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Anthropologie et Sociétés, vol. 38, n o 1, 2014 : 283-308 COMPTES RENDUS THÉMATIQUES AUDET Véronique, 2012, Innu Nikamu. L’Innu chante. Pouvoir des chants, identité et guérison chez les Innus. Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Mondes autochtones, 292 p., photogr., bibliogr., lexique, CD (André Langevin) Ce livre a le double mérite d’apporter un riche matériel ethnographique à la question de l’évolution des codes musicaux chez les Innus, du contenu des chants contemporains et du sens de la pratique musicale pour ses créateurs et d’aborder, indirectement, une question difficile – l’efficacité symbolique des chants innus dans une perspective de guérison sociale. En effet, à travers la description élaborée des tenants et des aboutissants de cette pratique musicale centrale dans la culture innue, des liens s’affirment entre la guérison et les deux autres thèmes signalés dans le sous-titre : le pouvoir des chants et l’identité. En somme, le chant chez les Innus possède un réel pouvoir de transformation de l’être innu et, aujourd’hui, par le biais notamment de l’affirmation identitaire, favorise la guérison, tant individuelle que sociale. Reprenant la matière d’un mémoire de maîtrise et de certaines avancées d’un travail doctoral en cours, la force de ce travail tient surtout à son ethnographie et à son approche qui vise à éliciter le point de vue innu sur le chant et son pouvoir. L’efficacité symbolique des chants n’est cependant pas vraiment démontrée, ce qui demanderait d’objectiver ces pratiques musicales et les processus thérapeutiques qu’ils mettent en œuvre puis de mesurer sa réussite, alors que l’auteure adopte plutôt la posture de l’anthropologie interprétative. Dans le foisonnement des significations qu’elle a mis au jour, on voit plutôt les acteurs sociaux innus s’engager de fait dans une expérience où la guérison est possible. Les deux derniers chapitres du livre, consacrés à l’identité et à la guérison, laissent ainsi une grande place au discours innu, tant par le biais d’une vingtaine de chants, insérés sur un disque compact en troisième de couverture et traduits en français dans le texte, que par de nombreux extraits d’entrevues réalisées en français, parfois en anglais, auprès de musiciens significatifs de la scène contemporaine. Les mises en contexte et les éléments d’analyse qui accompagnent ce corpus nous font entendre les préoccupations des dernières générations d’Innus – de l’un des derniers chanteurs au tambour traditionnel, Pinip Piétacho, au chanteur hip-hop Shauit, en passant, entre autres et plus longuement, par l’initiateur du folk innu, Philippe McKenzie, l’égérie de la scène féminine émergente Kathia Rock et les deux artistes autochtones canadiens les plus connus de la planète à la suite du succès du groupe Kashtin, Claude McKenzie et Florent Vollant. C’est cependant dans le premier chapitre consacré aux musiques traditionnelles innues qu’on prend la mesure du métier de la jeune chercheure québécoise. Pour éclairer le sens des chants de tambour chez les Innus, Audet invite d’abord le lecteur à noter que l’épistémologie des chasseurs-cueilleurs passe par une expérience relationnelle avec les entités de la nature, dont les humains font partie au même titre que les animaux. Puis elle circonscrit, entre autres par une analyse linguistique pointue, les paramètres culturels qui permettent au son musical d’acquérir son pouvoir et au chant de tambour d’exercer son action, pour enfin évoquer les 17_CR THEM.indd 283 28/03/2014 11:54:51

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Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 1, 2014 : 283-308

COMPTES RENDUS THÉMATIQUES

Audet Véronique, 2012, Innu Nikamu. L’Innu chante. Pouvoir des chants, identité et guérison chez les Innus. Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Mondes autochtones, 292 p., photogr., bibliogr., lexique, CD (André Langevin)

Ce livre a le double mérite d’apporter un riche matériel ethnographique à la question de l’évolution des codes musicaux chez les Innus, du contenu des chants contemporains et du sens de la pratique musicale pour ses créateurs et d’aborder, indirectement, une question difficile – l’efficacité symbolique des chants innus dans une perspective de guérison sociale. En effet, à travers la description élaborée des tenants et des aboutissants de cette pratique musicale centrale dans la culture innue, des liens s’affirment entre la guérison et les deux autres thèmes signalés dans le sous-titre : le pouvoir des chants et l’identité. En somme, le chant chez les Innus possède un réel pouvoir de transformation de l’être innu et, aujourd’hui, par le biais notamment de l’affirmation identitaire, favorise la guérison, tant individuelle que sociale.

Reprenant la matière d’un mémoire de maîtrise et de certaines avancées d’un travail doctoral en cours, la force de ce travail tient surtout à son ethnographie et à son approche qui vise à éliciter le point de vue innu sur le chant et son pouvoir. L’efficacité symbolique des chants n’est cependant pas vraiment démontrée, ce qui demanderait d’objectiver ces pratiques musicales et les processus thérapeutiques qu’ils mettent en œuvre puis de mesurer sa réussite, alors que l’auteure adopte plutôt la posture de l’anthropologie interprétative. Dans le foisonnement des significations qu’elle a mis au jour, on voit plutôt les acteurs sociaux innus s’engager de fait dans une expérience où la guérison est possible.

Les deux derniers chapitres du livre, consacrés à l’identité et à la guérison, laissent ainsi une grande place au discours innu, tant par le biais d’une vingtaine de chants, insérés sur un disque compact en troisième de couverture et traduits en français dans le texte, que par de nombreux extraits d’entrevues réalisées en français, parfois en anglais, auprès de musiciens significatifs de la scène contemporaine. Les mises en contexte et les éléments d’analyse qui accompagnent ce corpus nous font entendre les préoccupations des dernières générations d’Innus – de l’un des derniers chanteurs au tambour traditionnel, Pinip Piétacho, au chanteur hip-hop Shauit, en passant, entre autres et plus longuement, par l’initiateur du folk innu, Philippe McKenzie, l’égérie de la scène féminine émergente Kathia Rock et les deux artistes autochtones canadiens les plus connus de la planète à la suite du succès du groupe Kashtin, Claude McKenzie et Florent Vollant.

C’est cependant dans le premier chapitre consacré aux musiques traditionnelles innues qu’on prend la mesure du métier de la jeune chercheure québécoise. Pour éclairer le sens des chants de tambour chez les Innus, Audet invite d’abord le lecteur à noter que l’épistémologie des chasseurs-cueilleurs passe par une expérience relationnelle avec les entités de la nature, dont les humains font partie au même titre que les animaux. Puis elle circonscrit, entre autres par une analyse linguistique pointue, les paramètres culturels qui permettent au son musical d’acquérir son pouvoir et au chant de tambour d’exercer son action, pour enfin évoquer les

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transformations récentes dans l’usage de ce type de chant. Paradoxalement, c’est peut-être en acceptant que le tambour teueikan soit utilisé en dehors du cadre assez strict qui prévalait auparavant que ce symbole de l’identité innue pourra perdurer et agir.

L’évolution des codes musicaux est examinée dans le deuxième chapitre, où l’auteure démontre de manière assez convaincante que jusqu’ici les apports extérieurs, des chants religieux au rock, en passant par le country, ont été « indigénisés » (p. 82) et fonctionnent dans une logique culturelle innue. On touche toutefois très peu aux plus récents développements, aux tendances et aux goûts musicaux contemporains des adolescents et des jeunes adultes. La culture innue saura-t-elle continuer à moduler ainsi les apports musicaux extérieurs ? L’auteure fait remarquer, par exemple, que les thématiques revendicatrices liées au territoire ont été abandonnées – signe de découragement face à la stagnation des négociations avec les gouvernements ? – et que les artistes innus se tournent actuellement davantage vers les problèmes et les espoirs du quotidien. Audet sera certainement là pour nous donner la suite de ce travail et, espérons-le, montrer que l’individualisme est toujours battu en brèche par la dynamique culturelle innue.

L’ouvrage Innu Nikamu. L’Innu chante… est écrit dans une langue à la fois précise et accessible. Cette accessibilité répond au désir de la chercheure de « tenter de participer au monde et au mode d’être au monde des Innus rencontrés » car « [ils] s’intéresseront à prendre connaissance de ce qui est écrit à leur propos, voire [...] à s’en instruire [...] ou à en faire une critique » (p. 248). Le défi était réel, il a été relevé et, qu’on se le dise, une telle chose arrive trop rarement ! En somme, il s’agit là d’un travail qui par la richesse de son ethnographie contextualisée devrait satisfaire tant l’anthropologue ou l’ethnomusicologue que le non-spécialiste intéressé par le monde amérindien contemporain.

André Langevin Anthropologue

Québec (Québec), Canada

Birth Kevin K., 2008, Bacchanalian Sentiments. Musical Experiences and Political Counterpoints in Trinidad. Durham, Londres, Duke University Press, 258 p., bibliogr., index (Aurélie Helmlinger)

L’anthropologue Kevin K. Birth signe ici son premier livre entièrement consacré à l’expérience musicale. Familier de l’île de Trinidad depuis les années 1990, il ancre son observation dans le cadre d’un village révélateur du caractère pluriethnique de l’île, cherchant à « explorer ce que fait la musique trinidadienne, et comment elle est utilisée » (p. 3, traduction libre). Birth aborde les rapports à la musique tels qu’ils ont été vécus dans ce village, en relation avec la politique culturelle de l’État, sans s’attacher à un répertoire spécifique ni aux musiciens plus qu’aux auditeurs. Tout en prenant pour point de départ les liens entre la musique et le conflit (p. 1), l’auteur se refuse à envisager la situation trinidadienne par le seul prisme d’une opposition symbolique (pp. 20-21), paradigme analytique largement utilisé dans

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l’ethnologie des Antilles (voir par exemple Wilson 1969 ; Abrahams 1983 ; Van Koningsbruggen 1997), et lui préfère l’usage de métaphores musicales. Le terme « contrepoint » est ainsi utilisé en ce qu’il évoque une musique faite de plusieurs thèmes simultanés qui interagissent et font alterner des situations de « dissonance » et « d’harmonie » (p. 4) – ce qui est du moins le cas dans la définition du contrepoint utilisée, extraite d’un traité datant de 1725 et concernant la musique classique occidentale. Cette définition diffère de l’acception ethnomusicologique actuelle du contrepoint, où n’apparaissent pas ces contraintes harmoniques (Lortat-Jacob et Rovsing-Olsen 2004 ; Arom et Alvarez-Péreyre 2007). L’usage néologique du terme et de sa forme adjectivale qualifie ainsi tout au long de l’ouvrage toute situation comprenant plusieurs opinions ou plusieurs acteurs, faisant alterner des moments de désaccord et d’union. Le terme « polyrythmie » du sous-titre est également proposé dans un usage métaphorique mais il est en réalité beaucoup moins usité : il n’apparaît qu’en conclusion.

