme, le rôle que la vie biologique joue comme objet d’ancrage du pouvoir, et l’inévitable esthétisme de la contre-culture pop des années 1960.

On pourrait aussi proposer une distinction entre deux tendances à l’intérieur même du posthumain : pour la première, posthumaniste, le corps n’est pas naturel, pour la seconde, transhumaniste, le corps est trop naturel. Ces deux perspectives convergent dans l’idée que la construction d’un corps nouveau et d’un sujet nouveau comporte un énorme potentiel de liberté : le posthumain (dans sa version herméneutique ou métaphorique tout autant que dans sa version technophile) sera de toute manière un être libre, car les pratiques ou simplement les possibilités de modification de sa propre nature, quelles qu’elles soient, comportent un potentiel de liberté inouï. Ici le terme de « liberté » doit être pris dans les deux sens : liberté négative et liberté positive. Cet homme du futur sera donc libre car il aura éliminé les obstacles qui entravent ses mouvements, et il sera libre car il aura la force et la capacité de faire ce qu’il voudra. Sur cela tous les posthumanistes sont d’accord : féministes, hybri-distes, extropiens, transhumanistes, tous voient, pour des raisons différentes, dans le changement de la nature humaine telle que nous la connaissons un énorme réservoir de liberté et d’autonomie.

Cela dit, les transhumanistes ne sont, comme le préfixe l’indique, que des voyageurs, des théoriciens d’un état intermédiaire de l’humanité en train de devenir une autre humanité, une humanité du futur, différente de celle que nous incarnons et connaissons. Ainsi, ils ont tendance à considérer qu’ils sont les « vrais » posthu-manistes, dans la mesure où ils détectent dans le présent les signes des modifications de l’humanité qu’ils s’empressent d’indiquer et de travailler. Les deux idées centrales et spécifiques du transhuma-nisme sont l’amélioration de l’être humain par l’élimination de ses faiblesses biologiques et le contrôle total de ces changements pour réaffirmer la souveraineté de l’homme sur lui-même.

6. La question de l’enhancement est donc absolument centrale pour les transhumanistes, qui souscrivent à un programme de

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modification générale de l’être humain afin de le « guérir » de ses faiblesses naturelles et de lui garantir une vie meilleure et plus longue – à la limite immortelle 1. L’enthousiasme pour les biotech-nologies éloigne apparemment les transhumanistes purs et durs (Nick Bostrom, Anders Sandberg, Ingmar Persson, Max More, Julian Savulescu, Ramez Naam) de deux autres groupes de théori-ciens, les bioconservateurs et les libéraux technophiles 2. Parmi les premiers, farouchement opposés à toute entreprise de manipulation de l’être humain, on peut citer Jürgen Habermas, Michael Sandel, Leon Kass, Francis Fukuyama, auxquels on peut ajouter cependant Daniel Callahan. Les perplexités devant les nouvelles technologies et les craintes qu’elles puissent avoir un impact négatif sur l’humanité sont si fortes qu’ils proposent de s’abstenir de toute modification de la nature de l’homme, ou d’en limiter fortement les pratiques. Les libéraux, parmi lesquels on peut citer des penseurs comme John Harris, Allen Buchanan, Ronald Dworkin, Nicholas Agar, Jonathan Glover, travaillent en revanche sur la définition d’un cadre moral, social et politique à l’intérieur duquel les modifications biophysiques seraient acceptables et contribueraient au bonheur général. Il ne faut pas non plus oublier des penseurs (dont les démarches ne sont pas développées ici pour des raisons de cohérence interne) aussi influents que Marvin Minsky, James Lovelock, Gregory Stock qui ont une vision organiciste de l’humanité du futur. Selon Stock et Sandberg, qui reprennent des thèses de Minsky et Lovelock, la modification de la nature humaine doit conduire à la formation d’un méga-organisme dans lequel les êtres humains, ayant renoncé à leur individualité, ne seraient plus que des nœuds de bifurcation et d’embranchement des informations.

