« Lorsque la Bible invite à relire la Bible, le cas du Ps 78 », in Régis Burnet, Didier Luciani...

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1 Lorsque la Bible invite à relire la Bible, le cas du Ps 78 En proposant une proclamation des énigmes du temps ancien, un parcours sélectif et partial de l’histoire des pères, une réinterprétation de traditions et de textes antérieurs, le Ps 78 fait entrer dans un jeu de réflexion et de transmission portant sur les leçons du passé. Le prologue de ce chant instructif dessine la forme et la fonction de son programme narratif : il raconte les merveilles accomplies par Dieu, dont l’oubli témoigne en réalité de l’infidélité et de la rébellion des pères. Le psalmiste relit l’histoire des pères, leur expérience de l’éducation divine dans la sortie d’Egypte, pour que les générations à venir aient un cœur affermi et un esprit fidèle à Dieu. Il en fait le mémorial pour qu’on puisse la dire et la redire, car l’expérience de l’éducation divine se fera désormais par le discours. La construction de l’histoire du peuple de l’exode à David est ainsi le medium où peut s’apprendre la reconnaissance des dons de Dieu et la juste attitude à adopter à son égard. En esquissant la représentation d’un peuple se laissant instruire, le prologue du psaume invite à recevoir les leçons du passé et à éduquer les générations suivantes. La relecture de l’histoire des pères produite à cet effet mobilise la compétence intertextuelle du destinataire et le convoque à discerner ce que le texte ne dit pas mais présuppose. Les premières interprétations et utilisations du psaume par les Pesharim invitent enfin à le relire et à le situer dans le contexte des polémiques qui ont pu lui donner naissance. 1. Les données du prologue (vv. 1-8) : une invitation à la responsabilité du narrataire. Dans le prologue à la récitation historique qui constitue le corps du Ps 78, le psalmiste établit une communication avec un interlocuteur collectif qu’il nomme mon peuple. D’emblée il interpelle et sollicite le destinataire qu’il se propose d’attirer en l’inscrivant dans la trame même de son discours. Mais le texte ne présuppose pas seulement un auditeur ou un lecteur susceptible de pouvoir le recevoir, il esquisse également la figure d’un narrataire fictif avec qui le narrateur entre en dialogue. Dès les premiers versets un « je » apparaît, signe d’une subjectivité qui s’adresse à un « tu » collectif (le peuple). Le narrateur amorce et conduit un discours : j’ouvre ma bouche, je publie les énigmes (v. 2). Très présent et très actif, il interpelle explicitement le narrataire par des impératifs : prête l’oreille, tend l’oreille (v. 1). Ces impératifs ont pour force d’inviter à une situation d’interlocution dont l’enjeu est indiqué : les paroles du narrateur sont une instruction qu’il convient d’accueillir. Or une communication dont l’enjeu est ainsi formulé comporte en soi la possibilité d’une dimension conflictuelle, dont la manifestation la plus simple et la plus évidente serait le refus du narrataire de se laisser instruire. Pour désamorcer le conflit possible, la situation de ne pas être entendu, le « je » qui interpelle se transforme en « nous » aux vv. 3-4, incluant ainsi le narrateur et le narrataire dans une entreprise commune : transmettre ce qui a été entendu et connu. Le narrateur parle à la première personne du singulier mais c’est l’anamnèse d’un groupe qui est convoquée : le « nous » qui a entendu (שמע) et connu (ידע), à qui il a été raconté (ספר), doit à son tour diffuser ce qu’il a reçu et s’inscrire dans une chaîne de transmission de génération en génération. L’implication de ce processus n’est pas sans rappeler celui évoqué par le quatrième chant du serviteur en Is 52, 15-53, 12 : … ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté (ספר) et ils observent ce qu’ils n’avaient pas entendu (שמע) dire. Qui donc a cru à ce que nous avons raconté ? Dans le psaume le but de l’anamnèse et de la transmission est évoqué dans les vv. 7-8 : il est, en positif, que les générations suivantes mettent en Dieu leur espérance, qu’elles

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Lorsque la Bible invite à relire la Bible, le cas du Ps 78

En proposant une proclamation des énigmes du temps ancien, un parcours sélectif et

partial de l’histoire des pères, une réinterprétation de traditions et de textes antérieurs, le Ps 78

fait entrer dans un jeu de réflexion et de transmission portant sur les leçons du passé. Le

prologue de ce chant instructif dessine la forme et la fonction de son programme narratif : il

raconte les merveilles accomplies par Dieu, dont l’oubli témoigne en réalité de l’infidélité et

de la rébellion des pères. Le psalmiste relit l’histoire des pères, leur expérience de l’éducation

divine dans la sortie d’Egypte, pour que les générations à venir aient un cœur affermi et un

esprit fidèle à Dieu. Il en fait le mémorial pour qu’on puisse la dire et la redire, car

l’expérience de l’éducation divine se fera désormais par le discours. La construction de

l’histoire du peuple de l’exode à David est ainsi le medium où peut s’apprendre la

reconnaissance des dons de Dieu et la juste attitude à adopter à son égard.

En esquissant la représentation d’un peuple se laissant instruire, le prologue du

psaume invite à recevoir les leçons du passé et à éduquer les générations suivantes. La

relecture de l’histoire des pères produite à cet effet mobilise la compétence intertextuelle du

destinataire et le convoque à discerner ce que le texte ne dit pas mais présuppose. Les

premières interprétations et utilisations du psaume par les Pesharim invitent enfin à le relire et

à le situer dans le contexte des polémiques qui ont pu lui donner naissance.

1. Les données du prologue (vv. 1-8) : une invitation à la responsabilité du narrataire.

Dans le prologue à la récitation historique qui constitue le corps du Ps 78, le psalmiste

établit une communication avec un interlocuteur collectif qu’il nomme mon peuple. D’emblée

il interpelle et sollicite le destinataire qu’il se propose d’attirer en l’inscrivant dans la trame

même de son discours. Mais le texte ne présuppose pas seulement un auditeur ou un lecteur

susceptible de pouvoir le recevoir, il esquisse également la figure d’un narrataire fictif avec

qui le narrateur entre en dialogue. Dès les premiers versets un « je » apparaît, signe d’une

subjectivité qui s’adresse à un « tu » collectif (le peuple). Le narrateur amorce et conduit un

discours : j’ouvre ma bouche, je publie les énigmes (v. 2). Très présent et très actif, il

interpelle explicitement le narrataire par des impératifs : prête l’oreille, tend l’oreille (v. 1).

