Wallace Le Vengeur

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  Edgar Wallace LE VENGEUR The Avenger (G. B.) The Hairy Arm (U. S. A) (1925) Traduit de l’anglais par Lyd. Acverdi

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Le vengeur

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    Edgar Wallace

    LE VENGEUR

    The Avenger (G. B.) The Hairy Arm (U. S. A)

    (1925)

    Traduit de langlais par Lyd. Acverdi

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    Table des matires

    1 LE COUPE-TTES ................................................................ 5

    2 LA VISITE DE MR SAMPSON LONGVALE ....................... 11

    3 LA NICE DE FRANCIS ELMER ....................................... 17

    4 UNE VEDETTE ................................................................... 22

    5 MR LAWLEY FOSS .............................................................28

    6 LE CHTELAIN DE GRIFF ................................................ 33

    7 LES PES ET BHAG ........................................................ 40

    8 BHAG .................................................................................. 45

    9 LE NOBLE ANCTRE ........................................................ 51

    10 LA FENTRE OUVERTE .................................................. 57

    11 LA FENTRE MARQUE ................................................. 63

    12 LE SECRET DE LA TOUR .................................................68

    13 LE PIGE ........................................................................... 74

    14 MENDOZA DCLARE LA GUERRE ............................... 80

    15 LES DEUX AGENTS DE SCOTLAND YARD ................... 88

    16 LTRANGER AU TEINT CUIVR ................................... 91

    17 LE CONSEIL DE MR FOSS ............................................... 97

    18 UN VISAGE LARRIRE-PLAN .................................. 101

    19 UNE VISITE NOCTURNE .............................................. 107

    20 LE SAUVEUR INATTENDU ...........................................116

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    21 LA RATURE ..................................................................... 122

    22 LA TTE ...........................................................................131

    23 SUR UNE PISTE ............................................................. 134

    24 LES EMPREINTES DU SINGE ...................................... 140

    25 LE MYSTRE DE LA CONDUITE INTRIEURE ... 145

    26 LA MAIN .......................................................................... 151

    27 LES CATACOMBES ........................................................ 166

    28 LA TOUR ......................................................................... 173

    29 LE RETOUR DE BHAG .................................................. 180

    30 LANNONCE ................................................................... 187

    31 ON DEMANDE MR BRIXAN.......................................... 192

    32 SIR GREGORY ................................................................ 197

    33 CHEC ............................................................................205

    34 LA DISPARITION .......................................................... 209

    35 CE QUI TAIT ARRIV ADLE ................................. 218

    36 LA FUITE ........................................................................ 222

    37 ENCORE LA VIEILLE TOUR ......................................... 229

    38 LES OSSEMENTS DANS LA CAVERNE ........................ 233

    39 BRIXAN NE DOUTE PLUS ........................................... 238

    40 LA VEUVE ......................................................................250

    41 LA MORT ......................................................................... 255

    42 ON TOURNE ! ................................................................. 262

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    propos de cette dition lectronique ................................ 268

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    LE COUPE-TTES

    Le capitaine Michel Brixan tait superstitieux, dune su-perstition bien inoffensive, dailleurs. Ainsi, voyant une cor-neille dans un pr, il tait convaincu den voir une seconde

    avant la fin du jour. Et lorsque, la gare dAix-la-Chapelle, ilaperut ltalage dun kiosque un volume portant ce titre trsexplicite : Une simple Extra, ou la Gloire de Hollywood, il sedemanda aussitt dans quelles circonstances il pourrait bien en-tendre nouveau ce mot d extra dans le sens dactrice sur-numraire, sans importance.

    Le roman, quil acheta, ne lintressa nullement. Il parcou-rut rapidement une page pleine de superlatifs, puis, pour se dis-traire, se mit tudier lindicateur des chemins de fer belges. Ilsennuyait ; son ennui ntait cependant pas suffisant pour quilen vienne sintresser la carrire sensationnelle de RosaLove qui, de modeste figurante, tait devenue grande vedette etmillionnaire. Mais le terme d extra tait nouveau pour Mi-chel, et il attendit que la journe lui en apportt linvitable r-ptition

    Sans tre lui-mme un policier sans cesse la poursuite decriminels ou de cambrioleurs, ces choses lintressaient. Il taitconsidr comme le plus intelligent des agents du Service ducontre-espionnage attach au ministre des Affaires trangresbritanniques. Son poste lobligeait de frquentes visites dansdes endroits louches o, en sentretenant avec des trangers bi-zarres, il cherchait dcouvrir les courants cachs qui entra-nent les barques diplomatiques des ports insouponns.

    deux reprises, il avait travers lEurope sous le dguisement

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    dun touriste naf ; il avait canot patiemment le long des nom-breux bras du Danube pour dcouvrir, lintrieur dune petiteauberge riveraine, la signification dune mobilisation secrte.

    Ces missions taient entirement son got.Aussi fut-il passablement ennuy de se voir brusquement

    rappel de Berlin au moment mme o, lui semblait-il, le mys-tre du trait slovaque allait tre clairci, au prix de grands ef-forts de sa part.

    Si vous maviez laiss vingt-quatre heures de plus, je vousaurais apport une photographie du document, dit-il son chef,

    le commandant Georges Staines, en venant lui faire son rapport.

    Je le regrette, rpliqua le commandant sans smouvoir,mais la vrit est que nous avons eu un entretien cur ouvertavec le Premier ministre slovaque et il nous a promis de se bienconduire. Il nous a mme cit le texte du trait ; il sagit l duneconvention purement commerciale. Brixan, connaissez-vousElmer ?

    Lagent du Foreign Office sassit sur le bord du bureau deson chef et demanda avec amertume :

    Mavez-vous donc rappel de Berlin pour me poser cettequestion ? Vous marrachez mon caf prfr dUnter denLinden ce propos, les Allemands sont en train de fabriqueren Bavire des millions de munitions sous couvert dune fa-brique de crayons pour me parler dElmer ? Cest un fonction-

    naire, non ?Le commandant Staines fit un signe affirmatif.

    Ctait, prcisa-t-il, un fonctionnaire des Finances. Il adisparu, il y a trois semaines, et lexamen de ses livres a montrquil drobait systmatiquement les fonds laisss sous son con-trle.

    Michel Brixan fit une grimace.

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    Je suis fch de lapprendre, dit-il. Elmer mavait pour-tant sembl tranquille et inoffensif. Mais rellement, vous necomptez pas menvoyer sa poursuite, nest-ce pas ? Cest l

    laffaire de Scotland Yard. Je ne vous enverrai pas sa poursuite, rpondit lente-

    ment Staines, parce quil a t retrouv.

    Quelque chose de lugubre tait pass dans sa voix ; il pritune feuille de papier dans son bureau et la tendit BrixanMais celui-ci avait dj devin.

    Pas le Coupe-Ttes ? sexclama-t-il.Lui aussi avait entendu parler du Coupe-Ttes .

    Staines fit un geste affirmatif.

    Voici la note.

    Il tendit son subordonn une petite feuille portantquelques mots dactylographis, et Brixan lut :

    Vous trouverez un coffre dans les buissons prs du pontde chemin de fer dEsher.

    LE COUPE-TTES

    Le Coupe-Ttes, rpta machinalement Brixan, en fai-

    sant entendre un sifflement. Nous avons trouv le coffre lendroit indiqu, et

    lintrieur, bien entendu, la tte de ce malheureux Elmer, net-tement tranche. Cest la septime tte en sept ans, continuaStaines ; et presque dans chaque cas, dans cinq cas sur septexactement, la victime tait sous le choc de poursuites judi-ciaires. Mme si la question du trait slovaque navait pas trsolue, Brixan, je vous aurais rappel.

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    Mais tout cela ne concerne que la police, dit le jeunehomme avec agitation.

    Son chef linterrompit : Techniquement parlant, vous tes un policier, et le secr-

    taire des Affaires trangres dsire que vous preniez laffaire enmains ; il agit avec lapprobation du secrtaire dtat qui,comme vous le savez, a Scotland Yard dans ses attributions.Jusqu prsent, la mort de Francis Elmer et la dcouverte deses restes macabres nont pas t communiques la presse. Onavait fait tant de bruit autour de laffaire antrieure que la police

    sest dcide garder celle-ci secrte. Une enqute a t ouverteet les recherches habituelles ont t faites. Le seul renseigne-ment que je puisse vous donner est que cet Elmer avait t vupar sa nice, voici une semaine, Chichester. Nous lavons suavant dapprendre sa mort. La jeune fille, Adle Leamington, aun engagement la Knebworth Picture Corporation, dont lestudio se trouve Chichester. Le vieux Knebworth, un Amri-cain, est un trs bon type. Cette jeune fille a un emploi de sur-

    numraire, une extra , cest le terme consacr.Brixan sursauta.

    Une extra ! Je savais bien que ce maudit mot re-viendrait. Continuez, mon commandant, que dsirez-vous queje fasse ?

    Filez l-bas et voyez-la : voici son adresse.

    Existe-t-il une Mrs Elmer ? demanda Brixan en glissantladresse dans sa poche.

    Oui, mais elle ne peut apporter aucune lumire surlaffaire. Cest la seule personne qui sache quElmer est mort.Elle navait pas vu son mari depuis quatre semaines, et ilstaient vraisemblablement plus ou moins spars depuis desannes dj. Cette mort lui apporte une forte somme grce

    lassurance contracte en sa faveur.

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    Brixan relut encore la terrible note du Coupe-Ttes .

    Quel est votre avis sur tout cela ? demanda-t-il.

    Lopinion gnrale est quil sagit l dun dsquilibr quisimagine investi du droit de punir les dlinquants. Mais lesdeux exceptions branlent fortement cette thorie.

    Staines, lair perplexe, stendit dans son fauteuil.

    Prenons le cas de Willit, dit-il. Sa tte a t retrouve, il ya deux ans. Willit tait un homme fortun, lhonntet en per-

    sonne, aim de tous ; il avait de fortes sommes en banqueCrewling, la deuxime exception, lune des premires victimesdu Coupe-Ttes, tait galement au-dessus de tout soupon,quoique dans son cas, il y ait eu autre chose : il tait mentale-ment dsquilibr depuis quelques semaines au moment de samort. Les notes dactylographies ont t invariablement tapessur la mme machine. Dans chaque cas, on voit ce U moiti ef-fac, ce T ple et ltrange alignement des caractres, que les ex-perts sont unanimes attribuer une trs vieille machineKostquon ne rencontre plus gure. Trouvez celui qui emploie cettemachine crire, et vous aurez sans doute trouv lassassin.Mais il est peu probable quil soit jamais dcouvert par cemoyen, car la police a publi des photographies signalant cesparticularits ; jimagine que M. le Coupe-Ttes nutilise jamaissa machine que pour annoncer la fin de ses victimes.

    Michel Brixan rentra chez lui fort proccup ; sa nouvelle

    mission le rendait perplexe. Son existence scoulait dans lemonde de la haute politique. Les tours et dtours de la diploma-tie navaient plus de secrets pour lui, tandis que les anomaliescourantes de lhumanit le vol, lassassinat ntaient jamaisentres dans le champ de sa curiosit professionnelle.