Le premier des six chapitres, intitulé ironiquement « L’organisation gouvernementale de la spontanéité » (p. 43, traduction libre), retrace la construction du pays depuis la période charnière de l’indépendance (1962), et plus particulièrement de la politique culturelle et musicale. Il montre d’abord la structuration du pays par le biais du Better Village Program avec la création de centres culturels dans chaque village – un projet décentralisateur qui se fera peu à peu doubler par une compétition musicale entre villages. Par ailleurs, le carnaval a fait l’objet d’un investissement politique particulier, avec la création d’une variété de compétitions nationales. Birth montre l’influence de certains intellectuels de la classe moyenne, et par voie de conséquence le statut privilégié des cultures musicales des Créoles d’origine africaine (notamment le calypso et les steelbands) en lien avec la visibilité moindre des cultures musicales d’origine indienne.

Le second chapitre plonge le lecteur dans une ethnographie fine de la façon dont les villageois vivent les évènements musicaux orchestrés au niveau national, montrant les dissensions et les controverses (avec l’État, entre les sexes ou les ethnies) de ce vécu, tout comme ses moments d’unité. Une analyse véritablement ethnomusicologique de l’hymne national est par exemple proposée (pp. 77-82), dont on mesure la pertinence lorsqu’on en connaît sa fréquence d’utilisation et son importance dans le pays. La discussion met en relation les conditions de sa composition, l’analyse de ses textes et de sa musique, une description des performances et une réflexion sur son efficacité réelle. Birth dessine en outre une ethnographie du comportement d’un groupe dans une fête de carnaval, qui peut comprendre des milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de personnes (p. 171). Il montre la fonction protectrice de ces groupes informels, les posse, qui atteignent une cinquantaine de personnes et sont fondés notamment sur le voisinage. Les posse prennent corps dans la danse au corps à corps, le wining, dont l’auteur propose une utile typologie. Pour tous les genres musicaux abordés, les descriptions de Birth n’omettent ni les détails ethnographiques ni le jeu de la perception et des émotions, qu’il considère à juste titre comme des éléments essentiels de l’expérience musicale.

Ainsi en est-il du chapitre consacré à la tradition du parang, une musique de Noël d’origine vénézuélienne particulièrement vivante dans le village étudié. Actifs à partir de début novembre et se produisant de plus en plus fréquemment jusqu’à Noël, les orchestres se rendent de maison en maison pour offrir une prestation musicale et recevoir, en contre-don, des boissons (souvent du rhum). Birth s’interroge sur la capacité d’une musique chrétienne à rassembler des populations aussi diverses que des « Espagnols », des « Noirs », des « Indiens », des chrétiens, des musulmans et des hindous. Il montre que cette capacité médiatrice est probablement liée à la position perçue comme médiane de la catégorie d’« Espagnol » à laquelle

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est associé ce genre musical. Il cherche également à comprendre l’efficacité de la performance dans la construction d’un sentiment d’appartenance locale et dans le tissage du lien social, en mentionnant autant des éléments musicaux (un accompagnement rythmique revendiqué comme caractéristique du village), qu’une discussion sur les conséquences biologiques et perceptives du manque de sommeil associé à la consommation d’alcool et de caféine.

Reprenant le propos d’un article paru dans la revue Ethnology (Birth 1994), le quatrième chapitre s’interroge sur la façon dont le carnaval peut modeler les opinions. Il se fonde pour cela sur l’évolution des positions observées, dans le village étudié, entre le coup d’État de juillet 1990 et le carnaval de 1991. Durant cette période en effet, un groupe se revendiquant comme islamique dirigé par Abu Bakr fit vaciller le pouvoir, déclenchant une période de violences et d’instabilité, et instaurant un couvre-feu de plusieurs mois. Reformulant son propos avec sa métaphore du « contrepoint », Birth montre comment l’expérience des fêtes du carnaval avec son lot de chansons à caractère social a, dans un groupe de jeunes villageois, généré une relecture des évènements politiques passés.

Poursuivant sa réflexion sur la façon dont musique et politique sont imbriquées dans l’expérience des villageois, Birth consacre le cinquième chapitre aux représentations associées à des chansons populaires composées et écrites en 1995, lors de la nomination, pour la première fois dans l’histoire du pays, du premier ministre d’origine indienne Basdeo Panday. L’auteur analyse en détail la façon dont les idées sont associées dans les conversations, soulignant que la popularité de certaines chansons aux références indiennes explicites est loin d’être le fruit du hasard dans ce contexte politique. Comme toujours, il montre que le sentiment socialement assez partagé « d’harmonie raciale » n’empêche pas des moments de tensions interethniques, un « contrepoint » supplémentaire à ses yeux.

Birth propose de considérer le cycle annuel des musiques trinidadiennes comme une « polyrythmie », certains répertoires, comme le parang, étant repris d’année en année, tandis que d’autres, comme les musiques de carnaval (calypso et steelband), sont constamment renouvelés. Poussant la métaphore au-delà d’une description ethnographique, il clôt son ouvrage par un plaidoyer pour l’intégration de données cognitives, perceptives ou biologiques « en contrepoint » de l’anthropologie culturelle, dans le but de combler le fossé existant entre l’étude de l’individuel et celle du collectif (p. 223). Si l’on ne peut que soutenir une telle démarche et, d’une manière générale, la richesse du propos de cet ouvrage, on peut discuter la portée heuristique des métaphores employées. L’interprétation des données sur le coup d’État n’a par exemple pas changé avec l’usage du terme « contrepoint », par rapport à l’article de 1994 où cette notion était absente. Dans bien des cas, le terme pourrait être remplacé par d’autres qualificatifs sans grande conséquence sur le fond, tant la description qui l’entoure est mesurée et précise. L’opposition symbolique qu’il critique se retrouve d’ailleurs en partie dans l’opposition tension/harmonie inclue dans la définition du contrepoint employée par Birth. Mais cette coquetterie littéraire, si elle brouille parfois le propos, n’enlève rien à l’intérêt de l’ouvrage qui pose un regard fin sur la façon dont interagissent, dans un village trinidadien, musique, politique et société.

RéférencesABrAhAms R.D., 1983, The Man-of-Words in the West Indies : Performance and the Emergence

of Creole Culture. Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Arom S. et F. AlvArez-Péreyre, 2007, Précis d’ethnomusicologie. Paris, CNRS Éditions.

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Birth K.K., 1994, « Bakrnal : Coup, Carnival, and Calypso in Trinidad », Ethnology, 33, 2 : 165-177.

lortAt-JAcoB B., R. olsen et M. rovsing-olsen (dir.), 2004, « Musique et anthropologie », L’Homme, 171-172.

vAn KoningsBruggen P.H., 1997, Trinidad Carnival : A Question of National Identity. Londres, Caribbean, Warwick University Caribbean Studies.

Wilson P.J., 1969, « Reputation and Respectability : A Suggestion for Caribbean Ethnology », Man, 4, 1 : 70-84.

Aurélie Helmlinger Centre de recherche en ethnomusicologie

Université Paris Ouest-Nanterre La Défense, Nanterre, France

condry Ian, 2006, Hip-Hop Japan, Rap and the Paths of Cultural Globalization. Durham, Duke University Press, 264 p., bibliogr., index (Andrée-Ann Métivier)

Cet ouvrage d’Ian Condry, anthropologue et professeur au MIT, est le fruit d’un travail de terrain effectué dans le cadre de sa thèse de doctorat sur la culture populaire (ou pop) au Japon. Tel que l’annonce son titre, l’ouvrage entend discuter d’une double thématique : d’une part, le hip-hop au Japon et, d’autre part, ce qu’il appelle la globalisation culturelle. Le projet de Condry est de se servir de l’étude approfondie qu’il a faite du hip-hop au Japon comme d’un cas spécifique, mais particulièrement significatif, qui exemplifie les dynamiques de la globalisation culturelle ou, pourrait-on dire, de la culture populaire. Chacune des réflexions qui animent le texte s’inscrit ainsi dans cette visée de montrer en quoi le hip-hop au Japon permet de mieux comprendre les processus de la globalisation.

L’auteur entend ainsi déjouer certaines des idées fréquemment associées à la globalisation en proposant une approche qui soit orientée sur les connexions plutôt que sur les oppositions qui semblent trop souvent caractériser les rapports entre le global et le local ou, par exemple, entre l’homogénéisation et la diversification des pratiques culturelles, etc. L’auteur se place d’un point de vue local ou microsociologique à partir duquel il cherche à comprendre les formes par lesquelles s’expriment le global et les forces mondiales – comment elles sont interprétées, articulées, transformées – et, du coup, les rapports étroits et les connexions qui s’y jouent, plutôt que de n’y voir que des oppositions dichotomiques.

Cette approche n’est certes pas nouvelle ; sa particularité tient donc moins de son caractère novateur que de la pertinence de l’angle d’observation que choisit l’auteur pour inscrire le hip-hop japonais dans cette approche qui cherche à comprendre les formes d’adaptation locales des processus globaux.

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Cet angle d’observation est celui des genba, mot japonais désignant les sites spécifiques où un ensemble d’acteurs et de forces, globales et locales, convergent, se reflètent – à l’image de la boule disco dont parle l’auteur – et sont « performés ».

Les genba dans l’ouvrage correspondent plus précisément aux clubs où « performent » les rappeurs, à ces lieux où sont mises en scène les dynamiques caractéristiques du hip-hop japonais. Ces dynamiques sont approfondies dans chacun des chapitres. Les premiers mettent en évidence que la scène du hip-hop donne l’occasion aux rappeurs d’exprimer, souvent sous la forme de l’improvisation et du « duel », la quête d’authenticité qui caractérise nombre d’entre eux – quête qui lie étroitement l’authenticité à la question de l’ethnicité. Ensuite, l’auteur montre que les genba, de par leur caractère public, sont aussi le lieu d’expression de questionnements et de critiques politiques qui se matérialisent dans le rapport entre les fans et les rappeurs. C’est également dans les genba qu’il est possible de comprendre les politiques du langage auxquelles participent les rappeurs (dans quelle mesure faut-il utiliser l’anglais ? Le japonais est-il une langue qui peut être « rappée » ? Comment articuler les deux langues ?, etc.). Les genba constituent également les contextes dans lesquels ont évolué les réflexions sur la place des femmes dans le hip-hop au Japon. Des dynamiques à la fois locales et globales s’articulent de manière telle que des femmes rappeuses s’inscriront davantage dans la culture du kawaii (le « cute ») et que d’autres auront un style plutôt masculinisé. Les genba exposent également les rapports entre les artistes et l’industrie médiatique ; il y est possible, autrement dit, de comprendre les raisons pour lesquelles certains graviront l’échelle de la popularité et du succès et d’autres non. Les motivations des rappeurs ne se réduisent pas à la volonté de « faire de l’argent », mais s’ouvrent aussi à d’autres désirs, comme « faire bouger la foule », aiguiser le sens entrepreneurial, obtenir du soutien pour des projets à venir, se construire une réputation ou accroître le soutien des fans, etc.