Ces impératifs ont pour force d’inviter à une situation d’interlocution dont l’enjeu est

indiqué : les paroles du narrateur sont une instruction qu’il convient d’accueillir. Or une

communication dont l’enjeu est ainsi formulé comporte en soi la possibilité d’une dimension

conflictuelle, dont la manifestation la plus simple et la plus évidente serait le refus du

narrataire de se laisser instruire.

Pour désamorcer le conflit possible, la situation de ne pas être entendu, le « je » qui

interpelle se transforme en « nous » aux vv. 3-4, incluant ainsi le narrateur et le narrataire

dans une entreprise commune : transmettre ce qui a été entendu et connu. Le narrateur parle à

la première personne du singulier mais c’est l’anamnèse d’un groupe qui est convoquée : le

« nous » qui a entendu (שמע) et connu (ידע), à qui il a été raconté (ספר), doit à son tour diffuser

ce qu’il a reçu et s’inscrire dans une chaîne de transmission de génération en génération.

L’implication de ce processus n’est pas sans rappeler celui évoqué par le quatrième chant du

serviteur en Is 52, 15-53, 12 : … ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté (ספר) et ils

observent ce qu’ils n’avaient pas entendu (שמע) dire. Qui donc a cru à ce que nous avons

raconté ? Dans le psaume le but de l’anamnèse et de la transmission est évoqué dans les vv.

7-8 : il est, en positif, que les générations suivantes mettent en Dieu leur espérance, qu’elles

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n’oublient pas ses œuvres et gardent ses commandements et, en négatif, qu’elles ne soient pas

rebelles et désobéissantes, au cœur non affermi et à l’esprit infidèle, comme leurs pères.

La force de la situation d’interlocution suscitée par le narrateur tient ainsi en ce qu’elle

crée une responsabilité pour le narrataire : non pas seulement accueillir l’instruction mais la

transmettre. Ce processus de transmission est évoqué avec une insistance assez lourde : le

verbe ספר (piel), raconter (vv. 3. 4. 6) et le verbe ידע, connaître (vv. 3. 5. 6) sont tous deux

trois fois utilisés. Ce que les pères ont raconté, il faut le transmettre à la génération suivante et

que celle-ci le dévoile à son tour à ses enfants. Le terme אב, père, apparaît au pluriel aux vv.

3. 5 et 8 ; le terme דור, génération aux vv. 4. 6. 8 et בן, enfant, au pluriel, aux vv. 4. 5 et 6. Le

vocabulaire des relations familiales, de la filiation, est donc largement utilisé et de ce point de

vue le psaume semble se situer dans une tradition de sagesse. Cette dimension est d’autant

plus perceptible que ce qu’il faut transmettre a valeur d’instruction comme le signale l’usage

de תורה, loi, instruction (v. 1. 5), à côté de עדות, témoignage (v. 5), de משל, proverbe et de

.énigme (v. 2) ,חידה

Le thème de l’instruction et de la transmission de générations en générations est

significatif de la littérature de sagesse et les premiers versets du psaume manifeste en effet

une réelle proximité avec Jb 15, 17-18 : je vais t’instruire, écoute-moi (שמע). Ce que j’ai

contemplé, je le rapporterai, ce que les sages, sans rien cacher, relatent (נגד) comme reçu de

leurs pères… (אב). Les exhortations à prêter l’oreille et à tendre l’oreille sont aussi

caractéristiques de la littérature de sagesse (cf. Jb 33, 1 ; 34, 2. 16 ; 37, 14 ; Pr 5, 1 ; 22, 17).

Le proverbe (משל) et les énigmes (חידה) dont il est question au v. 2 apparaissent en Pr 1, 6

dans un verset visant à indiquer le sens de l’instruction, à savoir donner l’intelligence des

proverbes (משל)… et des énigmes (חידה) des sages. Les versets du psaume qui indiquent le but

de l’instruction contiennent des termes et expressions apparentés à ceux de la littérature de

sagesse : l’étonnant usage de כסל, espérance, qui plus généralement signifie folie (cf. Pr 3,

26 ; Qo 7, 25), n’a de sens équivalent que dans le livre de Job (8, 14 ; 31, 24). Un cœur

affermi (כון) est aussi une expression de Jb 11, 13, tandis que l’idée d’un esprit ferme ( מןא )

apparaît en Pr 11, 13. L’accumulation de termes et thèmes sapientiaux, à la suite de la

suscription qui identifie le psaume comme un משכיל, chant instructif, semble clairement

indiquer que le but des récitations historiques qui suivent est un enseignement didactique de

sagesse qui rappelle le passé pour éclairer le présent.

Il a été observé cependant qu’une comparaison pouvait être établie avec Dt 32-43,

peut-être plus appropriée que celle avec la littérature sapientielle. R.J. Clifford fait remarquer

à ce sujet que les deux textes ont en commun une ouverture sapientielle, un retour sur

l’histoire et une admonestation. Il signale encore que la représentation générale de Moïse dans

le Deutéronome, comme celui qui proclame les traditions anciennes, réprimande et exhorte est

plus signifiante que les similitudes de style. Comme exemple probant il cite le troisième

discours de Moïse en Dt 29-30. Moïse y parle à Israël lors d’un rassemblement liturgique, en

choisissant les traditions nationales susceptibles d’être appropriées au but de son discours. Un

aspect caractéristique de son propos est la mention répétée de la colère divine (Dt 29, 17-20),

un thème qui apparaît aussi dans le psaume (vv. 21. 31. 49. 59). Par ailleurs, Dt 18, 15-17 (qui

vraisemblablement cite Dt 5, 1-6, 3) semble autoriser des successeurs de Moïse qui soient

médiateurs des traditions d’alliance. Le locuteur du psaume, qui se revêtirait du personnage de

Moïse, ne serait donc pas « un homme sage qui résoudrait des énigmes ou simplement

enseignerait une leçon de l’histoire. Il réaffirme avec autorité les traditions anciennes de sorte

qu’Israël soit capable de se décider pour le Seigneur. L’histoire/la leçon du v. 2 est le sens

véritable des traditions que seul quelqu’un doté d’autorité peut dévoiler – en l’occurrence le

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choix d’un nouveau sanctuaire et d’une nouvelle dynastie désignés par Dieu pour succéder à

Silo »1.