    Bill, dit-il en sadressant au petit terrier couch devant lachemine de son salon, je ny vois goutte. Mais que je my perde

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    ou que je men sorte, je vais faire la connaissance dune ex-tra Nest-ce pas patant, Bill ?

    Bill agita aimablement la queue.

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    LA VISITE DE MR SAMPSONLONGVALE

    Adle Leamington attendit que le studio ft presque videpour sapprocher de lhomme cheveux blancs qui tait affaldans un fauteuil, les mains enfonces dans les poches de sonpantalon, un pli mchant barrant son front.

    Le moment ntait pas favorable pour lapprocher ; per-sonne ne le savait mieux quelle.

    Mr Knebworth, puis-je vous parler ?

    Il leva lentement les yeux sur elle. En dautres circons-

    tances, il se serait lev, car cet Amricain dge mr tait, entemps ordinaire, la courtoisie en personne. Mais ce jour-l, jus-tement, il se sentait plein de mpris pour les femmes. Son re-gard tait morne, quoique le professionnel quil tait reconntinstinctivement les qualits physiques de la jeune fille. Elle taitjolie : ses traits rguliers taient encadrs dune toison de che-veux chtains o jouaient encore les rayons dors de lenfance ;une bouche ferme, au contour dlicat ; une silhouette mince.

    Que de perfections !Au cours de sa longue carrire, Jack Knebworth avait vu

    grand nombre de jolies extras et avait travers des priodesdenthousiasme et de dsespoir en les voyant voluer lcranJolis mannequins de bois, sans me ni expression, incurable-ment gauches. Trop jolies pour tre intelligentes, trop cons-cientes de leur beaut pour tre naturelles Poupes sans esprit

    ni initiative Des extras uniquement capables dexhiber des toi-

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    lettes au milieu dune foule, de sourire et de danser machinale-ment, bonnes tre des extras et rien de plus jusqu la fin deleurs jours.

    Eh bien ? demanda-t-il brusquement.

    Ny aurait-il pas un rle pour moi dans cette production,Mr Knebworth ? dit Adle.

    Le ralisateur sourit :

    Ne jouez-vous pas dj, miss Je ne me rappelle pas

    votre nom Miss Leamington, nest-ce pas ? Oui, certainement, je joue Je suis lun des mannequins

    du fond, dit-elle avec un sourire. Je ne demande pas un grandrle, mais je sens que je pourrais faire quelque chose de mieuxque ce que je fais actuellement.

    Je suis bien sr que vous ne pourriez pas faire pis quebeaucoup dautres, grogna-t-il. Non, ma bonne amie, il ny a au-

    cun rle pour vous. L !Elle allait sortir lorsquil la rappela.

    a a srement laiss ses vieux parents la maison ; asest imagin quau cinma, on aura un million par an et unenouvelle voiture tous les jeudis, hein ? Ou bien aviez-vous unebonne place de dactylo et vous tes-vous fourre dans la tteque vous pourriez blouir Hollywood si seulement on vous en

    donnait la chance ? Allons, rentrez chez vos parents, petite fille ;retournez votre machine crire, qui vous assure au moins unmorceau de pain.

    La jeune fille eut un faible sourire.

    Ce nest pas sur un coup de tte que je me suis lancedans le cinma. Je suis venue ici sachant fort bien quelles diffi-cults mattendent. Je nai plus de parents.

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    Il lui jeta un regard de curiosit.

    De quoi vivez-vous ? On ne gagne pas dargent comme

    extra, pas ici du moins. Peut-tre en gagnerait-on si jtais un deces directeurs millions qui crent des films avec des courses dechars ; mais moi, mon film idal ne devrait avoir que cinq per-sonnages.

    Jai reu un petit hritage de ma mre, et puis jcris.

    Elle sarrta en le voyant diriger son regard vers lentre dustudio. Tournant la tte, elle vit une silhouette trange arrte

    la porte. Elle crut dabord que ctait un acteur habill pour unessai.

    Ctait un vieillard, mais sa haute stature et un port trsdroit pouvaient, distance, tromper sur son ge. Un habit col-lant, une culotte courte serre autour des bottes, un col haut etune volumineuse cravate de satin noir, quoique neufs, vo-quaient un lointain pass. Il avait des manchettes de linon plis-s ; son gilet de velours gris tait ferm par des boutons dor. Ilsemblait tre descendu dun de ces vieux portraits de famille re-prsentant quelque dandy de 1850. Dune main gante, il tenaitun chapeau haut de forme bords relevs ; lautre mainsappuyait au pommeau dor de sa canne. Sa figure, profond-ment sillonne de rides, avait une expression de bonhomie ; ilsemblait ignorer sa complte calvitie.

    En un clin dil, Jack Knebworth fut hors de son fauteuil et

    alla la rencontre de ltranger. Ah, Mr Longvale ! Je suis ravi de vous voir. Avez-vous re-

    u ma lettre ? Je ne saurais vous dire combien je vous suis re-connaissant de vouloir bien nous prter votre maison.

    Ctait donc Sampson Longvale, le propritaire de DowerHouse! Adle se le rappelait, maintenant : il tait connu Chi-chester sous le nom de gentilhomme dmod . Un jour que la

    troupe tait alle tourner des extrieurs, quelquun lui avait in-

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    diqu une grande et trange habitation aux murs croulants, aujardin envahi dherbes sauvages. Ctait sa demeure.

    Jai pens bien faire en venant vous voir, dit le vieillard.Sa voix tait richement module. Adle ne se souvenait pas

    davoir jamais entendu une voix aussi douce ; elle examinalexcentrique avec un nouvel intrt.

    Jespre vivement que la maison et le jardin vous con-viendront. Tout est dans un triste tat, mais je ne puis, hlas !me permettre dentretenir la proprit telle quelle tait du

    temps de mon aeul ! Cest justement ce quil me faut, Mr Longvale. Je crai-

    gnais de vous offenser en vous disant

    Le vieux gentilhomme linterrompit avec un rire musical.

    Non, non, vous ne mavez pas offens, cela ma amus.Vous avez besoin dune maison hante. Je puis presque vous of-

    frir cela, quoique je ne puisse vous promettre lapparition demon anctre. Dower House a t hante pendant des centainesdannes. Un des anciens propritaires, dans une crise de folie,avait assassin sa fille, et la malheureuse femme est supposehanter la maison. Je vous avoue que je ne lai jamais vue,quoique lune de mes servantes lait aperue, voici bien des an-nes. Je suis maintenant dbarrass de ce genre dennuis : jenai plus de domestiques. (Il sourit.) Pourtant, ajouta-t-il, si

    vous dsirez y passer la nuit, je serais heureux de recevoir cinqou six dentre vous.

    Knebworth eut un soupir de soulagement. Il avait dj faitune rapide enqute aux environs et savait quil tait impossibledy trouver des logements pour toute sa troupe ; de plus, il vou-lait tout prix tourner certaines scnes le soir, et pour lunedentre elle, leffet recherch ne pouvait tre obtenu qu la lu-mire du jour naissant.

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    Je crains que cela ne vous donne trop dennuis,Mr Longvale, dit-il, et puis il nous faudrait mettre au point laquestion dlicate de

    Le vieillard larrta dun geste.

    Sil sagit de la question dargent, je vous en prie, nenparlons pas, dit-il dun ton ferme. Je mintresse au cinma,comme dailleurs tout ce qui est moderne. Les vieilles gens onttendance dcrier le modernisme, mais pour ma part, jprouvele plus grand plaisir tudier les merveilles scientifiques r-cemment rvles.

    Il eut un sourire nigmatique.

    Un jour, vous me filmerez dans un rle o, je crois, je se-rai sans rival un film o jaurais le rle de mon illustre an-ctre

    Jack Knebworth le regardait, mi-amus, mi-surpris. Ilntait pas extraordinaire pour lui de rencontrer des gens qui

    dsiraient paratre lcran, mais il ne se serait jamais attendu cette vanit de la part de Mr Longvale.

    Jen serais trs heureux, dit-il poliment. Vos anctrestaient sans doute clbres dans le pays ?

    Mr Longvale soupira.

    Mon regret est de ne pas descendre en ligne droite de la

    branche de Charles Henry, le membre le plus clbre de ma fa-mille. Ctait mon grand-oncle. Moi, je suis le descendant de labranche des Longvale de Bordeaux ; notre nom est historique,Sir.

    tes-vous franais, Mr Longvale ? demanda Jack.

    Le vieillard ne sembla dabord pas lavoir entendu. Il re-gardait dans le vide. Puis, dans un sursaut :

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    Oui, oui, nous tions franais. Mon arrire-grand-prepousa une Anglaise quil avait rencontre dans des circons-tances tout fait particulires. Nous sommes venus nous fixer

    en Angleterre sous le Directoire. ce moment seulement, il eut lair de sapercevoir de la

    prsence dAdle et sinclina devant elle.

    Il faut que je men aille, dit-il en consultant une volumi-neuse montre en or.

    La jeune fille le suivit des yeux tandis que Knebworth

    laccompagnait travers le hall ; elle vit par la fentre le gen-tilhomme dmod monter dans une automobile du modle leplus ancien quelle ait jamais vu. Ce devait tre lune des toutespremires voitures introduites dans le pays, haute sur roues, vo-lumineuse, inconfortable. Elle passa lentement avec un bruit detonnerre.

    Jack Knebworth revint pas lents.

    Dcidment, cette folie de lcran les prend tout ge,pronona-t-il. Bonne nuit, miss Jai oubli votre nom MissLeamington, nest-ce pas ? Bonne nuit.

    Arrive la porte de son logement, Adle se rendit compteque cette conversation, pour laquelle elle avait fait appel toutson courage, avait mal fini : elle tait plus loin que jamaisdavoir un rle jouer.

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    LA NICE DE FRANCIS ELMER

    Adle Leamington occupait une petite chambre dans unemaison daspect trs modeste. certains moments, elle auraitmme souhait que cette chambre ft encore plus petite ; elle

    aurait eu ainsi un prtexte pour demander limposante et in-flexible Mrs Watson une rduction de son loyer.

    Les extras de la troupe de Jack Knebworth taient bienpayes lorsquon les employait, mais cela tait rare. Jack taitun de ces ralisateurs spcialiss dans les drames familiaux.

    Adle tait en train de shabiller, lorsque Mrs Watson luiapporta son petit djeuner.

    Il y a un jeune homme dehors depuis que je suis leve. Jelai vu la porte en rentrant mon lait. Il est trs poli, mais je luiai dit que vous dormiez encore.

    Dsire-t-il me voir ? demanda la jeune fille avec tonne-ment.

    Cest ce quil ma dit, grogna Mrs Watson. Je lui ai de-

    mand sil venait de la part de Knebworth, il ma dit que non. Sivous dsirez le recevoir, vous pouvez le faire entrer au salon,quoique je naime pas beaucoup ces visites de jeunes gens jeunes filles Je nai jusqu prsent jamais log dactrices ; jaitoujours eu une rputation respectable et je dsire la conserver.

    Adle sourit.

    Rien ne peut tre plus respectable quun visiteur matinal,

    Mrs Watson, dit-elle.

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    Elle descendit et ouvrit la porte. Le jeune homme, arrtsur le trottoir, lui tournait le dos, mais il fit volte-face au bruitde la porte quelle ouvrait. Agrable et bien mis, son sourire

    franc lui fut sympathique demble. Jespre que votre propritaire ne vous a pas rveille ?