Afin de mieux comprendre le hip-hop japonais, Condry conçoit donc les genba comme un carrefour où se rencontrent des forces globales (le hip-hop américain, le pouvoir de l’industrie médiatique, des technologies de communication et des grandes entreprises, les règlementations gouvernementales, etc.) et des forces locales (les parcours et objectifs personnels de chacun, les rencontres et opportunités ponctuelles, la compétitivité qui anime différents groupes de rappeurs, etc.). Celles-ci, affirme l’auteur, participent tout autant à la globalisation culturelle, mais par des voies diverses, alternatives, qui émergent de dynamiques concrètes, contextuelles. La réalité du hip-hop au Japon ne se résume donc pas à ce que certains ont cru être une copie de la version américaine. Elle s’inscrit dans ce processus mondial de la globalisation de la culture populaire tout en se démultipliant en une diversité de plus en plus grande de styles, pratiques, langages, etc., qui empêche de croire, soit à l’impossibilité de son existence au Japon, soit à sa mort éventuelle.

Andrée-Ann Métivier Département de sociologie et d’anthropologie

Université d’Ottawa, Ottawa (Ontario), Canada

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dent Alexander Sebastian, 2009, River of Tears. Country Music, Memory and Modernity in Brazil. Durham, Londres, Duke University Press, 298 p., bibliogr., index (Catherine Lefrançois)

L’ethnologie et l’anthropologie contribuent de manière de plus en plus importante à l’étude des musiques populaires et s’ouvrent maintenant à des pratiques musicales éloignées de leurs objets d’étude traditionnels : la technologie, les musiques dites commerciales, les pratiques les moins légitimes et les genres musicaux urbains font maintenant l’objet de travaux d’envergure. Sur ce terrain, Duke University Press se démarque par des publications de grande qualité. On pense ici au travail d’Aaron Fox (2004) sur la musique country et la classe ouvrière aux États-Unis, à celui de Marcyliena Morgan (2009) sur la communauté hip hop de Los Angeles ou même, dans une perspective plus historique, à l’anthologie de sources premières reliées au développement des technologies de l’enregistrement, de la radio et du cinéma préparée par Timothy D. Taylor, Mark Katz et Tony Grajeda (2012). La première monographie publiée par Alexander Sebastian Dent relève de cette mouvance.

Dans River of Tears…, Dent se penche sur la musique rurale brésilienne, qu’il envisage en tant que lieu de médiation de la dialectique tradition/modernité. Son travail se veut aussi une ethnologie du néolibéralisme. À partir de la fin de la dictature, au milieu des années 1980, celui-ci secoue en effet profondément l’économie et la culture du Brésil, transformant au passage les modes de production et de diffusion de la musique populaire, à l’instar de ce qui se produit dans l’ensemble du monde occidental. Un des effets de ce bouleversement, au Brésil, est la mise en valeur du topos de la campagne, phénomène visible tant dans les telenovelas que dans un intérêt accru pour le rodéo et dans la renaissance de la musique rurale. Celle-ci, selon Dent, devient alors le lieu d’une critique radicale des transformations de la société brésilienne, une critique s’articulant autour de la mémoire et de l’expression d’émotions intimes. Dent envisage plusieurs des pratiques culturelles autour de la musique rurale et prend en compte tant sa production que sa circulation et sa consommation. Son travail de terrain, surtout effectué dans la ville de Campinas et dans sa région proche, ne s’est donc pas limité à la fréquentation des artistes et des producteurs. Le chercheur s’est aussi intéressé aux critiques musicaux, aux animateurs de radio et aux auditeurs, les fans comme les « overhearers » (p. 5), que ces derniers soient des auditeurs occasionnels, des universitaires ou des figures politiques, favorables ou non à la musique rurale, sans s’enfermer, donc, dans le discours interne à la pratique. Malgré une approche centrée sur le discours, les analyses de chansons et de performances sont abondantes et des plus pertinentes, informées tant par l’observation que par la participation (Dent a notamment suivi des cours de viola, guitare à 10 cordes et instrument fondamental dans la musique rurale brésilienne). Ces analyses abordent autant les origines du répertoire (folklorique ou contemporain ? brésilien ou étranger ?) que les techniques vocales et instrumentales, les arrangements ou encore l’attitude des artistes et du public.

De quelle musique est-il question ici ? Country music doit-il être ici compris au sens littéral de « musique rurale » ou bien comme équivalent à la musique country commercialisée aux États-Unis au cours des années 1920 ? La réponse n’est pas simple pour un lecteur étranger au Brésil, et le sens de la locution, complexe et subtil, s’éclaircit progressivement. Dent s’attarde à deux branches de musiques rurales qui proviennent toutes deux des États du Centre-Sud du Brésil (São Paulo, Minas Gerais, Mato Grosso do Sul, Mato Grosso, Paraná et Goiás). La música caipira est une musique rurale, à la fois folklorique et composée de chansons

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originales dont l’auteur est connu ; depuis 1929, année où elle fait pour la première fois l’objet d’enregistrements commerciaux, elle est associée à un « nationalisme régional ». Au milieu des années 1980, elle fait l’objet d’une forte revalorisation. Au même moment, la música sertaneja, présente depuis les années 1950, passe d’une notoriété régionale à un succès national. Elle se réclame de la tradition et reprend la formule de la música caipira (un duo de voix masculines chantant en harmonie de tierces, accompagné obligatoirement par une viola) ainsi qu’une partie de son répertoire mais en offre une version présentée comme moderne, notamment avec une instrumentation amplifiée. La música sertaneja puise aussi au répertoire du country étatsunien, qu’elle adapte en portugais ; elle est largement médiatisée et est souvent jouée lors des rodéos, qui s’inscrivent explicitement dans une tradition internationale concernant tous les pays pratiquant l’élevage. Les deux genres sont à la fois complémentaires et antagonistes. La música sertaneja se présente comme le successeur ou une évolution de la música caipira ; plusieurs champions du folklore refusent cependant d’associer les deux genres, la música sertaneja étant perçue comme de mauvais goût et comme une forme corrompue de la musique rurale pure. La música sertaneja attire des foules immenses, vend des milliers d’enregistrements et produit des stars nationales, tandis que la música caipira, souvent présentée comme plus authentique, connaît une diffusion plus confidentielle, relayée entre autres par des centres culturels. Pourtant, les deux genres font une large part aux chansons originales et chacune a absorbé des influences étrangères, le country étatsunien pour la música sertaneja et, il y a quelques décennies, certaines musiques mexicaines, le tango argentin et le boléro pour la música caipira. Dent cite constamment les diverses connotations et représentations symboliques construites autour de ces deux genres et les juxtapose à des données diverses. Si le discours demeure son principal objet d’analyse, certaines structures sociales, familiales, industrielles et leur rôle dans l’histoire culturelle du Brésil tout comme plusieurs paramètres musicaux sont aussi convoqués. Tout cela lui permet de dégager les nombreuses couches de sens de certains phénomènes. Par exemple, selon Dent, la primauté du dupla (duo) dans la música caipira et la música sertaneja a des racines à la fois historiques, économiques, musicales et symboliques. La plupart des duplas reconnus comme les meilleurs et les plus représentatifs sont composés de frères et il s’agit du modèle par excellence sur lequel les autres duplas doivent se modeler. Les duplas composés d’amis vont par exemple insister sur la nature fraternelle de leur relation et vont promouvoir leur musique en insistant sur la qualité de la fusion de leurs voix, ce que les duos composés de frères n’ont pas besoin de mettre en valeur (p. 72). Dent identifie l’origine de ce modèle dans le mode de transmission du patrimoine familial dans l’économie agricole et en particulier sur les plantations de canne à sucre, où deux frères devaient s’associer et mettre leurs ressources en commun afin d’acquérir de la terre. D’autre part, les chanteurs accordent aux voix de deux frères une qualité particulière leur permettant « naturellement » d’atteindre un degré supérieur d’harmonie et de justesse. Cette fusion symbolise en retour l’extrême importance des liens familiaux et doit être mise en valeur tant par l’habillement des deux membres d’un dupla que par leur attitude sur scène.

Un caipira est un péquenaud ; un sertanejo vient de l’arrière-pays brésilien, où se pratique traditionnellement l’élevage. La musique rurale du Brésil a donc elle aussi ses hillbillies et ses cow-boys. La música caipira commence à être commercialisée dans les années 1920, comme la musique hillbilly, et la música sertaneja apparaît au même moment que le Nashville sound. La musique rurale remet en question la culture hégémonique brésilienne. Le manque de légitimité de sa variante urbaine et contemporaine et le statut iconique et référentiel de sa forme folklorique rappellent immanquablement la dichotomie folk/country commercial qui a cours aux États-Unis. Les points de rencontre des musiques rurales du Brésil et des États-Unis (qui, paradoxalement, sont avant tout produites et diffusées

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dans les villes depuis plusieurs décennies) sont nombreux et appellent indéniablement à une extension des questions posées par Dent. On ne peut que souhaiter qu’un travail semblable soit fait pour la musique rurale des États-Unis, voire pour celle du Québec.

Références Fox A.A., 2004, Real Country : Music and Language in Working-Class Culture. Durham,

Duke University Press.

morgAn M., 2009, The Real Hiphop : Battling for Knowledge, Power, and Respect in the LA Underground. Durham, Duke University Press.

tAylor T.D., M. KAtz et T. grAJedA (dir.), 2012, Music, Sound, and Technology in America : A Documentary History of Early Phonograph, Cinema, and Radio. Durham, Duke University Press.

Catherine Lefrançois Faculté de musique

Université de Montréal, Montréal (Québec), Canada

De surmont Jean-Nicolas, 2011, Vers une théorie des objets-chansons. Lyon, ENS Éditions, coll. Signes, 158 p., bibliogr, index, glossaire (Luc Bellemare)

Si la chanson réussit aujourd’hui à s’imposer comme objet de recherche légitime, son étude demeure relativement marginale. Aucune approche n’est propre au genre, comme l’écrit Jean-Nicolas de Surmont dans Vers une théorie des objets-chansons (p. 14). Ce chercheur indépendant est encore souvent associé à son travail sur La Bonne chanson de l’abbé Gadbois (2001). Plusieurs de ses articles moins connus autour de la chanson ont récemment fait l’objet de quatre livres indépendants (2010a, 2010b, 2010c). L’ouvrage Vers une théorie des objets-chansons est le quatrième. Son style érudit porte à croire que le public cible est celui des professeurs d’université et de collèges, des étudiants de maîtrise et de doctorat.