Si dans sa formulation le prologue vise à présenter le psaume comme un poème

didactique inspiré des discours parénétiques du Deutéronome2, il caractériserait donc aussi le

narrateur en lui conférant une certaine autorité. Le titre du psaume, chant instructif d’Asaf,

l’introduirait comme un sage qui, de fait, appelle à écouter son instruction. Mais la situation

de complicité et de responsabilité commune qu’il crée avec le narrataire fictif lui confère

l’autorité de celui qui connaît les traditions et en sait le sens pour les générations à venir, ce

que les impératifs corroborent en suscitant pour le narrataire le devoir d’agir.

Il y a peut-être encore une autre dimension de ce prologue. Outre le fait d’inscrire la

récitation historique dans un processus de transmission dont il hérite et qu’il poursuit tout à la

fois, le narrateur caractérise son discours comme un proverbe, des énigmes du temps ancien.

Si proverbe (משל) est un terme typique pour indiquer la transmission de la sagesse, il suggère

aussi ce qui suscite l’interrogation, oriente le comportement. Quant au terme énigme (חידה), il

désigne ce qui est un défi à la compréhension, ce qui appelle une lutte de l’intelligence pour

arriver à comprendre ce qui n’est pas saisi d’emblée. Or le v. 9 par lequel s’ouvre la première

récitation de l’histoire, avec sa mention des fils d’Ephraïm (qui) tournèrent le dos au jour du

combat, suscite de nombreuses interrogations du fait qu’il ne semble se référer à aucune

défaite militaire ou à aucun événement précis, à aucune tradition connue donc. Ce verset

difficile a fait l’objet de nombreuses spéculations, qu’il ait été considéré comme provenant

d’une autre source3, comme corrompu4 ou comme une glose du v. 8 sans signification

précise5. Dans le contexte du psaume reçu dans le canon, fils d’Ephraïm constitue le sujet des

vv. 9-11. Ils ont oublié les merveilles (verbe פלא) que Dieu leur a fait voir (v. 11), merveilles

(substantif פלא) accomplies devant leurs pères (v. 12). Ainsi la racine פלא désigne à la fois ce

que les Ephraïmites ont oublié et ce que Dieu a accompli. En même temps, elle renvoie aux

merveilles (verbe פלא) accomplies par Dieu et qui devaient justement être racontées aux

générations suivantes (v. 4). Parce qu’ils ont refusé l’instruction ( הרתו ) divine et oublié les

exploits de Dieu (vv. 10-11), ils sont bien de ceux que les générations suivantes ne doivent

pas imiter (v. 7). Il est alors possible de conjecturer que si l’énigme ou le mystère voilé de

l’introduction ait à être rapproché des traditions présentes dans le corps du psaume, le v. 9

pourrait en fournir la clé. Nous y reviendrons.

2. La relecture de l’histoire : une sollicitation de la compétence intertextuelle du

destinataire.

Il est possible de considérer qu’il y a dans ce psaume deux récitations historiques entre

lesquelles les vv. 40-41 serviraient de transitions. Le prologue mis à part, le texte

fonctionnerait comme un diptyque composé de deux volets renvoyant l’un à l’autre. De part et

d’autre il s’agit bien d’une récitation des actions de Dieu dans l’histoire d’Israël, qu’elles

soient nommées comme des merveilles (פלא, vv. 12-16) ou comme des signes et des prodiges

1 R.J. CLIFFORD, “In Zion and David a New Beginning: An Interpretation of Psalm 78”, in: B. HALPERN, J.D.

LEVINSON (ed.), Traditions in Transformation. Turning Points in Biblical Faith, Indiana, Winona Lake,

Eisenbrauns, 1981, pp. 130-131. 2 Une phraséologie deutéronomiste est identifiable dans le texte. Voir le relevé dans: M.WEINFELD,

Deuteronomy and the Deuteronomic school, Oxford, Clarendon Press, 1972, pp. 320-364. 3 R. KITTEL, Die Psalmen ubersetzt und erklärt, Leipzig, A. Deichert, 1922, p. 291. 4 H. GUNKEL, Einleitung in die Psalmen: die Gattungen der religiösen Lyrik Israels, Göttingen, Vandenhoeck

and Ruprecht, 1933, p. 343. 5 H.J. KRAUS, Psalmen, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1961, p. 538.

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.Or ces actions sont oubliées (v. 11) ou on ne s’en souvient pas (v. 43) .(vv. 44-55 ,אות ומופת)

Deux fois le passage de la mer est raconté (vv. 13 et 53). Il est également question de

rébellion et de mise à l’épreuve de Dieu, qu’elles soient dans un cas mise en doute de la

capacité divine à fournir de la nourriture (vv. 19-20) et dans l’autre idolâtrie (vv. 57-58). La

colère de Dieu monte (vv. 21. 31) ou Dieu s’irrite (vv. 21. 59. 62), ce qui a pour conséquence

le don de la manne et de la viande (vv. 23-28) ou le rejet d’Israël et de Silo (vv. 59-67). Mais

Dieu est miséricordieux et pardonne l’iniquité dans le premier volet (vv. 38-39) et il ouvre un

avenir en choisissant la tribu de Juda, la montagne de Sion et David, dans le second volet (vv.

68-72).

Dans la première partie, l’évocation des merveilles accomplies devant les pères (vv.