    Jaurais pu attendre. Vous tes miss Adle Leamington, nest-cepas ?

    Oui. Voulez-vous entrer, sil vous plat ?

    Elle le conduisit dans un petit salon encombr de meubles,

    referma la porte derrire elle et attendit. Je suis journaliste, prtendit-il.

    Le visage de la jeune fille se voila de tristesse.

    Vous venez au sujet de mon oncle Francis ? Lui est-ilvraiment arriv quelque chose ? Un dtective est venu me voir,il y a huit jours. La-t-on retrouv ?

    Non, on ne la pas retrouv. Vous le connaissiez certai-nement trs bien, nest-ce pas, miss Leamington ?

    Elle secoua la tte.

    Non, je ne lai vu que deux fois dans ma vie. Mon pre etlui staient brouills avant ma naissance, et je ne lai vu quunefois aprs la mort de Papa et une autre fois avant que ma mre

    ne tombe gravement malade.Il lui sembla, assez trangement, que son interlocuteur se

    rassurait ces paroles.

    Mais vous lavez vu Chichester ?

    Oui. Jallais avec toute la troupe Goodwood Park enchar bancs et je laperus longeant le trottoir. Il semblait ma-lade et bien malheureux ; il sortait dun bureau de tabac lorsqueje le vis ; il avait un journal sous le bras et une lettre la main.

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    O se trouve ce bureau de tabac ? demanda immdiate-ment le jeune homme.

    Elle lui donna ladresse quil nota. Et depuis, vous ne lavez plus revu ?

    Non. Lui est-il vraiment arriv quelque chose ? deman-da-t-elle avec angoisse. Jai souvent entendu ma mre direquOncle Francis tait extravagant et manquait parfois de scru-pules. A-t-il eu des ennuis ?

    Oui, admit Michel Brixan, il en avait, mais rien qui doivevous inquiter. Vous tes une grande vedette, nest-ce pas ?

    Elle rit, malgr son inquitude.

    La seule chance pour moi de devenir une grande vedetteserait que vous lannonciez dans votre journal.

    Mon quoi ? fit-il, stupfait une minute. Ah oui, monjournal, bien sr !

    Je ne crois pas du tout que vous soyez journaliste, en-chana Adle, souponneuse.

    Mais si, mais si, affirma-t-il, osant mme, nommer unjournal trs populaire.

    Quoique je ne sois pas une grande vedette et ne doiveprobablement jamais ltre, hlas ! je veux vous croire, car je

    nai jamais eu aucune chance Je souponne mmeMr Knebworth de penser que je suis bonne rien.

    Brixan venait de dcouvrir un nouvel intrt sa missionen la personne de la nice de Francis Elmer. Il navait jamaisrencontr une jeune fille aussi jolie, aussi sincre et naturelle.

    Vous devez maintenant vous rendre au studio, je sup-pose ?

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    Oui.

    Je me demande si Mr Knebworth serait fch que je

    vienne vous voir ?Elle hsita.

    Mr Knebworth naime pas les visiteurs.

    Eh bien, jirai alors lui rendre visite personnellement, ditBrixan. Peu importe qui je viens voir, nest-ce pas ?

    Cela mimporte certainement trs peu, moi, rpondit

    froidement Adle.

    Lenqute ne prit pas beaucoup de temps Brixan. Il trou-va facilement la petite boutique de tabac et son propritaire putheureusement se souvenir de Francis Elmer.

    Il tait venu chercher une lettre, mais elle ntait pasadresse au nom dElmer, lui confia-t-il. Quantit de gens sefont adresser leur correspondance chez moi ; cela me rapporteun petit supplment.

    Vous a-t-il achet un journal ?

    Non, Sir, il en avait un sous le bras, le Morning Tele-graph. Je men souviens, parce que javais remarqu que lunedes annonces en premire page tait encadre au crayon bleu, etje me suis alors demand ce que cela pouvait signifier. Jai ici un

    exemplaire de ce numro. Voulez-vous le voir ?Il sortit dans larrire-boutique et revint avec un journal

    jauni.

    Voil, il y a six annonces. Je ne sais plus laquelle ctait.

    Brixan examina les annonces. Lune tait un message pas-sionn dune mre son fils, lui demandant de revenir et pro-mettant que tout serait pardonn . Une autre tait chiffre ; ilnavait pas le temps den rechercher la clef. Une troisime tait

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    videmment un rendez-vous. La quatrime tait une rclamemal voile. la cinquime, il sarrta. Elle disait : Ennuy ;instructions dfinitives ladresse que vous ai donne. Courage.

    Le Bienfaiteur. Le Bienfaiteur, dit Michel Brixan. De quoi avait-il lair,

    votre client ? tait-il dprim ?

    Oui, Sir, il semblait boulevers, dsespr. Il avait lair dequelquun qui perd la tte.

    Cest cela. La description est juste, dit Michel.

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    UNE VEDETTE

    La troupe de la Knebworth Picture Corporation, tout ha-bille pour la prise de vues, attendait depuis plus dune heure austudio.

    Jack Knebworth, recroquevill dans son fauteuil en unepose qui lui tait familire, se frottait nerveusement le menton,jetant de temps en temps un coup dil la pendule fixe au-dessus de la porte de son bureau.

    11 heures, Stella Mendoza fit enfin son apparition, appor-tant avec elle un parfum de violettes et un malheureux pkinois.

    Auriez-vous adopt lheure dt, miss ? demanda lente-ment Knebworth. Ou peut-tre avez-vous pens que la convoca-tion tait pour laprs-midi ? Vous avez fait attendre cinquantepersonnes, Stella.

    Tant pis pour elles ! fit-elle en haussant les paules. Vousmavez dit que vous alliez tourner des extrieurs ; jai naturel-lement pens quil ny avait pas se presser. Et puis javais mavalise faire.

    Vous avez naturellement pens quil ny avait pas sepresser

    Jack Knebworth savait quil avait rgulirement trois es-clandres par an. Celui-ci tait le troisime. Le premier avait tavec Stella, le deuxime avait encore t avec Stella et le troi-sime allait certainement tre avec Stella.

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    Je vous avais demand dtre l 10 heures. Ces jeunesgens et jeunes filles attendent depuis 9 h 45.

    Voyons, Knebworth, que voulez-vous tourner ? fit-elleavec un mouvement impatient de la tte.

    Mais vous, surtout, dit Jack avec lenteur. Allez mettrevotre costume n 9 et noubliez pas denlever vos bouclesdoreilles : vous jouez une petite chanteuse qui crve de faim.Nous devons tourner au chteau de Griff et jai promis au vieuxgentilhomme qui nous prte sa demeure que jaurais termin lesscnes de jour 3 heures. Si vous tiez une Pauline Frdrick,

    une Norma Talmadge, ou encore Lillian Gish, vous vaudriezquon vous attende ; mais une Stella Mendoza doit tre l 10heures Ne loubliez plus.

    Le vieux Knebworth stait lev pour enfiler tranquillementson pardessus, tandis que la jeune artiste, rouge de colre, lesuivait dun regard o flamboyait toute sa vanit outrage.

    Stella avait jadis t simplement Maggie Stubbs, fille dunpicier de province, et Jack venait de la traiter comme si elletait encore Maggie Stubbs et non la grande vedette de cinma, lidole des crans du monde entier , ainsi que prtendait sonagent de publicit.

    Fort bien, Knebworth, puisque vous voulez une histoire,vous laurez ! Je men vais immdiatement ! Dans ma situation,jai le droit dexiger ce qui mest d. Dailleurs, ce rle doit tre

    compltement chang pour me donner une chance dy dployerma personnalit. Il y a beaucoup trop de jeunes premiers l-dedans. Les gens ne paient pas leur place pour voir ces mes-sieurs. Vous ntes pas juste mon gard, Knebworth ; jai dutemprament, je le reconnais. Mais vous ne pouvez tout demme pas vous attendre ce quune femme comme moi ne soitquune bche.

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    Lennui avec vous, Stella, cest que vous nayez en guisede cervelle quune vraie bche, grogna le ralisateur ; (puis, sansfaire attention lexpression furieuse adopte par la jolie phy-

    sionomie de lactrice, il continua :) Vous avez pass deux ans tourner des petits rles Hollywood et vous navez su rapporteren Angleterre rien dautre quune nouvelle manire de parlerque vous auriez parfaitement pu acqurir dans les magazines deux sous ! Du temprament ! Oh ! Cela signifie des certificatsmdicaux lorsque le film est moiti fini, et des besoins urgentsde long repos moins que vos honoraires ne soient augmentsde 50 % ! Dieu merci, ce film-ci nest pas encore commenc.

    Partez, sotte bcasse que vous tes ! Partez, et le plus vite sera lemieux !

    Suffoque de rage, incapable darticuler un mot de seslvres tremblantes, la jeune fille se prcipita dehors.

    Le ralisateur aux cheveux blancs promena son regard surla troupe silencieuse.

    Voici lheure des miracles, dit-il dun ton sardonique.Voici le moment o lextra qui a laiss la maison la misre etune mre malade devient star en une nuit. Si vous ne savez pasque cela arrive une fois dans lexistence de toute troupe de Hol-lywood, cest que vous ne lisez pas les romans. Allons, avancez,Mary Pickford bis !

    Les extras souriaient, les unes amuses, les autres mal laise, mais personne ne parla. Adle tait fige, incapable du

    moindre mouvement.

    La modestie ne fait pas partie de notre mtier, persiflaJack. Qui de vous se croit capable de jouer Roselle danscette production ? Car une extra va me jouer ce rle, croyez-moi ! Je men vais lui montrer, cette pseudo-actrice, quil ny apas une extra dans ma troupe qui ne puisse jouer mieux quelle.Quelquun de vous ma parl hier dun rle jouer Cest vous !

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    De son doigt tendu, il indiqua Adle qui savana, le curbattant tumultueusement.

    Voyons, jai d voir votre essai, il y a six mois environ, ditJack. (Puis, se tournant vers son assistant :) Quelque chosenallait pas pour celle-ci, qutait-ce donc ?

    Le jeune assistant se gratta la tte dans un effort de m-moire.

    Les chevilles ? hasarda-t-il sans se compromettre, con-naissant les exigences de Knebworth en matire de chevilles.

    Non, rien qui cloche de ce ct. Sortez le ngatif etvoyons-le !

    Dix minutes plus tard, Adle tait assise ct deKnebworth dans la salle de projection et elle vit son essai .

    Les cheveux ! scria tout coup Knebworth. Je savaisbien quil y avait quelque chose. Je naime pas les cheveux

    courts ; ils donnent la femme un air impudent et poseur. Vousles avez laiss repousser ? ajouta-t-il quand on redonna les lu-mires.

    Oui, Mr Knebworth.

    Il la regarda, froidement admiratif.