Le titre du livre pose d’emblée le concept d’objet-chanson afin d’établir une distinction entre les phénomènes sociohistoriques de la chanson – analyse externe – et l’objet-chanson fixé, paroles et musique – analyse interne. Ce découpage, comme le mentionne l’auteur (p. 24), rappelle celui de la sémiologie de la chanson de Robert Giroux, qui établit une distinction entre la chanson comme contexte sociohistorique, et une chanson comme œuvre, avec ses paroles, sa musique et son interprétation. La première partie du livre, au chapitre 1 (p. 21-45), porte sur diverses approches de type historique, analytique ou artistique. Les approches historiques postulent un travail à partir de sources premières – archives, presse et autres. Celles-ci recoupent les travaux de Paul Zumthor, Patrice Coirault, Conrad Laforte, André Gaulin, Lucien Rioux, Bruno Roy, Robert Thérien et Richard Baillargeon. Viennent ensuite les diverses approches analytiques des recueils de paroles ou de partitions,

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d’enregistrements sonores ou de performances scéniques filmées. On y retrouve les écrits de Robert Giroux, Colette Beaumont-James, Stéphane Hirschi, Line Grenier, Chantal Savoie, Serge Lacasse, Philip Tagg et Gérald Côté. À cela s’ajoutent enfin les approches artistiques des auteurs-compositeurs de métier comme Robert Léger et Stéphane Venne. La liste ne se veut pas exhaustive. Cette synthèse des approches de la chanson donne une vue d’ensemble tout à fait intéressante, mais dont la lecture est par moment difficile à suivre. Pour quiconque aspire à devenir spécialiste de la chanson, la lecture de l’ouvrage de Jean-Nicolas De Surmont s’imposera un jour ou l’autre. Elle ne pourra toutefois pas remplacer à elle seule la fréquentation des travaux d’auteurs cités.

Les lecteurs familiers avec les écrits de Jean-Nicolas de Surmont retrouveront aux chapitres 2 et 3 (p. 47-77) plusieurs termes et expressions pour nommer les déclinaisons de la chanson : phénomène chansonnier, poésie vocale, pratique vocale, chanson signée, chanson de tradition orale, folklorisation, oralisation, etc. L’auteur propose ici d’affiner sa classification, surtout en ce qui a trait aux métissages entre tradition orale et chanson originale (p. 59). L’intention est de proposer un lexique passe-partout pour aborder la chanson du Moyen Âge à aujourd’hui. Les propositions terminologiques de l’auteur posent en termes savants des désignations parfois ardues à distinguer. À ce titre, il est bon de noter qu’une même chanson pourra être catégorisée selon plus d’une appellation, selon l’angle choisi. Par exemple, la chanson hybride interne sert à identifier des variantes dans deux versions d’une même chanson. La chanson hybride externe indique un substrat d’un texte ou d’une musique de tradition orale dans une chanson originale. La chanson polymorphe révèle qu’une même mélodie sert à chanter plusieurs textes, ou inversement, qu’un texte aura été mis en musique par plusieurs compositeurs – non entendu au sens d’une œuvre collective. La chanson signée folklorisée indique la citation, en tout ou en partie, d’un texte ou d’une musique de tradition orale dans une chanson originale. La chanson signée oralisée désigne une chanson dont on oublie petit à petit qui était l’auteur. La chanson signée métissée identifie une chanson qui emprunte, en tout ou en partie, son sujet d’inspiration à la tradition orale. La chanson de tradition orale littérarisée indique l’assimilation d’un titre de tradition orale à la culture littéraire.

La dernière partie, aux chapitres 4 et 5 (p. 79-120), porte sur la critique du mot populaire et les conflits de valeur esthétique en matière de chanson. L’auteur déplore l’abandon de l’« origine du peuple » pour son remplacement relativement récent par des chiffres de vente. Il est loisible de se demander, et non uniquement au XXe siècle, si une théorie générale de la chanson doit accorder autant d’égard aux métissages de tradition orale dans la création originale ? Des chansons signées de styles divers sont aussi entre elles sources d’innombrables métissages créateurs que l’auteur a insuffisamment problématisés. On pourrait d’ailleurs souhaiter pour la suite qu’une histoire linguistique de la chanson s’attarde à l’étude de mots dont l’apparition dénote des changements signifiants intervenus dans l’histoire des pratiques de la chanson : timbre, danse de campagne (au sens de contredanse, country dance), rigodon, diseuse, café-concert, music-hall, revue, burlesque, cabaret, variétés et groupe (au sens d’orchestre), notamment.

Référencede surmont J.-N., 2001, La Bonne Chanson. Le commerce de la tradition en France et au

Québec dans la première moitié du XXe siècle. Montréal, Triptyque.

—, 2010a, Poésie vocale et chanson québécoise. Québec, L’instant même.

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—, 2010b, Chanson, son histoire et sa famille dans les dictionnaires de langue française. Tübingen, Max Niemeyer Verlag.

—, 2010c, De l’Écho canadien à la Lanterne québécoise : comment la chanson est devenue la figure de proue de l’identité québécoise, 1850-2000. Québec, Éditions Gid.

Luc Bellemare Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises

Université du Québec à Montréal, Montréal (Québec), Canada

guilBAult Jocelyne, 2007, Governing Sound. The Cultural Politics of Trinidad’s Carnival Musics. Chicago, The University of Chicago Press, 343 p., bibliogr., index, cédérom (Jessica Roda)

Évoquer le calypso nous renvoie inévitablement vers Trinidad et Tobago. Devenue emblème national depuis l’indépendance de l’île en 1962, cette musique, fruit d’un mélange de chants de protestation d’esclaves devenue musique de carnaval, permet de saisir la complexité des rapports économiques, sociaux, de genre et d’ethnicité qui structurent la vie des Trinidadiens depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours.

Pour observer ces rapports, Jocelyne Guilbault, ethnomusicologue canadienne de renommée internationale, spécialiste de cette île de la Caraïbe et professeure à l’Université de Berkeley, nous propose une analyse détaillée, claire et subtile dans l’ouvrage Governing Sound. The Cultural Politics of Trinidad’s Carnival Musics paru en 2007 aux Presses de l’Université de Chicago. Le terrain multi-sites (Marcus 1995) à Trinidad et Tobago, Antigua et Barbuda ainsi qu’au Canada mené depuis 1993 sur ce genre musical et ses « musiques héritières » que sont le soca, rapso, chutney soca et ragga socca (« Calypso’s Musical Offshoots », p. v.) y est richement décrit. Son étude ethnographique et historique met en valeur comment le calypso a été mobilisé, avec des moyens et des acteurs divers, pour gouverner et gérer les relations de genre, ainsi que les relations sociales, économiques et ethniques dans la population locale.

À travers l’étude du son, de son processus de création et de ses enjeux, l’ethnomusicologue détruit l’idée de tradition musicale fixe. Son étude diachronique permet de saisir que les changements au sein du calypso et plus largement de la scène musicale de carnaval constituent la norme et non l’exception. Malgré ces changements, à différents moments de l’histoire du genre musical, les musiciens perpétuent les structures sociales de l’époque coloniale par l’inclusion et l’exclusion de certains corps, sensibilités et esthétiques.

Tout au long de l’ouvrage, les pensées de Stuart Hall et de Michel Foucault apparaissent en filigrane. Faisant écho aux théories communicationnelles (Hall 1997), le regard est posé sur la production, la circulation, la distribution/consommation et sur la reproduction tant des savoirs ou des savoir-faire que des enregistrements et des pratiques musicales. Toutes ces étapes d’analyse répondent au questionnement central de l’étude des formes de gouvernementalité (Foucault et Gordon 1980) et s’inscrivent dans un découpage historique en trois périodes :

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période coloniale, de la construction de la nation, et néolibéraliste. Contrastant les unes avec les autres dans leur organisation du pouvoir, ces périodes mettent en relief les différentes politiques culturelles hégémoniques qui ont marqué les conditions dans lesquelles le calypso et ses « musiques héritières » ont émergé et changé pour finir par occuper une place capitale au sein du paysage local. Le concept d’État trinidadien dans son acception classique est alors déconstruit pour montrer de quelle façon il s’est créé, sur quels savoirs il se fonde et ce qu’il recouvre.

Dans la première des deux parties qui constituent l’ouvrage (« Calypso » et « Calypso’s Musical Offshoots ») on apprend que le calypso s’est développé au début du XIXe siècle, devenant un espace musical à travers lequel les administrateurs coloniaux blancs et la classe moyenne afro-créole exerçaient leur pouvoir. Puis, par des initiatives créatrices et l’émergence d’une diaspora, il s’est amalgamé avec diverses musiques (africaines, européennes, latino-américaines et nord-américaines), s’associant alors aux fêtes et plus largement au carnaval, espace musical à l’époque exclusivement réservé aux hommes noirs de basse classe. Passant du statut de musique traditionnelle (1920) à celui de forme d’art (1940-1950), le calypso est devenu une plateforme nationale (1950-1960) donnant lieu à des compétitions organisées par l’État afin de rendre le carnaval « authentique ». L’analyse de ces compétitions met en lumière le lien entre esthétique et politique qui normalise les pratiques pour respecter à la fois les attentes du public, celles des juges engagés par l’État, et des politiciens.

La seconde partie analyse les « musiques héritières » du calypso qui ont émergé dans les années 1990, pendant la période « post indépendante » de l’ère néolibérale. Ces musiques sont créées par ceux qui n’avaient pas accès jusque-là à la scène du calypso (femmes, Indiens, asiatiques, blancs), et souhaitaient prendre leur place et s’inscrire dans la nation. En portant une attention particulière aux parcours individuels d’artistes et à l’analyse de chaque genre, Guilbault montre de quelle façon ils ont contribué à faire reconnaître et accepter la présence de corps, sensibilités et esthétiques antérieurement bannis. Par le biais d’études de cas (Passeron et Revel 2005), on saisit les dynamiques inter- et intracommunautaires, notamment entre les Indiens et les Afro-caribéens. Ce changement de régime porté par l’époque néolibérale transforme les relations de pouvoir au sein de la société trinidadienne et ainsi la scène musicale nationale. L’État réalise que la meilleure chance pour le calypso de rester signifiant culturellement et nationalement, et de prospérer sur les plans musical et commercial est de prendre part au marché, de dénationaliser les pratiques et de déstructurer les critères d’inclusion et d’exclusion. Toutefois, il s’avère que malgré cette transformation la continuité avec le passé colonial perdure, notamment dans la volonté des individus de se détacher de la morale coloniale victorienne pour reconfigurer les expressions de la sexualité sur scène.

Jocelyne Guilbault livre une étude ethnomusicologique brillante qui mobilise plusieurs méthodes d’analyse. Les nombreux allers retours entre analyse du macro-, du méso- et du microsocial, tant dans la diachronie que la synchronie ; sa considération pour la musique en tant qu’objet et performance ; son étude du pôle de la production, de la réception et l’interaction entre ces différents niveaux mettent en évidence l’ampleur du travail de Guilbault et sa contribution à la discipline sur les plans théorique et méthodologique. L’auteure supplée ce périple d’un disque audio et de nombreuses photos qui permettent de mieux suivre ce voyage historique et géographique.