12-16) possède du vocabulaire en commun avec les livres de l’Exode et des Nombres. Si avec

ce dernier les correspondances textuelles sont assez lâches, quelques expressions ou des

formulations semblables permettent de supposer un lien d’intertextualité entre le psaume et le

livre de l’Exode (Ps 78, 13 et Ex 15, 8 ; Ps 78, 14 et Ex 13, 21…). Le v. 13 fournit un bon

exemple de combinaisons de mots-clés présents en Ex 14. 15, avec dans une certaine mesure

une réelle proximité de formulation. Ce verset décrit une merveille accomplie par Dieu : il

fendit la mer et il les fit passer, il fit se tenir debout les eaux comme une muraille (כמו־נד). Le

verbe בקע, fendre est présent en Ex 14, 16. 21. En revanche, la dernière expression du verset

se trouve en Ex 15, 8 (les flots se dressèrent comme une muraille). Or le substantif נד qui est

utilisé par les deux textes n’apparaît que six fois dans l’Ancien Testament (Ex 15, 8 ; Jos 3,

13. 16 ; Is 17, 11 ; Ps 33, 7 et Ps 78, 13), alors que חומה, muraille présent en Ex 14, 22. 29 est

un terme fréquemment utilisé (133 occurrences). L’un des deux textes semble paraphraser

l’autre :

Ps 78, 13 ויצב־מים כמו־נד

les eaux se dressèrent comme une muraille

Ex 15, 8 מים נצבו כמו־נד

dressées les eaux comme une muraille

Le v. 15 du psaume, qui renvoie au v. 13 par la reprise de du même verbe בקע, fendre,

donne à voir le passage de la mer et le don de l’eau au désert comme une seule merveille. La

référence aux eaux du grand abîme (תהום) par lesquelles Dieu abreuve son peuple utilise le

même terme qu’Ex 15, 5. 8 : les eaux du grand abîme qui abreuvent les uns selon le psaume,

recouvrent les autres selon le texte de l’Exode.

Les correspondances d’expressions plaident donc en faveur de l’attestation d’un lien

textuel entre le psaume et Ex 14. 15, ces deux chapitres étant lus l’un avec l’autre, l’un par

l’autre.

Il convient d’ajouter que le psaume manifeste aussi une certaine proximité avec le

livre d’Isaïe qui utilise le même verbe בקע, fendre tant dans le contexte de l’évocation de la

traversée de la mer que de celui du don de l’eau (Is 48, 21 ; 63, 12). Is 51, 10 et 63, 13

emploient le substantif תהום, grand abîme pour rappeler la traversée victorieuse de la mer par

le peuple de Dieu. Le psaume comme le texte prophétique manifestent un travail de

réinterprétation et de fusion de deux traditions séparées : celle de la traversée de la mer et

celle du don de l’eau. Dans les deux cas, l’accent porte sur la bienveillance divine et sert à

encourager l’auditoire à faire mémoire de la présence divine dans son histoire. Le psaume

s’inscrit dans une histoire de réinterprétations qui fait du récit d’un événement fondateur la clé

de lecture d’autres récits, construisant et déployant ainsi le motif de la présence bienfaisante

de Dieu malgré la rébellion du peuple.

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Dans les vv. 17 et 18 apparaît pour la première fois en effet la mention du péché du

peuple, avec les verbes מרה, se rebeller et נסה, mettre à l’épreuve qui sont caractéristiques de

la tradition de la rébellion6. Dans la spécification de la rébellion (vv. 19-20) le psaume a de

nouveau en commun des expressions avec Exode et Isaïe7 et on peut se demander si l’usage

de l’expression זוב מים, des eaux ont coulé n’est pas une allusion discrète à la terre promise8,

ce pays ruisselant dans lequel le peuple a continué à se révolter.

Les vv. 23-28, qui présentent le don de la manne et des cailles comme un châtiment

divin, unissent des traditions qui sont séparées dans le Pentateuque (Ex 16 et Nb 11) et qui

fonctionnent différemment. Ils établissent un lien entre la tradition de la manne et celle des

cailles par la répétition du verbe מטר, faire pleuvoir (également présent en Ex 16, 4).

Contrairement aux traditions pentateucales la manne est donc ici donnée sous le signe de la

colère divine, comme les cailles de Nb 11, 31-35. Dans les vv. 29-31, la tradition du désir en

lien avec celle de la manne contient une accumulation de termes ou d’expressions en commun

avec Nb 11 (en particulier תאוה, désir ; זור, assouvir et le substantif de la même racine זרא,

nausée ; אף, colère….). Enfin les derniers versets (vv. 32-39) de cette première récitation de

l’histoire partage des thématiques semblables et un même vocabulaire avec Exode, Nombres

et Deutéronome mais cela ne suffit pas pour prétendre à l’existence de liens intertextuels.

Dans la seconde récitation de l’histoire, la dénomination des plaies reprend pour une

bonne part celle de l’Exode : דם, sang (Ps 78, 44 ; Ex 7, 17 ; 20) ; ערב, insectes (Ps 78, 45a ;

Ex 8, 17. 18. 20. 25. 27) ; צפרדע, grenouilles (Ps 78, 45b ; Ex 7, 27-29 ; 8, 1-6. 8-9) ; הארב ,

criquets (Ps 78, 46 ; Ex 10, 4. 12-14. 19) ; ברד, grêle (Ps 78, 47-48 ; Ex 9, 24. 28) ; ברד , peste

(Ps 78, 50 ; Ex 9, 3) ; כורב , premiers-nés (Ps 78, 51 ; Ex 11, 5 ; 12, 12. 29). Mais le psaume

comporte également quelques termes propres : חסיל, sauterelle à côté de criquets (v. 46) ;

éclairs à côté de la grêle ou de la peste au v. 48 et ,רשפים ; gel à côté de grêle (v. 47) ,חנמל

l’envoi de messagers de malheur (v. 49). L’ordre des plaies diffère mais les deux textes

commencent par l’eau changée en sang et se terminent par la mention de la mort des

premiers-nés en Egypte. Pour ces deux plaies, au-delà de la dénomination commune, les

expressions sont similaires au point qu’un texte semble paraphraser l’autre :