    Oui, vous ferez laffaire, conclut-il dun ton boudeur. Al-

    lez au vestiaire et prenez les costumes de miss Mendoza. Mais ily a une chose que je voudrais encore vous dire : il se peut quevous fassiez bien, comme il se peut que vous fassiez mal ; mais,bonne ou mauvaise, sachez quil ny a l aucun avenir pour vous.Donc, ne vous montez pas la tte. La seule femme qui aitquelque chance de russir en Angleterre, cest la femme du ra-lisateur, et moi, je ne vous pouserai jamais, mme si vous ve-niez men supplier genoux ! Cest l la seule catgorie de starquadmette le public anglais, la femme du ralisateur ; et moins de ltre, jamais vous (Il fit un geste de la main pour ac-

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    centuer la vanit dun pareil espoir et reprit :) Je men vais vousdonner un bon conseil, ma petite ; si vous russissez dans cefilm-ci, tchez donc daccrocher un de ces ralisateurs anglais

    bien malins qui vous collent trois pans de dcor avec un pot defleurs au milieu et appellent cela un salon ! Harry, donnez lemanuscrit miss miss chose. Et loignez-vous dici, filez enun endroit tranquille et tudiez-le un peu. Harry, voyez lagarde-robe. Je vous donne une demi-heure pour lire le scna-rio !

    Tout tourdie, croyant rver, la jeune fille sortit dans le

    jardin qui entourait le studio et sassit lombre, sefforant deconcentrer toutes ses facults sur les lignes dactylographies. Centait pas vrai, ce ntait pas possible ! Tout coup, elle enten-dit des pas sur le gravier et leva la tte, alarme. Ctait son visi-teur matinal, Michel Brixan.

    Oh, je vous en prie Il ne faut pas minterrompre ! im-plora-t-elle tout agite. Jai un rle un grand rle lire !

    Sa dtresse tait si sincre quil eut hte de sloigner. Je vous demande mille fois pardon

    Dans son agitation, elle laissa glisser terre les feuilles vo-lantes quelle tenait sur ses genoux ; ils se baissrent rapide-ment tous les deux pour les ramasser et leurs ttes se rencontr-rent dans un choc.

    Oh ! pardon Cest une vieille scne de vaudeville quenous jouons-l, commena-t-il.

    Cest alors que ses yeux tombrent sur la feuille quil venaitde ramasser et sy fixrent avec avidit. Ctait la descriptiondune scne :

    La cave est spacieuse, claire par une lampe au plafond.Au centre, une grille de fer derrire laquelle on voit aller et venir

    une sentinelle

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    Ciel ! scria Brixan, devenant tout ple.

    Les U de la feuille taient brouills, les G illisibles. La page

    avait t tape sur la machine avec laquelle le Coupe-Ttes dac-tylographiait ses terribles avis de mort.

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    MR LAWLEY FOSS

    Quy a-t-il ? demanda Adle, voyant lexpression grave dujeune homme.

    Do vient cette feuille ?Il indiqua celle quil tenait la main.

    Je nen sais rien ; je lai trouve parmi les autres pages dumanuscrit, mais jai aussitt remarqu quelle ne se rapportepas Roselle.

    Qui peut me renseigner ?

    Mr Knebworth.

    O est-il ?

    Passez par cette porte et vous le trouverez dans le studio.

    Sans ajouter un mot, il la quitta et entra rapidement dansle btiment. Il reconnut instinctivement parmi la troupelhomme quil recherchait. Jack Knebworth frona les sourcils

    la vue de ltranger, car il interdisait svrement les visites auxheures de travail ; mais avant quil et pu demander une expli-cation, Brixan tait devant lui :

    Pouvez-vous maccorder deux minutes ?

    Je ne puis accorder une seule minute personne ! grondaJack. Qui tes-vous et qui vous a laiss entrer ?

    Je suis dtective du Foreign Office.

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    Lattitude de Jack changea aussitt.

    Quy a-t-il ? demanda-t-il en introduisant le dtective

    dans son bureau.Brixan posa sur la table la feuille dactylographie.

    Qui a crit cela ? demanda-t-il.

    Jack Knebworth regarda le manuscrit et rpondit :

    Je ne lai jamais vu. De quoi sagit-il ?

    Vous navez jamais vu ce manuscrit ? Non, je puis vous le jurer. Mais mon directeur littraire

    pourra vous renseigner.

    Il pressa une sonnette et dit lemploy qui entra :

    Demandez Mr Lawley Foss de venir tout de suite.Livres, scnarios et pices jouer sont remis entirement entre

    les mains de mon directeur littraire, dit-il ensuite ensadressant au jeune dtective. Je ne vois jamais un manuscrit moins quil ne le juge digne de production et mme alors, le filmnest pas toujours cr. Si la pice est mauvaise, je ne la voismme pas. Je ne suis pas plus sr que a de navoir pas laissainsi chapper quelques bons scnarios, car Foss (Il hsitaune seconde.) Ma foi, lui et moi, nous ne sommes pas toujoursdu mme avis. Mais dites-moi, Mr Brixan, de quoi sagit-il ?

    En quelques mots, Michel lui expliqua la gravit de sa d-couverte.

    Le Coupe-Ttes ! murmura Jack.

    On frappa la porte et Lawley Foss entra. Ctait un petithomme fluet, la physionomie sombre, aux yeux russ. Son vi-sage, profondment rid, tait celui dun homme atteint dequelque maladie chronique. Mais la seule maladie qui et rongLawley Foss tait lenvie. Dans sa jeunesse, il avait crit deux

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    pices qui furent joues avec succs pendant quelques soires.Mais aprs cela, ce fut en vain quil frappa aux portes ; aucunmetteur en scne ne voulut mme feuilleter ses manuscrits

    En entrant dans le bureau de Knebworth, il lana un regardsouponneux Michel Brixan.

    Jai voulu vous voir, Foss, au sujet de cette feuille quisest glisse dans le manuscrit deRoselle, dit Jack Knebworth.Puis-je dire Mr Foss ce que vous venez de me raconter, Sir ?

    Le dtective eut une seconde dhsitation. Une voix int-

    rieure lui conseillait de garder secrte cette affaire. Mais malgrlappel du bon sens, il fit oui de la tte.

    Lawley Foss couta passivement les explications du ralisa-teur concernant le feuillet, puis il le prit des mains de JackKnebworth et lexamina. Pas un muscle de son visage ne trahitses penses.

    Jai la bibliothque un tas de manuscrits et je ne puis

    vous rpondre immdiatement ; mais si vous me permettezdemporter cette page, je vais rechercher quelle pice elle ap-partient.

    nouveau, Brixan hsita. Il navait pas envie de se dessai-sir de cette pice conviction ; et pourtant, sans une confirma-tion de ses soupons, elle navait aucune valeur. contrecur, ildonna son consentement.

    Que pensez-vous de ce type-l ? demanda JackKnebworth lorsque la porte se fut referme derrire lcrivainmalchanceux.

    Il ne me plat pas, avoua Brixan. Je dirai mme que mapremire impression est franchement mauvaise ; mais me voiciprobablement bien injuste lgard de ce pauvre homme.

    Jack Knebworth soupira. Foss tait lun de ses plus grosennuis, bien plus pesant que la passionne Stella Mendoza.

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    Cest un drle de type, dit-il. Il est diablement intelligent.Je nai jamais rencontr personne qui sache vous prendre un su-jet et en sortir quelque chose comme ce Lawley Foss, mais il

    nest pas commode. Je le crois sans peine, dit brivement Brixan.

    Ils rentrrent dans le studio et le dtective se mit la re-cherche de la jeune fille pour lui expliquer sa brusquerie.

    Les yeux dAdle taient pleins de larmes quand illapprocha ; sa brusque fuite avec la feuille de papier la main

    avait rendu toute concentration impossible chez la jeune artiste. Je vous prie de mexcuser. Je souhaiterais presque de

    ntre pas venu ici, dit-il avec regret.

    Moi, je le souhaite bel et bien ! sexclama-t-elle, souriantmalgr elle. Quy avait-il dans la feuille que vous avez empor-te ? Vous tes bien un dtective, nest-ce pas ?

    Je lavoue, dit bravement Brixan. Avez-vous dit la vrit en me disant que mon oncle

    Elle sarrta, cherchant ses mots.

    Non, je ne vous ai pas dit la vrit, rpliqua doucementBrixan. Votre oncle est mort, miss Leamington.

    Mort ! scria-t-elle.

    Oui, il a t assassin dans des circonstances myst-rieuses.

    Le visage dAdle devint subitement blme.

    Ce nest pas sa tte quon a retrouve Esher ?

    Comment lavez-vous appris ? interrogea Brixan.

    Je lai lu ce matin dans le journal.

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    Il maudit intrieurement le reporter dou de trop de flairqui avait su trouver la trace de ce nouveau drame.

    Mais tt ou tard, il aurait bien fallu que la jeune fille apprtla vrit.

    Le retour de Foss le dispensa dautres explications.Lhomme eut une conversation voix basse avec JackKnebworth, puis le directeur fit signe Brixan.

    Foss ne retrouve pas le manuscrit, dit-il, rendant le feuil-let au dtective. Il se peut que ce soit l une page chantillon en-

    voye pour examen prliminaire. Ou encore un hritage de nosprdcesseurs : jai repris ce studio avec tout un lot de manus-crits une compagnie en faillite.

    Il tira impatiemment sa montre. Brixan sempressa de luidemander :

    Vous partez tourner en extrieur, Sir ; me permettriez-vous de venir avec vous ? Je vous promets de ne pas vous d-

    ranger.Jack accepta dun bref mouvement de la tte. Quelques mi-

    nutes plus tard, Michel Brixan tait assis ct dAdle sur labanquette du char bancs qui les emmenait jusquau lieu de laprise de vues.

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    LE CHTELAIN DE GRIFF

    Le char bancs avait parcouru toute la premire partie dela route sans quAdle adresst la parole au jeune homme. Ellelui en voulait un peu de stre ainsi impos elle ; dautre part,

    son nervement lapproche de lpreuve dcisive stait trans-form en un vrai trac et rendait toute conversation impossible.

    Je vois que ce Mr Lawley Foss vient avec nous, prononaenfin Michel Brixan pour rompre le silence.

    Il nous accompagne toujours en extrieur, rpondit-elledun ton bref. Il arrive frquemment quun scnario soit modifipendant le tournage.

    O allons-nous en ce moment ? demanda-t-il.

    Au chteau de Griff, dabord. Cest une grande propritappartenant sir Gregory Penne.

    La jeune fille rpondait Brixan par pure politesse.

    Mais je croyais que nous allions Dower House ?

    Elle le regarda en fronant lgrement les sourcils.

    Pourquoi donc minterrogez-vous ? dit-elle presque f-che.

    Parce que jaime vous entendre parler, dclara calme-ment le jeune homme. Sir Gregory Penne ? Il me semble que jeconnais ce nom-l.

    Elle ne rpondit pas.

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    Il a pass plusieurs annes sur lle de Borno, nest-cepas ?

    Cest un homme abominable. Je le dteste ! sexclama-t-elle tout coup avec vhmence.

    Elle nexpliqua pas la cause de cette antipathie et MichelBrixan eut la discrtion de ne pas insister, mais elle ajouta bien-tt :

    Jai t deux fois chez lui. Il a un trs beau jardin queMr Knebworth utilise parfois. Je ny suis alle quen qualit

    dextra et jtais tout fait larrire-plan. Mais jaurais voulutre encore plus efface. Il a une drle dopinion sur les femmeset surtout sur les artistes Ce nest pas que je mimagine treune grande artiste, ajouta-t-elle vite, mais je parle de toutescelles qui jouent pour gagner leur vie. Aujourdhui, nousnavons, Dieu merci, quune seule scne tourner Griff, et sirGregory ne sera peut-tre pas chez lui ; quoique ce soit peu pro-bable : il est toujours l lorsque je viens.