Alors que l’ethnomusicologie s’interroge sur son avenir, sa scientificité et sa spécificité (Rice 2010), que les approches positivistes se disant davantage « scientifiques » refont surface, l’ouvrage de Guilbault montre à quel point l’ethnomusicologie est avant tout une discipline

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du terrain de l’échange, du dialogue, du partage avec l’Autre, et de la science interprétative où l’analyse du musical dans toute sa complexité permet de mieux comprendre nos sociétés dans leur présent et leur passé, comme un « fait social total » (Molino 1975).

Références FoucAult m. et C. gordon (dir.), 1980, Power/Knowledge : Selected Interviews by Michel

Foucault. New York, Pantheon Books.

hAll s., 1997, « The Work of Representation » : 13-74, in S. Hall (dir.), Representation : Cultural Representations and Signifying Practices. Londres, Sage.

mArcus G.E., 1995, « Ethnography in/of the World System : The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, 24 : 95-117.

PAsseron J.-C. et J. revel, 2005, Penser par cas. Paris, Éditions de l’EHESS.

molino J., 1975, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en Jeu, 17 : 37-61.

rice T., 2010, « Ethnomusicological Theory », Yearbook of Traditional Music, 42 : 100-134.

Jessica Roda Faculté de musique, Université de Montréal, Montréal (Québec), Canada

Patrimoines et Langages Musicaux, Université Paris IV-Sorbonne, Paris, France

guillou Jean, 2012, La musique et le geste. Paris, Beauchesne Éditeur, discographie (Yves Laberge)

Organiste, compositeur, concepteur d’orgues et théoricien de la musique pour orgue, Jean Guillou a enregistré plus d’une centaine de disques et a publié deux livres substantiels, dont L’orgue, souvenir et avenir, qui en est à sa quatrième édition (Guillou 2010)1. De plus, deux films lui étant consacrés le montrent exécutant ses œuvres à l’orgue (Cichawa 2009, 2010). Titulaire des orgues de l’Église Saint-Eustache à Paris depuis un demi-siècle, Jean Guillou jouit d’une réputation internationale autant comme compositeur que professeur de musique, notamment en Suisse et en Allemagne.

Dans la préface de cet ouvrage, l’anthropologue Jean-Marie Brohm présente le musicien-écrivain comme « un démiurge au milieu des éléments primordiaux du monde » (p. 9), en employant des allusions mythologiques : « Jean Guillou édifie un hymne kaléidoscopique d’une exubérante vitalité au “Dieu Orgue” et à son “intensité lyrique” » (p. 10). À propos

1. Quatrième édition augmentée et remaniée par l’auteur, 306 p. Ce livre illustré comprend deux disques sur CD produits en coédition avec l’Association Augure de Paris.

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du compositeur et de sa musique si particulière, Jean-Marie Brohm décrit le style de Jean Guillou en des termes anthropologiques judicieusement choisis : ses compositions sont « à la fois angéliques et maléfiques […] là où se télescopent feulements prémonitoires, d’un mauve crépusculaire, et ébranlements rythmiques incandescents, crépitement acérés et blocs de stridences minérales » (p. 11).

Ouvrage rare d’un musicien exceptionnel et sensible, La musique et le geste réunit une trentaine d’articles, préfaces et notes rédigées depuis plus de trente ans, et débute par un essai intitulé « Les sons de la tribu » (p. 21-27) qui réitère les significations profondes de ces musiques traditionnelles ancrées et réinventées au fil des générations : « Chaque région de la Terre, chaque ethnie, depuis des siècles, maintenant réitère une aventure musicale propre, génératrice d’émotions, d’humeurs troublantes, d’énergies que les gestations renouvellent, imitant les mêmes mouvements, les mêmes inflexions, les mêmes soupirs » (p. 25). Plus critique, Jean Guillou déplore la mondialisation et l’hybridation des styles qui font perdre aux musiques leurs origines ethniques, régionales ou nationales, et de ce fait anéantit toute possibilité de localisation : « Si l’Occident a pu garder les “mots de la tribu”, il a perdu désormais toute trace des “sons de la tribu”, peut-être parfois en s’appropriant les “chants” des autres tribus » (p. 25). De diverses manières, Jean Guillou expose sa conception de l’orgue, « chimère d’une fantaisie délirante devenue réalité dans l’unique but de produire des sons soutenus, réguliers, d’une infinie diversité » (p. 202).

Dans un essai richement documenté intitulé « L’orgue aux confins du fantastique » (p. 35-43), Jean Guillou convient de la difficulté de définir l’orgue et mentionne différentes conceptions anciennes et récentes, passant de Byzance aux pays germaniques. Citant Julien dit l’Apostolat, l’orgue est décrit avec « un statut d’animal fabuleux », selon des termes apparentés à la mythologie : « Sauvages, ils ne sont pas agités par nos vents, mais un souffle, issu d’une outre en peau de taureau, chemine au-dessus des pieds de roseau percés avec art » (p. 36).

Dans l’essai final qui donne son titre à l’ouvrage (p. 323-336), l’auteur explique comment l’interprète se sent « autre », étranger à l’œuvre qu’il recrée au moment de l’exécution, même s’il en est le compositeur, insistant sur ce décalage existant entre le moment de la composition et l’instant où la partition est « traduite » par le musicien (p. 326).

Jean Guillou écrit admirablement bien, dans un style littéraire élégant et recherché. Ses pages sur le travail de Jean-Sébastien Bach à l’orgue sont d’une grande beauté et constituent un hommage senti d’un compositeur-organiste à un autre compositeur-organiste (p. 144). Pour les anthropologues et les ethnomusicologues, Jean Guillou aura montré par sa musique et ses improvisations comment il est possible de désacraliser une musique traditionnellement considérée comme étant religieuse et historiquement assez proche du catholicisme, mais sans pour autant la profaner. Il ne s’agit pas en tant que tel d’un ouvrage d’un ethnomusicologue, mais plutôt d’un praticien qui explique comment il a appréhendé l’orgue d’une manière spirituelle et indéniablement inspirée. Ouvrage théorique sans équivalent en langue française, La musique et le geste n’est cependant pas la meilleure initiation à l’œuvre ou au style de Jean Guillou ; on lui préférera ses nombreux disques ou idéalement les documentaires qui le montrent en plein travail (Cichawa 2009 et 2010). Néanmoins, les amateurs déjà familiers avec son univers trouveront ici un complément instructif et une sorte d’art poétique de l’orgue, ce qui en soi reste assez rare dans notre langue.

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Références cichAWA T. (réalisateur), 2009, Jean Guillou, La Révolte des Orgues pour huit orgues

portatifs, grand orgue, percussions et un chef, op. 69. Paris, Oko Films, série Jean Guillou, Présence(s), DVD.

—, 2010, Jean Guillou. L’Ébauche d’un souffle. Paris, Oko Films, série Jean Guillou, Présence(s), DVD.

guillou J., 2010, L’orgue souvenir et avenir. Lyon, Symétrie.

Yves Laberge École de musique

Université d’Ottawa, Ottawa (Ontario), Canada

hood Made Mantle, 2010, Triguna. A Hindu-Balinese Philosophy for Gamelan Gong Gede Music. Münster, Lit Verlag, coll.SoundCultureStudies, no 2, 478 p., bibliogr., illustr., index (Éric Vandal)

Made Mantle Hood – fils de Mantle Hood, un des grands noms de l’ethnomusicologie américaine – apporte avec cet ouvrage une contribution non dénuée d’intérêt et d’originalité au champ déjà généreusement pourvu des études balinaises.

Fruit d’une thèse de doctorat à l’Université de Cologne, Triguna : A Hindu-Balinese Philosophy for Gamelan Gong Gede Music se focalise sur un type de gamelan (orchestre de percussions typique de l’Indonésie) ancien dont le répertoire est encore aujourd’hui abondamment joué lors des très nombreuses cérémonies ponctuant le calendrier religieux hindo-balinais. S’inspirant d’un traité de théorie musicale autochtone du XIXe siècle, l’auteur interprète le répertoire du gamelan gong gede sous l’angle du triguna, un concept philosophique hindouiste établissant les trois composantes qui, ensemble, forment le caractère de l’individu : la bienveillance (satwam), l’émotivité (rajas) et l’ignorance (tamas).

En premier lieu, Hood plante le décor en procédant à un inventaire ethnographique des quelques dizaines d’orchestres gong gede encore actifs de nos jours, relatant notamment les légendes entourant la création et l’acquisition de ces instruments au capital symbolique important, légendes qu’il met en relation avec une perspective historique factuelle, une démarche qui est ici tout à fait la bienvenue. Le concept du triguna est ensuite discuté en profondeur, avant d’être posé en tant que fondement d’une classification des différentes pièces du répertoire, celle-ci s’appuyant sur l’exégèse de leur titre. Hood fait preuve ici d’originalité en intégrant à son investigation des éléments de philologie et de linguistique, disciplines rarement considérées dans les études musicales balinaises. L’ouvrage se conclut avec une analyse musicale exhaustive d’une large part du répertoire, dans laquelle l’auteur, s’appuyant sur une grille articulant la notion de « famille de consonances » (warga sandi), fait apparaître

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des modalités de hiérarchisation parmi les cinq degrés de l’échelle du gamelan. Cette méthode est prometteuse, en ce sens qu’elle pourrait constituer un point de départ pour une analyse systématique de l’esthétique mélodique balinaise.

L’ouvrage souffre toutefois d’une lacune méthodologique majeure, soit l’absence d’une démarche de validation crédible auprès des musiciens. L’auteur tente de justifier, sans vraiment convaincre, la pertinence du concept du triguna, et des interprétations qu’il en tire, pour la société balinaise contemporaine. On ne peut toutefois s’empêcher de mettre en doute son argumentation lorsqu’on remarque que la parole des musiciens villageois, pourtant abondamment rapportée dans la première partie ethnographique sur les orchestres, disparaît complètement dans la section suivante, soit au moment où Hood enfile les lorgnettes philosophiques du triguna. Subsiste donc cette impression que l’interprétation et la classification du répertoire qu’il établit ne sont que peu (ou pas du tout) pertinentes pour les communautés étudiées. En soi, cela ne poserait aucun problème si l’auteur s’était complètement assumé dans son exercice herméneutique, ce qui n’est pas le cas ici.