Ps 78, 44 ויהפך לדם יאריהם

il changea en sang leurs canaux

Ex 7, 20b ויהפכו כל־המים אשר־ביאר לדם,

toutes les eaux du fleuve se changèrent en sang

Ps 78, 51 ויך כל־בכור במצרים

il frappa tous les premiers-nés en Egypte Ex 12, 12 והכיתי כל־בכור בארץ מצרים

je frapperai tout premier-né au pays d’Egypte

Comme le fait encore remarquer S. Gillingham, le v. 69 : il bâtit son sanctuaire ( שדמק )

comme les lieux élevés, comme la terre qu’il a fondée pour toujours a aussi des

correspondances avec Ex 15, 17, ce qui tendrait à montrer l’intégration de la tradition de

6 G.W. COATS, Rebellion in the Wilderness. The Murmuring Motif in the Wilderness Traditions of the Old

Testament, Nashville, Abingdon Press, 1968, pp. 24 et 205. 7 Le psaume attribue à Dieu ce qu’Ex 17, 6 assigne à Moïse : il a frappé un rocher (נכה צור) ; autrement dit,

Moïse comme intermédiaire disparaît. La correspondance du Ps 78, 20 avec Is 48, 21 se trouve dans l’expression

מים זוב (des eaux ont coulé). 8 La même expression se trouve en Ex 3, 8. 17 ; 13, 5 ; 33, 3 ; Nb 13, 2714, 8 ; 16, 13 ; 14 ; Dt 6, 3 ; 11, 9 ; 26, 9.

15 ; 27, 3 ; 31, 20.

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l’Exode avec celle de Sion9. En réalité, les similitudes entre Ex 15, 17 et le psaume ne

s’arrêtent pas là : dans Ps 78, 54 Dieu amène (בוא, hifil) son peuple dans son territoire saint

par sa droite. En Ex 15, 13 Dieu guide son peuple (קנה) acquise (הר) cette montagne ,(קדש)

vers sa demeure sainte (קדש) ; c’est le peuple qu’il a acquis (קנה, v. 16) et qu’il amène (בוא,

hifil ; v. 17) sur la montagne (הר), son héritage (נחלה). Dans le psaume est héritage (נחלה) de

Dieu la contrée (v. 55), son peuple (v. 62) Israël (v. 71).

Au regard des correspondances de termes et d’expressions entre le psaume et Ex 15, il

est possible de formuler l’hypothèse que le premier soit en partie construit selon un schéma

présent dans le second : le combat de Dieu contre les Egyptiens, suivi d’une procession

solennelle du peuple victorieux vers la montagne sainte où demeure la divinité10. Les vv. 44-

51 décriraient le combat divin, ce qui correspondraient à Ex 15, 1-12, et les vv. 52-55 la

procession, en parallèle à Ex 15, 13-18. Dans Ps 78, 54, le territoire saint, la montagne

acquise par sa droite désignerait le sanctuaire de Silo, comme le laissent supposer les

croisements de vocabulaire entre les vv. 52-55 et 59-67. Sur la base de ce schéma, les

traditions du séjour au désert et de l’entrée en terre promise (vv. 52-55) reçoivent un

traitement original.

Concernant le rejet d’Israël et l’abandon de la demeure de Silo par Dieu (vv. 58-67),

ce sont les correspondances avec Jr 7 (par exemple au niveau du vocabulaire : עבר, excéder ;

,מאס ; haut-lieu ,במה ; provoquer ,כעס) haut-lieu) et 2 R 17 ,במה ; délaisser ,נטש ; rejeter ,מאס

rejeter…) qui se font jour le plus visiblement, même si la conclusion de cette séquence, en

mentionnant le rejet de la maison de Joseph, semble plus proche du livre d’Amos qui évoque

la possibilité que l’Israël du Nord (la maison de Joseph) soit détruite par Dieu (5, 15) et ruinée

(6, 6). L’évocation du choix de la tribu de Juda, de Sion et de David entre en dialogue avec la

perspective de Jr 7. Le texte prophétique appelle à prononcer une lamentation sur Juda qui

sera rejeté pour avoir, entre autres abominations, élevé des hauts-lieux. Il avertit que, à cause

du péché du peuple et de son refus persistant d’en entendre les conséquences, le sort du

temple de Jérusalem sera le même que celui du sanctuaire de Silo, celui de Juda le même que

celui d’Ephraïm. En revanche, le psalmiste établit que les sorts de Silo et Israël d’une part,

Jérusalem et Juda d’autre part, sont diamétralement opposés. Il affirme que si Ephraïm n’est

pas choisi, Juda l’est (vv. 68-69) et son sanctuaire est bâti comme les lieux élevés, comme la

terre qu’il a fondée pour toujours, cette dernière expression insistant sur la stabilité et la

permanence du temple. « Le psalmiste connaît les traditions deutéronomistes et il connaît, me

semble-t-il, Jérémie 7, auquel il répond. Le silence du psaume à propos des événements de

586 ne signifie pas qu’il ait été écrit avant qu’ils ne se produisent. En fait, la meilleure lecture

de ce psaume prend ces événements comme sous-entendus, comme compris par l’auditoire et

comme le texte sous-jacent contre l’arrière-fond duquel le poète écrit »11.

Les vv. 70-71, avec leur référence au choix de Juda, Sion et David, reprennent

thématiquement 2 S 7, 8 avec quelques termes communs (עבד, serviteur ; לקח, prendre ; צון,

bétail ; עמ, peuple et Israël). Dans le déploiement du psaume, le v. 21 énonçait que la colère

divine s’est enflammée contre Israël et Jacob, ces deux dénominations étant ici synonymes

d’Ephraïm. Il est alors possible d’envisager que Jacob-Israël que Dieu a instruit (v. 5) et que

9 S. GILLINGHAM, “The Exodus Tradition and Israelite Psalmody”, Scottish Journal of Theology 52/1 (1999), p.

29. 10 R.J. CLIFFORD, “In Zion and David a New Beginning: An Interpretation of Psalm 78”, pp. 129-137. 11 A. BERLIN, “Psalms and the Literature of Exile”, in: P.W. Flint, P.D. Miller, The Book of Psalms. Composition

and Reception, Leiden – Boston, Brill, 2005, pp. 81-82. Pour une hypothèse inverse selon laquelle ce serait le

prophète qui contrerait la thèse du psaume, cf. E. BEAUCAMP, Le Psautier, Paris, Gabalda, 1979, p. 32 ; W.L.