S’il semble bien que la notion d’enhancement condense toute la théorie transhumaniste, il est possible de l’aborder de manière

1. Voir sur ces trois courants : « Enhancement ». Éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, sous la direction de J.-N. Missa et L. Perbal, Vrin, 2009, p. 9-13.2. Ce partage est détaillé dans l’introduction au volume collectif Enhancement. J’y ajoute quelques références.

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plus précise par la figure du cyborg, sur laquelle il vaut la peine de s’arrêter. La théorie du cyborg peut être résumée par le mot de Hables Gray, selon qui le corps est le premier vrai outil humain, le « very first human tool 1 ». L’histoire de la naissance du terme « cyborg », à partir de l’article fondateur de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline en 1960, a été retracée plusieurs fois et il n’est pas question de la répéter ici 2. Le cyborg représente selon C/K un « pas signifi-catif dans le progrès scientifique de l’humanité » ; de plus, il sera aussi à l’origine d’une « nouvelle et plus large dimension de l’esprit humain ». Une prévision qui va se révéler juste. Depuis sa création le cyborg a effectivement élargi l’esprit de l’homme, et pas seulement dans un sens métaphorique.

Donc il faut aller au-delà de l’aura savante et progressiste qui, depuis ses nobles origines, l’entoure et qui se propage à toutes les théories de l’augmentation, de l’hybridation, de la modification, de la manipulation de la nature humaine, qui l’utilisent à volonté. Une fois assimilé l’enthousiasme engendré par le prochain avènement du cyborg – qui ne voudrait vivre deux ou trois cents ans ? Qui ne voudrait avoir un corps parfait ? Une mémoire excellente, une vue sans défauts, une santé de fer, des capacités intellectuelles supérieures ? –, on peut se dire qu’il est temps d’exposer les présup-posés théoriques du monde cyborg, de démêler les conséquences que l’hybridation du corps humain entraînera et finalement de comprendre si la description de ce monde parfait ne comporte pas une petite fêlure, encore invisible, mais qui pourrait remettre en cause le cadre idyllique que l’on nous décrit. Le cyborg n’est pas seulement une figure de l’hybridation, plus ou moins réelle ou imaginaire, plus ou moins symbolique aussi – et qui plus est, d’un symbolisme qui brouille ou hybride le code symbolique auquel il appartient, avec la conséquence fâcheuse d’induire des effets ambivalents. Il est aussi ce par quoi les choses se brouillent.

1. C. Hables Gray, Cyborg Citizen, New York, Routledge, 2002, p. 3.2. M. E. Clynes, N. S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, septembre 1960, p. 26-27 et 74-76.

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Il est la figure par laquelle on se familiarise avec l’idée – plutôt imaginaire 1 – que l’homme n’est pas aussi une machine mais qu’il est surtout une machine. La figure par laquelle le behaviourisme redevient une théorie acceptable, en se joignant à la tendance structurelle de la modernité à accomplir ou à promouvoir le progrès, produisant des effets de redressement moral et des discours moraux. La figure par laquelle psychologie et biologie s’unissent pour donner naissance à un hybride théorique qui est la psychologie évolutionniste, dernier avatar de la sociobiologie. La figure par laquelle la question de la légitimité éthique de la manipulation du corps est posée à nouveaux frais et avec toutes les chances que l’on soit amené à accepter ou obligé d’accepter n’importe quelle intervention. La figure par laquelle il faudra repenser des concepts comme conscience, sujet, cognition, représentation, états mentaux – et je ne suis pas sûr que cela puisse se traduire en autant d’avantages en termes de liberté et d’autonomie individuelles et politiques. Il est au fond la figure par laquelle les différences entre les posthumanistes critiques et les transhumanistes deviennent impalpables. D’une part le cyborg est la métaphore d’une nouvelle humanité, d’un nouveau corps qui, pour ne plus être sexuel-lement déterminé, fonctionnera comme un élément de libération des contraintes que la société fait peser sur les individus – quels qu’ils soient – à travers leur identification sexuelle, par exemple 2. D’autre part, il est aussi un élément réel de notre monde, dont on dit qu’il est désormais habité par des êtres hybrides : grâce aux progrès que la médecine et la science ont accomplis depuis le xixe siècle, nous savons que nous sommes des cyborgs 3. Dans un cas comme dans