Dans une optique plus large, la démarche de Hood est symptomatique d’une tendance, relevée chez plusieurs spécialistes de ce terrain, à vouloir faire une lecture de la musique balinaise en termes de « culture savante », celle-ci ayant étant développée depuis des siècles par les prêtres brahmanes et autres élites lettrées. Or, dans les zones plus rurales (là où Hood a principalement enquêté), la majorité des musiciens de gamelan sont issus des couches plus humbles de la société, et malgré une accessibilité accrue de nos jours, ces dernières ne se sont que très peu approprié ce type de savoir ésotérique. D’ailleurs, Hood le démontre implicitement : lorsque arrive le moment de procéder à l’interprétation des titres de pièces, il fait appel presque exclusivement à un éminent érudit de l’Institut des arts d’Indonésie – soit le genre d’informateur tout à fait en mesure de proposer le type de glose savante recherché – tandis que la parole des musiciens du gamelan gong gede n’est nullement considérée, probablement du fait de l’absence de ce type de discours chez eux. Sur la base de quels critères doit-on, à l’image de Hood et d’autres avant lui, privilégier le discours savant par rapport au populaire ?

Malgré ces insuffisances, auxquelles nous ajouterons un travail d’édition largement déficient où l’on ne compte plus les coquilles, l’ouvrage donne à lire trois études – ethnographique, philosophique et analytique – en elles-mêmes tout à fait intéressantes et souvent novatrices. Par contre, Hood convainc moins lorsqu’il tente d’unifier ces trois approches à l’aune du triguna, trop de conclusions demeurant de nature spéculative. De par sa précision ethnographique, l’ouvrage plaira avant tout à l’habitué des terrains balinais et indonésien. Le praticien du gamelan y trouvera également son compte en raison de la compilation exhaustive de transcriptions du répertoire, incluse en annexe.

Éric Vandal Faculté de musique

Université de Montréal, Montréal (Québec) Canada

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Le Breton David, 2011, Éclats de voix. Une anthropologie des voix. Paris, Éditions Métailié, coll. Traversées, 280 p., bibliogr. (Meryem Sellami)

La voix demeure cet objet humain insaisissable qui coule dans la fluidité du lien social. Dans Éclats de voix…, David Le Breton interroge le « paradoxe » (p. 11) de la voix au-delà de la sémiologie des mots et du langage. Il s’agit d’une méditation sur la « tessiture de la voix » (ibid.), sa formulation et ses singularités. Après avoir questionné le statut anthropologique du corps (Le Breton 1990), du visage (Le Breton 2003), des émotions (Le Breton 2004), des sens (Le Breton 2006), et de la douleur (Le Breton 2010), l’auteur livre dans cet ouvrage ses digressions sur la voix comme une émanation corporelle aussi intime et singularisée que le visage mais qui, comme lui, ne cesse de se dérober.

En donnant corps au langage, la voix est « toujours en relation » (p. 35). L’auteur aborde dans un premier temps la dimension identitaire et sociale de la voix. Celle-ci constitue une assise fondamentale du lien social. Chaque individu possède sa propre « panoplie » de voix pour faire face aux diverses situations et aux différentes personnes qu’il doit affronter. Le timbre de la voix, son rythme, son intensité et sa hauteur varient selon le registre affectif ou le contexte social. « L’affectivité de la voix » (p. 67) tient en ce qu’elle constitue un « registre sonore » (ibid.) des émotions. Qu’elle les révèle ou qu’elle les dissimule, la voix demeure « un mi-dire » (p. 68). Comme la langue, elle est ancrée dans un registre moral et affectif (p. 70) et porteuse « d’interdits spécifiques » (p. 71). Tout comme le corps, la voix obéit à une codification sexuée selon les cultures. Chez les Dogons, par exemple, des limites symboliques sont posées autour de la bouche des filles afin de prévenir « le mésusage de la parole » (p. 93) chez elles.

La voix de l’autre est apaisante, elle constitue une « enveloppe protectrice » (p. 95), notamment la première voix, celle de la mère que l’enfant conserve en lui comme « un bouclier du sens à opposer aux circonstances défavorables » (p. 99). L’émergence de la voix n’est jamais un acquis définitif et nécessite un échange régulier avec les autres. Cependant, ces interactions exposent la voix, dans des contextes défavorables, au risque de s’éclater, de se briser ou pire, de s’anéantir dans le gouffre du mutisme. Dans « Bris de voix » (p. 119), l’auteur aborde les différentes défaillances de la parole comme le cri, le bégaiement ou le silence. Expression de l’horreur, le cri est conçu comme la faillite du langage, « l’effondrement du symbolique » (p. 120), et « la dislocation de la voix » (ibid.). Fermeture à l’autre, le silence peut traduire, tout comme le cri, l’effondrement d’un monde, par exemple après un trauma. Mais il peut aussi marquer le « refus de concéder à l’autre un partage de voix qui légitimerait son entreprise ou son comportement » (p. 131). Dans ce sens, le silence constitue une forme de résistance efficace. Après une expérience douloureuse, le silence renvoie à l’impossibilité de dire sa souffrance et à la difficulté de la partager. La voix y est donc mise à mal et la « parole a été atteinte au cœur même de sa raison d’être : la relation à l’autre » (p. 137). Être privé de voix pour des raisons physiologiques, comme dans les cas de laryngectomie, constitue aussi une épreuve. Les personnes opérées se doivent de reformuler leur relation au monde en épousant une voix « qui n’est plus la leur » (p. 151) au prix de l’étonnement ou de l’angoisse qu’elle suscite parfois chez les autres.

Dans un autre chapitre, l’auteur aborde la question de la surdité en soulignant son caractère culturel. Par l’usage de la langue des signes, la personne sourde « fait de tout son corps un langage » (p. 163). Ainsi, le statut du sourd dépend de celui du corps, et notamment

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de la gestualité dans la communication (p. 156-157). Si la surdité constitue souvent un handicap dans les sociétés occidentales, cette stigmatisation est inhérente au refoulement du corps propre à ces cultures. Dans d’autres sociétés, comme en Afrique subsaharienne, l’enfant sourd est moins exclu du lien social du fait qu’il est immergé dès la naissance dans une communication charnelle qui se déploie dans des contacts corporels fréquents. Des contacts qui font l’objet d’évitement dans les sociétés occidentales. La personne sourde possède néanmoins un statut ambivalent. Son « silence » est tantôt redouté, tantôt magnifié, et inspire la confiance et le respect d’autrui.

La voix est souvent pensée comme l’outil premier du langage. Pourtant, il existe d’innombrables situations où celle-ci prime sur le sens des mots. C’est ce que démontre l’auteur dans la partie « Désirs de voix » (p. 175). La voix possède une dimension érotique : « l’entendre est comme un prélude à l’étreinte des corps » (p. 175-176). Au-delà de cette dimension, la jouissance pure de la voix détachée de toute corporéité constitue une expérience de plaisir renouvelé pour les amateurs d’opéra ou de chants lyriques. Lors du chant, la voix transcende le langage en produisant des émotions chez ceux qui l’écoutent. Dans ce contexte, la voix possède une « dimension expressive pure d’un état d’esprit individuel ou collectif » (p. 196). L’art de chanter implique de rentrer pleinement dans sa voix afin d’exprimer au mieux son affectivité. En travaillant sa voix, le chanteur travaille sur sa personne toute entière. Il retrouve littéralement « sa voie » (p. 203). D’autres exemples démontrent que la tessiture de la voix et sa qualité sont autant d’éléments formant un langage à part entière qui n’est pas celui des mots. L’accent et l’énonciation des voix suffisent parfois à catégoriser ou stigmatiser des personnes selon leur appartenance culturelle ou sociale. Ainsi, l’imaginaire raciste ou la haine des classes se nourrissent également de « la dépréciation de la langue ou de la voix de l’autre » (p. 203). En revanche, chez le démagogue le don oratoire constitue plutôt un avantage et un moyen d’influence considérable.

Dans toute voix coexistent alors des données personnelles et culturelles. Une voix qui se tait signe la mort d’une personne tout comme la disparition d’une langue annonce l’extinction d’un groupe culturel. La voix repose sur un souffle et constitue « l’incarnation même de la fragilité » (p. 219). Nombreuses sont les personnes en deuil qui témoignent de la douleur de ne plus entendre la voix de l’autre. Ainsi, « la mort, ce n’est pas seulement un visage qui disparaît, c’est une voix qui se tait et l’étendue palpable d’un silence » (p. 219).

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur rappelle la puissance symbolique de la voix, notamment dans les sociétés portées sur l’oralité où elle assure la transmission culturelle. Cette puissance est parfois redoutable. Quand elle en dit trop, la voix menace le lien social. « Elle traduit en toute transparence les débordements du corps » (p. 246) et se trouve toujours « à la merci d’un mot malheureux, d’un silence » (ibid.). Cela fait de la voix, « ce mince filet de sens mêlé de souffle » (p. 217), selon la belle expression de l’auteur, un objet ambivalent. Les dernières notes du livre esquissent les arts de la voix et leurs déclinaisons dans les prestations théâtrales, les contes, la radio, le cinéma ou les conférences.

Éclats de voix… recèle in fine un ensemble de questionnements sur le statut de la voix et son ambigüité. Il n’épuise pas le sujet pour autant mais ouvre une voie à un nouveau champ de recherche anthropologique.

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Référencesle Breton D., 1990, Anthropologie du corps et modernité. Paris, Presses universitaires de

France.

—, 2003, Des visages. Paris, Éditions Métailié.

—, 2004, Les passions ordinaires, anthropologie des émotions. Paris, Éditions Payot.

—, 2006, La saveur du monde, une anthropologie des sens. Paris, Éditions Métailié.

—, 2010, Expériences de la douleur, entre destruction et renaissance. Paris, Éditions Métailié.

Meryem Sellami Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (CNRS)

Université de Strasbourg, Strasbourg, France

mAncA Maria, 2009, La poésie pour répondre au hasard. Une approche anthropologique des joutes poétiques de Sardaigne. Paris, CNRS Éditions, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 328 + xvi p., bibliogr., illustr., cédérom (Jocelyn Gadbois)

Dans cette monographie portant sur les garas poeticas sardes, soit des compétitions rituelles de poésie improvisée qui se déroulent à date fixe à l’occasion de fêtes patronales en Sardaigne, Maria Manca, maître de conférences spécialisée en ethnopoétique à l’Université Paris 7, a voulu combler un angle mort de la littérature savante en replaçant ces joutes « dans leur contexte énonciatif et leur système de production, pour en comprendre le véritable sens » (p. 7). Elle propose ainsi une anthropologie de cette tradition orale qui saurait la saisir dans sa totalité, en qualité de pratique traditionnelle représentative de la culture sarde, et qui participerait à une redéfinition même de la notion de tradition. Elle s’est donc attelée dans son livre à décrire, grâce à l’analyse d’un imposant corpus d’une centaine de garas, les moindres aspects de la pratique : forme, structure, fonctions, représentations, etc. Elle conclut que c’est précisément le caractère improvisé de ce genre poétique qui conférait à cette tradition tout son dynamisme. Les poètes « répondent verbalement à l’imprévu et mènent avec le hasard un jeu qu’ils proposent au jugement de la communauté » (p. 253). De fait, ils apprendraient aux Sardes à manipuler l’aléatoire et à résister à l’adversité pour devenir des sortes de créateurs de destin.