HOLLADAY, “Indications of Jeremiah’s Psalter”, JBL 12 (2002), pp. 257-258.

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David doit faire paître (v. 71) désigne aussi le territoire non-judéen du Nord. Autrement dit, le

psaume affirmerait le choix de Juda et de David pour gouverner tout Israël, le territoire judéen

comme le territoire non-judéen.

Le psaume combine donc la référence à des textes qui usent de la tradition de l’exode

pour condamner l’Israël du Nord et ceux qui le font pour maintenir l’espérance, la tradition de

l’exode telle qu’elle est relue par le « canon prophétique deutéronomiste »12 (Am ; Os ; Jr) et

telle qu’elle est utilisée par Isaïe. Les premières références lui fournissent le matériel pour

légitimer Juda contre Joseph et les secondes celui pour affirmer la permanence du choix de

Juda et de Sion. Les références croisées aux textes du Pentateuque comme aux textes des

prophètes antérieurs et postérieurs plaident en faveur de la présence d’un phénomène

d’intertextualité qui établit une connexion étroite entre des sources disparates et ayant déjà

subi des relectures. Le psaume appelle son destinataire à mobiliser une compétence

intertextuelle : une activité coopérative doit conduire celui-ci à tirer du texte ce que celui-ci ne

dit pas mais présuppose ou implique. Ainsi la lecture doit-elle tenir conjointement deux

exigences : la prise en compte de la logique du psaume pour déceler l’intention de cette

méditation sur l’histoire et le discernement des traditions et textes que le psaume mobilise et

avec lesquels il entre en dialogue ou qu’il réinterprète.

3. La postérité du psaume : un appel à le relire dans le contexte des polémiques qui ont pu

lui donner naissance.

L’appellation Ephraïm apparaît deux fois au v. 9 et au v. 67. La première mention fait

mystérieusement allusion à une fuite des fils d’Ephraïm au jour du combat, alors que la

seconde établit le rejet de la maison de Joseph, le non-choix de la tribu d’Ephraïm par Dieu.

Par ailleurs, si au v. 9 les fils d’Ephraïm sont armés et tirant à l’arc (קשת) et s’ils ont tourné le

dos (הפך, au qal) au jour du combat, au v. 57 le peuple de Dieu se détourne et trahit, se tourne

de tromperie. Le v. 9 anticipe ainsi à la fois la référence à (קשת) comme un arc (au nifal ,הפך)

Ephraïm du v. 67 et celle à l’arc de tromperie du v. 57. A ce propos E.L. Greenstein formule

l’hypothèse qu’au v. 9 Ephraïm soit un jeu de mot et une allusion à פרעים, sans frein, et que

מהר tirant, évoque ,רומי (au piel), tromper, ce qui renverrait encore au v. 57 et à רמיה, de

tromperie. Les jeux de mots donneraient au verset entier un double sens, d’autant que le verbe

.se tourner pourrait indiquer à la fois le mouvement physique de fuite et un échec moral ,הפך

Il pourrait ainsi y avoir dans ce verset une image de défaite militaire qui représenterait, sur le

plan théologique, un châtiment divin13. Et de fait une sanction est mentionnée au v. 67.

L’interprétation a le mérite de manifester les liens entre le v. 9 d’une part et les vv. 57 et 67

d’autre part. La récitation historique en deux volets s’ouvrirait ainsi par la mention d’un acte

négatif d’Ephraïm, fuite au combat ou déroute morale, pour s’achever par une nouvelle

évocation de trahison envers Dieu et par l’affirmation de rejet de la part de ce dernier.

Le v. 9 contient en outre des expressions que l’on peut lire ailleurs : ־קשתרומי נושקי

(armés et tirant l’arc) se trouve partiellement (ורמי קשת) en Jr 4, 29. Le jugement d’Amos

contre Israël, qui fait aussi référence à l’exode (2, 10), affirme que face à la colère divine

l’archer ne tiendra plus debout (2, 15), tandis qu’Os 1, 4 prophétise que Dieu mettra fin à la

maison d’Israël et brisera son arc (1, 5)14. Quant à l’expression du v. 57 du psaume, arc de

12 L’expression est de T. RÖMER, “How did Jeremiah become a convert to Deuteronomistic ideology?", in: Those

Elusive Deuteronomists, Sheffield, Sheffield Academic press, 1999, p. 197. 13 E.L. GREENSTEIN, “Mixing Memory and Design: Reading Psalm 78”, Prooftexts 10 (1990), note 58, pp. 213-

214. 14 Cf. P. STERN, “The Eighth Century Dating of Psalm 78 Re-argued”, HUCA 66 (1995), p. 60.

8

tromperie ( הירמ כקשת ), elle se retrouve en Os 7, 16 dans le contexte d’une dénonciation de la

récalcitrance et de l’ingratitude d’Ephraïm envers le Seigneur. Le verset ajoute qu’on rira

d’Ephraïm au pays d’Egypte. Par un détour des livres prophétiques, le v. 9 prend sens au

commencement d’une récitation historique qui évoque l’exode et la rébellion du peuple. Si

par ailleurs l’expression jour du combat ( קרב בים ) signifie comme en Za 14, 3 une intervention

divine en faveur de son peuple, ce que le psaume semble dénoncer c’est l’incapacité

d’Ephraïm à discerner l’action bienveillante de Dieu dans son histoire, à se laisser instruire

par les merveilles qu’il accomplit. Il tourne le dos au jour où Dieu combat pour lui (v. 9) et il

se tourne comme un arc de tromperie (v. 57), les deux expressions renvoyant à une rébellion

envers Dieu et au refus de garder l’instruction ou les témoignages divins.