    Brixan lui jeta un coup dil la drobe. La premire im-pression quil avait eue de sa beaut tait plus que confirme. Ily avait dans le visage de la jeune fille quelque chose de soucieuxqui tait trs touchant ; lhonntet de ses yeux sombres lui d-voilait tout ce quil et voulu savoir sur ce quelle pensait deladmiration de ce sir Gregory.

    Cest curieux comme dans les romans tous les nobles

    gentilshommes sont des bandits, dit-il, et ce qui est plus curieuxencore, cest quen effet, tous les baronnets que jai connustaient dune moralit douteuse. Je vous ennuie, nest-ce pas ?demanda-t-il brle-pourpoint, quittant ce ton de badinage.

    Elle se tourna vers lui.

    Oui, un peu, dit-elle franchement. Voyez-vous,Mr Brixan, je vais avoir tout lheure courir mon unique

    chance, une chance comme il nen arrive aux extras que dans les

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    romans, et jen ai une peur mortelle. Votre prsence ajoute en-core un peu mon nervement ; mais ce qui porte ma terreur son comble, cest que la premire scne doit tre tourne Griff.

    Jen ai horreur, jen ai horreur ! ajouta-t-elle, presque horsdelle. Cette immense et lugubre maison, avec ses tigres empail-ls et ses horribles sabres

    Des sabres ? demanda-t-il rapidement. Que voulez-vousdire ?

    Des sabres dOrient, oui Les murs en sont couverts.Leur seul aspect me fait frissonner. Mais sir Gregory en fait son

    bonheur ; la dernire fois que nous y sommes alls, il a racont Knebworth que toutes ces lames taient aussi tranchantesquen sortant de fabrication, et certaines dentre elles datentpourtant de trois cents ans. Cet homme est extraordinaire. Ilpeut trancher en deux une pomme pose sur votre main sansvous faire une gratignure. Cest un de ses amusements favo-ris Et voici la maison en question. Sa vue suffit me donner lefrisson !

    Le chteau de Griff tait une de ces sombres demeuresquaimaient btir les architectes sous le rgne de Victoria.Lunique tour grise, place laile gauche du chteau, lui don-nait un aspect mal quilibr qui ne suffisait cependant pas distraire lattention de la laideur de la btisse rectangulaire.Labsence de verdure autour de la maison ajoutait encore limpression lugubre quelle produisait ; elle slevait, morne, au

    centre dune plate-forme recouverte de gravier. Cela ressemble une caserne avec un terrain de parade,

    dit Brixan.

    Ils passrent la grille et le char bancs sarrta. Le jardindevait se trouver derrire la maison.

    Le dtective descendit de son sige et alla trouver JackKnebworth qui surveillait dj le dchargement de la camra et

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    des projecteurs. Derrire le char, on plaa la grande dynamoavec ses trois arcs lectriques qui devaient renforcer lclairagedu jour.

    Ah, vous voil, vous ! grogna Jack. Vous allez me rendrele service de ne pas me dranger, car jai devant moi une mati-ne reintante.

    Je viens vous demander de me prendre comme com-ment dit-on ? Comme extra, dit Michel.

    Le vieillard frona les sourcils.

    En voil une ide ! Pour quoi faire ? demanda-t-il, soup-onneux.

    Jai une excellente raison pour vous demander cela. Et jevous promets que rien de ce que je ferai ne vous drangera. Lavrit, Mr Knebworth, cest que je voudrais tre prs de vouspour le reste de la journe et que jai besoin dun prtexte.

    Jack Knebworth se renfrogna, se mordit les lvres, se grat-ta le menton, puis bougonna :

    Cest bon ! Vous nous serez peut-tre utile. Quoiquejaurai amplement faire diriger une seule dbutante Vousavez de la chance que je ne vous envoie pas promener.

    Il y avait dans la troupe un grand jeune homme dont lescheveux, peigns en arrire, semblaient avoir t brosss la

    colle, puis passs au vernis. Ctait un assez joli garon ; il avaitfait le trajet assis gauche dAdle, sans prononcer une parole.Lorsque Michel Brixan et fait sa demande Knebworth, cet ac-teur leva les sourcils et, sapprochant du ralisateur, les mainsdans les poches, demanda dun ton vex :

    Dites-moi, Mr Knebworth, quel est donc cet oiseau ?

    Quel oiseau ? grogna Jack. Ah, vous parlez de Brixan ?

    Cest un extra.

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    Oh, un extra ? dit le jeune homme. Mais cest rellementexasprant que des extras se croient les gaux des artistes ! Etcette petite Leamington Elle va tout simplement gcher le

    film, je vous le jure ! Vous le jurez ! ricana Knebworth. coutez donc,

    Mr Connolly, je ne suis pas enchant de votre travail au point devous permettre de faire de semblables pronostics, mme con-cernant une extra.

    Mais je nai encore jamais jou avec une extra pour par-tenaire !

    Alors, vous deviez vous sentir bien seul, marmotta Jack,occup son installation.

    Tenez, Mr Knebworth, Mendoza, voil une artiste, re-commena le jeune premier.

    Jack Knebworth se redressa.

    Vous, passez de lautre ct ! hurla-t-il. Lorsque jauraibesoin des conseils de beaux gosses de votre espce, je vous lesdemanderai. Pour le moment, vous tes de trop ici !

    Reggie Connolly dut sloigner ; dun haussementdpaules, il signifia que le film allait tre gch, mais quil d-gageait toute sa responsabilit.

    larrive de la troupe, sir Gregory Penne parut devant la

    grande porte dentre de son chteau. Ctait un homme trapu.Le soleil de Borno et un apptit exagr avaient color son vi-sage dun teint allant du pourpre au brun. Sa physionomie taitsillonne de rides innombrables ; ses yeux taient fortementbrids. Le menton, dune rondeur fminine, semblait tre le seulpoint de sa figure que le soleil et dautres stimulants aient laissdans son tat naturel.

    Tandis quil descendait la pente pour venir rejoindre les ac-teurs, Brixan put lexaminer loisir. Sir Gregory portait un v-

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    tement de golf carreaux de couleurs voyantes o le rouge pr-dominait. Une volumineuse casquette tait enfonce sur sesyeux. Retirant un reste de cigare dentre ses dents, il sessuya les

    moustaches du revers de la main dun geste rapide et caractris-tique.

    Bonjour, Knebworth, pronona-t-il.

    Sa voix tait dure et cruelle ; une voix que jamais le rire nila tendresse navaient adoucie.

    Bonjour, sir Gregory.

    Le vieux Knebworth fit quelques pas sa rencontre.

    Je mexcuse dtre en retard.

    Vous navez pas vous en excuser, rpondit lautre. Maisjavais cru que vous viendriez plus tt. Avez-vous amen mapoulette, dites ?

    Votre poulette ? (Jack le regarda, franchement interlo-qu.) Vous parlez de Mendoza ? Non, elle ne vient pas.

    Je ne parle pas de Mendoza, si cest le nom de la petitebrune. Mais peu importe, je plaisantais.

    Qui peut bien tre sa poulette ? se demandait Jack,ignorant les deux malheureux incidents dont avait t lobjetlune de ses extras. Mais il eut bientt la clef de ce mystre : le

    baronnet sapprocha lentement dAdle Leamington, qui faisaitmine dtre trs absorbe par la lecture de son rle.

    Bonjour, petite fille, dit-il en soulevant sa casquette duncentimtre au-dessus de sa tte.

    Bonjour, sir Gregory, rpondit-elle froidement.

    Vous navez pas tenu votre promesse ! (Il hocha la tteavec reproche.) femme, ternelle femme !

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    Je ne me rappelle pas vous avoir fait une promesse, dittranquillement la jeune fille. Vous maviez demand de venirdner avec vous et je vous ai rpondu que ctait impossible.

    Je vous avais pourtant promis de vous envoyer ma voi-ture. Ne me dites pas que cest trop loin de chez vous. Mais celane fait rien, je ne vous en veux pas.

    Et, lindignation de Brixan, il caressa le bras de la jeunefille dun geste qui se voulait paternel, mais qui la remplitdhorreur. Elle retira vivement son bras et, tournant le dos cetamoureux, courut vers Jack Knebworth pour lui poser une

    question incohrente sur le sens dune ligne parfaitement clairedu manuscrit.

    Le vieux Knebworth ntait pas un sot. Il avait suivi de loinla petite comdie et en avait compris tous les gestes.

    Cest la dernire fois que nous tournons au chteau deGriff , se dit-il.

    Car Jack Knebworth avait certains principes en matire deconduite et ses opinions sur la femme taient diamtralementopposes celles de sir Gregory Penne.

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    LES PES ET BHAG

    La petite troupe sloigna, laissant le dtective seul avec lebaronnet. Pendant quelques instants, Gregory Penne suivit lajeune fille dun regard allum ; puis il remarqua la prsence de

    Brixan et tourna vers lui ses yeux froids et insolents. Qui tes-vous ? demanda-t-il en examinant le dtective

    de haut en bas.

    Je suis un extra, dit Brixan.

    Ah, un extra ? Une espce de garon de cur, quoi ? Quise maquille et se poudre la face Quelle vie pour un homme !

    Il y en a de pires, dit Brixan, faisant un effort pour domi-ner son antipathie.

    Connaissez-vous cette petite comment sappelle-t-elleLeamington ? demanda tout coup le baronnet.

    Je la connais trs bien, affirma Brixan.

    Ah, vraiment ? (Le chtelain devint soudainement ai-mable.) Cest une gentille petite. Elle est bien diffrente desautres figurantes. Vous pourriez me lamener un soir dner.Elle viendrait bien avec vous, hein ?

    De ses paupires bouffies, le vieillard essaya un clignementdil complice. Quelque chose dans cet homme intressait Mi-chel Brixan : ctait une brute, mais une brute munie dun cer-veau ; et pourtant, il devait avoir quelque chose de plus, ayant

    occup un poste de haut fonctionnaire.

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    Avez-vous jouer en ce moment ? Si non, vous pourriezmonter avec moi et jeter un coup dil sur mes pes, dit tout coup sir Gregory.

    Michel comprit que cet homme tenait, pour une raisonquelconque, cultiver sa socit.

    Non, je ne joue pas en ce moment, rpondit-il.

    Aucune autre invitation naurait pu lui causer un plusgrand plaisir. Sans que le matre de cans let devin, MichelBrixan stait en effet promis de ne pas quitter Griff avant

    davoir examin cette curieuse collection. Oui, cest une gentille petite.

    Penne revenait son sujet favori.

    Comme je viens de vous le dire, cest une trouvaille dansle tas des figurantes : jeune, frache, virginale ! Vos autres pe-tites camarades nont en elles plus aucun mystre. Elles me r-

    voltent. Une jeune fille, il faut que ce soit comme une petitefleur printanire. Parlez-moi de la violette, de la pquerette : jedonnerais volontiers tout un bouquet de roses cultives pour unseul ptale de ces petites chries de la fort !