1. G. Israel, La macchina vivente. Contro le visioni meccanicistiche dell’uomo, Turin, Bollati-Boringhieri, 2004.2. Le féminisme s’est approprié le cyborg, un être qui n’est ni homme ni femme, qui n’engendre pas et qui n’est pas engendré (ce qui était un signe de faiblesse des individus et qui servait aussi à les identifier), un être à l’identité indéfinie,  toujours en devenir et donc par principe incontrôlable, et il en a fait un temps l’emblème d’un monde de liberté et du contre-pouvoir.3. Un vaccin ne consiste-t-il pas dans l’hybridation du corps et d’une prothèse chimique ? Que dire des formes de transfusion sanguine ou de greffes d’organes artificiels sinon qu’elles forment autant d’êtres à mi-chemin entre les humains et 

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l’autre, le cyborg est cet être par lequel on essaie de retrouver une continuité biologique, ou à l’inverse, celui par lequel on élimine les discontinuités. En fait, les sciences de la vie et la théorie de l’évo-lution disent que la tendance à l’hybridation, qui est le chiffre de la posthumanité, n’est pas spécifique de la modernité, elle est plutôt une caractéristique innée de l’humanité : nous avons déjà été des cyborgs. Nous l’avons été et nous le sommes depuis toujours, à tel point que l’on peut reconnaître, comme l’affirme Andy Clark, des « traces fossiles cognitives du trait de cyborg dans le cortège historique de technologies cognitives », un cortège « qui commence par la parole et le comptage, se transforme d’abord en textes écrits et en chiffres, puis passe de l’impression rapide (sans caractères mobiles) à l’évo-lution de polices de caractères mobiles et à la presse d’impression, et, plus récemment arrive aux codages numériques de textes, sons et images dans un format uniforme et largement transmissible 1 ».

7. Le cyborg n’est donc pas une figure qui pose simplement le problème du rapport entre machine et organisme, de la ressem-blance éventuelle de l’outil et de l’organe ; il n’est pas non plus le condensé de tous les rêves d’augmentation, d’enhancement des capacités physiques et mentales de l’être humain : il est l’archi-figure de l’onto-anthropologie. Au fond, les adeptes de l’humanisme avec préfixe pensent que l’homme a pu survivre sous la pression de la sélection et qu’il pourra survivre dans le futur, parce qu’il est structurellement un être hybride, parce que, dès sa naissance, il a constamment cherché à externaliser ses processus cognitifs, en les rendant toujours plus performants, par l’utilisation d’outils en tous genres, au premier rang desquels son corps.

La première conséquence de cette vision de l’homme en tant qu’être ontologiquement hybride est que, de manière tout aussi

les machines ? Si l’on s’en tenait à la lettre de la définition de Kline et Clynes, le simple fait de porter des lunettes ou de se servir d’une canne ferait de tout un chacun un cyborg, mieux un fyborg.1. A. Clark, Natural-Born Cyborgs, Oxford, Oxford UP, 2003, p. 4.