Pour la lecture des vv. 9-10 d’une part et 57-58 d’autre part, le détour par les livres

d’Osée, Jérémie et Amos est donc déterminant. Mais l’utilisation du Ps 78, 9 peut à son tour

éclairer la compréhension de textes postérieurs, en particulier celui du manuscrit 4Q171. Les

études d’E. Slomovic15 d’une part et de D. Katzin16 d’autre part parviennent toutes deux, en

effet, à la supposition qu’en 4Q171, un Pesher du Ps 37, le commentateur établit l’identité du

personnage des vv. 14-15 du psaume en se basant sur l’usage du terme קשת aussi présent en

Ps 78, 9. Pour ce faire, il utiliserait donc le procédé d’interprétation de la gezera shava, « le

raisonnement par analogie » qui consiste à éclairer un verset biblique par un autre en usant

d’un mot ou d’une expression commun aux deux, à faire le va et vient entre différents

passages de l’Ecriture pour faire jaillir des sens nouveaux à partir de leurs rapprochements.

Le texte du commentaire du Ps 37, 14-15 est le suivant :

« Les impies ont tiré l’épée et ils ont bandé leur arc pour abattre l’indigent et le

pauvre et pour égorger ceux qui sont droits de conduite. Leur épée entrera dans

leur propre cœur, et leurs arcs seront brisés (14-15) 18 L’explication de ceci concerne les impies d’Ephraïm et de Manassé qui

chercheront à porter la main 19sur le Prêtre et sur les hommes de son conseil au

temps d’épreuve qui viendra sur eux. Mais Dieu rachètera ceux-ci de leur main,

et ensuite (les impies) seront livrés aux mains des violents des nations pour le

jugement »17.

Le thème unificateur de ce Pesher est celui de la mise à l’épreuve (נסה) tel qu’il

apparaît dans la typologie des récits de l’exode et de l’errance au désert. Plus précisément la

section dans laquelle la référence à Ephraïm apparaît déploie ce thème en le liant, par une

allusion à Lv 26, au refus de garder l’alliance et de marcher dans la loi de Dieu ; c’est

précisément ce même refus que précise Ps 78, 10.

Du Ps 78 au Pesher du Ps 37 se construit donc la représentation d’un Ephraïm qui

refuse de garder l’alliance et de suivre l’instruction de Dieu. Qui sont cependant les impies

d’Ephraïm et de Manassé ? Un détour par d’autres Pesharim éclairera peut-être leur identité.

Dans le Pesher Nahum c’est à Juda et plus précisément à ses dirigeants qu’Ephraïm est

opposé. Il y est question de « ceux qui égarent Ephraïm, par leur enseignement trompeur et

leur langue de mensonge et leur fièvre de fausseté » (II. 8), ce qui n’est pas sans rappeler le

but d’instruction du psaume et l’accusation de tromperie qui dans ce cas affecte Ephraïm (v.

57). En 4Q372 c’est la figure de Joseph pour désigner les tribus du Nord comme en Ps 78, 67

15 E. SLOMOVIC, “Toward an Understanding of the Exegesis in the Dead Sea Scrolls”, RevQ 7 (1969-1971), pp.

5-10, en particulier p. 6 note 16. 16 D. KATZIN, ‘The time of Testing’: The use of Hebrew Scriptures in 4Q171’s Pesher of Psalm 37, Hebrew

Studies XLV (2004), pp. 121-162, en particulier p. 139. 17 Traduction A. DUPONT-SOMMER, dans : A. DUPONT-SOMMER et M. PHILONENKO (éds.) La Bible. Ecrits

intertestamentaires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 375.

9

qui est utilisée pour déployer le motif de leur rébellion et du châtiment qui s’ensuit18. 4Q 372

comme 4Q 169 se prononcent contre l’interprétation qui en Juda condamne l’Israël du Nord.

Dans le premier cas, la polémique serait dirigée contre ceux qui en Juda croient au rejet

définitif de Joseph, c’est-à-dire des tribus du Nord, tandis que dans le second elle viserait les

gouvernants de Juda, Jean Hyrcan I et ses fils, qui par leur paroles trompeuses égarent

Ephraïm. 4Q 372 affirmerait que la présence de Samaritains dans le territoire du Nord est le

signe de ce que Joseph est encore en exil mais aussi qu’une restauration reste possible ; 4Q

169 soutiendrait que le territoire non-judéen du Nord, l’ancienne terre d’Ephraïm

probablement considérée comme largement habitée par des païens déplacés, souffre du

pouvoir des prêtres de Jérusalem. La polémique tourne donc autour de l’identité du « vrai

Israël »19 et les deux textes résistent à la simple identification de Juda au vrai Israël, comme à

l’idée du rejet définitif du Nord20. Les Pesharim reflètent ainsi le schéma biblique d’un Israël

en deux parties, Ephraïm et Juda, et attestent de polémiques entre la communauté juive

naissante et la communauté samaritaine21.

S’il n’est pas possible d’inférer le sens du psaume de ces écrits, ils en constituent

cependant une première interprétation ou utilisation. Le procédé d’interprétation de la gezera

shava qu’ils mettent en œuvre n’est pas sans proximité avec la méthode de réinterprétation de

textes antérieurs utilisée dans le psaume. Ainsi se construisent de multiples rapprochements

entre divers passages bibliques à l’intérieur même du corpus vétérotestamentaire mais aussi

dans ses premiers commentaires, dont le but est d’éclairer les textes les uns par les autres.

Dans le Ps 78 comme dans les écrits de Qumran cités, la technique exégétique employée est

en effet basée sur des associations de mots qui fonctionnent comme des allusions.

Tel qu’il se donne à lire et relire, le psaume insiste sur la rébellion d’Ephraïm et sur

son rejet complet par Dieu, tout en pointant vers le choix de Juda et de David pour gouverner

tout Israël, le territoire judéen comme le territoire non-judéen. Il se pourrait alors que le Ps 78

soit une tentative de définir l’identité du vrai Israël : tout en affirmant le rejet d’Ephraïm, il

laisserait ouverte la possibilité que la population du Nord en fasse partie si elle reconnaît que

Juda est l’héritier de ses traditions et si elle se rallie au Temple de Jérusalem et à une autorité

se réclamant de David. Dans le cadre de tentatives rivales d’élaboration de l’identité israélite

et en s’inscrivant dans la lignée des relectures prophétiques (cf. Os 2, 1-3 ; Os 3, 4-5 ; Jr