    Michel coutait ce bavardage avec un dgot ml pourtantdun certain intrt. Ce vieillard disait des choses curantes,monstrueuses. Brixan eut parfois de la peine ne pas lever lamain sur lhomme obscne qui marchait ct de lui ; cest en

    adoptant son gard lattitude dun naturaliste enthousiaste enface dun serpent quil put se dominer.

    Le grand hall dans lequel ils entrrent tait pav debriques ; levant les yeux sur les murs, Brixan aperut les fa-meuses lames. Il y en avait des centaines : poignards, pes, an-ciens sabres japonais, stylets et dagues des croiss poignedouble.

    Quen pensez-vous, hein ?

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    Sir Gregory parlait avec la fiert dun collectionneur en-thousiaste.

    Il ny a pas ici une arme qui ait sa pareille, mon petit ; etvous ne voyez l que le moins intressant de ma collection.

    Il conduisit son visiteur travers un large corridor clairpar des fentres troites et espaces, et, l encore, les murstaient couverts darmes brillantes. Ouvrant une porte, sir Gre-gory le fit entrer dans une grande pice qui lui servait lvidence de bibliothque, quoique les livres ny fussent pasnombreux ; ceux que Brixan vit au premier coup dil taient

    des volumes quon trouve gnralement dans toute maison degentilhomme campagnard.

    Au-dessus de la chemine, le dtective aperut deux grandssabres dun modle quil navait pas encore rencontr.

    Que pensez-vous de ceux-l ?

    Penne dcrocha lune des lames et la sortit de son fourreau.

    Nen essayez pas le tranchant, vous vous couperiez. Cettelame trancherait un cheveu, mais elle vous fendrait aussi bienen deux sans que vous eussiez le temps de vous en apercevoir.

    Puis son attitude changea soudainement ; arrachantpresque le sabre des mains de Brixan, il le remit dans le four-reau et laccrocha sa place.

    Cest une arme de Sumatra, nest-ce pas ? Elle vient de Borno, rpondit brivement le baronnet,

    les sourcils froncs.

    Il tait vident que cette arme avait veill en lui des sou-venirs dsagrables. Pendant un long moment, il tisonna en si-lence le feu qui brlait dans la chemine.

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    Jai tu son propritaire, dit-il enfin. Du moins, cest,bien ce que jespre !

    Il se retourna et Brixan put lire la peur dans ses yeux. Asseyez-vous, Sir, commanda-t-il, indiquant au jeune

    homme un sige bas. Nous allons boire quelque chose.

    Il appuya sur une sonnette ; au grand tonnement deBrixan, un petit homme la peau cuivre, nu jusqu la cein-ture, rpondit lappel. Gregory donna un ordre dans unelangue inconnue, mais qui devait tre du malais. Le serviteur

    sortit aprs un bref salut, puis revint presque instantanment,apportant un plateau avec une carafe et deux verres.

    Je nai pas de serviteurs blancs Je ne puis les suppor-ter, dit Penne, avalant dun seul coup le contenu de son verre.Jaime les serviteurs qui ne volent pas et ne bavardent pas.Ceux-ci, vous pouvez les fouetter sans ennui sils dsobissent.Jai ramen ce garon-l lanne dernire de Sumatra ; cest bienle meilleur valet de chambre que jaie jamais eu.

    Retournez-vous chaque anne Borno ? demanda Mi-chel.

    Presque chaque anne. Je possde un yacht ; il est Sou-thampton en ce moment. Si je ne men allais pas de ce mauditpays une fois par an, je deviendrais fou ! On na rien, ici ! Vrai-ment rien ! Avez-vous jamais rencontr cette espce de fou,

    Mr Longvale ? Knebworth ma dit que vous alliez tourner chezlui. Quel vieil ne ! Il vit dans le pass et shabille comme unerclame pour vins fins. Prendrez-vous encore un verre ?

    Non, merci, je nai pas encore fini le mien, dit Brixanavec un sourire.

    Ses yeux allrent au sabre suspendu au-dessus de la che-mine.

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    Lavez-vous depuis longtemps, celui-l ? Il semble tretout moderne.

    Mais non, il nest pas moderne, coupa Gregory. Mo-derne ! Il a au moins trois cents ans. Je ne le possde que depuisun an.

    Brusquement, il changea de nouveau de sujet.

    Vous me plaisez, Sir Chose. Moi, les gens me plaisentou me dplaisent au premier contact. Vous tes un type quipourrait russir en Orient. Jy ai fait deux millions, moi.

    LOrient est plein de merveilles, mais aussi plein de choses in-croyables. (Il fixa Brixan dun regard brillant.) Plein de bonsserviteurs, dit-il lentement. Voulez-vous faire connaissance duserviteur parfait ?

    Il y avait dans son ton quelque chose de particulier. Brixanacquiesa.

    Voulez-vous voir lesclave qui ne pose jamais de ques-

    tions et ne dsobit jamais, qui na dautre amour que lamourde son matre, (il se frappa la poitrine.) dautre haine, que celledes gens que je hais mon confident Bhag ?

    Il se leva, alla son bureau et pressa un ressort que Brixannavait pas remarqu. Un panneau souvrit aussitt dans le muroppos. Pendant une seconde, Brixan ne vit rien. Puis, les yeuxclignotant la lumire, apparut la plus sinistre et la plus terri-

    fiante des silhouettes. Il fallut Brixan toute sa volont pourtouffer lexclamation qui lui tait monte aux lvres.

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    BHAG

    Ctait un grand orang-outang de plus de deux mtres dehaut qui, vot, mi-assis, examinait le visiteur de ses yeux ma-lins. Sa poitrine velue tait norme ; ses bras, qui touchaient

    presque le plancher, taient aussi pais quune jambe humaine.Il tait habill dun pantalon de toile bleue retenu par des bre-telles qui se croisaient sur son large dos.

    Bhag ! appela sir Gregory dune voix si douce que Brixanput peine la reconnatre. Viens ici.

    La bte gigantesque traversa la pice grands pas.

    Cest un ami, Bhag.Le singe tendit la main et les doigts de Brixan se trouvrent

    pour une seconde emprisonns dans sa paume velue. Puis ilporta sa main ses narines et renifla bruyamment. Ce fut le seulson quil mit.

    Apporte-moi des cigares, dit Penne.

    Le singe se dirigea immdiatement vers un petit meuble, ti-ra un tiroir et apporta une bote.

    Pas ceux-l, dit Gregory, les petits.

    Il parlait distinctement, articulant les syllabes comme pourparler un sourd et la hideuse crature replaa sans hsitationla bote et en offrit une autre.

    Verse-moi un whisky-soda.

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    Le singe obit. Il ne rpandit pas une goutte et quand sonmatre lui dit assez , il replaa le bouchon dans la carafe etremit celle-ci en place.

    Merci, Bhag, cest tout.

    Sans un son, le singe se dirigea vers le panneau ouvert etdisparut. La porte se referma derrire lui.

    Grand Dieu, mais cest une crature humaine ! ditBrixan, la gorge sche dmotion.

    Sir Gregory ricana : Plus quhumaine, dit-il. Bhag, cest mon bouclier contre

    tout mal.

    Ses yeux semblrent se fixer instinctivement sur lpe au-dessus de la chemine.

    O se tient-il ?

    Il possde son petit appartement et il lentretient dansune grande propret. Il mange avec les serviteurs.

    Quelle horreur ! sexclama le dtective.

    Gregory ricana encore, content de sa stupfaction.

    Mais oui, il mange avec les domestiques. Ils en ont peuret ils ladorent en mme temps ; cest une sorte de dieu pour eux

    et ils le craignent. Savez-vous ce qui se serait produit si javaisdit : cet homme est mon ennemi ? Il vous aurait dchiquetmembre aprs membre. Rien naurait pu vous sauver, SirChose, rien ! Et pourtant, il sait tre doux Ah oui, il peut tredoux. Et intelligent ! Il sort presque chaque nuit et je nai jamaiseu aucune plainte des villageois. Pas de btes voles, pas de genseffrays. Il sen va rder tout simplement dans les bois et ne tuepas mme un poulet.

    Depuis combien de temps lavez-vous ?

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    Depuis huit ou neuf ans, dit le baronnet en avalant lewhisky que le singe lui avait vers. Et maintenant, sortons et al-lons voir les acteurs. Cest une gentille petite, hein ? Noubliez

    pas que vous allez me lamener dner, nest-ce pas ? Commentvous appelez-vous ?

    Brixan, Michel Brixan.

    Sir Gregory marmotta quelque chose dinintelligible.

    Je men souviendrai Brixan. Jaurais d le dire Bhag.Il aime connatre les noms.

    Mais maurait-il donc reconnu si vous le lui aviez dit ?demanda Brixan avec un sourire.

    Sil vous aurait reconnu ? Non seulement il vous recon-natra lavenir, mais il sera maintenant capable de trouvervotre trace. Avez-vous remarqu comme il a flair sa main aprsavoir serr la vtre ? Ctait pour vous classer, mon garon. Si jelui disais : va porter ce message Brixan, il vous trouverait

    nimporte o.Lorsquils arrivrent dans le jardin plac derrire le ch-

    teau, la premire scne du film tait termine et un large souriresur la figure de Jack Knebworth fit comprendre Brixan que lescraintes dAdle navaient pas t justifies.

    Cette petite est une perle, dit Jack. Une actrice ne, faitepour la scne Cest presque trop beau pour tre vrai. Que me

    voulez-vous encore ?

    Ctait Reggie Connolly qui, souffrant de cette obsessioncommune tous les jeunes premiers, estimait quon ne lui of-frait pas la possibilit dapparatre suffisamment lcran.

    Dites-moi, Mr Knebworth, dit-il dun ton vex, on ne mevoit pas beaucoup, moi, dans cette histoire ! Jusqu prsent,cest peine sil y a eu dix mtres de moi dans tout le film. cou-tez, ce nest pas juste, tout de mme. Si on doit paratre

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    Vous navez pas paratre, dit Jack brusquement. Et lundes principaux griefs de Mendoza avait t justement quonvous voyait trop.

    Brixan sloigna. Sir Gregory Penne stait dirig versAdle, trop bouleverse de bonheur pour garder un ressenti-ment mme contre cet homme quelle dtestait cordialement.

    Petite fille, je voudrais vous parler avant votre dpart,dit-il, baissant la voix.

    Pour la premire fois, elle lui sourit.

    Eh bien, vous en avez loccasion en ce moment, sir Gre-gory.

    Je voudrais vous dire combien je regrette ce qui sest pas-s lautre jour, et combien je vous estime pour ce que vous avezdit, car une jeune fille a le droit de garder ses baisers pourlhomme qui lui plat. Nest-ce pas ?

    Mais bien entendu, dit-elle. Je vous en prie ny pensezplus, sir Gregory.

    Je navais aucun droit de vous embrasser contre votre vo-lont, surtout pendant que vous tiez chez moi. Me pardonne-rez-vous ?

    Mais je vous pardonne, dit-elle.

    Elle voulut sloigner ; il lui saisit le bras. Vous allez venir dner chez moi, nest-ce pas ? (Il indiqua

    dun geste de la tte lendroit o se trouvait Brixan.) Votre amima dit quil vous amnerait.