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innée, le monde et les êtres humains se reversent littéralement l’un dans les autres. Dans cette perspective, l’idée que ma peau dessine les contours de ma personne et signale par conséquent une disconti-nuité entre moi et le monde est le fruit d’une illusion 1. Il n’a certai-nement pas fallu attendre Internet pour que la distance entre le monde et les êtres humains s’évanouisse, mais c’est bien grâce à Internet que nous sommes devenus conscients de cette absence de confins entre le corps et son milieu, car ce que l’on nous dit est bien qu’ontologiquement cette distance n’a jamais existé. Certes les choses changent, s’aggravent ou s’améliorent, c’est selon, et on peut dire que « comme nos mondes deviennent plus intelligents et que nous apprenons toujours davantage sur nous-mêmes, il devient de plus en plus difficile de dire où le monde s’arrête et où la personne commence 2 ». Nous pensons avec notre corps (les travaux sur les émotions le montrent), nous externalisons nos représentations, mais aussi nos croyances, nos désirs, nos intentions. Finalement nous pensons avec des organes qui ne se trouvent pas que dans notre corps, ce qui indique que l’esprit humain ne peut pas être limité à et par ce « biological skinbag » qu’est notre corps. En réalité, l’esprit « n’a jamais été ainsi limité et lié, du moins pas depuis que les premiers mots significatifs ont été prononcés sur nos ancêtres. Mais cette ancienne infiltration a été accélérée par l’avènement de textes, d’ordi-nateurs, de logiciels qui évoluent de manière autonome, de maisons et d’outils bureautiques qui s’adaptent à leurs utilisateurs. L’esprit est de moins en moins dans la tête 3 ». Nous sommes depuis toujours des « natural-born cyborgs » qui s’ignorent, ou pour le dire avec les mots du théoricien de cette thèse, nous devrions nous habituer à nous identifier à une machine complexe dédiée au « problem-solving » et composée « d’esprit, de corps et de technologie 4 ».

La première conséquence de cette thèse est que si l’homme est par

1. Pour une thèse contraire : D. Anzieu, Le Moi-Peau, Dunod, 1995.2. A. Clark, Natural-Born Cyborgs, op. cit., p. 7.3. Ibid., p. 4.4. Ibid., p. 27.

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nature un être hybride, l’idée que son hybridation possède une force critique n’a pas de sens. La question n’est pas que le sujet n’a jamais été pur mais que, à la lumière de ce que l’on vient de voir, affirmer son impureté n’a pas d’impact critique. Il faut en revanche envisager la possibilité que cette affirmation, cette poussée à l’hybridation contribue à multiplier les modalités de contrôle du corps humain. Penser que le cyborg puisse être une figure qui met en danger les concepts tradi-tionnels de la métaphysique classique est une illusion qui frôle la bévue : le cyborg est une figure qui a une force absolument contraire, car c’est bien par lui que l’on réaffirme un contrôle sur le corps.

J’en veux pour preuve deux éléments dont le premier est ce que l’on pourrait appeler la disqualification (l’éviction, l’élimination, la suppression) de l’origine, au sens nietzschéen du terme. La théorie posthumaniste, qui se présente sous les habits du transhumaniste ou des « natural-born cyborgs », revient à essayer de supprimer ce que Nietzsche définissait comme l’Entstehungsherd, le foyer des significations et du sens, le moment de problématisation du sens. Dire que le cyborg était déjà là depuis toujours, qu’il n’y a donc pas à proprement parler d’émergence historique du cyborg, revient à éliminer tous les problèmes qui sont liés à la production d’une discontinuité dans l’histoire : le sens est naturel.

Le deuxième élément est représenté par ce que l’on pourrait appeler une philosophie de la puissance. Une puissance qui, dans ce contexte, n’a rien à voir avec la notion aristotélicienne, qui a un sens tout à fait positif puisqu’au fond elle s’applique à la pensée. Dans le posthuma-nisme, dans le transhumanisme et dans leur figure éponyme, le cyborg, nous sommes en présence d’une philosophie de la puissance corpo-relle qui est en fait une manière d’accorder une place privilégiée à la notion d’immaturité. Cette immaturité pourrait à son tour prendre deux formes : il faudrait, en fait, se demander si le cyborg n’est pas le dernier avatar de la jeune-fille, ce pur produit de la société du spectacle. Ou encore si, sous son armure technologique et son air martial, le cyborg ne cache pas Peter Pan, le vrai emblème peut-être de la modernité.

F. P. A.

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