Pour bien situer cette étude, l’épilogue donne aux lecteurs des éléments de compréhension capitaux. Maria Manca y explique sa démarche : celle, en fait, d’un retour à son enfance, son grand-père étant lui-même un célèbre poète improvisateur dont le travail auprès de ses successeurs était fait de complicité participative. Par conséquent, il faut lire cette recherche comme un ouvrage de valorisation de l’art des poètes ; l’approche en

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est anthropologique, mais les objectifs ne le sont pas. Il aurait été plus que pertinent de transformer l’épilogue en avant-propos, car le lecteur ne comprend pas pourquoi, dans la démonstration, l’auteure s’est campée dans une posture admirative face aux poètes, comme si elle aspirait à devenir une experte sachant décoder la poésie pour pouvoir mieux interpréter l’issue de la joute plutôt que d’observer la joute pour ce qu’elle est et ce qu’elle n’arrive pas à être. Le lecteur non informé se bute donc à d’inquiétantes conclusions, comme l’idée, présentée comme vraie (son expression) en page 251, que les villages sardes qui ne font plus la gara auraient perdu leur vie ou celle que l’âme sarde s’exprimerait en haut lieu dans la figure quasi divine du poète improvisateur. Déplacer l’épilogue en avant-propos aurait permis au lecteur de comprendre que ces formules sont propres à la vision de l’experte et non à celle de l’anthropologue.

De la même manière, il aurait dû être indiqué plus clairement que la recherche de Manca a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue à Paris 10-Nanterre en 2002. Ainsi, les lecteurs ne se surprendraient pas que la référence la plus actuelle date de 2001. Surtout, ils comprendraient mieux pourquoi l’auteure a milité pour une définition de la tradition qui saurait respecter le caractère vivant et dynamique des pratiques culturelles, quand cette préoccupation, répandue en ethnologie du proche dans les années 1990, a été remplacée ces dernières années par celle entourant le patrimoine culturel immatériel. En toute logique, plaider en faveur de la patrimonialisation de la gara aurait été de circonstance pour valoriser l’art des poètes dans une publication datant de 2009.

Finalement, une meilleure contextualisation de la recherche aurait permis aux lecteurs de mieux apprécier la fine analyse descriptive de la gara, qui demeure le point le plus fort de l’ouvrage. La posture admirative de l’auteure constitue en ce sens un atout pour évaluer toute la richesse de la tradition orale en action, comme si elle avait réussi à réaliser un inventaire quasi exhaustif de ce qui était mis en spectacle durant la performance improvisée des poètes ; comme si elle lisait la scène comme une belle lettre. En revanche, cette force devient une importante faiblesse lorsqu’il est question de mettre à distance la joute pour en saisir le sens. On le constate notamment dans son vingt-et-unième chapitre où elle a tenté un glissement analytique entre le jeu des poètes et celui de l’identité traditionnelle sarde. Elle a décrit très brièvement d’autres jeux traditionnels des Sardes pour statuer sur leur goût pour la compétition et pour l’affrontement avec le hasard, qui leur serait typique. C’est ainsi qu’elle introduit dans un petit paragraphe la notion de hasard, censée se mesurer à l’art des poètes, présenté tout au long de l’ouvrage. De ce fait, sa compréhension de l’opposant « hasard » dans le combat verbal reste limitée. Il aurait été préférable que l’auteure s’en tienne à décrire le sens de la joute du point de vue de l’expert dans l’assistance, ce qui était en soi un défi considérable du fait de la complexité de la pratique. Sa contribution à l’avancement des connaissances aurait été plus clairement associée au développement de l’ethnopoétique, projet interprétatif parfaitement intéressant pour l’anthropologie.

Jocelyn Gadbois Department of Sociology and Anthropology, Concordia University, Montréal, Canada

et Département de psychologie, Université de Montréal, Montréal, Canada

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ShArmA Nitasha Tamar, 2010, Hip Hop Desis. South Asian Americans, Blackness, and a Global Race Consciousness. Durham, Londres, Duke University Press, 368 p., illustr., bibliogr., index (Marie-Thérèse Atséna Abogo)

Les Desis (du mot hindi/urdu desh qui signifie « en dehors du pays »), ou les populations sud-est-asiatiques vivant à l’extérieur de leur pays, prennent de plus en plus conscience que leur combat contre le racisme et les autres problèmes sociaux passe par leur appropriation de la culture populaire noire aux États-Unis. C’est ce que Nitasha Sharma appelle une « global race consciousness » (pp. 88-99 et 225). Les artistes desis créent ainsi un nouvel espace identitaire, ou plutôt de nouveaux espaces d’identification dans le hip-hop. Cet ouvrage nous emmène dans un tout nouveau champ théorique de l’appropriation, à partir d’une ethnographie des performances d’une communauté de 24 artistes hip-hop dans la région du nord de la Californie, basée sur une présence extensive sur le terrain de 1990 à 2000, des entrevues semi-dirigées, ainsi que des analyses de vidéoclips et de paroles de chansons.

L’ouvrage innove par son analyse américaine d’une problématique qui introduit un nouvel espace racial, les Bruns d’Asie (emprunté à la race brune en Amérique latine ou en anglais « Brown race »), ne se réduisant plus uniquement à la dichotomie « Blancs/Noirs ». Sharma propose en effet d’offrir des réponses aux conflits raciaux et ethniques qui existent entre la race blanche dominante et les dites races minoritaires, et de construire un pont entre les communautés d’artistes hip-hop noirs et bruns de la région Oakland-Berkeley-San-Francisco. Ainsi, les performances des artistes sud-est-asiatiques américains, très peu traitées jusqu’alors dans la littérature sur le hip-hop, sont décrites comme un acte politique de « racialisation » (pp. 12, 20-22 et 93-94, traduction libre) et de prise de conscience de la fierté de cette communauté minoritaire brune (Brown pride, pp. 192 et pp. 206), du fait qu’elles sont inspirées par le mouvement noir du Black Power, comme c’est le cas pour le rappeur indien-américain Vivek (pp. 3 et 225).

Le projet d’alliance multiraciale entre les communautés minoritaires noire et brune crée ce que Sharma appelle le « polycultural sampling » (p. 12), ou procédé d’appropriation et de rejet de différents éléments de l’une et l’autre culture. Ce procédé est illustré par des flux d’appropriation bidirectionnels entre les producteurs des hip-hop noirs et sud-est-asiatiques (p. 18). Les artistes hip-hop (les Desis) se « branchent en dehors » (chap. 2, traduction libre) de leurs communautés et se tournent vers celles qui expriment le mieux leur sens de la différence (i.e. les Noirs). Le « branching-out » est en fait un concept emprunté à George Liptsitz et initié par Juan Flores, qui suppose une alliance en dehors de sa communauté dans le but de créer de nouvelles identités, et sans avoir à dépendre de la conscience historique et des savoirs de sa communauté d’origine (p. 33). Stuart Hall parle ainsi d’« attachements » (p. 88, traduction libre), comme c’est le cas pour les rappeurs desis envers les communautés noires ; ce qui est d’ailleurs souvent mal vu, car les Desis font l’objet d’un mythe comme minorité modèle (p. 14-15) aux États-Unis. La collaboration entre les rappeurs sud-est asiatiques et africains-américains permet de lever plusieurs équivoques sur l’hégémonie du desiness, mais aussi de combattre le racisme, notamment dans l’ère américaine post-11 septembre, où un Desi est perçu comme dangereux s’il a une apparence musulmane, de même qu’un Noir est perçu comme un pauvre sans éducation et potentiellement dangereux.

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Les artistes tels que MC Rawj, K13, Chee Malabar et Vivek, ainsi que les rappeuses D’LO et Deejay (à lire DJ) Bella, femmes desis artistes du hip-hop, définissent ainsi une nouvelle forme d’ethnicité desi, qui est une alternative (« alternative desiness », p. 39) fondée sur le rejet des normes desis autant que de celles de la société américaine dominante. L’ethnicité desi alternative relève plutôt de l’appropriation des éléments culturels de l’identité noire, dont on veut cependant garder le caractère « authentique » et « vrai » (p. 217, traduction libre). Ce caractère vrai, cette « realness » s’ancre dans leurs expériences de vie quotidiennes avec les Noirs (pp. 216-217). Ainsi, les Desis s’identifient avec les Noirs, plutôt que comme Noirs (p. 12), à travers un projet anti-essentialiste qui réfute l’idée même selon laquelle la culture hip-hop serait faite uniquement par et pour les Africains-Américains, puisque eux-aussi s’approprient des éléments culturels d’autres cultures, dont la culture sud-est-asiatique. Dans cette perspective, par exemple la rappeuse Missy Elliot introduit un son hindi et la phrase « attamujhe ko », criée par un Indien dans son clip Get Ur Freak On (p. 246).

La problématique du genre et du sexe est finalement abordée avec l’homosexuelle et DJ de nuit Deejay Bella et l’activiste MC D’LO, qui contrecarrent le racisme, la misogynie et le sexisme (chap. 3). Elles revendiquent une identité hip-hop qui ouvre de nouveaux espaces pro-féminins dans cette industrie musicale majoritairement noire, masculine et hétérosexuelle (p. 139). La force de cette recherche réside dans son cadre d’analyse multiracial ainsi que dans sa redéfinition de l’identité non seulement en termes ethniques, mais aussi politiques. L’ouvrage aurait cependant gagné à traduire l’objet hip-hop, qui englobe d’autres éléments que le rap, également en tant que danse et dessin mural (Bazin 1995).

RéférenceBAzin H., 1995, La culture hip-hop. Paris, Desclée de Brouwer.

Marie Thérèse Atséna-Abogo Département d’anthropologie

Université Laval, Québec (Québec), Canada

WAllAch Jeremy, Harris M. Berger et Paul D. green (dir.), 2011, Metal Rules the Globe. Heavy Metal Music around the World. Durham, Londres, Duke University Press, 382 p., bibliogr., illustr., index (Méi-Ra St-Laurent)

Dans cet ouvrage collectif codirigé par Jeremy Wallach, Harris M. Berger et Paul D. Green, 16 universitaires – dont Deena Weinstein (Heavy Metal : A Cultural Sociology, 2000) et Keith Kahn-Harris (Extreme Metal : Music and Culture on the Edge, 2007) – analysent les scènes metal d’une dizaine de pays, en prenant en compte leurs dimensions sociologiques, anthropologiques et musicologiques. Divisé en 14 chapitres, il comporte également six grandes sections, soit « The Global Conquest of an Outcast Genre »,

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« Metal, Gender, Modernity », « Metal and the Nation », « Metal and Extremist Ideologies », « Metal and the Music Industry », « Small Nation/Small Scene Case Studies ». L’ouvrage se conclut avec un épilogue de Robert Walser.