    Quel ami ? demanda-t-elle, les sourcils levs. Vous parlezde Mr Brixan ?

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    Oui, le petit Brixan. Pourquoi donc vous liez-vous avec cegenre dhomme ? Ce nest pas quil ne soit pas un brave garon.Personnellement, il me plat. Alors, viendrez-vous ?

    Je regrette, mais je ne le pourrai pas, rpondit-elle, sonaversion pour cet homme lui revenant.

    Petite fille, dit-il avec motion, il ny a rien au monde quevous ne puissiez obtenir de moi. Quavez-vous besoin de fati-guer votre jolie personne ce mtier dactrice ? Je vous donne-rai une troupe vous, si vous le voulez, et la plus belle voitureque largent puisse payer.

    Les yeux de lhomme luisaient comme deux points en-flamms. Elle en frissonna.

    Je possde tout ce que je dsire, sir Gregory, dit-elle.

    Elle tait furieuse contre Michel Brixan. Comment avait-ilos accepter une invitation en son nom ? Comment osait-il sedire son ami ? Sa colre dpassait presque lantipathie quelle

    prouvait pour son perscuteur. Venez ce soir, venez avec lui, dit Penne dans un souffle.

    Je le veux Mentendez-vous ? Toute la troupe sera chez levieux Longvale. Vous pourrez facilement vous chapper.

    Je nen ferai rien. Je pense que vous ne vous rendez pascompte vous-mme de ce que vous me proposez, sir Gregory,dit-elle calmement. Quelles que soient vos intentions, cest une

    insulte mon gard.

    Faisant brusquement demi-tour, elle le quitta. Brixan au-rait voulu lui parler ; mais elle passa, la tte haute, lui jetant unregard qui le cloua sur place, quoique, aprs un moment de r-flexion, il en devint la cause.

    Lorsque les appareils furent plis et que la troupe fut re-monte dans le char bancs, Brixan vit Adle se placer ostensi-

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    blement entre Jack Knebworth et le jeune premier qui boudait ;il crut sage daller sasseoir quelque distance delle.

    La voiture allait partir lorsque sir Gregory sapprocha deBrixan et, montant sur le marchepied, commena :

    Vous maviez dit que vous la persuaderiez

    Pour vous le dire, rpondit Brixan, jaurais certainementd tre ivre ; or, il me faut plus dun verre de whisky pour merduire ce triste tat. Miss Leamington est une crature libreet elle serait bien mal avise daller dner seule avec vous ou

    avec un autre homme.Il sattendait une rebuffade, mais, sa grande surprise, le

    vieillard ricana seulement et lui fit un signe amical dadieu. Entournant la tte au moment o la voiture passait la grille, il vitsir Gregory en conversation avec un autre homme ; il reconnutFoss qui, pour une raison inconnue, tait rest en arrire.

    Le regard du jeune homme se porta alors la fentre de la

    bibliothque o le monstre Bhag, enferm dans son logis obs-cur, attendait les instructions de son matre pour les excutersans raisonnement ni piti. Michel Brixan, tout endurci quil ftau danger, se sentit frissonner.

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    LE NOBLE ANCTRE

    Dower House se trouvait lcart de la grande route.Ctait un fouillis de constructions basses places derrire desbuissons dsordonns et un mur croulant. une poque loin-

    taine, cette proprit avait eu un garde ; maintenant, la logetait dserte, ses fentres taient brises et des brchessouvraient dans le toit. Le portail navait plus t ferm depuisdes gnrations ; il gisait, appuy contre le mur, ainsi que lavaitjet la dernire personne ayant ouvert la grille deDower House.

    Ce qui jadis avait t une belle pelouse ntait plus quunfourr dherbes sauvages. Le chardon et les ortiessentremlaient l o autrefois de galants gentilshommesavaient jou la paume. Ds le premier coup dil, Brixan jugeaquune seule partie de la maison devait tre habite. Dans uneaile seulement les fentres taient en bon tat ; partout ailleurs,elles taient brises ou tellement couvertes de poussire quellessemblaient avoir t peintes en gris.

    Amus et intrigu, Brixan dcouvrit le pittoresqueMr Sampson Longvale, qui savana leur rencontre, sa tte

    chauve luisant au soleil, sa culotte fauve, son gilet de velours etson veston dmod tel que Gregory Penne lavait dcrit.

    Ravi de vous voir, Mr Knebworth. Je nai quune pauvredemeure, mais je vous offre mon hospitalit de grand cur ! Jaiprpar le th dans ma petite salle manger. Voudriez-vous meprsenter aux autres membres de votre troupe ?

    Sa courtoisie, sa dignit dun autre sicle, taient char-

    mantes, et Brixan ressentit une chaude sympathie pour cet ai-

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    mable vieillard qui savait voquer malgr latmosphre mo-derne lexquis parfum de lge pass.

    Jaimerais tourner une scne avant le coucher du soleil,Mr Longvale, dit Knebworth. Aussi, si vous voulez bien me lepermettre, je naccorderai que quinze minutes pour le th. Oest Foss ? demanda-t-il, se retournant. Je voudrais modifier unescne.

    Mr Foss a dit quil reviendrait du chteau de Griff pied,rpondit quelquun. Il avait parler sir Gregory.

    Jack Knebworth eut ladresse de son collaborateur bavardun juron aussi vigoureux quoriginal.

    Jespre quil nest pas rest en arrire pour emprunterde largent, ajouta-t-il, sadressant Brixan. Si je ny fais pas at-tention, ce garon-l va compromettre mon crdit dans le pays.

    Il semblait tre revenu de son mauvais sentiment lgarddu dtective ; ou peut-tre sentait-il quil ne pouvait, sans

    rompre la discipline institue, se laisser aller la confidenceavec une autre personne de la troupe.

    A-t-il cette tendance ? interrogea Brixan.

    Il manque constamment dargent et est toujours en traindinventer quelque truc abracadabrant pour en gagner, truc quile laisse chaque fois plus pauvre que jamais. Lorsquon se fourredans une telle situation, la prison nest pas loin, vous savez. Al-

    lez-vous rester ici pour la nuit ? dit-il, changeant de sujet. Je necrois pas que vous puissiez coucher dans la maison ; je supposeque vous allez retourner Londres ?

    Non, pas ce soir, dit rapidement Brixan. Ne vous occupezpas de moi, je vous en prie. Je ne veux surtout pas vous dran-ger.

    Venez faire la connaissance du vieux, dit Knebworth voix basse. Cest un drle de bonhomme, au cur denfant.

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    Il ma plu de prime abord, dit Brixan.

    Mr Longvale accueillit aimablement cette nouvelle prsen-

    tation. Je crains quil ny ait pas de place pour tout le monde

    dans ma salle manger. Jai dispos une autre table dans mabibliothque. Peut-tre voudrez-vous y prendre votre th encompagnie de vos amis ?

    Oh, cest trop aimable de votre part, Mr Longvale. Con-naissez-vous dj Mr Brixan ?

    Le vieillard sourit et fit un signe affirmatif.

    Jai fait sa connaissance sans men apercevoir. Je ne merappelle jamais les noms Cest un dfaut curieux dont taitgalement afflig mon arrire-grand-oncle Charles, ce quilamena certaines confusions dans ses mmoires. De sorte queplusieurs des incidents quil y relate ont mme t considrscomme apocryphes.

    Mr Longvale les fit entrer dans une pice troite quistendait sur toute la largeur de la maison. Son plafond taitsoutenu par des poutres noircies ; les lambris, polis et uss parle temps, devaient dater de cinq cents ans au moins. Pointdpes au-dessus de cette chemine , pensa Brixan en sou-riant. Au lieu darmes, il aperut le portrait dun beau vieillard,dont le visage avait une expression dune dignit tonnante. Un

    seul mot pouvait rendre limpression quil produisait : il taitmajestueux.

    Brixan ne fit aucun commentaire sur ce portrait et lematre de la maison nen dit rien non plus. Le repas fut rapide-ment expdi et bientt, assis sur le pan dun mur, Brixan putassister au tournage dune scne deRoselle. Il fut frapp par lesdons artistiques extraordinaires que dployait Adle. Il connais-sait suffisamment le cinma pour deviner le prix quun ralisa-

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    teur pouvait attacher une actrice aussi capable de reproduirefidlement les mouvements et les motions quil lui dictait.

    En dautres circonstances, il aurait pu trouver grotesque devoir Jack Knebworth imiter une jeune fille, appuyer sa joue ri-de sur le revers de la main et marcher pas menus dun boutde la scne lautre. Mais il se rendait compte que le metteur enscne ne faisait que dessiner adroitement les contours du rle jouer, laissant la fine artiste la tche dexprimer sa personnali-t dans les dtails dlicats qui feraient les dlices des amateursde lart muet. Elle ntait plus Adle Leamington ; elle tait Ro-

    selle, lhritire dune grande proprit dont un cousin mal in-tentionn cherchait la dpossder. Brixan reconnut facilementlhistoire. Ctait un remake de The Cat and the canary agr-ment de quelques scnes de Miracle Man. Il signala la choseau ralisateur la fin de la scne.

    Je suppose que cest un vol, dit Jack Knebworth avec phi-losophie, mais je napprofondis pas la chose. Cest un scnariode Foss et je serais navr de dcouvrir quil contient quelque

    chose doriginal.Mr Foss fit une apparition tardive et Brixan se demanda

    quelle avait t la nature de lentretien confidentiel qui lavaitretenu auprs de sir Gregory.

    Revenant au salon, il sarrta pour contempler le coucherdu soleil, mditant sur ce mystre des mystres limpressionextraordinaire quAdle avait produite sur lui.

    Michel Brixan avait connu bon nombre de jolies femmes,de tous les genres ; il en avait envoy quelques-unes en prison.Un jour, Vincennes, il assista mme lexcution de lunedelles par un peloton franais. Plusieurs lui avaient plu ; il cruten aimer une. Et voil quaujourdhui, en analysant froidementses sentiments, il se sentait en danger de tomber rellementamoureux dune jeune fille quil ne connaissait que depuis

    quelques heures.

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    Ce qui serait absurde ! pronona-t-il haute voix.

    Quest-ce qui serait absurde ? demanda Knebworth qui

    venait dentrer dans la chambre. Moi aussi, je me demandais quoi vous pensiez, sourit

    Mr Longvale qui avait observ le jeune homme en silence.

    Moi ? Eh bien, je songeais ce portrait.

    Michel se tourna et indiqua le tableau au-dessus de la che-mine ; dans un certain sens, il disait la vrit, car cette pense

    tait prsente dans son esprit, mle aux autres. Ce visage me semble familier, ajouta-t-il. Ce qui est ab-

    surde, puisquil sagit videmment dune vieille peinture.

    Mr Longvale alluma deux bougies et en approcha une duportrait. Brixan le regarda de nouveau et fut une fois de plusimpressionn par la majest de ce visage.

    Cest mon arrire-grand-oncle, Charles-Henry, dit avecfiert Mr Longvale, ou, ainsi que nous le nommons affectueu-sement dans notre famille, le grand Monsieur.

    Au moment o le vieillard pronona cette phrase, le visagede Brixan tait tourn vers la fentre. Soudainement, tout vacil-la devant ses yeux. Jack Knebworth le vit plir et, lui saisissantle bras, demanda :

    Quy a-t-il ? Ce nest rien, dit faiblement Brixan.