3, 12-13 ; 31, 6. 18-21 ; Ez 37, 23-24)22, le psaume offrirait une proposition différente de celle

qui transparaît dans les livres d’Esdras et de Néhémie. Il s’ouvre avec la prétention de

présenter un enseignement divin, se fait l’héritier des traditions de l’exode et se conclut par

les mentions de l’élection de Sion et de la permanence du temple. La construction de l’identité

du vrai Israël s’élabore donc en termes d’enseignements divins, d’une relation particulière de

Dieu avec Juda et Sion. Le vrai Israël y est présenté comme centré autour de Jérusalem et il

inclut, dans sa définition, ceux qui acceptent de se rallier à ce point de vue. Or parmi les

18 Cf. M. THIESSEN, “4Q372 1 and the Continuation of Joseph’s Exile”, Dead Sea Discoveries 15/3 (2008),

pp.380-395. 19 Selon l’expression de R.P. CARROLL, “Psalm LXXVIII: Vestiges of a Tribal Polemic”, VT 21 (1971), p. 139. 20 Sur l’opposition aux Hasmonéens dans les écrits de Qumran, cf. J. Sievers, The Hasmoneans and their

Supporters: From Mattathias to the Death of John Hyrcanus I, Atlanta, Scholars Press, 1990, pp. 88-92. 21 Cf. J. ZANGENBERG, Samareia: antike Quellen zur Geschichte und Kultur der Samaritaner in deutscher

Übersetzung, Tübingen, Francke, 1994, pp. 331-342, en particulier note 691. Il lit les textes de Qumran comme

se référant à Ephraïm en termes de motifs anti-Samaritains ; G. DOUDNA, 4Q Pesher Nahum: a Critical Edition,

London, Sheffield Academic Press, 2001, p. 589-598. 22 Cf. J. VERMEYLEN, « L’alliance renouvelée (Jr 31, 31-34). L’histoire littéraire d’un texte célèbre », dans : J-M.

AUWERS et A. WENIN (éds.), Lectures et relectures de la Bible, Leuven, University Press : Uitgeverij Peeters,

1999, pp. 57-83.

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groupes qui pouvaient prétendre être Israël se trouvaient les Samariens23 et il semble peu

probable qu’ils aient pu accepter l’idée que YHWH ait une relation unique avec Sion et ceux

qui y demeurent. Dans la perspective de Juda, les Samariens étaient exclus d’Israël, parce

qu’ils ne pouvaient remplir les conditions sociales, politiques et théologiques nécessaires.

C’est probablement ce contexte de revendications contradictoires, peut-être alimenté par le

pouvoir achéménide dans le but d’éviter des alliances régionales susceptibles de l’affaiblir,

qui a engendré l’insistance sur la tradition de Sion dans la littérature judéenne. Mais, dans la

mesure où des liens étroits existaient entre les élites de Jérusalem et des Samariens, le psaume

a pu intervenir dans une tentative de « dialogue » entre les deux groupes.

En résumé, dans la logique du psaume, si les Samariens acceptaient les enseignements

divins tels que perçus dans la perspective de Juda et la centralité de Jérusalem, ils pourraient

être admis comme constituant le vrai Israël. Peut-être écrit à la fin de la période perse ou au

début de la période hellénistique, le psaume affirme ainsi que la maison de Joseph, la tribu

d’Ephraïm, peut rejoindre la maison de Juda sans que cette réunion soit toutefois celle de

partenaires égaux : les Samariens doivent accepter l’autorité des traditions d’un Israël centré

autour de Jérusalem et le gouvernement de ceux qui génèrent le message véhiculé par ces

traditions. Par la suite, lorsque les tensions entre les Samaritains et Judéens atteignirent leur

point culminant, à l’époque hasmonéenne, le psaume a pu servi de propagande aux partisans

du régime en place, comme on peut le supposer de l’utilisation qu’en font les Pesharim, en

particulier 4Q171.

Le Ps 78 est, au sein de versions concurrentes, à la fois une construction rhétorique du

passé et un acte partisan reflétant les intérêts d’une communauté qui tentait d’élaborer son

identité. Sous d’autres rapports, le contenu mais aussi la texture lexicale et syntaxique du

psaume réfèrent à des traditions d’Israël clairement identifiables. Le psaume appelle son

auditoire à traverser les traditions de l’exode et de l’errance au désert, de l’aide de Dieu à

Israël dans le désert et du don de la terre, du murmure du peuple et du rejet d’Ephraïm, de

l’élection de David et de Sion. Il croise des références aux textes du Pentateuque, aux textes

des prophètes antérieurs et postérieurs, peut-être au texte de Job, et met en cohérence ces

sources disparates en même temps qu’il en produit une réinterprétation originale. Il les

présente dans le cadre d’une stratégie invitant l’auditoire à se positionner d’une manière

nouvelle par rapport à ces données. Si le but déclaré est de ne pas répéter les erreurs des pères,

de mettre en Dieu son espérance, de ne pas oublier ses œuvres et de garder ses

commandements, il appelle toutefois à un discernement : dans une histoire de rébellion

répétée, les dons de Dieu ne sont plus interprétés comme des bienfaits mais comme des

châtiments. Les énigmes du temps ancien résident dans cette ambivalence des faits et des

événements relus et réinterprétés au gré de circonstances nouvelles.

Sophie Ramond,

Institut Catholique de Paris

23 Selon l’expression utilisée par E. BEN-ZVI pour éviter toute équivoque avec un phénomène plus tardif. Voir :

E. BEN-ZVI, « Inclusion in and Exclusion from Israel as Conveyed by the Use of the Term ‘Israel’ in Post-

Monarchic Biblical Texts », in: S.W. HOLLOWAY and L.K. HANDY (ed.), The Pitcher is Broken. Memorial

Essays for Gösta W. Ahlström, Sheffield, Academic Press (JSOT Suppl. Ser. 190), 1995, p. 139.

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By offering a proclamation of the riddles of former times, a selective and partial narration of

the history of the fathers, and a reinterpretation of previous traditions and texts, Psalm 78

reflects on the lessons of the past and transmits them. It sollicits the intertextual skills of its

addressees, and calls upon them to discern what the text does not state explicitly but

presupposes. The first interpretations and uses of the psalm by the Pesharim invite us to read

it again in the context of the debates which gave rise to it.