Né en Grande-Bretagne dans les années 1970, le heavy metal s’est d’abord propagé en Europe, en Amérique, puis au Japon (entre 1970 et 1980), pour ensuite gagner l’Asie et l’Afrique subsaharienne (à partir de 1990). Aujourd’hui présent dans plus de 129 pays, ce genre est considéré comme une musique sérieuse, qui, dans un univers désenchanté, offre une promesse de communauté construite autour d’émotions puissantes et de sons amplifiés. Selon Weinstein, cet enthousiasme mondial pour le heavy metal peut être compris comme le rejet du nouvel ordre capitaliste. Cette musique devient donc une alternative pour les jeunes se sentant frustrés par la mondialisation qui n’a pas su apporter les avantages attendus.

En Asie, la mondialisation des deux dernières décennies favorise une plus grande ouverture de certains pays pour la culture occidentale et sa musique. Ainsi, à la suite de la Révolution prolétarienne en Chine (1966-1976), l’intérêt des jeunes Chinois pour l’expressivité artistique individuelle s’accroît. Dès 1988, Tang Dynasty devient le premier groupe chinois à intégrer des éléments de la philosophie et de la poésie chinoise à sa musique heavy metal. En outre, l’industrialisation rapide des pays de l’Asie du Sud (Malaisie, Indonésie, Singapour) depuis 25 ans a mené au développement de scènes heavy metal dynamiques. Ainsi, les grandes disparités économiques engendrées par l’industrialisation touchent particulièrement les jeunes hommes sous-éduqués, qui demeurent incapables d’avoir accès au mode de vie hédoniste célébré dans les médias. Ces jeunes se tournent alors vers le heavy metal, ce qui leur permet de canaliser leur colère et de tisser des liens avec les scènes voisines.

Dans d’autres pays, le heavy metal est employé pour redéfinir l’identité nationale. Ainsi, pour les jeunes cols blancs népalais de la classe moyenne, ce genre devient une véritable échappatoire, puisqu’il leur permet d’exprimer leurs frustrations individuelles et d’entrer symboliquement en rébellion contre leur religion, leur famille ou leur culture. Dans le cas du Brésil, le heavy metal, qui se développe dans la seconde moitié des années 1980 consécutivement aux échecs politiques et économiques du pays, est d’abord stigmatisé par la société brésilienne. Toutefois, le groupe Sepultura redéfinit sa relation avec ses origines nationales en intégrant des sonorités brésiliennes (instruments de musique traditionnelle et idiome brésilien) au son heavy metal qui le caractérise.

Dans plusieurs régions du monde, le heavy metal peut aussi être associé à des idéologies extrémistes. En Amérique du Nord, la scène « hatecore » emploie ce genre afin d’altérer son discours politique et raciste d’extrême droite et recruter de nouveaux membres. Par ailleurs, en Norvège, l’emploi de rhétoriques antichrétiennes jointes à une esthétique musicale innovatrice a permis aux groupes de black metal norvégiens de se tailler une place sur la scène internationale. Enfin, au cours de la dernière décennie, la scène émergente israélienne a subi plusieurs attaques racistes de la part de différentes scènes européennes. Toutefois, selon Kahn-Harris, ces propos haineux sont principalement utilisés de manière transgressive : ils ont pour fonction de mettre au défi cette nouvelle scène qui n’a pas encore suffisamment amassé de capital sous-culturel2 pour affirmer son existence à part entière.

2. La notion de capital sous-culturel empruntée à Bourdieu fait référence aux différents instruments de pouvoir (économique, mondain et transgressif) accumulés par les intervenants dans un espace social et qui permettent d’acquérir du prestige ou une puissance symbolique au sein de la scène.

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Dans les années 1970, l’industrie du heavy metal s’est développée grâce aux premières tournées internationales d’envergure, permettant de mieux cibler les goûts des amateurs selon les régions du monde. Les amateurs japonais demeurent toujours très attachés au heavy metal traditionnel (par exemple : Iron Maiden, Van Halen) et sont réfractaires aux nouveaux styles. Ainsi, le heavy metal est jugé grâce à des critères de pureté stylistique et artistique japonais, et le discours de la révolte prévalant dans plusieurs régions du monde y est complètement ignoré. Enfin, le heavy metal n’est pas nécessairement appréhendé de la même manière lorsqu’il se développe dans des lieux reculés. Celui en provenance de l’île de Malte est le reflet du métissage linguistique et ethnique entre les peuples arabes et anglais. Or, sur l’île de Pâques (qui compte environ 5 000 résidents permanents), ce genre est davantage considéré comme une forme d’américanisation de la culture, plutôt qu’un moyen d’exprimer sa différence.

En somme, Metal Rules the Globe… permet de suivre comment le heavy metal s’est récemment développé dans un contexte de mondialisation et s’adresse à un lectorat universitaire (qu’il soit connaisseur du genre ou non). Les analyses sont menées en profondeur et permettent de mieux comprendre à la fois comment le heavy metal est appréhendé dans différentes régions du monde en fonction de leur propre culture, et à quel point ce phénomène a pris de l’ampleur. Peu importe le champ d’étude (sociologie, anthropologie, musicologie, littérature), l’ouvrage collectif Metal Rules the Globe… deviendra sans doute un incontournable en se classant sur un pied d’égalité avec Running with the Devil… de Robert Walser ou Heavy Metal : A Cultural Sociology de Deena Weinstein.

RéférencesKAhn-hArris K., 2007, Extreme Metal : Music and Culture on the Edge. Oxford, Berg.

WAlser R., 1993, Running with the Devil : Power, Gender, and Madness in Heavy Metal Music. Middletown, Wesleyan University Press.

Weinstein D., 1992, Heavy Metal : A Cultural Sociology. New York, Lexington Books.

Méi-Ra St-Laurent Faculté de musique

Université Laval, Québec (Québec), Canada

White Bob W. (dir.), 2012, Music and Globalization. Critical Encounters. Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 248 p., index (Yves Laberge)

Bien que l’expression n’apparaisse pas dans le titre, les dix chapitres de Music and Globalization : Critical Encounters portent sur les musiques du monde (World Music) selon des perspectives parfois proches de l’ethnomusicologie. Le responsable de ce projet, Bob White, est professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal ; il est déjà l’auteur d’un livre

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sur la musique dance au Zaïre (2008) et est par ailleurs rattaché au Laboratoire de recherche subventionné Critical World. Dans son introduction, White conçoit les musiques du monde comme « la trame sonore de la globalisation » (traduction libre, comme toutes les citations qui suivent, p. 1) en convenant que la musique en général peut facilement devenir une commodité. Il rappelle la difficulté de cerner et de définir ce tout que l’on nomme commodément World Music : « Une étiquette utilisée pour le marketing et la promotion » depuis les années 1980 (p. 2).

Plusieurs chapitres de ce collectif en langue anglaise se distinguent par leur volonté de repenser différents cas de musiques ethniques, par exemple dans le texte de Denis-Constant Martin (Université de Bordeaux) qui s’intéresse au patrimoine musical hérité de l’esclavage tel que reconstitué dans les musiques du monde (p. 30). Ce thème de la mémoire de l’esclavage réapparaît d’ailleurs dans pratiquement chaque texte.

Selon les auteurs, l’étude des musiques du monde est inscrite d’après une analyse des produits culturels (comme le CD) en tenant compte du rôle déterminant des compagnies de disques spécialisées (comme World Circuit, à Londres) dans la sélection des artistes ou des formations musicales appelées (ou non) à recevoir une large diffusion (p. 125). Mais parfois, une étiquette comme le Buena Vista Social Club représente beaucoup plus qu’une simple compagnie et contient en soi un style ainsi qu’une image judicieusement promue et vantée par des musiciens américains influents comme Ry Cooder (p. 111). Ce dernier avait « mis en boîte » des mélodies traditionnelles cubaines dans un disque qui, selon Ariana Hernandez-Reguant, pouvait être décrit comme « un emballage contemporain de sonorités traditionnelles » (p. 126), et qui s’avéra un grand succès auprès d’un large auditoire que l’on pouvait caractériser comme étant aussi bien des auditeurs de la radio publique que des abonnés du New York Times (p. 126). D’autres exemples de métissage sont évoqués dans l’ouvrage, par exemple la présence du chanteur britannique Sting dans la forêt amazonienne aux côtés du chef Raoni en 1989 (p. 75).

Dans le chapitre le plus instructif du collectif (« World Music Producers and the Cuban Frontier », p. 111-134), Ariana Hernandez-Reguant situe l’étude des musiques du monde selon une perspective proche de l’économie politique de la culture en centrant l’analyse sur les stratégies de commercialisation de certains artistes afro-cubains (p. 111). Cette préoccupation à propos de la mise en marché et de la catégorisation de « musiques du monde » réapparaît dans l’avant-dernier chapitre de Timothy Taylor (p. 172-188) qui met en évidence la façon dont les nouvelles catégories de prix aux cérémonies des Grammy Awards ont orienté le recrutement de nouveaux artistes correspondant aux prix tels que le Meilleur album contemporain de World Music et le Meilleur album traditionnel de World Music, jugés à partir de critères subjectifs comme l’authenticité et l’hybridité (p. 178). Ce neuvième chapitre (Timothy Taylor) se termine sur des remarques pertinentes mais trop brèves sur les auditoires communs des amateurs de musique classique et des musiques du monde, dont le rapprochement ou la mise en commun est confirmée par la présence de plus en plus importante de l’étiquette Naxos (à l’origine spécialisée dans la musique classique) dans ces deux sous-domaines spécialisés (p. 183).

Sans prétendre à l’exhaustivité et sans être indispensable aux bibliothèques, Music and Globalization… propose une série d’études de cas insérées dans des cadres conceptuels souvent originaux ou innovateurs. C’est le principal apport de ce livre sur le plan théorique. En revanche, on y traite peu d’artistes francophones et aucunement du Canada. Ce problème de centrage sur le monde anglo-saxon de la recherche qui investigue prioritairement (mais non exclusivement) les musiques du monde enregistrées en anglais ou largement distribuées

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par des compagnies anglo-américaines est judicieusement soulevé à la fin du chapitre de Timothy Taylor, de l’UCLA (p. 180). D’ailleurs, Taylor décrit ce problème d’impérialisme culturel (cultural imperialism) sans toutefois utiliser l’expression de diversité culturelle. Parmi ses nombreuses qualités, Music and Globalization… se distingue par les récapitulations proposées dans les deux derniers textes, offrant un état de la question (« World Music Today », p. 172-188) et plusieurs typologies utiles proposées par White dans les dernières pages. Les chercheurs s’intéressant à l’ethnomusicologie, à l’interculturel et à la mondialisation y trouveront un ensemble d’analyses bien articulées.

RéférenceWhite B., 2008, Rumba Rules. The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaire. Durham,

Londres, Duke University Press.

Yves Laberge École de musique

Université d’Ottawa, Ottawa (Ontario), Canada

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