    Knebworth regarda aussi la fentre.

    Qutait-ce ? dit-il.

    lexception de la flamme des deux bougies et de la plelumire du crpuscule qui venait du jardin, la chambre tait

    plonge dans lobscurit.

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    Lavez-vous vu aussi ? demanda le metteur en scne et,courant la fentre, il regarda au dehors.

    Qutait-ce ? demanda son tour Mr Longvale, le rejoi-gnant.

    Je jurerais que je viens de voir une tte la fentre.Lavez-vous vue, Brixan ?

    Jai vu quelque chose, dit celui-ci avec hsitation. Mepermettez-vous daller voir au jardin ?

    Il ma sembl que ctait une tte de singe, ditKnebworth.

    Brixan fit un signe affirmatif et sortit ; tout en courant, iltransfra rapidement son browning dune poche de son panta-lon celle du veston.

    Il disparut ; cinq minutes plus tard, Knebworth le vit re-monter le sentier du jardin et alla sa rencontre.

    Avez-vous trouv quelque chose ?

    Non, rien au jardin. Vous avez d vous tromper.

    Mais ne lavez-vous pas vu galement ?

    Brixan hsita.

    Jai cru voir quelque chose, dit-il dun ton quil seffora

    de rendre insouciant. Quand comptez-vous tourner vos scnesde nuit ?

    Vous avez vu quelque chose tait-ce un visage ?

    Brixan fit un signe affirmatif.

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    LA FENTRE OUVERTE

    Lorsque Brixan redescendit au jardin, il entendit le ron-ronnement de la dynamo, puis, avec un sifflement et une lgreexplosion, les charbons sallumrent et la faade de la demeure

    sclaira subitement.Dehors, un automobiliste stait arrt sur la route pour

    voir ce spectacle inusit.

    Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il avec curiosit.

    On tourne, lui rpondit Brixan.

    Ah, cest a ? Je suppose que cest la troupe Knebworth ?

    O allez-vous ? demanda Brixan son tour. Excusez-moi,mais si vous allez Chichester, vous pourriez me rendre ungrand service en memmenant.

    Montez donc, dit linconnu. Jallais Petworth, mais ledtour nest pas grand, je vous dposerai lentre de la ville.

    Tout le long du chemin, il assaillit Brixan de questions, tra-hissant cette curiosit universelle quveille invariablementparmi les profanes tout ce qui touche au cinma.

    Le dtective descendit la place du march et se dirigeavers la maison de lun de ses anciens professeurs qui demeurait Chichester, et qui possdait une excellente bibliothque.

    Dclinant une invitation pressante dner, Brixan expliquale but de sa visite, qui fit rire son vieux matre.

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    Je ne me rappelle pas que vous vous soyez montr trsstudieux dans le temps, dit-il. Mais vous pouvez disposer de mabibliothque. Est-ce quelque vers de Virgile qui vous chappe ?

    Je pourrais peut-tre vous viter la peine de chercher. Il ne sagit pas de Virgile, Matre, dit Brixan en souriant.

    Cest quelque chose dinfiniment plus concret.

    Il passa vingt minutes dans la bibliothque et lorsquil ensortit, une lumire de triomphe brillait dans ses yeux.

    Je vais user de votre tlphone, si vous le permettez.

    Il eut Londres aussitt. Aprs une longue conversation avecScotland Yard, il entra dans la salle manger o son matretait attabl en face de son repas solitaire.

    Vous pourriez me rendre encore un service, mentor dema jeunesse. Possdez-vous dans cet asile de paix un revolverqui tire des cartouches plus lourdes que celles-l ?

    Brixan posa son arme sur la table. Il savait que Mr Scottavait t officier de larme territoriale ; sa requte ntait doncpas aussi ridicule quelle pouvait le sembler au premier abord.

    Mais oui, je puis vous en donner un plus lourd que a.Que vous prparez-vous donc tuer, des lphants ?

    Quelque chose dun peu plus dangereux, dit lautre.

    La curiosit na jamais t de mes dfauts, dit son matre.Il sortit et revint avec un browning de gros calibre et une

    bote de cartouches.

    Les deux hommes passrent cinq minutes nettoyer larmequi navait pas servi depuis des annes. Puis, sa poche alourdiede ce nouveau revolver, Michel prit cong, se sentant le cur etlesprit allgres grce aux lumires quil venait de puiser dans

    cette maison.

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    Il loua une voiture au garage de la ville et se fit conduire Dower House, renvoyant la voiture quelque distance de lamaison. Jack Knebworth navait mme pas remarqu son ab-

    sence.Mais le vieux Longvale, vtu dun pardessus plerines su-

    perposes et dun bonnet de soie souple, vint lui ds quil futarriv.

    Puis-je vous parler, Mr Brixan ? dit-il voix basse.

    Ils entrrent ensemble dans la maison.

    Vous rappelez-vous, cet aprs-midi, Mr Knebworth a tboulevers par quelque chose quil crut voir la fentre,quelquun avec une tte de singe ?

    Oui.

    Eh bien, figurez-vous quil y a un quart dheure environ,je me promenais au bout de mon jardin ; regardant par-dessus

    la haie dans le champ, jai vu une forme gigantesque se lever deterre et se diriger vers ces buissons

    Il indiqua par la fentre un fourr dans le champ, de lautrect de la route.

    Lnorme silhouette semblait se baisser et avancer furti-vement.

    Voudriez-vous me montrer exactement la place ? de-manda le dtective.

    Il suivit Mr Longvale dans le champ jusquaux buissonsquil trouva dserts. Il scruta lhorizon, mais ne vit pas trace deBhag. Car il ne doutait pas que ce ne ft Bhag. Cela pouvaitnavoir aucune signification. Penne lui avait dit que lanimal fai-sait dhabitude des promenades nocturnes et quil tait tout fait inoffensif.

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    Mais si

    Cette pense tait absurde. Et pourtant, cet animal tait si

    extraordinairement humain quaucune conjecture le concernantntait tout fait absurde.

    En rentrant au jardin, il se mit la recherche dAdle. Ellevenait de terminer sa scne et suivait des yeux les mouvementsfurtifs de deux cambrioleurs qui grimpaient le long dun mur la lumire rduite dun seul projecteur.

    Excusez-moi, miss Leamington, je vais vous poser une

    question indiscrte. Avez-vous apport avec vous dautres vte-ments que ceux que vous portez ?

    Pourquoi diable cette question ? demanda-t-elle, les yeuxgrand ouverts dtonnement. Mais bien entendu, jen ai apport.Jemporte toujours avec moi de quoi me changer en cas depluie

    Une autre question encore : avez-vous perdu quelque

    chose au chteau de Griff ? Oui, jy ai perdu mes gants, rpondit-elle vivement. Les

    auriez-vous trouvs ?

    Non. Quand vous tes-vous aperue de cette perte ?

    Aussitt. Jai mme eu la pense (Elle sarrta.) Ctaitune pense stupide, mais

    Quavez-vous pens ? demanda-t-il.

    Je prfrerais ne pas vous le dire. Cest une affaire toutepersonnelle.

    Vous avez pens que sir Gregory les avait gards en sou-venir ?

    Malgr lobscurit, il la vit rougir.

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    Eh bien, oui, je lai cru, dit-elle dun ton sec.

    Ah ? En tous cas, ce nest plus la peine que vous changiez

    de vtements, dit-il. De quoi parlez-vous donc ?

    Elle le regarda, souponneuse, et il comprit quelle lecroyait ivre. Mais les raisons de ses questions dsordonnestaient bien la dernire chose quil et pu lui expliquer en cemoment.

    Et maintenant, tout le monde au lit !Ctait Jack Knebworth qui parlait.

    Allons, tout le monde, filez vite ! Mr Foss vous a indiquvos chambres. Je vous veux tous debout ds 4 heures du matin.Aussi, profitez du sommeil que vous avez devant vous. Mr Foss,avez-vous marqu les chambres ?

    Oui, jai inscrit les noms sur chaque porte, rponditlhomme. Jai cru bien faire en rservant une chambre pour ma-demoiselle seule ; ai-je eu raison ?

    Mais je pense que oui, dit Knebworth avec hsitation. Entout cas, elle naura pas le temps de sy habituer.

    La jeune fille souhaita bonne nuit au dtective et sen alla la chambre quon lui avait assigne. Ctait une petite pice sim-

    plement meuble et sentant le moisi. Un lit-cage, une commodesurmonte dune glace tournante, une petite table et une chaise,ctait tout ce quelle contenait. la lumire de la bougie, Adleput apercevoir un plancher rcemment encaustiqu et recouverten son milieu dun bout de tapis.

    Elle donna un tour de clef la porte, souffla sa bougie,puis, stant dshabille, sapprocha de la fentre et louvrit. Cefut alors quelle aperut au centre de lun des petits carreaux de

    verre un disque de papier blanc. Il tait coll sur le ct ext-

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    rieur de la fentre ; elle allait larracher lorsquelle eut la penseque ce devait tre un signe plac par Knebworth pour retrouverla position exacte de ce quil voulait tourner le lendemain.

    Elle se coucha, mais ne sendormit pas immdiatement.Lagacement trange que lui causait Michel Brixan la proccu-pait avec persistance. Il est gentil , se dit-elle plusieurs fois. Mais il ne manque certainement pas daplomb

    Finalement, le sommeil la gagna. Elle souriait encorequand ses paupires se fermrent.

    Elle avait d dormir pendant deux heures environ ; unesensation de danger immdiat la rveilla en sursaut. Elle sassitsur son lit, le cur battant, et regarda autour delle. Un plerayon de lune clairait toute la chambre, vide.

    tait-ce la prsence de quelquun derrire la porte quilavait veille ? Elle essaya la poigne : la porte tait bien fer-me clef. La fentre ? Elle est tout prs du sol , se souvintAdle. Sapprochant de la croise reste ouverte, elle en fermaun battant et allait pousser lautre quand, soudain, un bras velusortit de lombre et une main encercla le poignet de la jeunefille.

    Elle neut aucun cri. Debout, le souffle arrt, elle taitfrappe dpouvante. Son cur cessa de battre et elle sentit queson corps se glaait. Qutait-ce ? Rassemblant tout son cou-rage, elle se pencha la fentre et rencontra une face hideuse ;

    deux yeux verts plongrent dans les siens.

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    LA FENTRE MARQUE

    Le monstre murmura quelque chose, mettant des sonssemblables au gazouillis dun oiseau. Adle vit ses dentsblanches briller dans lobscurit. Il ne cherchait pas lattirer,

    tenant simplement son poignet dune main de fer, tandis que delautre, il sagrippait aux branches de lierre qui lui avaient per-mis de grimper jusqu la fentre. Tout coup, il eut un nou-veau murmure et tira le bras de la jeune fille. Celle-ci fit unmouvement en arrire, mais sans pouvoir se librer de ltau quilemprisonnait. Puis une longue jambe velue passa par-dessuslappui de la fentre ; la seconde main vint sabattre sur le visagedAdle. Son cri fut moiti touff dans la large paume, mais

    quelquun lentendit.Un clair vint den bas, suivi du bruit dun coup de feu. Une

    balle siffla dans le lierre, frappa le